lundi 30 janvier 2023

L'émotion d'un officier français devant les déboires de Mahmut II (1829)



Jean-Baptiste Barrès (grand-père de Maurice Barrès), Souvenirs d'un officier de la Grande Armée, Paris, Plon, 1923, p. 246-247 :


"30 août [1829]. — Je suis allé cet après-midi, dans le faubourg Saint-Antoine, visiter le propriétaire de la maison chez qui je loge. Je m'y suis rencontré avec un jeune Russe, un capitaine aux grenadiers à cheval de la garde royale, du nom d'Espinay Saint-Luc [Antoine-Amédée d'Espinay Saint-Luc (qui deviendra légitimiste lors de la révolution de 1830)], et quelques autres personnes. On vint à parler du passage des Balkans par les Russes et de leur marche triomphale sur Constantinople [durant la neuvième guerre russo-turque]. Le jeune Russe, plein d'enthousiasme, célébrait avec chaleur la bravoure de ses compatriotes. Le capitaine défendait les Turcs, et déplorait amèrement la triste position où allait se trouver le sultan Mahmoud [Mahmut II]. On lui demanda à la fin quel intérêt il pouvait porter à ce monarque, pour le plaindre si vivement. Il répondit, les larmes aux yeux : « Mahmoud est mon cousin germain. Sa mère et la mienne étaient sœurs. » Après cette extraordinaire confidence, qui nous surprit tous, on se tut.

En effet, la mère du sultan était une demoiselle d'Espinay Saint-Luc. Elle avait été prise par des corsaires algériens, vers 1786, étant âgée de trois ans [Mahmut II est né en 1784 ou 1785 : c'était déjà un homme adulte du temps du Ier Empire français...]."


En réalité, la mère de Mahmut II (Nakşidil Sultan) était probablement une Circassienne. La théorie de l'origine française de Mahmut II ne tient pas debout : elle a d'ailleurs été contestée par l'historiographie turque sous le kémalisme (alors qu'une origine française n'aurait rien eu de plus "honteux" qu'une autre origine non-turque). En général, elle repose sur la disparition en mer d'Aimée du Buc de Rivery (1784), une cousine éloignée de Joséphine de Beauharnais (toutes deux étant des filles de planteurs de la Martinique). Or, rien ne prouve qu'elle ait été enlevée par des corsaires d'Alger. Et il y a, là aussi, une impossibilité biologique et chronologique : elle est née en 1776, Mahmut II en 1784 ou 1785. Ajoutons que la course barbaresque (comme la course "chrétienne") n'avait plus la même importance qu'aux XVIe et XVIIe siècles. En outre, la Régence d'Alger avait des relations ambigües et difficiles avec le pouvoir central ottoman. Enfin, à l'époque, les sultans ottomans "privilégiaient" les unions avec des femmes nord-caucasiennes.

Mais le fait remarquable, ici, c'est que cet officier français ait pris au sérieux son "cousinage" avec le sultan et en ait tiré de telles conséquences.

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mercredi 25 janvier 2023

Les Tatars lituaniens de la Garde impériale (1812)



Joseph Tyszkiewicz, Histoire du 17me régt de cavalerie polonaise (lanciers du Cte Michel Tyszkiewicz), 1812-1815, Cracovie, W. L. Anczyc, 1904, p. 11-12, note :

"Je dois à l'obligeance de Monsieur Jules Korab Brzozowski, une autorité en fait de connaissances militaires polonaises, la liste la plus complète parue jusqu'à ce jour de tous les régiments polonais, depuis 1807 jusqu'à 1815. Je suis heureux de pouvoir la publier ici dans mon travail.

Troupes polonaises 1807-1815.


Liste communiquée par Mr. Jules Korab Brzozowski.

A. Troupes polonaises subventionnées par la France. (...)

Escadron de Tatares Lithuaniens de la Garde1) (adjoint aux chevau-légers) formé exclusivement de Tatares musulmans (on en trouve beaucoup en Lithuanie jusqu'à présent). L'Iman religieux dans les rangs des officiers en fait foi (voir Dautancourt, Baillehache, Lienhart et Humbert 1 page 64, planche 39). (...)

1) Dans le journal polonais le courrier Lithuanien, numéro du 27 octobre 1812, se trouve un appel à la nation Tatare, signé par Mustapha Murza Achmatowicz, chef du 1-er escadron de cavalerie Tatare."


Emile Marco de Saint-Hilaire, Histoire anecdotique, politique et militaire de la Garde impériale, tome III, Bruxelles, Méline et Cans, 1846, p. 154-156 :


"Le 9 décembre [1813], l'Empereur [Napoléon Ier], par un décret daté du palais des Tuileries, créa dans la Garde trois régiments d'éclaireurs à cheval. Chacun de ces régiments était de quatre escadrons, et chaque escadron de deux cent cinquante hommes.

Le 1er régiment fut attaché aux grenadiers à cheval, le 2e aux dragons et le 3e aux lanciers polonais1. Les deux premiers régiments furent formés avec des conscrits et des hommes tirés de la cavalerie de ligne ; le troisième, de Polonais, de la division alors stationnée à Sedan.

Enfin, le 20 décembre 1813, les régiments de fusiliers et de flanqueurs de la jeune Garde furent portés chacun à six compagnies par bataillon. (...)

1 Dès l'année précédente et au commencement de la campagne de Russie, tandis que Napoléon était encore à Wilna (en juillet 1812), on avait attaché aux lanciers polonais de la vieille Garde, en qualité d'éclaireurs, un escadron composé de Tartares lithuaniens.

L'uniforme de cet escadron se composait d'un bonnet en peau d'agneau noir frisé, sans visière, flamme verte et guirlande blanche ; veste ronde en drap cramoisi, serrée et agrafée sur la poitrine ; dolman de couleur jaune (ces deux parties de l'uniforme étaient ornées de tresses de laine noire) ; pantalon bleu de ciel très-large ; bottines noires (jaunes pour les officiers) ; portemanteau cramoisi, manteau gris de fer ; chabraque en drap bleu de ciel, le siège en peau de mouton noire.

Les ornements et les tresses pour les officiers étaient en argent.

Quant au harnachement du cheval, la selle, la bride, ainsi que les étriers, étaient à la turque, le tout garni en cuivre jaune. Chacun des cavaliers de cet escadron était armé d'une lance à flamme blanche et cramoisie, d'un sabre et d'une paire de pistolets.

L'année suivante, et comme nous l'avons dit ci-dessus, la majeure partie des hommes, composant l'escadron de Tartares lithuaniens, fut incorporée dans le troisième régiment d'éclaireurs spécialement attachés aux lanciers polonais." 

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samedi 21 janvier 2023

Anne Jean Marie René Savary


Officier de l'armée du Rhin, Anne Jean Marie René Savary participa ensuite à l'expédition d'Egypte (1798) et à la deuxième campagne d'Italie (1799). Il gagna la confiance de Napoléon Bonaparte et devint son aide de camp sous le Consulat. Savary déjoua le complot royaliste de Cadoudal (1803) et fut impliqué dans l'exécution du duc d'Enghien (1804). Promu général de brigade (1803), puis général de division (1805), il participa à la campagne de Prusse et de Pologne (1806-1807), et à la répression en Espagne (1808).

En 1807, il fut nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg (ce qui lui a permis d'avoir une vision aigüe des relations internationales).

Fait duc de Rovigo (1808), il remplaça Joseph Fouché au poste de ministre de la Police (1810-1815).

Avec le général Lallemand, il fut détenu à Malte par les Anglais, sous la seconde Restauration : toutefois, ceux-ci les laissèrent s'échapper lors d'un simulacre d'évasion (1816), et les deux généraux se réfugièrent alors à Izmir. Tandis que Lallemand décida d'émigrer en Amérique, Savary préféra rester dans cette ville. Mais il apprit qu'il avait été condamné à mort par contumace en France, et s'enfuit dans l'Empire autrichien (Trieste) en 1817 : Louis XVIII ne réclama pas son extradition. En 1818, le prince de Metternich permit à Savary de retourner à Izmir, où il tenta de faire des affaires dans le commerce. Ses difficultés commerciales à Izmir expliquent peut-être pourquoi il a eu tendance à surestimer les capacités des Grecs dans leur ensemble : il a été essentiellement confronté à la bourgeoisie grecque de cette ville, ce qui a pu lui donner une fausse impression. Après avoir appris que les autorités ottomanes allaient le transférer dans une autre ville ottomane (à la demande de la France), il partit pour Londres (1819).

Il retourna en France, obtint un second jugement et fut acquitté (fin 1819).

Revenu en grâce sous la Monarchie de Juillet, il devint commandant en chef des troupes françaises en Algérie (1831-1833). Malade, il fut rappelé en France, où il décéda (1833).

Dans ses mémoires (1828), Savary exprime une position fréquente chez les Français de cette époque : intérêt pour l'alliance ottomane en tant que moyen de contrer les appétits de la Russie tsariste en Europe, mais doutes sur la pérennité de l'Empire ottoman. Ainsi, il considère que la création d'un Etat grec est inéluctable, mais également nuisible pour les intérêts commerciaux de la France en Méditerranée orientale. Il émet aussi des regrets sur certains revirements de la politique orientale de Napoléon après la déposition de Selim III par les janissaires (1807).


Anne Jean Marie René Savary, Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, tome III, Paris, A. Bossange, 1828 :


"Le prince Jérôme [Bonaparte] avait assez avancé les opérations en Silésie [en 1807] pour qu'on put lui retirer quelque chose ; on lui prit deux divisions bavaroises : il jeta les hauts cris, mais on ne l'écouta pas.

On fit venir en poste, de France, tout ce qui était dans les dépôts des différents régiments ; on imprima décidément un grand mouvement à la Pologne, et on ne craignit pas de se compromettre avec elle, ni de la compromettre vis-à-vis de qui que ce fût.

