dimanche 13 novembre 2022

Louis Enault



Journaliste et écrivain, Louis Enault a été arrêté après les journées de juin 1848, en raison de ses liens avec les légitimistes. Une fois libéré, il a voyagé dans divers pays. En 1853, il visita l'Empire ottoman.


Louis Enault, La Terre sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, Paris, L. Maison, 1854 :


"(...) ce n'est point une admiration architecturale que l'on vient chercher ici [à l'église du Saint-Sépulcre], c'est un souvenir et une émotion. Ce souvenir, les pierres mêmes le rendent à votre âme ; cette émotion, tout contribue à la faire naître : le nombre et la disposition des sanctuaires, le demi-jour mystérieux des voûtes, cette ornementation byzantine, dont le goût n'est pas toujours pur, mais étrange et saisissante pour nous, avec l'éclat chatoyant de ses étoffes soyeuses et tissées d'argent, le rayonnement de ses riches métaux et ses pierreries étincelantes ; ajoutez cette atmosphère ardente des lampes éternelles, cette vapeur d'encens, qui flotte comme un nuage entre le ciel et la terre, puis à l'intérieur cette foule nombreuse et diverse, assise, debout, accroupie, agenouillée, prosternée, suivant la liturgie de son culte. Les Franciscains en robe de bure, et les reins ceints d'une corde, les Caloyers grecs à la barbe brune, au pâle et fier visage, au regard hautain, à la mine insolente et froide ; les Arméniens en robes flottantes, les Cophtes bronzés, les Abyssins, luisants comme l'ébène, puis les pèlerins, accourus de tous les bouts du monde, les pèlerins de toute condition, de tout rang, de tout sexe et de tout âge, hâlés par la bise, brûlés par le soleil, déchirés par la route, amaigris par les privations, exténués par le jeûne, la besace au dos, le bourdon à la main, errant dans l'église et portant d'une station à l'autre la poudre de leurs sandales.

Cependant à la porte, l'Arabe immobile, ou le Turc indolent, couché sur ses tapis, vous regarde passer, et fait, lui, infidèle, la police du sanctuaire chrétien. Hélas ! cette charge de police n'est pas une sinécure !


Il n'y a pas longtemps qu'un samedi saint, le pacha de Jérusalem fut obligé de se poster debout, le sabre au poing, à côté de l'autel du Calvaire, pour tenir en respect le couvent grec, qui voulait empêcher le couvent latin de célébrer. Il est fâcheux d'avoir des maîtres, j'en conviens ; mais on pourrait plus mal tomber qu'entre les mains des Turcs. Les catholiques ne s'y trompent pas et jusqu'au jour de leur émancipation complète, ils n'échangeraient pas volontiers ce joug mahométan contre la domination soi-disant chrétienne, du schisme gréco-russe ; je le sais de bonne part." (p. 97-98)


Louis Enault, Constantinople et la Turquie. Tableau historique, pittoresque, statistique et moral de l'Empire ottoman, Paris, L. Hachette, 1855 :


"Il y a dans ce moment une question pendante à Constantinople, du plus sérieux intérêt : ce n'est pas seulement une question de finance, c'est une question de principes et de souveraineté.

Jusqu'en 1840, les chrétiens domiciliés en Turquie ont possédé, sans payer aucun impôt au trésor, des immeubles considérables. Il est vrai que le gouvernement ne leur reconnaissait pas un droit de propriété directe. Mais la possession et la jouissance gratuite n'en étaient pas moins un fait. Dans le seul rayon de Constantinople, les propriétés ainsi enlevées à l'impôt atteignent une valeur de près de quatre cent millions. En 1840 le gouvernement voulut faire cesser cet état de choses anormal et soumettre à l'impôt foncier les possessions chrétiennes : il rencontra d'abord une assez vive opposition. On protesta. On invoqua les ordonnances des rois de France, les capitulations consenties, et la prescription née d'une tolérance immémoriale. Enfin des commissions mixtes sont parvenues à s'entendre sur le principe de l'impôt. On espère que de son côté le divan, si accessible maintenant aux idées de progrès, reconnaîtra le droit absolu de propriété des chrétiens, qui se trouveront ainsi placés sous l'empire du droit commun.

