samedi 4 février 2023

Le voyage de Jean-François Champollion dans l'Egypte de Mehmet Ali Paşa (1828-1829)


Jean-François Champollion, Lettres écrites d'Egypte et de Nubie en 1828 et 1829, Paris, Firmin Didot, 1833 :


"Toulon, le 29 juillet.

J'ai reçu la première lettre de Paris, attendue déjà avec impatience. Ma série de nos ne commencera qu'après l'embarquement, et ma première sera datée des domaines de Neptune, car j'espère que nous rencontrerons en route quelque bâtiment revenant en Europe, et qu'il sera possible de le charger d'un billet pour la France. Mais si par hasard nous sommes seuls sur le grand chemin du monde, vous n'aurez de mes nouvelles que dans deux mois au plus tôt, les départs d'Alexandrie pour France étant extrêmement rares. Notre corvette, destinée à convoyer les bâtiments marchands, ne convoiera personne. On n'ose plus se mettre en mer, non qu'il y ait danger de perte de corps ou de biens, mais parce que le commerce avec l'Egypte est dans un état complet de torpeur ; l'Egypte elle-même n'envoie plus de coton. L'amiral m'assure, toutefois, que nos relations avec le pacha [le Turc Mehmet Ali (qui n'avait pas encore défié l'autorité du sultan ottoman)] sont sur le pied le plus amical. Je vais avoir du reste des nouvelles positives sur notre position à l'égard de l'Egypte, car je reçois à l'instant un rendez-vous au lazaret, de la part de M. Léon de Laborde, arrivant d'Alexandrie en trente-trois jours. Il me dira certainement ce qu'il faut craindre ou espérer ; le ton de sa lettre est d'ailleurs très-rassurant, et je n'en augure que de bonnes nouvelles." (p. 23-24)

"Alexandrie, le 22 août 1828.

Je hasarde ces lignes par un bâtiment toscan qui part demain pour Livourne. Comme il est fort douteux que cette lettre parvienne en France aussitôt que celle dont veut bien se charger notre excellent commandant de l'Eglé, lequel retourne en Europe et met à la voile mardi prochain, je mets un n° 1 provisoire à celle-ci, réservant tous les détails pour la seconde, qui sera le véritable numéro premier.

Je suis arrivé le 18 août dans cette terre d'Egypte, après laquelle je soupirais depuis longtemps. Jusqu'ici elle m'a traité en mère tendre, et j'y conserverai, selon toute apparence, la bonne santé que j'y apporte. J'ai pu boire de l'eau fraîche à discrétion, et cette eau-là est de l'eau du Nil qui nous arrive par le canal nommé Mahmoudiéh en l'honneur du pacha, qui l'a fait creuser.

J'ai pu voir M. Drovetti [Bernardino Drovetti (consul de France en Egypte)] le soir même de mon arrivée, et là j'ai appris qu'il m'avait écrit et conseillé d'ajourner mon voyage. Depuis la date de cette lettre, heureusement arrivée trop tard à Paris, les choses sont bien changées. Vous devez connaître déjà les conventions pour l'évacuation de la Morée, consenties le 6 juillet par Ibrahim Pacha [fils de Mehmet Ali et commandant de l'armée égypto-ottomane en Morée] et signées il y a une douzaine de jours par le vice-roi Mohammed-Aly [Mehmet Ali]. Mon voyage ne rencontrera aucun empêchement ; le pacha est informé de mon arrivée, et il a bien voulu me faire dire que j'étais le bienvenu ; je lui serai présenté demain ou après-demain au plus tard. Tout se dispose au mieux pour mes travaux futurs ; et les Alexandrins sont si bons, que j'ai déjà secoué tous les préjugés inspirés par de prétendus historiens." (p. 29-30)

"Alexandrie, du 18 au 29 août 1828.