L'empereur envoya ordre à son ambassadeur à Constantinople [le général Horace Sébastiani] de faire déclarer la guerre aux Russes par les Turcs ; c'étaient les travaux d'Hercule, cependant il fut obéi." (p. 68-69)

"Le jour de l'entrée de l'empereur Alexandre à Tilsit [en 1807], toute l'armée prit les armes ; la garde impériale borda la haie sur trois rangs, depuis l'embarcadaire jusqu'au logement de l'empereur, et jusqu'à celui de l'empereur de Russie ; l'artillerie le salua de cent un coups de canon, au moment où il mit pied à terre à l'endroit où l'empereur Napoléon l'attendait pour le recevoir ; il avait poussé la recherche jusqu'à envoyer de chez lui tout ce qui devait meubler la chambre à coucher de l'empereur Alexandre ; le lit était un lit de campagne de l'empereur ; il l'offrit à l'empereur Alexandre, qui parut accepter ce cadeau avec plaisir.

Cette réunion, la première de ce genre et de cette importance dont l'histoire nous ait transmis le souvenir, attira à Tilsit une foule de curieux de cent lieues à la ronde ; M. de Talleyrand était arrivé, et l'on commença à parler d'affaires après les compliments d'usage.

Le ministre des affaires étrangères de Russie était M. de Budberg, homme absolument incapable de négocier avec M. de Talleyrand : aussi les questions se décidaient-elles par les deux souverains.

Ces conférences impériales durèrent une quinzaine de jours ; on parlait d'affaires le matin, on dînait ensemble, et pour passer le reste de la journée on faisait manoeuvrer quelques unes des troupes des corps d'armée qui étaient aux environs.

L'empereur de Russie avait plus à traiter pour la Prusse que pour lui. L'empereur Napoléon avait plusieurs intérêts ; d'abord la Pologne, c'est-à-dire la partie qu'il occupait et à laquelle il avait fait prendre les armes, puis la Turquie, à laquelle il avait fait déclarer la guerre aux Russes.


La Suède avait le malheur d'être gouvernée par un prince qui avait pris conseil de la haine, et qui ne voulait pas comprendre que lorsque la France se battait avec la Russie, cela devait tourner au profit de la Suède comme de la Pologne et de la Turquie ; il était en guerre contre nous, et, quoi qu'on ait tenté, on ne put faire changer la politique de ce prince, qui, dans cette occasion montra moins de sens que les Turcs.

Ces derniers avaient été malheureux dans leur guerre ; après s'être réveillés lentement d'un long assoupissement, ils entrèrent en campagne, comme ils avaient coutume de le faire ; mais l'Europe était changée, et leurs antagonistes, déjà redoutables pour eux dans leurs guerres précédentes, avaient plus qu'eux suivi les progrès des lumières ; la Porte vit trop tard qu'il lui fallait faire des efforts extraordinaires ; elle s'y détermina, et au moment de les employer, il éclata dans ce pays une révolution de sérail qui les neutralisa : le sultan fut déposé, et retenu prisonnier par un de ses propres neveux [cousins], qui s'était assuré des moyens de faire réussir sa coupable entreprise. (...)

L'ambassadeur de France, le général Sébastiani, surpris par cet événement, ne se déconcerta pas, et songea à précipiter l'usurpateur [Mustafa IV]. Il trouva les moyens de communiquer avec le sultan déposé et captif, et déjà il avait fait mettre l'armée turque en marche sur Constantinople, dont elle n'était pas éloignée, lorsque cet usurpateur, effrayé du sort qui va l'atteindre, entre comme un furieux chez son oncle [son cousin], et l'étrangle de ses propres mains [inexact]. Cependant l'armée turque arriva, et il fut fait justice de cet homme dénaturé. Un autre neveu [cousin] de l'infortuné sultan lui succéda.

Je n'ai su ces événements que sommairement ; mais il est vrai que ce mouvement que l'armée turque fut obligée de faire devint funeste aux provinces de cet empire qui sont situées sur la rive gauche du Danube, lesquelles passèrent de suite sous la domination russe. L'armée turque ne put pas les reconquérir.

Cette révolution de Constantinople changea réciproquement la politique de l'Europe envers cette puissance, et la sienne envers le reste de l'Europe. Il arriva malheureusement que nous traitions de la paix dans un moment où nous devions stipuler pour un sultan avec lequel nous ignorions sur quel pied et en quels termes nous allions être. Le temps était trop court pour s'assurer à la fois des intentions du nouveau sultan, et pour régler avec les Russes la position dans laquelle on voulait se placer. Cependant la Turquie ne pouvait pas y être considérée comme un objet indifférent ; on ne pouvait s'expliquer pour quelle cause cette révolution de sérail s'était faite ; puisque le sultan étranglé était notre allié et notre ami, on soupçonna son successeur de favoriser la faction ennemie de la France. On le crut d'autant mieux que ce sultan avait fait décapiter le prince Sutzo, comme agent du parti français ; il avait effectivement rendu compte à notre ambassadeur, que la Porte, dont il était alors premier drogman, traitait de la paix avec l'Angleterre, ce qui était vrai.

A travers toutes les catastrophes orientales, on jugea que, quoi que l'on fît à Constantinople, on ne s'y établirait jamais d'une manière durable. Les Russes y entretenaient avec activité une influence qui était leur affaire principale, et depuis qu'ils étaient possesseurs de la majeure partie des côtes de la mer Noire et des embouchures des fleuves qui s'y jettent après avoir traversé les Etats russes, leur domination s'y faisait sentir sans qu'on pût y apporter du contre-poids. La nation grecque commençait à entrevoir le moment où elle secouerait le joug sous lequel elle gémit depuis si long-temps. Le gouvernement turc était sans ressort, et n'offrait aucun point d'appui où poser le levier dont le jeu pouvait l'affermir. On venait de perdre le seul prince avec lequel on pût stipuler d'une manière à peu près sûre.

En Europe, on considérait les Turcs moins comme une nation que comme une grande tribu à laquelle les Grecs sont devenus supérieurs, et qu'ils pourraient bien un jour rejeter en Asie, étant aidés par une forte puissance. On préféra donc s'arranger avec la Russie, indépendamment des Turcs, et au moyen de la politique, qui justifie les actions des souverains, nous nous servîmes de la circonstance de la mort du sultan pour abandonner la nation. Fîmes-nous bien ? fîmes-nous mal ? je ne m'en établis pas le juge ; mais du moins il faut convenir que nous ne fîmes point une action loyale, d'autant plus que c'était nous qui leur avions fait faire la guerre.

Une considération qui détermina encore à abandonner les Turcs fut celle-ci : nous traitions en gardant la majeure partie de nos conquêtes ; c'était la résolution prise ; on ne pouvait donc pas raisonnablement exiger que les Russes rendissent les provinces turques dont ils s'étaient emparés, sans que la Porte puisse les reconquérir. Or, si déjà les Russes menaçaient de ruiner l'empire de Constantinople, que devait-il devenir après la perte de ses provinces ? Pour le soutenir, il fallait évidemment soutenir la guerre avec tous les moyens de la nation, et par conséquent ne se dessaisir d'aucun des avantages dont on se trouvait pourvu, et renoncer à l'ouvrage dont on s'occupait pour commencer celui qu'il y aurait eu à faire ; c'est-à-dire marcher à la destruction de l'empire russe. Ce plan fut proposé à l'empereur ; mais il était occupé d'une autre idée ; il voulait mettre fin à la guerre, et contracter une alliance dont il avait besoin en Europe. Il croyait pouvoir le faire avec l'empereur de Russie, pour lequel il se sentait de l'attraction.

Si l'on partait du point qui avait, jusqu'à cette époque, servi de régulateur à la politique de la France vis-à-vis des puissances orientales, il n'y a nul doute que l'on serait autorisé à dire que c'est une grande faute que d'avoir abandonné les Turcs à Tilsitt ; moi-même, quoique soumis à l'empereur en tout, j'ai trouvé que nous manquions à la loyauté ; mais, en examinant les choses de près et sans passion, on ne peut s'empêcher de justifier l'empereur, s'il a eu le projet de prendre dans le Levant une position meilleure, d'autant plus qu'il avait bien pénétré ce qui devait infailliblement arriver dans ces contrées, surtout lui n'étant plus sur la scène du monde, et la France sous une minorité.

Dans le cours de son administration, il avait fait faire beaucoup d'observations sur l'Orient, et il y avait été bien servi.

Pendant que toutes les nations de l'Europe avaient les regards tournés vers la révolution française, et qu'en général les idées anciennes faisaient petit à petit place aux nouvelles, avec lesquelles on était successivement obligé de transiger, les Turcs sont restés dans leur léthargie, et ont fini par se trouver à une distance très grande de celle à laquelle ils étaient déjà, à la fin de leur dernière guerre avec la Russie et l'Autriche.


La disparition de la Pologne et de la Suède a particulièrement pesé sur eux ; les moyens de ces deux puissances, jadis leurs alliées, étant passés entre les mains de leurs ennemis, leur sort est devenu indubitable, et il ne faut pas être profond politique pour voir que la Turquie ne sera bientôt plus qu'une vassale de la Russie.

Toutes les nations qui ont intérêt à la conservation des Turcs, n'ont pas fait assez d'attention aux différentes routes que les Russes se sont ouvertes à travers ce pays ; tout le monde a été plus ou moins accessible à la séduction du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui fera payer fort cher les services qu'il a rendus pour la destruction de la France. Il y a travaillé avec ardeur, parce que cela assurait l'exécution de ses projets à venir, en ne la faisant dépendre que de lui ; mais il n'a pas cessé de faire marcher sa politique dans le Levant, et, depuis vingt-cinq ans, il s'est distribué dans les îles de la Grèce et dans la Géorgie plus de bagues, de diamants au chiffre de l'empereur de Russie, qu'il n'y en a eu de données dans toutes les autres cours de l'Europe.

Les Grecs, qui sont naturellement observateurs et commerçants, n'ont pas tardé à s'apercevoir de ce qui pouvait les favoriser. La mesure qu'a prise le gouvernement français de rendre le commerce du Levant libre, servira les Grecs au gré de leurs désirs, et ils ont commencé à voir luire l'espérance depuis qu'en France et en Italie ils ont part aux mêmes faveurs de commerce que les nationaux de ce pays.