Ces diverses réformes se poursuivaient activement quand la guerre présente a éclaté ; elle les ajourne sans les renverser. Une paix forte ne pourra que hâter leur essor nouveau. Le prestige qui s'attache toujours aux victorieux ferait évanouir les dernières résistances devant la volonté du sultan.

Les réformes tentées si audacieusement par Mahmoud [Mahmut II] et poursuivies avec une si énergique persévérance par son fils Abdul-Medjid, ont été l'objet des appréciations les plus diverses. Elles n'ont échappé ni au dénigrement systématique de ceux qui voulaient tout blâmer, ni à l'enthousiasme par trop lyrique de ceux qui veulent louer toujours. Selon les uns, le tanzimat a pris, pour ainsi parler, la Turquie par la main et l'a fait monter tout à coup au rang des nations organisées pour l'avenir. Du jour au lendemain elle est entrée dans le concert européen de la civilisation. Selon les autres, au contraire, le tanzimat a pris à la Turquie ce qu'elle avait, sans lui donner ce qu'elle n'avait pas : il l'a dépouillée de sa force antique et l'a désarmée devant le monde.

Ces deux jugements sont trop extrêmes pour être vrais.


Il est impossible de méconnaître la pensée noble, sociale et vraiment humaine qui anime le tanzimat ; mais, en fait de réformes politiques, il faut toujours distinguer soigneusement ce que l'on a voulu et ce que l'on a pu. En Turquie, tout est commencé et rien n'est fini. Il y a eu plus de changements sur le papier que dans les mœurs ; la révolution sortie du séraï s'est arrêtée plus d'une fois sur le seuil du bureau d'un fonctionnaire. En maintes circonstances, on a tenté d'étouffer le progrès sous le poids toujours retombant des vieux abus. Il faut plus d'un jour pour détourner une nation de sa routine séculaire. Les Ottomans sont moins emportés que d'autres par l'esprit d'innovation, qui semble un des traits propres de l'âge moderne. Dans une réforme, ils voient surtout un changement ; et, par nature, bien plus encore que par religion, ils sont ennemis de tout changement. Les Ottomans sont faits pour l'activité oisive du commandement ; c'est un peuple destiné à être servi ; il donne des ordres et ne s'inquiète pas assez de savoir comment on les exécute. Ce n'est pas ainsi que les réformes prennent racine et fructifient dans un sol tout encombré de plantes parasites, tout empoisonné de semences ennemies. Pour que l'œuvre se fasse il faut qu'on y mette la main ; les nations aujourd'hui ne peuvent plus être sauvées que par elles-mêmes ; il ne leur est pas loisible de passer procuration à des voisins plus où moins complaisants. A Constantinople, sous la pression européenne, les changements indiqués par le tanzimat ont subi déjà un commencement d'exécution ; mais dans l'Asie, loin du maître, les résistances se sont organisées ; on a baisé le firman de Gulkané, mais on l'a traité comme une lettre morte, et, après un temps d'arrêt insignifiant, on a repris les anciens errements. La perception des impôts n'est pas plus régulière, et les diverses opérations de finances donnent lieu à toutes sortes d'exactions chez les agents subalternes ; chez les supérieurs, les exemples de concussion ne sont pas beaucoup plus rares que par le passé. Quant aux formes nouvelles de la justice, il est vrai qu'elles ont été solennellement proclamées dans les tribunaux ; mais quelques-unes de leurs dispositions soulèvent d'invincibles répugnances. A Damas, quand un chrétien doit prêter serment en justice, il faut mettre une armée sur pied pour assurer la police de l'audience. Si l'on ajoute à ces divers motifs le trouble inséparable d'une guerre qui met en question l'existence même des Ottomans comme nation, on comprendra trop aisément que l'heure n'est pas encore arrivée pour la Turquie de goûter les fruits de la réforme. Mais cela ne prouve rien contre la réforme même. La réforme en soi est juste et morale ; si la Turquie ne pouvait y ployer sa vie, la Turquie ne serait pas digne de vivre. Le malaise même qu'elle éprouve aujourd'hui doit être pour nous comme un symptôme heureux. Il en est d'elle comme d'un malade dont la sensibilité s'est émoussée dans de trop longues douleurs : il ne sent pas ses maux et il continue à mourir doucement, sans même s'apercevoir qu'il meurt. Pour le sauver, il faut secouer sa torpeur et faire passer à l'aigu le mal qui s'endormait dans les langueurs de l'état chronique. — Je ne saurais trouver une comparaison plus juste pour peindre ce qui se passe maintenant en Turquie. — A part l'intérêt politique que nous pouvons avoir dans la question, il y a là aussi un phénomène psychologique digne de l'attention du monde. Et qu'on ne me dise pas que les remèdes énergiques emportent parfois le malade avec la maladie : ce n'est pas là une raison. Les nations ne meurent que quand elles ne méritent plus de vivre." (p. 274-277)