Ma lettre d'Agrigente contenait mon journal depuis le 31 juillet, jour de notre départ de Toulon sur la corvette du roi [Charles X] l'Eglé, commandée par M. Cosmao-Dumanoir, capitaine de frégate, jusqu'au 7 août que nous avons quitté la côte de Sicile après une station de 24 heures, et sans avoir pu obtenir la pratique du port, vu que, d'après les informations parvenues de bonne source aux autorités siciliennes, nous étions tous en proie à la grande peste qui ravage Marseille, à ce qu'on dit en Italie. J'ai vainement parlementé avec des officiers envoyés par le gouverneur de Girgenti, et qui ne me parlaient qu'en tremblant, à trente pas de distance ; nous avons été déclarés bien et dûment pestiférés, et il nous a fallu renoncer à descendre à terre au milieu des temples grecs les mieux conservés de toute la Sicile. Nous remîmes donc tristement à la voile, courant sur Malte, que nous doublâmes le lendemain 8 août au matin, en passant à une portée de canon des îles Gozzo et Cumino, et de la Cité-Valette, que nous avons parfaitement vue dans ses détails extérieurs.

C'est après avoir reconnu successivement le plateau de la Cyrénaïque et le cap Rasat, et avoir longé de temps à autre la côte blanche et basse de l'Afrique, sans être trop incommodés par la chaleur, que nous aperçûmes enfin, le 18 au matin, l'emplacement de la vieille Taposiris, nommée aujourd'hui la Tour des Arabes. Nous approchions ainsi du terme de notre navigation, et nos lunettes nous révélaient déjà la colonne de Pompée, toute l'étendue du Port-Vieux d'Alexandrie, la ville même dont l'aspect devenait de plus en plus imposant, et une immense forêt de mâts de bâtiments, au travers desquels se montraient les maisons blanches d'Alexandrie. A l'entrée de la passe, un coup de canon de notre corvette amena à notre bord un pilote arabe qui dirigea la manœuvre au milieu des brisants, et nous mit en toute sûreté au milieu du Port-Vieux. Nous nous trouvâmes là entourés de vaisseaux français, anglais, égyptiens, turcs et algériens, et le fond de ce tableau, véritable macédoine de peuples, était occupé par les carcasses des bâtiments orientaux échappés aux désastres de Navarin. Tout était en paix autour de nous, et voilà, je pense, une preuve de la puissante influence du vice-roi d'Egypte sur l'esprit de ses Egyptiens. (...)

Je suis déjà familiarisé avec les usages et coutumes du pays ; le café, la pipe, la siesta, les ânes, la moustache et la chaleur ; surtout la sobriété, qui est une véritable vertu à la table de M. Drovetti, où nous nous asseyons tous les jours, mes compagnons de voyage et moi.

J'ai visité tous les monuments des environs ; la colonne de Pompée n'a rien de fort extraordinaire ; j'y ai trouvé cependant à glaner. Elle repose sur un massif construit de débris antiques, et j'ai reconnu parmi ces débris le cartouche de Psammétichus II. Je n'ai pas négligé l'inscription grecque qui dépend de la colonne, et sur laquelle existent encore quelques incertitudes. Une bonne empreinte en papier les fera cesser, et je serai heureux d'exposer sous les yeux de nos savants cette copie fidèle qui doit les mettre enfin d'accord sur ce monument historique. J'ai visité plus souvent les obélisques de Cléopâtre, toujours au moyen de nos roussins, que les jeunes Arabes nomment un bon cabal (dénomination provençale). De ces deux obélisques, celui qui est debout a été donné au Roi par le pacha d'Egypte, et j'espère qu'on prendra les moyens nécessaires pour faire transporter cet obélisque à Paris [un autre obélisque sera offert à Charles X par Mehmet Ali : celui de la place de la Concorde]. Celui qui est à terre appartient aux Anglais. J'ai déjà copié et fait dessiner sous mes yeux leurs inscriptions hiéroglyphiques. On en aura donc, et pour la première fois, je puis le dire, un dessin exact. Ces deux obélisques, à trois colonnes de caractères sur chaque face, ont été primitivement érigés par le roi Mœris devant le grand temple du Soleil à Héliopolis. Les inscriptions latérales sont de Sésostris, et j'en ai découvert deux autres très-courtes, à la face est, qui sont du successeur de Sésostris. Ainsi, trois époques sont marquées sur ces monuments ; le dé antique en granit rosé, sur lequel chacun d'eux avait été placé, existe encore ; mais j'ai vérifié, en faisant fouiller par mes Arabes dirigés par notre architecte M. Bibent, que ce dé repose sur un socle de trois marches qui est de fabrique grecque ou romaine.