La guerre ayant introduit le commerce anglais dans la Méditerranée, et lui-même ayant été exclu des ports d'Italie, les Grecs en sont devenus les facteurs, et se sont ainsi créé une marine marchande, qui compte déjà au-delà de mille bâtiments de toute grandeur, et qui ont remplacé ceux que la France avait autrefois dans ces mers, sous le nom de bâtiments de caravane.

Les établissements français dans les échelles du Levant ont vu leurs affaires passer successivement entre les mains des Grecs, qui sont devenus riches de la dépouille de la France. Avec l'opulence sont venus les goûts de luxe et de science, parce que l'on sait que l'ambition est inutile aux Grecs, puisque les Turcs ne les admettent dans aucun emploi [inexact] ; ils n'ont pas même le droit d'être armés [inexact]. Mais sous le rapport des sciences et des arts, ils ont fait de grands pas pendant que les Turcs dormaient. Aujourd'hui les Grecs ont des collèges dans toutes les îles, et trois grands, entre autres, à Smyrne, Chio et Athènes, où leur populeuse jeunesse apprend, avec des succès remarquables, les langues ; le latin ; dont ils traduisent tous les bons auteurs ; l'histoire, et particulièrement celle de leur pays ; la géographie, les mathématiques, la physique et la chimie ; ils ont des postes, et des professeurs excellents dans toutes les parties. Leur goût est borné par la crainte de s'attirer des impositions arbitraires de la part du gouverneur turc ; en sorte que les bénéfices de leur commerce sont enfouis et dérobés aux regards observateurs.

Voilà donc une nation riche, industrieuse et savante qui, chaque jour, sent mieux le poids de sa servitude qu'avant d'avoir pu en juger par des objets de comparaison désavantageux pour elle. Dans cette situation, elle tourne ses regards vers un libérateur, et secondera des efforts qui doivent lui devenir aussi profitables.

Il y a vingt-cinq ans, on aurait eu de la peine à faire raccommoder une chaloupe en Grèce ; aujourd'hui on y fait des vaisseaux, de la tonnellerie, de la corderie, de la voilerie ; on y travaille le fer et le cuivre comme à Marseille ; il y a beaucoup de fabriques, entre autres une verrerie à l'île de Chio, qui aura plus d'un imitateur ; et il est à remarquer que tous les établissements commencent en adoptant les mêmes perfections que toutes les nations étrangères ont fini par préférer après avoir traversé les âges.

Un peuple nombreux, robuste et sobre, comme le Grec, qui a tous les germes d'un retour à la civilisation, ne peut pas reculer ; il y est sans cesse rappelé par les souvenirs de son histoire, et il n'est pas difficile de prévoir qu'il doit nécessairement reprendre un rang parmi les nations indépendantes ; il n'a besoin pour cela que de secouer le joug des Turcs. Les Grecs les méprisent, mais ils les craignent, et ils n'ont pas assez de confiance en eux-mêmes pour tenter de secouer le joug seuls.

Il faut que les Turcs s'écroulent, ou par la guerre, ou par l'intrigue, ou par vétusté ; ce qui ne peut tarder. Alors les Grecs n'auront plus qu'à se reconstituer, si la puissance prépondérante le leur permet ; ils auront, dans un même jour, un gouvernement d'hommes sages et éclairés, une foule de jeunes gens très instruits, une marine, une armée, enfin une industrie et des richesses, qui ne craindront plus de se montrer lorsqu'elles seront protégées.

Le résultat de cette émancipation des Grecs sera immense pour la puissance riveraine de la Méditerranée, et le commerce français achèvera d'en être chassé. On a beau vouloir s'en imposer sur cette époque, elle est marquée et réservée au règne de l'empereur Alexandre : il ne voudra pas laisser à son successeur le rôle de régénérateur de la Grèce ; tout lui permet de hâter cet événement, qui, comme tous ceux de cette importance, n'ont qu'un moment pour éclore, après quoi ils avortent ou rencontrent des difficultés.

Si, comme cela est probable, la catastrophe des Turcs arrive, on voudra venir à leur secours, au moins on peut le penser ; mais il ne sera plus temps : les troupes russes seront aux Dardanelles avant l'arrivée des flottes qui voudront protéger les Turcs. Il n'y aura donc qu'une guerre par terre qui sera de quelque effet ; mais les puissances qui pourraient la faire efficacement n'ont pas toutes le même intérêt à ce que la marine de guerre et marchande russe ne vienne point dans la Méditerranée ; aussi les Anglais, qui sont prévoyants, ont pris à l'avance les îles Ioniennes, et nous les verrons aller en Egypte lorsque les Turcs s'écrouleront : c'est le seul point d'où ils pourront rester encore quelque temps les maîtres exclusifs du commerce de l'Inde, jusqu'à ce que les idées d'indépendance y soient inoculées.

C'est vraisemblablement parce que l'empereur avait envisagé les choses sous ce rapport-là à Tilsit, qu'il renonça à soutenir seul les Turcs, et il aima mieux saisir les avantages que lui avait donnés la guerre, pour profiter d'une catastrophe inévitable, que de remettre encore les armes à la main pour juger une difficulté qu'il était le maître de faire tourner à sa guise, dans ce moment-là, en s'alliant avec les Russes, et en les intéressant à son système politique.

L'Autriche avait une armée d'observation en Gallicie et en Bohême, c'est-à-dire sur nos derrières ; son ambassadeur, M. de Vincent, était, ainsi que tout le corps diplomatique, à Varsovie, et ne pouvait pas pénétrer ce qui se faisait à Tilsit, d'où l'on avait écarté tout ce qui n'était pas partie contractante. L'Autriche y envoya directement, de Vienne, le général Stuterheim, qui y arriva pendant les conférences ; il eut soin de prendre sa route de manière à éviter Koenigsberg, où bien certainement je l'aurais retenu ; il était chargé des compliments d'usage en pareil cas ; mais je crois que le véritable motif de sa mission était de suppléer à ce que M. de Vincent se trouvait dans l'impossibilité de faire à Varsovie.

M. de Stuterheim était parti de Vienne après que l'on y avait su la bataille de Friedland : venait-il savoir quels en seraient les résultats pour les Russes, juger de ce qu'ils pouvaient encore, et leur donner des paroles de consolation de la part de sa cour : cela n'était pas invraisemblable ; comme aussi il pouvait avoir la mission inverse, c'est-à-dire en cas que les Russes fussent perdus, et la Pologne régénérée, ainsi que cela dépendait de l'empereur alors, M. de Stuterheim pouvait être chargé d'un arrangement à conclure avec la France pour ce cas-là.

Je pense bien que le ministère de l'empereur a considéré les choses sous les deux points de vue, et qu'il s'en est servi pour décider l'empereur à faire la guerre. Or, comme il ne cherchait qu'à lier une puissance à son système, et à contracter une alliance pour la France et lui, il crut l'avoir trouvée, et renonça au reste. On ne pourra pas du moins le suspecter de mauvaise foi ; et il lui paraissait moins difficile de rapprocher la Russie de la France que la France de l'Autriche. Les Prussiens avaient donné une mission semblable à M. Haugwitz en 1805.

Après la bataille de Friedland, les moyens de l'empereur Napoléon étaient immenses. La Russie n'avait plus d'armée, et l'empereur pouvait, en quelques marches au-delà du Niémen, se trouver maître de la meilleure partie des moyens de recrutement de la Russie, comme du reste de la Prusse. La Pologne pouvait être régénérée, et son armée organisée avant que les armées autrichiennes pussent se mettre en opération. Tout cela ne se fit pas, parce que l'empereur Napoléon cherchait de bonne foi une alliance, et les conférences de Tilsit eurent lieu. Les deux puissances ne cherchant qu'à se rapprocher, ne songèrent qu'à s'accorder, ce qui faisait l'objet de leurs désirs, et non à ouvrir de nouvelles contestations.

La France demandait à la Russie d'entrer franchement dans sa querelle contre l'Angleterre, et de consentir à des changements en Espagne, qui devaient d'abord être le départ de la maison régnante pour l'Amérique, et la réunion des cortès pour le changement de la dynastie, c'est-à-dire recommencer l'ouvrage de Louis XIV en sens inverse.

La Russie demandait la Finlande et les provinces turques, jusqu'au Danube, avec les arrangements que les localités obligeraient de prendre, telles que l'émancipation des Serviens ; et, si cela était possible, la séparation de la Hongrie.

La révolution de sérail, qui venait d'éclater à Constantinople contre le sultan Sélim, et le rapprochement subit de son successeur avec l'Angleterre, donna de l'inquiétude à l'empereur Napoléon, qui n'avait plus assez de temps pour refaire là sa politique.
On pouvait craindre que les Anglais ne fissent faire la paix aux Turcs, et que l'armée russe de Moldavie ne vînt réparer les pertes de Friedland. Si cela était arrivé, la Russie aurait traîné en longueur, et donné à l'Autriche la possibilité d'entreprendre quelque chose avec succès ; il aima donc mieux saisir ce qui se présentait que de courir de nouvelles chances ; il traita sans les Turcs, et laissa les Russes continuer leurs opérations contre eux, et en retour, les Russes promirent de le laisser agir de même en Espagne.


Les Russes allèrent franchement contre les Suédois et les Turcs ; mais les affaires d'Espagne ayant pris une fâcheuse tournure, l'empereur Napoléon en prévit les suites et demanda l'entrevue d'Erfurth pour affermir sa politique avec la Russie. Il en revint moins satisfait qu'il ne l'espérait ; mais cependant loin de la pensée de croire à la guerre qui eut lieu en 1809. Elle fit évanouir sa confiance dans son alliance de Tilsit, et en demandant les provinces Illyriennes au mois d'octobre 1809, c'était un chemin de plus qu'il voulait s'ouvrir pour marcher au secours des Turcs, sans compliquer sa politique en passant par des pays étrangers ; il était alors résolu de défendre les Turcs, trouvant que la Russie avait déjà trop acquis par la seule résistance que lui-même éprouvait en Espagne.