"Au point de vue des rapports sociaux, Péra est tout à fait petite ville. Ce qui fait le fond des relations, c'est la curiosité, la médisance et la calomnie — rien de ce qui, partout ailleurs, est le charme de la vie : ni abandon, ni cordialité ; on s'y choisit et surtout on s'y exclut ; c'est un contrôle incessant où la vanité fait tout ce qu'elle peut pour remplacer l'orgueil. Chacun est parqué dans sa société qui est une coterie : société des ambassades ; société des consulats, société de la banque ; puis du haut commerce, puis du petit. Les ouvriers eux-mêmes se toisent, se jugent et se méprisent.

Quand les Turks arrivent à comprendre tout cela, un sourire assez dédaigneux passe sur leurs lèvres discrètes.


Le sultan fait ses expériences de civilisation sur ce quartier composite ; c'est là qu'il tente ce qu'il ne voudrait pas risquer dans Stamboul même. Quand l'essai réussit, il applique la nouveauté ailleurs. C'est à Péra qu'on a établi la nouvelle école de médecine ; elle y dissèque les morts comme elle ferait à Londres ou à Paris.

Le gouvernement du sultan accorde aux Européens l'hospitalité la plus libérale. Ils jouissent sur ses domaines d'une franchise qu'ils n'auraient pas dans leur patrie ; leur foi y trouve une protection incessante, et leur culte un respect inaltérable ; tandis que nous autres chrétiens nous donnons aux musulmans le triste spectacle de nos divisions haineuses et de nos persécutions mutuelles, eux, au contraire, nous accueillent tous et nous couvrent de la même tolérance. Les chrétiens sont plus libres chez les Turks que dans les pays chrétiens ; les catholiques y pratiquent les observances publiques de leur culte avec moins de restrictions et d'entraves que dans telle capitale d'un royaume catholique. A la Fête-Dieu, les soldats musulmans, suivent l'arme au bras, le Saint-Sacrement, qui chez nous, depuis 1830, ne sort plus qu'en voiture !

Péra est la boutique de l'Europe : Galata en est le comptoir. Galata, au moyen âge, était la ville des Génois et des Vénitiens ; on y retrouve les souvenirs de l'Italie du XVe siècle. On traverse pour y entrer des ponts jetés sur des fossés à demi comblés ; une muraille forte s'entr'ouvre par des guichets avares ; une grande tour, comme on en voit encore dans les villes toscanes, domine la cité tout entière. Seulement le drapeau de gueules, au croissant d'argent, remplace la bannière des gonfalonniers. Les habitations de pierre ou de brique, massives et trapues, crénelées comme des châteaux, percées de fenêtres rares et grillées, s'ouvrent par de lourdes portes bardées de fer, et surplombent la rue étroite.

C'est dans ce quartier de la féodalité financière que se traitent les grandes affaires et que les négociants pensifs ourdissent la trame des vastes spéculations.

Il ne faudrait pas croire pourtant que tout fût ainsi calme et silence à Galata. Quand on descend vers le port, on traverse des ruelles misérables, bordées de cabarets, où s'entasse une population dont le voisinage est assez malsain. C'est un ramassis d'Ioniens, de Croates, de Grecs, de Maltais et de Dalmates, population composite et dépravée qui vit aux dépens du prochain, tout occupée de vols, d'escroqueries et de métiers infâmes. La police elle-même prend des gants pour entrer dans cette sentine impure d'une grande ville. La plupart de ces bandits, quand le filet s'abat sur eux, se réclament de leurs consuls, et la diplomatie, qui croit ainsi bien mériter de ses gouvernements entrave trop souvent l'action de la justice." (p. 381-383)