C'est le 24 août, à huit heures du matin, que nous avons été reçus par le vice-roi. S. A. habite plusieurs belles maisons construites avec beaucoup de soin dans le goût des palais de Constantinople ; ces édifices, de belle apparence, sont situés dans l'ancienne île du Phare. Nous nous y sommes rendus en corps, précédés de M. Drovetti, tous habillés au mieux, et les uns dans une calèche attelée de deux beaux chevaux conduits habilement à toute bride dans les rues d'Alexandrie par le cocher de M. Drovetti, et les autres montés sur des ânes escortant la calèche.

Descendus au grand escalier de la salle du divan, nous sommes entrés dans une vaste pièce remplie de fonctionnaires, et nous avons été immédiatement introduits dans une seconde salle, percée à jour : dans un de ses angles, entre deux croisées, était assise S. A., dans un costume fort simple, et tenant dans ses mains une pipe enrichie de diamants. Sa taille est ordinaire, et l'ensemble de sa physionomie a une teinte de gaîté qui surprend dans un personnage occupé de si grandes choses. Ses yeux ont une expression très-vive, et une magnifique barbe blanche couvre sa poitrine. S. A., après avoir demandé de nos nouvelles, a bien voulu nous dire que nous étions les bienvenus, et me questionner ensuite sur le plan de mon voyage. Je l'ai exposé sommairement, et j'ai demandé les firmans nécessaires ; ils m'ont été accordés sur-le-champ, avec deux tchaous [tchaouches (messagers)] du vice-roi, qui nous accompagneront partout. S. A. a ensuite parlé des affaires de la Grèce, et nous a fait part de la nouvelle du jour, qui est la mort d'Ahmed-Pacha, de Patras, livré à des Grecs introduits dans sa chambre par des soldats infidèles soudoyés. Quoique fort âgé, Ahmed s'est vigoureusement défendu, a tué sept de ses assassins, mais a succombé sous le nombre. Le vice-roi nous a fait donner ensuite le café, et nous avons pris congé de S. A., qui nous a accompagnés avec des saluts de main très-bienveillants. C'est encore une grâce de plus dont nous sommes redevables aux bontés inépuisables de M. Drovetti.

La commission toscane, conduite par M. Hip. Rosellini, a été reçue aussi le lendemain, 25 août, par le vice-roi, présentée par M. Rosetti, consul-général de Toscane. Elle a reçu le même accueil, les mêmes promesses et la même protection. L'Egypte, disait S. A., devait être pour nous comme notre pays même ; et je suis persuadé que le vice-roi est très-flatté de la confiance que nos gouvernements ont mise dans son caractère, en autorisant notre entreprise dans les circonstances actuelles.

Je compte rester à Alexandrie jusqu'au 12 septembre : ce temps est nécessaire pour nos préparatifs. Les chaleurs du Caire, et une maladie assez bénigne qui y règne, baisseront en attendant. Le Nil haussera en même temps. J'ai déjà bu largement de ses eaux que nous apporte le canal construit par l'ordre du pacha, et nommé pour cela le Mahmoudiéh. Le fleuve sacré est en bon état ; l'inondation est assurée pour le pays bas ; deux coudées de plus suffiront pour le haut. Nous sommes d'ailleurs ici comme dans une contrée qui serait l'abrégé de l'Europe, bien reçus et fêtés par tous les consuls de l'Occident, qui nous témoignent le plus vif intérêt. Nous avons été tous réunis successivement chez MM. Acerbi, Rosetti, d'Anastazy et Pedemonte, consuls d'Autriche, de Toscane, de Suède et de Sardaigne. J'y ai vu aussi M. Méchain [Jérôme Isaac Méchain (astronome)], consul de France à Larnaka en Chypre, très-recommandable sous tous les rapports, et l'un des anciens de l'expédition française en Egypte.