Il aurait cependant voulu s'unir à cette puissance ; mais il vit que son ouvrage de Tilsit était à refaire en entier, puisque la seule guerre que la Russie pouvait faire aux Anglais était par le commerce, qui était protégé à peu de chose près comme auparavant : on vendait à Mayence du sucre et du café qui venait de Riga. Dès lors il ne restait que les inconvénients du traité de Tilsit, sans aucun de ses avantages ; et il se détermina à son alliance avec l'Autriche, avec la résolution de reprendre tous les avantages qu'il avait après Friedland. Depuis le mariage la Russie le voyait bien, ou du moins il ne lui était pas permis d'en douter.

Si la guerre de 1812 avait été heureuse, il n'y a pas de doute que l'Illyrie ne fût point restée détachée de l'Autriche ; et c'est pourquoi l'empereur en avait fait un gouvernement séparé, afin de pouvoir la négocier plus facilement.

Maintenant que la France ne porte plus d'ombrage à la Russie, doit-on croire qu'elle se gênera davantage pour exécuter ce qu'elle n'avait pas craint d'entreprendre avant. Il y aurait de la déraison à le penser. Peut-être y mettra-t-elle un peu plus de temps ; mais le résultat sera le même. Son commerce la pousse dans la Méditerranée, et il faudra malgré elle qu'elle arrive aux Dardanelles. Il n'y a pas un Grec qui n'en soit convaincu et ne l'attende. Les Russes n'ont que des armes à porter à cette population, qui tend à sortir du joug qui pèse sur elle, et les Russes le savent." (p. 118-136)


Anne Jean Marie René Savary, ibid., tome VIII :

"Pendant les premières semaines de mon séjour dans cette ville [Izmir, en 1816], j'eus occasion de connaître beaucoup d'Anglais, ainsi que plusieurs Turcs de distinction, entre autres le pacha.

Les uns et les autres me témoignèrent leur étonnement de ce que, avant de commencer la guerre de 1812 avec la Russie, l'empereur Napoléon n'avait pris aucune mesure pour s'assurer du concours des Turcs, qui firent justement la paix au moment où il leur importait le plus de ne pas se séparer de la France. Ces messieurs ajoutaient que l'empereur avait eu tort d'abandonner les Turcs à la méditation de leurs intérêts politiques naturels, et m'apprirent qu'aussitôt que la guerre entre la France et les Russes fut devenue inévitable, ceux-ci employèrent tous les moyens imaginables pour décider le divan à la paix. Ils protestaient que l'empereur avait proposé à la Russie le démembrement de la Turquie, qu'Alexandre avait rejeté plusieurs fois cette proposition, et que c'était dans l'intention de le forcer à l'accepter, que la France lui faisait la guerre.

Cette assurance n'obtint d'abord aucun crédit auprès des membres du divan ; le sultan [Mahmut II] surtout rejetait cette mesure comme invraisemblable, en observant que ce projet étant ce qui pouvait convenir le mieux aux Russes, ils se seraient empressés d'accepter la proposition, si elle avait été faite.

Néanmoins l'intrigue ne se rebuta pas ; elle imagina de supposer de prétendues pièces originales, et produisit des lettres de l'empereur où se trouvaient des allusions à des projets relatifs au partage de la Turquie. On ajoutait, comme preuve des véritables intentions de la France, que, si cette puissance n'avait pas le dessein de s'arranger avec les Russes aux dépens des Turcs, elle aurait depuis long-temps envoyé son ambassadeur à Constantinople, et excité ceux-ci à pousser la guerre avec vigueur ; que, puisqu'elle ne l'avait pas fait, c'est que l'empereur Napoléon ne voulait prendre aucun engagement avec eux, afin de pouvoir traiter sans eux, c'est-à-dire les sacrifier.

Cette perfidie trouva à s'accréditer, parce qu'aucune excuse raisonnable ne justifiait l'absence de notre ambassadeur, surtout quand on se rappelait qu'en 1806, avant de commencer la guerre de Prusse, où l'on ne savait pas encore que l'on finirait par avoir affaire aux Russes, la France avait commencé par envoyer à Constantinople, en qualité d'ambassadeur, le général Sébastiani, qui eut le temps d'établir son crédit, quand il eut besoin de faire prendre un parti vigoureux aux Turcs, ainsi qu'il le fit en 1807.

Les Turcs cédèrent donc en 1812 aux obsessions dont ils étaient entourés. Ils le firent autant par crédulité que par nonchalance, par crainte d'être abandonnés ; ils signèrent une paix dont ils subissent aujourd'hui les conséquences : les Russes eurent l'air de leur faire des concessions, sur lesquelles ils se promettaient bien de revenir à la première occasion favorable.


En rapprochant ce que j'apprenais des événements, je vois que l'empereur avait ouvert la campagne, et qu'il était déjà vers Smolensk lorsqu'il reçut l'avis de cet état de choses à Constantinople. Cette nouvelle lui fut d'autant plus pénible, qu'il était au commencement de juillet, et que, malgré la précision de ses ordres, les dispositions qu'il avait prescrites furent assez mal exécutées, pour qu'il ne pût empêcher le corps de Bagration de rallier la grande armée russe, qui se trouvait ainsi réunie et intacte.

Il dut se convaincre que l'armée russe de Moldavie allait venir augmenter ses embarras, et je crois que ce fut pour ne pas les avoir en même temps l'une et l'autre à combattre qu'il ne pensa pas à s'arrêter à Smolensk, et prit la résolution de pousser immédiatement sur Moscou. Il espérait joindre la grande armée ennemie, en finir avec elle, et faire ensuite un mouvement sur celle qui venait de Moldavie.

C'est ainsi qu'eut lieu la bataille de Mojaisk, et les événements qui l'ont suivie.

Je vécus paisiblement dans ma retraite de Smyrne sans sortir de ma chambre, depuis le commencement d'août 1816 jusqu'au mercredi des cendres 1817. Mon unique occupation était d'achever ces Mémoires, et de parcourir les journaux français. J'y lisais les jugements de tous ceux qui, comme moi, avaient été mis sur la première liste de proscription du mois de juillet 1815, où mon nom figurait le dernier.

J'étais dans une parfaite sécurité sur le jugement qui devait en être la suite, parce qu'en descendant dans ma conscience, je n'y trouvais rien qui pût y faire entrer des inquiétudes. Tout ce qui venait me voir avait l'air de partager mes espérances et se serait fait un scrupule de m'alarmer. Enfin, depuis près d'un mois, celui qui me précédait sur cette liste était jugé. Je comptais les jours avec anxiété, lorsqu'un bâtiment, arrivant de Marseille, apporta le journal où se trouvait ma condamnation par contumace à la peine capitale. Je reçus par la même voie des lettres de ma famille, qui m'engageait à fuir sans délai.

M. Fonton [Etienne Fonton, son hôte français] trouva le moyen de m'embarquer sur un vaisseau qui partait pour Trieste ; il m'y conduisit la nuit, et le lendemain nous étions hors de vue. Ce voyage fut malheureux : ordinairement on n'emploie que vingt-cinq jours à le faire, et nous en mîmes soixante-dix. Aussi éprouvâmes-nous les plus cruelles privations, avant d'arriver au lazaret de Trieste.

Je ne tardai pas à reconnaître que l'avis de mon passage m'avait devancé : je fus isolé des autres passagers et mis à part pendant toute ma quarantaine. Le dernier jour arrivé, on vint m'enlever pendant la nuit ; on avait fait entrer une voiture dans la cour du lazaret. On m'y fit monter sous l'escorte d'un officier de police, qui me déclara qu'il avait ordre de me conduire à Gratz en Styrie. J'étais livré à de tristes pressentiments sur le sort qui m'y était réservé, et je fus agréablement surpris de m'y voir libre et l'objet de bons procédés. J'y aurais été heureux sans les souvenirs qui me déchiraient le coeur ; et qui aggravaient mon affligeante situation pécuniaire. J'étais réduit à ne pouvoir dépenser que vingt kreutzers par jour, c'est-à-dire à peu près quinze sous de France. Je calculais avec anxiété combien de temps mes faibles ressources pouvaient me suffire encore.

Sur ces entrefaites, l'empereur d'Autriche passa à Gratz pour aller en Italie. Le prince de Metternich l'accompagnait. Je hasardai de demander une audience à ce ministre, et je n'eus qu'à me louer de son accueil. Il m'exhorta à la patience, et me dit qu'il était bien éloigné de me croire dans cet état de privation ; que, si l'empereur l'avait su, il ne l'aurait pas souffert. Je lui répondis de suite que mon malheur était grand sans doute, mais que je le priais de ne point y ajouter l'humiliation de recevoir l'aumône ; que, quoique je fusse abandonné, sans amis, je ne manquais pas de courage, mais que je sentais qu'il m'abandonnerait totalement le jour où je me serais mis dans le cas de rougir ; et que, puisqu'il avait la bonté de m'offrir un appui, je le le priais de m'obtenir du gouvernement français la permission de retourner à Smyrne, dont j'aimais le climat, et où le bas prix de la vie animale convenait si bien à mes faibles ressources. Il me le promit et me tint parole, car ce fut à ses instances auprès de M. de Richelieu en 1817, que je dus de pouvoir retourner en Orient. Aussi lui en ai-je voué une bien sincère reconnaissance. Dans l'intervalle, ma femme vint me voir avec ma fille aînée ; elle m'apporta quelques ressources, et peu après son départ, je reçus l'autorisation que j'attendais. Je ne voulus pas partir sans remercier M. de Metternich ; j'obtins d'être conduit à Vienne, où j'eus l'honneur de le voir. Je repartis le lendemain pour Gratz, et immédiatement pour Trieste, d'où je gagnai Smyrne, où j'arrivai en juin 1818. Je vivais en paix dans ce délicieux pays, lorsqu'au mois d'avril 1819, il me survint une de ces aventures que l'homme plus circonspect ne parvient pas toujours à éviter. J'étais faible, je n'étais protégé que par la foi publique et la considération que l'on m'accordait.