Sur la turcophilie contre-révolutionnaire et légitimiste : François-Athanase Charette de La Contrie

Charles-Marie d'Irumberry de Salaberry

Charles-Louis de Haller

Achille de Jouffroy

François Christophe Edmond Kellermann

Joseph Arthur de Gobineau

samedi 12 novembre 2022

Gustave Flaubert




Gustave Flaubert, lettre à Ernest Chevalier, Rouen, 10 janvier 1841 :


"Tu me dis de te dire quels sont mes rêves ? – Aucuns ! – Mes projets d'avenir ? – Point – Ce que je veux être ? – Rien, suivant en cela la maxime du philosophe qui disait : « Cache ta vie et meurs. » Je suis fatigué de rêves, embêté de projets, saturé de penser à l'avenir. Et quant à être quelque chose je serai le moins possible. Mais comme l'âne le plus pelé le plus écorché a encore quelque poil sur le cuir, comme la barrique la plus vide a encore deux ou trois gouttes de vin au fond, je te dirai donc mon bel ami que l'année prochaine j'étudierai le noble métier que tu vas bientôt professer. – Je ferai mon droit, en y ajoutant une 4e année pr reluire du titre de docteur, ut gradu doctoris illuminatus sim. Après quoi il se pourra bien faire que je m'en aille me faire Turc en Turquie, ou muletier en Espagne, ou conducteur de chameaux en Egypte. Je me suis toujours senti de la propension pr ce genre d'être. Voilà tous les voiles levés, si je ne t'en ai pas dit plus, c'est que je n'en avais pas plus à te dire, mon gros. Il faut donc te contenter de ce que je t'envoie, de mes épîtres, romans, etc. ; je n'ai rien de plus beau à te donner si ce n'est ma bénédiction."


Gustave Flaubert, lettre à Louis Bouilhet, entre Girgeh et Siout, 2 juin 1850 :


"A Kosseïr [en Egypte] nous avons vu des pèlerins du fond de l'Afrique, de pauvres nègres qui sont en marche depuis un an, deux ans. – Il y a là de bien singuliers crânes. Nous avons vu aussi des gens de Bukkara [Boukhara], des Tartares en bonnet pointu, qui faisaient la soupe à l'ombre d'une barque échouée faite construite en bois rouge des Indes."


Gustave Flaubert, lettre à Louis Bouilhet, Istanbul, 15 novembre 1850 :


"Nous avons vu hier les Derviches tourneurs, c'est crâne. La gueule vous en pète. Au reste tout ce que j'avais vu en Egypte m'avait préparé à ces gentillesses."


Gustave Flaubert, lettre à sa mère, Istanbul, 24 novembre 1850 :


"Nous avons visité le vieux Sérail et les mosquées. Le sérail ne signifie pas gd-chose. Ce sont d'admirables appartements dans le plus beau point de vue du monde peut-être, mais ornés et meublés dans un goût déplorable. Toutes les vieilles rocamboles d'Europe dont on ne veut plus, on les repasse aux Turcs qui donnent là-dedans avec la naïveté du barbare. A part la salle du Trône, merveilleuse, c'est le mot, tout le reste est de la petite musique. – Ste-Sophie est une imposante basilique. Le père Parain en serait satisfait sous le rapport de la bâtisse.

J'ai vu les derviches hurleurs. J'y étais très préparé par tout ce que j'avais déjà vu au Caire ; aussi n'en ai-je été nullement étonné. Jeudi prochain nous y retournerons. Il se passera des choses gentilles ; on se passera dans le corps un tas d'instruments de supplice que nous avons vus accrochés aux murs. Mais je trouve que l'on ne vante pas assez les Tourneurs. Rien n'est plus gracieux que de voir valser tous ces hommes avec leurs gds jupons plissés et leur figure extatique levée au ciel. – Ils tournent sans s'arrêter pendant une heure environ. Un d'eux nous a affirmé que, s'il ne fallait pas tenir ses bras au-dessus de sa tête, il est capable de tourner pendant six heures de suite. Celui-là nous fait de temps à autre des visites. Nous lui donnons [illisible] une bouteille d'eau de-vie qu'il boit très bien, en sa qualité de musulman."