Nous sommes donc au mieux, et nous en rendons journellement des grâces infinies à la protection royale qui nous devance partout, et aux soins inépuisables de M. Drovetti, qui ne se font attendre nulle part.

Je suis rempli de confiance dans les résultats de notre voyage : puissent-ils répondre aux vœux du gouvernement et à ceux de nos amis ! Je ne m'épargnerai en rien pour y réussir. J'écrirai de toutes les villes égyptiennes, quoique les bureaux de poste des Pharaons n'y existent plus : je réserverai les détails sur les magnificences de Thèbes pour notre vénérable ami M. Dacier ; ils seront peut-être un digne et juste hommage au Nestor des hommes aimables et des hommes instruits. J'ai reçu les lettres de Paris de la fin de juillet par le Nisus, arrivé en onze jours. Adieu." (p. 35-45)

"Alexandrie, le 14 septembre 1828.

Mon départ pour le Caire est définitivement arrêté pour demain, tous nos préparatifs étant heureusement terminés, ainsi que ce que je puis appeler l'organisation de l'expédition, chacun ayant sa part officielle d'action pour le bien de tous. Le docteur Ricci est chargé de la santé et des vivres ; M. Duchesne, de l'arsenal ; M. Bibent, des fouilles, ustensiles et engins ; M. Lhôte, des finances ; M. Gaëtano Rosellini, du mobilier et des bagages, etc. Nous avons avec nous deux domestiques et un cuisinier arabes ; deux autres domestiques barabras ; mon homme à moi, Soliman, est un Arabe, de belle mine, et dont le service est excellent.

Deux bâtiments à voile nous porteront sur le Nil ; l'un est le plus grand maasch du pays, et il a été monté par S. A. Mehemed-Ali : je l'ai nommé
l'Isis ; l'autre est une dahabié, où cinq personnes logeront assez commodément ; j'en ai donné le commandement à M. Duchesne, en survivance du bon docteur Raddi, qui doit nous quitter pour aller à la chasse des papillons dans le désert libyque. Cette dahabié a reçu le nom d'Athyr : nous voguerons ainsi sous les auspices des deux déesses les plus joviales du Panthéon égyptien. D'Alexandrie au Caire, nous ne nous arrêterons qu'à Kérioun, l'ancienne Chereus des Grecs, et à Ssa-el-Hagar, l'antique Saïs. Je dois ces politesses à la patrie du rusé Psammétichus et du brutal Apriès ; enfin, je verrai s'il reste quelques débris de Siouph à Saouafé, où naquit Amasis, et à Saïs, quelques traces du collège où Platon et tant d'autres Grecs allèrent à l'école.

Notre santé se soutient, et l'épreuve du climat d'Alexandrie, qui est une ville toute libyque, est d'un très-bon augure. Nous sommes tous enchantés de notre voyage, et heureux d'avoir échappé aux dépêches télégraphiques qui devaient nous retarder. Les circonstances de mauvaise apparence ont toutes tourné pour nous ; quelques difficultés inattendues sont aplanies : nous voyageons pour le Roi et pour la science ; nous serons heureux partout.

Je viens à l'instant (8 heures du soir) de prendre congé du vice-roi. S. A. a été on ne peut pas plus gracieuse ; je l'ai priée d'agréer notre gratitude pour la protection ouverte qu'elle veut bien nous assurer. Le vice-roi a répondu que les princes chrétiens traitant ses sujets avec distinction, la réciprocité était pour lui un devoir. Nous avons parlé hiéroglyphes, et il m'a demandé une traduction des inscriptions des obélisques d'Alexandrie. Je me suis empressé de la lui promettre, et elle lui sera remise demain matin, mise en langue turque par M. le chancelier du consulat de France. S. A. a désiré savoir jusqu'à quel point de la Nubie je pousserai mon voyage, et elle m'a assuré que nous trouverions partout honneurs et protection ; je lui ai exprimé ma reconnaissance dans les termes les plus flatteurs, et je puis dire qu'il les repoussait d'une manière fort aimable ; ces bons musulmans nous ont traités avec une franchise qui nous charme. Adieu." (p. 46-48)