Les Français furent contraints de s'éloigner de moi, mais les Anglais m'entourèrent. Je me flattais que tout s'apaiserait, lorsqu'un avis venu de Constantinople m'apprit que l'ambassadeur de France avait pris le parti de mon adversaire, et qu'il avait donné des ordres sévères contre moi. Je ne voyais que trop qu'ils seraient exécutés, ou que je compromettrais au dernier point la maison anglaise dans laquelle j'étais réfugié. Je résolus de partir dans la nuit même ; un bâtiment était en départ pour Londres ; le capitaine, homme de cœur, qui avait vu les dangers dont j'étais menacé, consentit à m'embarquer sans passe-port ; il poussa la délicatesse jusqu'à ne vouloir rien prendre de plus que le prix ordinaire du passage de Smyrne à Londres. Il se nommait Brock ; depuis, il a péri en mer." (p. 278-285)


Anne Jean Marie René Savary, ibid., tome VII :


"On aurait tort de croire que l'Autriche se mêlera des affaires de la France, au risque de rallumer la guerre en Europe ; elle est trop sage pour cela, et elle a fait l'expérience que souvent la guerre conduit où l'on ne voulait pas aller. La France a manqué le moment de lier ses destinées à celles de l'Autriche, à laquelle il sera plus facile de consommer la ruine de la première, qu'à celle-ci de la prévenir. Le temps apprendra si tout cela n'était pas arrangé d'avance entre les Autrichiens et les Russes. S'il en était ainsi, il faudrait que les premiers eussent été dupes des seconds, parce que l'on ne peut pas croire que le ministère autrichien ait été accessible à des passions particulières auxquelles il aurait sacrifié la politique de son pays, en détruisant une puissance qui a autant d'intérêt que lui à observer l'avenir des Russes. Personne ne connaissait mieux la profondeur du péril qui menaçait l'Etat que M. de Talleyrand ; il n'y a nul doute que, si, dans cette circonstance, il avait été ministre de la régence, il aurait évité le pas qu'il a fait faire à tout le monde, pour se créer à lui-même une position particulière dans le retour d'un système qui, peu de jours auparavant, semblait encore devoir être un abîme, particulièrement pour lui. Il pensait à se faire pardonner d'anciens antécédents, il redoubla d'efforts et ne s'arrêta devant aucune difficulté.

Il n'en faut pas douter, c'est dans son intérêt du moment que tout le monde a été sacrifié. D'une part, il tremblait de n'être plus rien au retour de la régence, et de se trouver aux prises avec le besoin ; de l'autre, il craignait de voir la France sous l'influence de l'Autriche, et conséquemment lui-même au-dessous de M. de Metternich, contre lequel il a une animosité personnelle. Il me disait lui-même à cette époque : « Mais en vérité ce M. de Metternich se croit un personnage. » Ce sont ces misérables passions qui nous ont jetés dans les bras des Russes, lesquels nous ont remis à ceux des Anglais. La cause de notre anéantissement remonte bien plus haut et est bien étrangère à l'empereur Napoléon, qui en a été le prétexte. Depuis Pierre-le-Grand, la Russie s'avance à grands pas sur l'Europe, qui, fatiguée de longues guerres, à l'époque où ce prince parut, commit la très grande faute de lui laisser détruire la Suède. Depuis, elle a fait pis encore en laissant anéantir la Pologne et asservir les Turcs par Catherine II. Le partage du trône des Jagellons consommé, la Russie n'a négligé aucun moyen pour acquérir de l'influence en Allemagne parmi une quantité de petits princes dont les regards sont sans cesse tournés vers un Etat plus puissant ; la vassalité dans laquelle les tenait l'empire d'Allemagne leur a fait prendre cette habitude.

La Russie fut favorisée par l'Angleterre, qui devenait plus forte de tout ce que perdait la France, et qui, à cette époque-là, n'avait que bien peu à craindre de l'extension de la Russie, à laquelle son commerce était éminemment nécessaire. Sa politique était tout entière tournée contre la France et l'Amérique, dont les progrès commençaient à l'inquiéter. Elle ne s'apercevait pas qu'un jour ils deviendraient tels que, si la Russie s'unissait à l'Amérique, ces deux pays ensemble seraient suffisants pour opprimer le reste du monde. La France a au contraire un intérêt immense à repousser d'Allemagne l'influence que la Russie veut y exercer, et, sous ce rapport, elle doit se trouver en harmonie au moins avec l'Autriche. Depuis 1798, sous Paul Ier, la Russie a su s'introduire et même se faire appeler dans les coalitions de celle-ci contre la France. Si les efforts qu'elle a faits lui ont coûté cher, elle a de même chèrement vendu ses services. Il n'y a qu'à voir où elle en est aujourd'hui, et quel est l'Etat d'Allemagne qui n'a pas payé plus cher la liberté, après laquelle il court encore, que les agrandissements qu'il avait obtenus en restant dans l'alliance de la France. La Russie a joué un jeu d'autant plus sûr, qu'elle n'a qu'une frontière à défendre, point de derrières à garder, et compte une population immense dont la moitié était son ennemie il y a à peine vingt-cinq ans ; celle-ci est aujourd'hui la propriété de quelques seigneurs russes, comme le bétail d'une terre est celle d'un particulier. C'est cependant avec ces principes-là qu'elle a triomphé des idées libérales et a amené, au nom de la liberté de l'Europe, ses hordes d'Asie à Paris.

L'Europe verra, avant un second règne, comment ses libérateurs auront profité de la leçon. Catherine II n'avait pas dans ses Etats assez d'hommes qui sussent lire et écrire pour en donner un à chaque village. Aujourd'hui les filles des cosaques connaissent la musique ; elles emploient la parfumerie à leur toilette ; le pillage des environs de Paris a été transporté jusqu'en Tartarie. Ce n'est pas seulement l'empereur Napoléon, mais la France, qui menaçait de l'arrêter dans ses projets sur l'Allemagne, que la Russie voulait détruire ; elle voulait se défaire de la seule rivale qu'elle eût appris à redouter. Nous verrons maintenant qui la contiendra ; et, pour parler nettement, il faut avouer que ce n'est que dans l'intérêt des intrigants comme des siens qu'a agi l'empereur de Russie. Egaré par quelques casse-cous politiques, qui s'étaient groupés autour de lui, il s'était flatté de joindre le rôle de législateur et de fondateur à celui de conquérant : il n'a fait, en bouleversant la France, que compromettre l'Europe.

On comprend sans peine que M. de Talleyrand, et les agitateurs qui marchaient sous sa bannière, n'aient vu, n'aient recherché que l'intérêt du moment et une meilleure position personnelle ; mais que le chef de coalition, qui pouvait asseoir les destinées du continent, fixer les rapports des divers Etats dont il se compose, assurer au monde deux siècles de paix, ait renoncé à tant de gloire pour se mettre à la tête d'un parti, satisfaire une basse vengeance, voilà ce qui ne se conçoit pas. Par quel égarement, lui, qui pouvait recueillir les bénédictions de tant de peuples, ne se montra-t-il jaloux que de leur colère ? Il s'en souciait peu, il faut le croire ; mais enfin il avait déjà dû s'apercevoir que les princes les plus puissants succombent à la longue sous les coups d'épingles : il en avait vu la preuve en Russie comme en France. Il paraît, du reste, qu'il reconnut bientôt qu'il s'était mépris, car il faisait répandre qu'il avait été forcé d'agir contre son intention. C'était aussi ce que ne cessait de répéter M. de Talleyrand, tant chacun reculait devant son propre ouvrage et déclinait la responsabilité de ce qu'il avait fait. Je le vis à mon retour de Blois. A cette époque, je pouvais encore parler d'affaires avec lui. Je lui témoignai ma surprise du parti auquel il s'était arrêté. Il repoussa la conception de toutes ses forces. Il s'était, disait-il, vivement débattu pour obtenir la régence ; mais Alexandre s'était prononcé sans détour, et avait exigé le rappel des Bourbons. Ce prince regardait leur retour comme le complément de sa gloire et de celle des alliés, qui avaient si long-temps combattu pour les reporter sur le trône : rien n'avait pu le faire changer de résolution. Ainsi, me disait Talleyrand, la chose a été forcée ; il n'y a pas eu de choix. Au surplus, c'est une combinaison comme une autre. Nous verrons comment ils vont s'y prendre, et nous nous conduirons en conséquence." (p. 146-152)

"La chute de l'empereur [Napoléon] était trop nécessaire à l'exécution des autres projets qu'il [Alexandre Ier] avait en tête, pour qu'il laissât échapper une aussi belle occasion de détruire celui qui aurait pu les traverser. Il lui importait en conséquence beaucoup de mettre la France à la discrétion de son ennemi le plus irréconciliable, de l'Angleterre ; il s'en rapportait à elle pour nous réduire à une impuissance absolue. Il devenait naturellement par là le maître du monde. L'empereur de Russie pouvait imaginer tout ce qu'il voulait faire répéter, pour former l'opinion sur la part qu'il avait eue à la perte de l'empereur ; se défendre, c'était s'accuser, et c'était déjà reconnaître qu'il y avait eu une mauvaise action de faite que d'en accuser ses collaborateurs. Or, c'était se jouer de la crédulité publique, car il était évident qu'on n'avait rien pu faire sans lui. Je ne sais d'ailleurs si le rôle qu'il cherchait à se donner était préférable à celui qu'il voulait attribuer aux autres.

Pendant que l'empereur de Russie assistait à des bals, et respirait l'encens qu'on brûlait devant lui, le roi de Prusse songeait à réparer ses affaires, et il avait raison. Il vendait les magasins, les arsenaux, et faisait charger les chariots de bagages de son armée de tout ce dont nous avions fait si peu d'usage dans le moment où il s'agissait de notre sort. Les fusils, les canons, les caissons, tout prit la route de Berlin, et nous l'avions bien mérité. On ne toucha pas au Muséum, mais on voyait que les mains en démangeaient à tout le monde. Il suffisait qu'il attestât notre gloire pour qu'il fût déjà condamné, il ne fallait qu'une occasion pour y revenir ; heureusement l'ombre de l'empereur protégeait encore cette riche collection.