Gustave Flaubert, lettre à sa mère, Istanbul, 15 décembre 1850 :


"C'est jeudi, en revenant d'Asie, – jeudi anniversaire de ma naissance, – que j'ai trouvé en rentrant tes deux bonnes lettres (46 et 47). Ç'a été ma fête. Pendant que Maxime [Maxime Du Camp] était resté à la maison pour s'occuper des préparatifs du départ (douane, argent, envois de caisses, etc.), j'étais parti dès le matin avec notre ami le comte de Kosielski [Władysław Kościelski (le futur général ottoman Sefer Paşa)] pour la ferme polonaise qui est de l'autre côté du Bosphore, en Asie. Nous avons fait en notre journée quinze lieues ventre à terre, galoppant [galopant] sur la neige qui couvrait la campagne déserte. C'était de grands mouvements de terrain qui ondulaient comme des vagues monstrueuses, dont la blancheur monotone était déchirée de place en place par de petits chênes rabougris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur cette étendue froide. Nous nous sommes égarés. Des pâtres bulgares couverts de peaux de bêtes, et qui ressemblaient plutôt à des ours qu'à des hommes, nous ont remis sur notre route. Quant à un chemin frayé, nous ne voyons [voyions] sur la neige que la trace des lièvres et des chacals qui avaient couru pendant la nuit. Dans les montées et les descentes, notre souroudj (guide-loueur de cheval) chantait à tue-tête une chanson sur un air aigu, que le vent aussitôt arrachait de sa bouche et emportait dans la solitude. Il faisait très froid ; le mouvement du cheval cependant nous faisait suer. Kosielski disait : « Oh ! il me semble que c'est la Pologne. » Et moi je pensais aux gds voyages par terre, de l'Asie centrale, à la Tartarie, au Thibet, à tout le vague pays des fourrures et des cités à dômes d'étain.

Tu me demanderas peut-être ce que c'est que le comte de Kosielski. C'est un grand seigneur polonais, ici avec nous au même hôtel, aux trois quarts ruiné par suite des guerres de son pays, couvert de blessures et de horions, homme charmant et de bonne compagnie. Il est chef de l'émigration polonaise et hongroise accueillie par la Sublime Porte sur les terres de l'empire. C'est lui qui leur distribue l'argent et assigne à chacun le lieu où ils doivent résider. J'ai vu à cette ferme qq uns de ces pauvres diables. L'amour de la patrie mène loin – soit dit sans calembour. Kosielski est encore une des nombreuses connaissances que nous avons faites en voyage ! – et des meilleures ! C'est étonnant du reste comme on s'accroche vite en pays étranger. Il est vrai qu'on se décroche avec la même facilité. N'importe, cela a son petit moment d'amertume que de quitter ainsi des sympathies toutes fraîches. Ce pauvre garçon est tellement embêté de nous voir partir qu'il va quitter l'hôtel quand nous n'y serons plus. Sais-tu de quel nom il m'appelle ? C'est comme Herbert, il m'appelle « papa », « Voulez-vous un cigarre [cigare], papa ? », « Allons, papa, venez », etc."


Gustave Flaubert, lettre à Louis Bouilhet, Athènes, 19 décembre 1850 :


"Nous avons passé cinq semaines à Constantinople, il y faudrait passer six mois. – Malgré le mauvais temps, nous nous sommes beaucoup promenés, dans les bazars, dans les rues, en caïque, à cheval. Nous avons vu le sultan [Abdülmecit Ier]. Nous avons été au bordel, et même au théâtre, où l'on jouait un ballet : Le Triomphe de l'Amour. Un dieu Pan y dansait un pas de caractère, engainé dans une culotte de velours à bretelles, et les danseuses exécutaient, à la barbe des Arméniens, Grecs et Turcs, un cancan des plus effrénés. – Le public prenait la chose au sérieux et se pâmait d'aise.