"On a dit beaucoup de mal du Caire : pour moi, je m'y trouve fort bien ; et ces rues de 8 à 10 pieds de largeur, si décriées, me paraissent parfaitement bien calculées pour éviter les trop grandes chaleurs. Sans être pavées, elles sont d'une propreté fort remarquable. Le Caire est une ville tout-à-fait monumentale : la plus grande partie des maisons est en pierre, et à chaque instant on y remarque des portes sculptées dans le goût arabe : une multitude de mosquées, plus élégantes les unes que les autres, couvertes d'arabesques du meilleur goût, et ornées de minarets admirables de richesse et de grâce, donnent à cette capitale un aspect imposant et très-varié. Je l'ai parcourue dans tous les sens, et je découvre chaque jour de nouveaux édifices que je n'avais pas encore soupçonnés. Grâces à la dynastie des Thouloumides [les Toulounides (dynastie turque)], aux califes Fathimites, aux sultans Ayoubites et aux mamelouks Baharites [dynastie des Mamelouks turcs], le Caire est encore une ville des Mille et une Nuits, quoique la barbarie ait détruit ou laissé détruire en très-grande partie les délicieux produits des arts et de la civilisation arabes [probable allusion à la longue période des Mamelouks circassiens, à laquelle Napoléon Bonaparte, puis Mehmet Ali, ont mis un terme]. J'ai fait mes premières dévotions dans la mosquée de Thouloum [l'émir turc Ahmet bin Tolun (fondateur de la dynastie toulounide)], édifice du IXe siècle, modèle d'élégance et de grandeur, que je ne puis assez admirer, quoique à moitié ruiné. Pendant que j'en considérais la porte, un vieux scheïk me fit proposer d'entrer dans la mosquée : j'acceptai avec empressement, et, franchissant lestement la première porte, on m'arrêta tout court à la seconde : il fallait entrer dans le lieu saint sans chaussure ; j'avais des bottes, mais j'étais sans bas ; la difficulté était pressante. Je quitte mes bottes, j'emprunte un mouchoir à mon janissaire [sic : un kavas (garde du corps)] pour envelopper mon pied droit, un autre mouchoir à mon domestique nubien Mohammed, pour mon pied gauche, et me voilà sur le parquet en marbre de l'enceinte crée ; c'est sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Egypte. La délicatesse des sculptures est incroyable, et cette suite de portiques en arcades est d'un effet charmant. Je ne parlerai ici ni des autres mosquées, ni des tombeaux des califes [abbassides] et des sultans mamelouks, qui forment autour du Caire une seconde ville plus magnifique encore que la première ; cela me mènerait trop loin, et c'en est assez de la vieille Egypte, sans m'occuper de la nouvelle.  

Lundi 22 septembre, je montai à la citadelle du Caire, pour rendre visite à Habid-Effendi, gouverneur, et l'un des hommes les plus estimés par le vice-roi. Il me reçut fort agréablement, causa beaucoup avec moi sur les monuments de la Haute-Egypte, et me donna quelques conseils pour les étudier plus à l'aise. En sortant de chez le gouverneur, je parcourus la citadelle, et je trouvai d'abord des blocs énormes de grès, portant un bas-relief où est figuré le roi Psammétichus II, faisant la dédicace d'un propylon : je l'ai fait copier avec soin. D'autres blocs épars, et qui ont appartenu au même monument de Memphis d'où ces pierres ont été apportées, m'ont offert une particularité fort curieuse. Chacune de ces pierres, parfaitement dressées et taillées, porte une marque constatant sous quel roi le bloc a été tiré de la carrière ; la légende royale, accompagnée d'un titre qui fait connaître la destination du bloc pour Memphis, est gravée dans une aire carrée et creuse. J'ai recueilli sur divers blocs les marques de trois rois : Psammétichus II, Apriès, son fils, et Amasis, successeur de ce dernier : ces trois légendes nous donnent donc la durée de la construction de l'édifice dont ces blocs faisaient partie. (...)