Voilà donc la France réduite à laisser prendre sur elle tout ce qu'elle avait acquis depuis 1792, tant par le droit des armes qu'en retour des compensations qu'avaient obtenues ses ennemis dans les transactions qu'ils avaient faites avec elle. Les sacrifices furent supportés par la France seule ; les autres puissances rentrèrent en possession de ce qu'elles avaient perdu, et ne se dessaisirent pas des compensations qu'elles avaient obtenues. Cela s'appelait rétablir l'équilibre entre les différentes puissances de l'Europe.

La France fut à si peu de chose près anéantie, que l'on ne comprend pas comment les gouvernements à la merci desquels sa mauvaise fortune l'avait mise ont laissé aller les choses à ce point. L'Autriche ne s'est pas trompée dans l'issue qu'elle s'était flattée de donner aux affaires générales ; il faut convenir qu'elle s'est jetée de confiance dans les bras des Russes, sans en prévoir les suites, ni tirer parti du poids que ses armes avaient mis dans la balance, ou bien que, dès les conférences de Prague, elle avait acquiescé à tous les projets des ennemis personnels de l'empereur contre la puissance de la France. Quels qu'aient été les antécédents de la détermination qu'elle prit à cette époque, elle expiera quelque jour l'erreur de son cabinet, et reconnaîtra qu'elle n'a fait que changer d'inconvénients avec le désavantage pour elle de la perte de tous les moyens qu'elle avait de se rapprocher de la France, si le cas l'eût exigé, et que la politique en eût fait un devoir.

L'histoire de tous les siècles est à peu près la même. Celle du dernier nous apprend que, dans le temps où ni la Russie ni la Prusse n'étaient connues, la Suède était une puissance ainsi que la Pologne, et surtout l'empire ottoman. Dans ces temps-là, la monarchie autrichienne crut son existence assez menacée par l'appel au trône d'Espagne d'un petit-fils de Louis XIV, pour se déterminer à la longue guerre qui se termina par le traité d'Utrecht. On établit alors un équilibre entre les puissances, en démembrant une bonne partie de la monarchie espagnole. Aujourd'hui on a replacé la France dans une situation moins avantageuse que celle où elle se trouvait à cette époque, déjà malheureuse, mais qui lui donna depuis la facilité de se lier avec l'Espagne et la Hollande pour soutenir au moins son indépendance maritime. Elle ne pourrait reprendre aujourd'hui la même opération en sous-oeuvre, puisque ces deux Etats ont, ainsi qu'elle, perdu presque toutes leurs colonies ; et ce sont ces possessions qui composent une puissance commerciale et facilitent l'entretien d'une marine. Les Anglais, en forçant cet état de choses, ont assuré pour long-temps leur supériorité navale, qui est tout le secret de leurs richesses, et par conséquent de leur influence sur le reste du monde. Il est bien vrai que l'Amérique s'est élevée ; mais aussi elle est menacée de devenir tellement forte, qu'elle adoptera vraisemblablement une politique différente de celle qu'elle a suivie depuis la paix de 1783, et que la France, comme les autres, aura sa rivalité à craindre après avoir espéré son appui. Peut-être un jour verra-t-on les marines de l'Europe insuffisantes pour résister à celles de l'Amérique, qui, sous ce rapport, a les mêmes avantages de position que la Russie possède sur notre continent. Quoique cette époque soit éloignée, on peut la prévoir, et celle de laquelle nous traitons, ayant été assez laborieuse pour jeter un regard sur l'avenir, on est bien autorisé à émettre l'opinion que, du côté de l'équilibre naval, il n'y a pas même eu de l'équité dans les partages. Il ne faut que voir ce qui s'est fait pour reconnaître la puissance qui a, non pas dirigé, mais commandé en maîtresse absolue.

Dès le commencement du dix-septième siècle, la tranquillité de l'Europe avait fait sanctionner les partages faits à Utrecht. Si les calamités qui depuis ont affligé l'espèce humaine eussent eu pour but le rétablissement d'un ordre de choses propre à assurer au monde une longue paix, elles eussent porté leur excuse avec elles. Mais il n'en est pas ainsi : on est forcé d'en convenir, ce qui s'est fait paraît en opposition manifeste avec ce noble but. Assurément les changements survenus depuis un siècle dans la répartition de l'Europe en avaient amené dans la politique. D'anciens Etats avaient en effet disparu, d'autres s'étaient élevés et se sont présentés au partage tout arrondis de la destruction de vingt peuples divers dont il n'est venu à l'idée d'aucune puissance de leur demander compte. Il n'y a que la France à laquelle on fit éprouver le sort de l'âne de la fable des Animaux malades de la peste. On la condamna en admettant comme juges et témoins tout ce qui avait pour le moins la conscience aussi chargée qu'elle. On aurait dû cependant remarquer que tout ressentiment devait être mis à part, qu'on commettait une grande faute, et que plus il y avait de puissances qui aspiraient à la prépondérance sur la grande scène du monde, plus on devait apporter d'attention à ce que l'on faisait. C'était en effet le moment de comprimer toutes les haines particulières ; la prudence même commandait d'étouffer la discorde qui aurait pu se rallumer parmi les Français, afin de pouvoir porter tout le corps politique de cette nation du côté où cela aurait été nécessaire. Il y a de l'erreur à croire qu'en morcelant un pays, les portions que l'on réunit à divers autres Etats portent dans les affaires le même poids que lorsqu'elles appartenaient à un grand peuple, et agissaient avec lui. Tout ce qui a été enlevé à la France pour l'énerver n'a que faiblement augmenté la puissance des Etats qui ont acquis ses provinces. De même toutes les provinces que la Suède possédait avant le désastreux traité de Neustadt, la Pologne, l'intégrité de l'empire turc, l'indépendance des Tartares de la Géorgie [de Crimée] et des provinces persanes aux bouches du Volga ne menaçaient point la tranquillité de l'Europe, qui eut le malheur de rester indifférente au sort que ces pays éprouvèrent successivement. La Russie, en les subjuguant hors des regards de l'Europe, a acquis une puissance incomparablement plus forte que tout ce qui nous a été transmis par l'histoire. A cette puissance plus que gigantesque se joint encore celle de l'unité d'action produite par un gouvernement despotique qui commande à plus d'un quart de la population du monde connu, et qui exerce une puissance morale sur la moitié du reste. Depuis le rétablissement de l'équilibre en Europe, une foule de peuples qui lui sont inconnus, ceux qui habitent sur la surface immense entre les glaces qui séparent le nord de l'Amérique de la Russie et une ligne tirée depuis l'embouchure de la Vistule par celle du Borysthène à celle du Volga, plus une étendue de pays égale à la surface de la France, et située à l'ouest de ces fleuves, et une autre plus inconnue encore, aux bords de la mer Caspienne ; tous ces peuples, dis-je, sont vassaux immédiats du même gouvernement, qui ne reconnaît de loi que sa volonté, qui peut lever des armées, faire la guerre ou la paix selon son bon plaisir, sans qu'aucune institution intérieure puisse mettre des bornes à son pouvoir. Il peut donc exister dans cette immense monarchie des armées égales à celles du reste de l'Europe sans que celle-ci en ait connaissance, parce que les relations avec ce pays n'existent que sur un point tandis que celles de la Russie avec l'Europe ont des ramifications innombrables. Ces armées peuvent être transportées en Asie ou au centre de l'Europe, avant qu'on sache à Paris, à Londres ou à Vienne de quoi il s'agit.

Telle est cependant la position dans laquelle on s'est jeté en se livrant exclusivement à l'esprit de vengeance et en lui sacrifiant tout.


On donne pour excuse que le souverain actuel de la Russie est ami de la paix, et qu'il tiendra à son ouvrage ; cependant c'est ce même souverain qui a excité allumé la guerre de 1805, qui a amené toutes les autres. Mais admettons que, mûri par l'âge qui donne de l'expérience et de la philosophie, il soit disposé à maintenir l'harmonie entre les nations dont il s'est rendu l'arbitre : est-il immortel ? S'il meurt, quelles mesures a-t-on prises contre son successeur, s'il est jeune et belliqueux ? Comment même prévenir les effets de son ambition dans un pays qui, jusqu'à présent, compte presque autant de révolutions de palais que d'avènements de souverains au trône ?

On voit à l'église de la forteresse de Saint-Pétersbourg les tombes sépulcrales des neuf ou dix souverains que la Russie compte déjà, et il n'y a guère que Catherine II qui ait eu une mort naturelle.

Mais admettons que le souverain actuel de la Russie veuille maintenir la paix, malgré les opérations qui lui sont encore commandées pour la gloire de son règne, et la consolidation d'un système qu'il doit bien penser être déjà l'objet de plusieurs sombres inquiétudes.

Si son successeur, qui n'aura pas la même puissance morale que lui sur la nation, est obligé d'entreprendre de nouvelles excursions, qu'arrivera-t-il au reste du monde, et où est l'alliance à former pour s'opposer à ce torrent ?

La Prusse sera obligée de suivre la politique de la Russie, pour ne pas perdre les Etats qu'elle possède depuis Memel, au-delà du Niémen, jusqu'à l'embouchure de la Vistule ; elle obligera la Saxe de l'imiter, et une bonne partie des Etats du nord de l'Allemagne suivront la même direction.

Alors que fera l'Autriche seule avec la Bavière ? Pourra-t-elle appuyer les Turcs et se défendre elle-même ? Il y a de la déraison à le supposer. Appellera-t-elle la France et l'Espagne à son secours ? Elles arriveraient trop tard, et d'ailleurs il leur importe peu qui soit roi de Bohême et de Hongrie ; elles auront l'une et l'autre leur bât à porter, on ne leur a laissé que ce droit-là par l'impuissance où on les a réduites. Si elles se laissaient séduire par des promesses, elles en seraient dupes ; elles feront mieux de se réunir pour se présenter au partage des dépouilles du vaincu, que d'aller aux coups : elles ont des pertes à réparer, et rien à compromettre.

Plus on regarde avec sang-froid ce que l'Autriche a laissé faire, moins on peut expliquer une aussi étrange politique.