Après avoir couru le sol de la seconde capitale égyptienne, je mets le cap sur Thèbes, où je serai vers la fin d'octobre, après m'être arrêté quelques heures à Abydos et à Dendéra. Ma santé est toujours excellente et meilleure qu'en Europe ; il est vrai que je suis un homme tout nouveau : ma tête rasée est couverte d'un énorme turban ; je suis complètement habillé à la turque, une belle moustache couvre ma bouche, et un large cimeterre pend à mon côté ; ce costume est très-chaud, et c'est justement ce qui convient en Egypte ; on y sue à plaisir et l'on s'y porte de même." (p. 57-62, lettre du Caire, 27 septembre 1828)

"Ma santé est excellente ; le climat me convient, et je me porte bien mieux qu'à Paris. Les gens du pays nous accablent de politesses : j'ai dans ce moment-ci dans ma petite chambre : 1° un aga turc, commandant en chef de Kourna, dans le palais de Mandoueï ; 2° le Scheik-el-Bélad de Médinet-Habou, donnant ses ordres au Ramesséium et au palais de Ramsès-Meiamoun ; enfin un Scheik de Karnac, devant lequel tout se prosterne dans les colonnades du vieux palais des rois d'Egypte. Je leur fais porter de temps en temps des pipes et du café, et mon drogman est chargé de les amuser pendant que j'écris ; je n'ai que la peine de répondre, par intervalles réglés, Thaïbin (Cela va bien), à la question Ente-Thaïeb (Cela va-t-il bien) ? [Champollion parlait l'arabe mais pas le turc (bien qu'il aurait souhaité l'apprendre)] que m'adressent régulièrement toutes les dix minutes ces braves gens que j'invite à dîner à tour de rôle. On nous comble de présents ; nous avons un troupeau de moutons et une cinquantaine de poules qui, dans ce moment-ci, paissent et fouillent autour du portique du palais de Kourna. Nous donnons en retour de la poudre et autres bagatelles." (p. 101, lettre de Thèbes, 24 novembre 1828)

"J'écrirai de Thèbes à notre ami Dubois [Léon Jean Joseph Dubois, archéologue dirigeant la section archéologique de l'expédition française en Morée], après avoir vu à fond l'Egypte et la Nubie ; je puis dire d'avance que nos Egyptiens feront à l'avenir, dans l'histoire de l'art, une plus belle figure que par le passé ; je rapporte une série de dessins de grandes choses, capables de convertir tous les obstinés.

Je transmets à M. Drovetti la lettre que m'a écrite M. de Mirbel [le botaniste Charles-François Brisseau de Mirbel (directeur des Beaux-Arts sous le Ier Empire)], et je suis persuadé qu'elle sera accueillie par S. A. le pacha d'Egypte, qui ne recule jamais devant les choses utiles." (p. 138-139, lettre depuis El-Mélissah, 10 février 1829)

"Alexandrie, le 30 septembre 1829.

Depuis dix jours nous sommes à Alexandrie ; nous avons reçu de M. Mimaut [Jean-François Mimaut], le nouveau consul général de France, l'accueil le plus gracieux, et je ne saurais assez me louer des soins et des attentions dont il m'honore depuis que je suis chez lui ; j'en suis pénétré de la plus vive reconnaissance. Ma santé et celle de mes compagnons est des meilleures ; il ne manque à notre bonheur que de voir naître et s'élever de l'horizon la voile du vaisseau que M. le ministre de la marine a bien voulu envoyer pour nous ramener en France ; mais depuis six semaines la mer est déserte, pas même un vaisseau marchand ! et notre patience s'use par secondes.