Si c'est aux conférences de Prague que cette puissance a souscrit à la destruction de la France en même temps qu'à celle de son chef, rien ne peut excuser une pareille erreur, et en supposant que l'empereur d'Autriche lui-même ait laissé rentrer dans son coeur des ressentiments qui paraissaient en être sortis depuis l'union de sa fille avec l'empereur Napoléon, son cabinet ne devait tout au plus que lui laisser faire le sacrifice de ce qui touchait à sa propre dignité, mais jamais celui de ce qui touchait aux intérêts immédiats de la monarchie.

Le monarque, dont les espérances avaient été trompées, pouvait avoir repris son ancienne aigreur ; mais un cabinet devait être d'autant plus prudent, que le chef de l'Etat se livrait à une manière d'envisager qui obscurcit le jugement.

Un ministre doit être sans passion, parce qu'il est responsable, et doit toujours pouvoir rendre compte de ce qui a été la règle de sa conduite sans être autorisé à s'excuser par des erreurs.

Si le ministère autrichien a souscrit à Prague à l'anéantissement de la France, il est seul coupable de tout ce qui pourra en être la suite, parce que son refus aurait obligé à adopter d'autres bases, qu'il ne serait pas pardonnable de n'avoir pas présentées lui-même et fait discuter d'avance.

Si ce sont les événements qui ont suivi l'entrée des alliés à Paris, au mois de mars 1814, qui ont déterminé l'Autriche à l'indifférence dans laquelle elle est restée, son cabinet est encore plus répréhensible, parce que ce qui aurait été une sage prévoyance avant de se livrer à la coalition, devenait un devoir, lorsque la politique russe et anglaise se développait de manière à faire reconnaître à l'Autriche si elle avait été trompée, et à lui faire apercevoir que l'on dirigeait de nouveau l'animadversion de la France contre elle, parce qu'il n'est pas permis à son cabinet de douter quelles peuvent en être les conséquences." (p. 269-280)
 

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dimanche 15 janvier 2023

La haute estime de Napoléon Ier pour Selim III



Philippe-Paul de Ségur (général et historien), Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812, tome I, Paris, Baudouin frères, 1824 :


"Ces deux traités [avec la Prusse (1812)] ouvraient à Napoléon le chemin de la Russie ; mais, pour pénétrer dans les profondeurs de cet empire, il fallait encore s'assurer de la Suède et de la Turquie.

Toutes les combinaisons militaires s'étaient tellement agrandies, qu'il ne s'agissait plus, pour tracer un plan de guerre, de considérer la configuration d'une province, celle d'une chaîne de montagnes, ou le cours d'un fleuve. Quand des souverains tels qu'Alexandre et Napoléon se disputaient l'Europe, c'était la position générale et relative de tous les empires qu'il fallait embrasser d'un coup d'œil universel ; ce n'était plus sur des cartes particulières, mais sur le globe entier que leur politique devait tracer ses plans guerriers.

Or, la Russie est maîtresse des hauteurs de l'Europe, ses flancs sont appuyés aux mers du nord et du sud. Son gouvernement ne peut que difficilement être acculé et forcé à composer, dans un espace presque imaginaire, dont la conquête exige de longues campagnes, auxquelles son climat s'oppose. Il en résulte que, sans le concours de la Turquie et de la Suède, la Russie est moins attaquable. C'était donc avec leur secours qu'il fallait la surprendre, attaquer au cœur cet empire dans sa moderne capitale, tourner au loin, en arrière de sa gauche, sa grande armée du Niémen, et non pas brusquer seulement des attaques sur une partie de son front, dans des plaines où l'espace empêche le désordre, et laisse toujours mille chemins ouverts à la retraite de cette armée.

Aussi les plus simples dans nos rangs s'attendaient-ils à apprendre la marche combinée du grand-visir vers Kief, et celle de Bernadotte en Finlande. Déjà huit monarques étaient rangés sous les drapeaux de Napoléon ; mais les deux souverains les plus intéressés à sa querelle manquaient encore à son commandement. Il était digne du grand empereur de faire marcher toutes les puissances, toutes les religions de l'Europe à l'accomplissement de ses grands desseins : alors leur succès était assuré ; et si la voix d'un nouvel Homère eût manqué à ce roi de tant de rois, la voix du dix-neuvième siècle, devenu le grand siècle, l'aurait remplacée ; et ce cri d'étonnement d'un âge-entier, pénétrant et traversant l'avenir, aurait retenti de génération en génération jusqu'à la postérité la plus reculée.

Tant de gloire ne nous était pas réservée.


Qui de nous, dans l'armée française, ne se souvient de son étonnement, au milieu des champs russes, à la nouvelle des funestes traités des Turcs et des Suédois avec Alexandre, et comme nos regards inquiets se tournèrent vers notre droite découverte, vers notre gauche affaiblie, et sur notre retraite menacée ? Alors nous ne pensions qu'aux funestes effets de cette paix entre nos alliés et notre ennemi ; aujourd'hui nous éprouvons le besoin d'en connaître les causes.

Les traités conclus vers la fin du siècle dernier avaient soumis à la Russie le faible sultan des Turcs : l'expédition d'Egypte l'avait armé contre nous. Mais depuis l'avènement de Napoléon, un intérêt commun bien entendu, et l'intimité d'une correspondance mystérieuse, avaient rapproché Sélim du premier consul : une étroite liaison s'était établie entre ces deux princes ; tous deux avaient même échangé leurs portraits. Sélim tentait une grande révolution dans les usages ottomans. Napoléon l'excitait et l'aidait à introduire dans l'armée musulmane la discipline européenne, quand la victoire d'Iéna, la guerre de Pologne et Sébastiani décidèrent le sultan à secouer le joug d'Alexandre. Les Anglais accoururent pour s'y opposer ; mais ils furent chassés de la mer de Constantinople. Alors Napoléon écrivit ainsi à Sélim.

Osterode, le 3 avril 1807.

« Mon ambassadeur m'apprend la bonne conduite et la bravoure des Musulmans contre nos ennemis communs. Tu t'es montré le digne descendant des Sélim et des Soliman. Tu m'as demandé quelques officiers, je te les envoie. J'ai regretté que tu ne m'eusses pas demandé quelques milliers d'hommes : tu ne m'en as demandé que cinq cents, j'ai ordonné aussitôt qu'ils partissent. J'entends qu'ils soient soldés et habillés à mes frais, et que tu sois remboursé des dépenses qu'ils pourront t'occasionner. Je donne ordre au commandant de mes troupes en Dalmatie de t'envoyer les armes, les munitions, et tout ce tu me demanderas. Je donne les mêmes ordres à Naples, et déjà des canons ont été mis à la disposition du pacha de Janina. Généraux, officiers, armes de toute espèce, argent même, je mets tout à ta disposition. Tu n'as qu'à demander, demande d'une manière claire et tout ce que tu demanderas je te l'enverrai sur l'heure. Arrange-toi avec le schah de Perse, qui est aussi l'ennemi des Russes ; engage-le à tenir ferme et à attaquer vivement l'ennemi commun. J'ai battu les Russes dans une grande bataille ; je leur ai pris soixante-quinze canons, seize drapeaux, et un grand nombre de prisonniers. Je suis à quatre-vingts lieues en avant de Varsovie, et je vais profiter de quinze jours de repos que je donne à mon armée, pour me rendre à Varsovie et y recevoir ton ambassadeur. Je sens le besoin que tu as de canonniers et de troupes. J'en avais offert à ton ambassadeur ; il n'en a pas voulu, dans la crainte d'alarmer la délicatesse des Musulmans. Confie-moi tous tes besoins ; je suis assez puissant et assez intéressé à tes succès, tant par amitié que par politique, pour n'avoir rien à te refuser. Ici on m'a proposé la paix. On m'accordait tous les avantages que je pouvais désirer ; mais on voulait que je ratifiasse l'état de choses établi entre la Porte et la Russie par le traité de Sistowe, et je m'y suis refusé. J'ai répondu qu'il fallait qu'une indépendance absolue fût assurée à la Porte, et que tous les traités qui lui ont été arrachés pendant que la France sommeillait fussent révoqués. »

Cette lettre de Napoléon avait été précédée et suivie d'assurances verbales, mais formelles, qu'il ne remettrait pas l'épée dans le fourreau que la Crimée n'ait été rendue au Croissant. Il avait même autorisé Sébastiani à donner au divan la copie des instructions qui renfermaient ces promesses.

Telles furent ses paroles ; voici ses actions : d'abord elles s'accordèrent. Sébastiani demanda le passage par la Turquie d'une armée de vingt-cinq mille Français. Il la commandera ; elle se réunira à l'armée ottomane. Il est vrai qu'un incident imprévu dérange ce projet ; mais alors Napoléon fait accepter à Sélim la promesse d'un secours de neuf mille Français, dont cinq mille artilleurs, que onze vaisseaux de ligne devront porter à Constantinople. En même temps, l'ambassadeur turc est accueilli avec des égards minutieux dans le camp français : il accompagne Napoléon dans ses revues ; les soins les plus caressants lui sont prodigués, et déjà le grand-écuyer de France traitait avec lui d'une alliance offensive et défensive, quand une attaque inopinée des Russes vint interrompre cette négociation. Cet ambassadeur retourne à Varsovie, où la même considération l'environne.

Il en jouissait encore le jour de la victoire décisive de Friedland ; mais les jours suivants, son illusion se dissipe ; il se voit négligé : car ce n'est plus Sélim qu'il représente : une révolution vient de précipiter du trône ce souverain, l'ami de Napoléon, et avec lui l'espoir de donner aux Turcs une armée régulière sur laquelle on pût s'appuyer. Napoléon ne sait donc plus s'il pourra compter sur le secours de ces barbares. Son système change : c'est désormais Alexandre qu'il veut gagner ; et, comme jamais son génie n'hésite, il est déjà prêt à lui abandonner l'empire d'Orient, pour qu'il le laisse s'emparer de l'empire d'Occident.

C'est sur-tout le système continental qu'il veut étendre ; il faut qu'il en environne l'Europe, et la coopération de la Russie va compléter son développement. Alexandre promettra de fermer le nord aux Anglais, il forcera la Suède à rompre avec ces insulaires ; en même temps, les Français les repousseront du centre, du midi et de l'ouest de l'Europe. Déjà même Napoléon médite l'expédition du Portugal, si ce royaume n'entre pas dans sa coalition. La Turquie n'est donc plus qu'un accessoire dans ses projets, et il consent à l'armistice et à l'entrevue de Tilsitt.

Cependant une députation de Wilna vient lui demander la liberté, et lui offrir le même dévouement qu'a montré Varsovie ; mais Berthier, satisfait dans son ambition, et las de la guerre, repousse ces envoyés, qu'il appelle des traîtres à leur souverain. Le prince d'Eckmühl les accueille, il les présente à Napoléon, qui s'irrite contre Berthier, et reçoit avec bonté ces Lithuaniens, sans toutefois leur promettre son appui. Davoust représenta vainement que l'occasion était favorable, l'armée russe étant détruite ; mais Napoléon répondit « que la Suède venait de lui dénoncer son armistice ; que l'Autriche offrait sa médiation entre la France et la Russie, démarche qu'il jugeait hostile ; que les Prussiens, en le voyant s'éloigner autant de la France, pourraient revenir de leur étonnement ; qu'enfin Sélim, son allié fidèle, venait d'être détrôné, et que Mustapha IV, dont il ignorait les dispositions, l'avait remplacé. »

L'empereur de France continua donc à traiter avec la Russie, et l'ambassadeur turc, dédaigné, oublié, erre dans nos camps, sans être appelé aux négociations qui vont terminer la guerre : bientôt il retourne à Constantinople y porter son mécontentement." (p. 25-32)

"Ainsi la Porte crut bientôt avoir à nous reprocher la guerre qui se ralluma entre elle et les Russes. Cependant, en juillet 1808, Mustapha, renversé du trône, ayant fait place à Mahmoud [Mahmut II], celui-ci avait annoncé son avènement à l'empereur des Français ; mais Napoléon, forcé de ménager Alexandre, et tout plein du regret de la mort de Sélim, détestant la barbarie des Musulmans, et méprisant un gouvernement si peu stable, ne répondait pas depuis trois ans au nouveau sultan, et paraissait ne pas le reconnaître.

Il était dans cette position douteuse avec les Turcs, quand tout-à-coup, le 21 mars 1812, six semaines seulement avant la guerre de Russie, il demande à Mahmoud son alliance ; il exige que, cinq jours après cette communication, toute négociation des Turcs avec les Russes soit rompue ; enfin qu'une armée de cent mille Turcs, commandée par le sultan, soit rendue sur le Danube en neuf jours. Ce qu'il offre pour prix de cet effort, c'est cette même Valachie, cette Moldavie que, dans cette circonstance, les Russes étaient trop heureux de rendre au prix d'une prompte paix ; c'est aussi cette même Crimée, promise à Sélim six ans plus tôt.

On ignore si le temps que devait mettre cette dépêche à arriver fut mal calculé, si Napoléon crut l'armée turque plus forte qu'elle ne l'était, ou s'il espéra surprendre et enlever la détermination du divan par une proposition subite aussi avantageuse. Ce qu'on ne peut présumer, c'est qu'il ignorât que les usages invariables des Musulmans s'opposaient à ce que le grand-seigneur commandât en personne son armée.

Il paraît que le génie de Napoléon ne put s'abaisser jusqu'à supposer au divan la stupide ignorance qu'il montra de ses véritables intérêts [Ignorance ou prescience ? Etant donné la fin de Napoléon...]. Après l'abandon qu'en 1807 l'empereur des Français avait fait des intérêts de la Turquie, peut-être ne calcula-t-il pas assez que les Musulmans se défieraient de ses nouvelles promesses ; qu'ils étaient trop ignorants pour apprécier le changement qu'alors de nouvelles circonstances avaient imposé à sa politique ; que ces barbares comprendraient encore moins tout l'éloignement qu'à cette époque ils lui avaient inspiré par la déposition et par le meurtre de Sélim, qu'il aimait, et avec lequel il avait espéré faire de la Turquie d'Europe une puissance militaire capable de résister à la Russie.

Peut-être aurait-il encore entraîné Mahmoud dans sa cause s'il se fût servi plus tôt de plus grands moyens ; mais, comme il l'a dit depuis, il répugna à sa fierté d'employer la corruption. Nous le verrons d'ailleurs bientôt hésiter à s'engager contre Alexandre, ou trop compter sur l'effroi que ses immenses préparatifs inspireraient à ce prince. Il se peut encore que les dernières propositions qu'il avait à faire aux Turcs étant une déclaration de guerre contre les Russes, il les ait retardées pour mieux tromper le czar sur l'époque de son invasion. Enfin, soit toutes ces causes, soit confiance motivée sur la haine des deux nations, et sur son traité d'alliance avec l'Autriche, qui venait de garantir aux Turcs la Moldavie et la Valachie, il retint dans sa route l'ambassadeur qu'il leur envoyait, et attendit, comme on vient de le voir, au dernier moment.

Mais les envoyés russes, anglais, autrichiens, suédois même, entouraient le divan, et, d'une commune voix, ils lui dirent : « Que les Turcs ne devaient leur existence européenne qu'aux divisions des princes chrétiens ; que, dès que ceux-ci seraient réunis sous une même influence, les Mahométans d'Europe seraient accablés, et que l'empereur des Français étant près d'atteindre à cet empire universel, c'était donc lui qu'ils devaient le plus redouter. »

A ces discours se joignirent les efforts des deux princes grecs Morozi. Ils étaient de la même religion qu'Alexandre : ils en attendaient la Moldavie et la Valachie. Riches de ses bienfaits et des trésors de l'Angleterre, ces drogmans éclairèrent l'ignorante insouciance des Turcs sur l'occupation et les reconnaissances militaires des frontières ottomanes par les Français. Ils firent bien plus : l'un d'eux se rendit maître de l'esprit du divan et de la capitale ; l'autre de celui du grand-visir et de l'armée ; et, comme le fier Mahmoud résistait et ne voulait accepter qu'une paix honorable, ces perfides Grecs firent débander son armée, et le forcèrent, par des soulèvements, à signer avec les Russes le traité honteux de Bucharest.

Telle est, dans le sérail, la puissance de l'intrigue : deux Grecs, que les Turcs méprisaient, y décidèrent du sort de la Turquie malgré le sultan. Celui-ci, dépendant des intrigues de son palais, comme tous les despotes qui s'y renferment, céda ; les Morozi l'emportèrent, mais ensuite il leur fit trancher la tête." (p. 35-39)


Napoléon Ier, message au Sénat conservateur, 4 septembre 1808, source : Mercure de France, tome XXXIII, 1808, p. 527-528 :


"Sénateurs, mon ministre des relations extérieures mettra sous vos yeux les différents traités relatifs à l'Espagne, et les constitutions acceptées par la junte espagnole.

Mon ministre de la guerre vous fera connaître les besoins et la situation de mes armées dans les différentes parties du monde.

Je suis résolu à pousser les affaires d'Espagne avec la plus grande activité, et à détruire les armées que l'Angleterre a débarquées dans ce pays.

La sécurité future de mes peuples, la prospérité du commerce, et la paix maritime sont également attachées à ces importantes opérations.

Mon alliance avec l'Empereur de Russie ne laisse à l'Angleterre aucun espoir dans ses projets. Je crois à la paix du continent ; mais je ne veux ni ne dois dépendre des faux calculs et des erreurs des autres cours, et puisque mes voisins augmentent leurs armées, il est de mon devoir d'augmenter les miennes.

L'empire de Constantinople est en proie aux plus affreux bouleversements ; le sultan Sélim, le meilleur empereur qu'ait eu depuis long-tems les Ottomans, vient de mourir de la main de ses propres neveux
[en réalité ses cousins]. Cette catastrophe m'a été sensible."


Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, tome II, Paris, Ernest Bourdin, 1842 :


"Lundi 5.

L'Empereur n'est sorti qu'à près de cinq heures ; il était souffrant, avait pris un bain, que la venue de sir H. Lowe avait trop prolongé, n'ayant voulu en sortir qu'après que ce gouverneur eût disparu de l'établissement.

L'Empereur avait lu dans son bain deux volumes de l'Histoire Ottomane. Il avait conçu l'idée, disait-il, et regrettait fort de n'avoir pu l'exécuter, de faire composer toutes les histoires de l'Europe depuis Louis XIV, sur les pièces mêmes de nos relations extérieures où se trouvent les rapports réguliers de tous les ambassadeurs.

« Mon règne, disait-il, eût été une époque parfaite pour cet objet. La supériorité de la France, son indépendance, sa régénération, mettaient le gouvernement actuel à même de publier tous ces objets sans inconvénient. C'eût été comme si l'on eût publié l'histoire ancienne : rien n'eût été plus précieux. »

Et de là, passant à Sélim III, il disait lui avoir écrit un jour : « Sultan, sors de ton sérail, mets-toi à la tête de tes troupes, et recommence les beaux jours de la monarchie. »


Sélim, le Louis XVI des Turcs, disait l'Empereur, qui nous était très attaché et très favorable d'ailleurs, se contenta de lui répondre que c'était bon pour les premiers princes de sa dynastie, que les mœurs de ce temps étaient bien loin, que de pareils actes seraient aujourd'hui hors de saison et tout à fait sans fruit [depuis son mariage avec Marie-Louise d'Autriche, Napoléon appelait Louis XVI et Marie-Antoinette "mon oncle et ma tante"].

L'Empereur ajoutait néanmoins que personne ne connaissait sans doute la force de la développée, le débordement subit dont serait capable un sultan de Constantinople qui saurait se placer à la tête de son peuple, le retremper, et mettre en marche sa multitude fanatisée. Plus tard, il disait que, pour son propre compte, si en Egypte il eût pu à ses Français joindre les mameloucks, il se serait regardé comme le maître du monde." (p. 43)
 

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