Je n'ai quitté le Caire qu'après avoir fait une longue visite à Ibrahim-Pacha, qui nous a reçus au mieux. Je l'ai beaucoup entretenu d'un voyage aux sources du Nil, et j'ai affermi en lui l'idée qu'il avait déjà, d'attacher son nom à cette belle conquête géographique, soit en favorisant largement les voyageurs qui la tenteraient, soit en préparant lui-même une petite expédition de voyageurs qu'il ferait soutenir par quelques hommes d'armes. C'est là une semence jetée en bonne terre pour l'avenir, et le pacha comprend tout l'intérêt de cette entreprise et de son succès.

J'ai aussi présenté mes respects au vice-roi Mohammed-Aly, et lui ai dit toute notre gratitude pour la protection officieuse qu'il nous a accordée ; le vice-roi est toujours bon et aimable pour les Français : c'est dire qu'il l'a été infiniment pour nous.


Je profite de l'attente à laquelle je suis condamné pour mettre en ordre mes papiers et dessins. Je dis que c'est immense, et j'espère que vous en jugerez de même.

Mes jeunes gens passent leurs loisirs forcés à peindre des décorations pour un théâtre que des amateurs français vont ouvrir incessamment ; un théâtre français à Alexandrie d'Egypte dit bien haut que la civilisation marche : nous serons donc forcés de nous divertir en attendant l'embarquement." (p. 402-403)

"Toulon, le 25 décembre 1829.

« Soyez sans inquiétude, tout ira bien : » c'est en ces termes que je dis adieu à mes amis au moment de mon départ de Paris ; j'ai tenu parole, et me voici en rade de Toulon, subissant avec résignation le triste devoir de la quarantaine. Ma campagne est donc finie, et tous mes vœux et les vôtres sont remplis. C'est le 23 décembre, dans la rade d'Hyères, que l'ancre de l'Astrolabe mordit enfin sur la terre de France ; c'est le jour anniversaire de ma naissance ; au 1er janvier vous aurez ma lettre pour vos étrennes ; il ne manque donc à ma satisfaction que d'avoir en main vos lettres, qui m'attendent sans doute ici ; j'espère pour tout cela dans les bontés habituelles de M. le préfet maritime.

Je ferai ma quarantaine à bord de l'Astrolabe, toutefois en prenant une chambre au lazaret, dans le but de me chauffer et de faire un peu d'exercice. J'y reverrai mon Journal de voyage et j'y ajouterai ce qui y manque sur mon dernier séjour au Caire et à Alexandrie. La reconnaissance me fait un devoir de consigner dans ce journal tous les témoignages d'intérêt que j'ai reçus d'Ibrahim-Pacha, et les marques non interrompues de la plus active protection de S. A. Mohammed-Aly, qui, le jour de la fête du roi, a ajouté à toutes ses bontés le présent d'un magnifique sabre.

C'est une tête qui travaille avec activité sur le passé et sur l'avenir : Son Altesse m'a demandé un abrégé de l'histoire de l'Egypte, et j'ai rédigé un petit mémoire, selon ses vues, qui paraît l'avoir vivement intéressé ; je lui ai remis aussi une note détaillée qui a pour objet la conservation des monuments principaux de l'Egypte et de la Nubie. J'espère que ces deux mémoires porteront leur fruit.


Je ne saurais dire assez haut tout ce dont je suis redevable aux soins et à l'affection de M. Mimaut, notre consul général ; c'est un homme parfait, qui m'est allé au cœur, et n'en sortira jamais. J'ai recommandé de nouveau à ses bontés MM. Lhôte, Lehoux et Bertin, qui restent après moi à Alexandrie pour terminer leur panorama du Caire et faire les portraits du vice-roi et d'Ibrahim, son fils, qui l'ont désiré." (p. 408-410) 

Sur l'expédition militaire française en Egypte (1798-1801) : Joseph Fouché

Malte : la libération des esclaves ottomans par l'armée française (1798)

Napoléon Bonaparte

Consulat : la "dolce vita" des militaires français en Egypte

Sur l'Egypte sous Mehmet Ali Paşa : La turcité de Kavalalı Mehmet Ali Paşa (Méhémet Ali)

La Turquie de Mahmut II et l'Egypte de Mehmet Ali Paşa

Frédéric Goupil-Fesquet