Un jour, nous sommes sortis à cheval et nous avons fait le tour des murailles de Constantinople.
Les trois enceintes se voient encore. Les murs sont couverts de lierre. Derrière eux grouille la ville turque, avec ses maisons de bois noir et ses vêtements de couleur. En dehors il n'y a rien qu'un immense cimetière planté de stèles funéraires et de cyprès. Le vent soufflait dans les arbres, il faisait froid. En suivant toujours l'enceinte, nous sommes arrivés au bord de la mer (de Marmara). En cet endroit il y a des boucheries. Des tripailles nagea d'animaux jongeaient [jonchaient] le sol. Des chiens jaunes rôdaient là tout autour ; les oiseaux de proie, avec de grands cris, voltigeaient dans le ciel, au-dessus des flots qui se brisaient contre les tours et rebondissaient à grand bruit. Le vent levait en l'air la queue et la crinière de nos chevaux. Nous sommes revenus à travers les tombes, galoppant [galopant] et sautant entre elles, allant au pas quand c'était plus serré, trottant lestement sur les pelouses quand elles se présentaient entre les tombeaux et les arbres.

Un autre jour – c'était un dimanche – je suis sorti tout seul, à pied, et je me suis enfoncé dans le quartier grec (Saint-Dimitri), au hasard, car je me suis perdu. Dans les cafés, des hommes accroupis autour des mangals (réchauds) fumaient leur pipe. Dans une rue où une sorte de torrent coulait sur la boue, une négresse accroupie demandait l'aumône en turc. Quelques femmes revenaient des vêpres. – Des enfants jouaient sur les portes. – Aux fenêtres, deux ou trois figures de Grecques qui me regardaient curieusement. Je me suis trouvé dans la campagne sur une hauteur, ayant Constantinople à mes pieds et qui se développait avec une prodigieuse ampleur. Je ne savais plus guère où j'étais. Il y avait à côté de moi une caserne turque, plus loin quantité de petites colonnes élevées dans les champs. C'est là que les sultans autrefois venaient s'exercer à l'arc. Chaque fois qu'ils avaient touché le but, on élevait une colonne. Puis je me suis dirigé tant bien que mal vers la mer, et me suis trouvé devant l'arsenal. Beaucoup de matelots de toutes nations, rues tortueuses et noires, sentant le goudron et la putain, et je suis rentré chez moi, brisé, étourdi.

Il y a aujourd'hui huit jours, anniversaire de ma naissance, j'ai fait quinze lieues à cheval, en Asie, d'un train d'enfer, sur la neige. J'allais à la colonie polonaise. Pauvres diables ! En courant sur ces solitudes blanches où se voyaient seulement des traces de lièvres et de chacals, je pensais aux voyages d'Asie, au Thibet, à la Tartarie, à la muraille de la Chine, aux grands caravansérails en bois, où le marchand de fourrures arrive le soir, par un crépuscule vert, avec ses chameaux velus dont les poils sont raides de givre. – La neige assourdissait le bruit des pas de nos chevaux. Dans les fondrières leurs sabots cassaient la glace. Quand nous les laissions souffler un moment, ils mordillonnaient du bout des dents les petits arbres rabougris qui apparaissaient sous la neige. Des bergers bulgares couverts de peaux de mouton nous ont remis dans notre route, ou plutôt sur notre voie, car nous allions sans chemin frayé. A la porte de la ferme, il y avait un grand chevreuil suspendu et dont la gorge coupée était noire. Nous sommes revenus à la nuit à Scutari. – Mon compagnon, avec un grand fouet de poste, frappait les chiens, dans les villages où nous passions. Toute la meute vagabonde hurlait effroyablement. Nos chevaux continuaient leur train insensé. – La mer était grosse pour passer le Bosphore, et si nous ne nous sommes pas noyés en caïque, c'est que Dieu ne l'a pas voulu. Du reste, ç'a été une bonne journée et comme on en passe peu dans la vie, même en voyage. Jamais je n'oublierai ces vieilles montagnes de Bithynie, toutes blanches, et la lumière qui les éclairait, si froide et si immobile qu'elle semblait factice ; ni tous ces villages qui se suivaient, rendus bruyants tout à coup par nos quatre chevaux passant à fond de train, passant sur le pavé comme un éclair. Puis, au lieu du pavé, nous sentions de nouveau la terre sous nos pieds. Aux détours de la route, le comte Kosielski (mon compagnon), dirigeant sa bête comme un lancier et se couchant tout entier sur son col, fondait sur les chiens et leur lançait de grands coups de fouet, puis, faisant une volte, continuait sa route, sans s'arrêter."


Gustave Flaubert, lettre à sa mère, Athènes, 26 décembre 1850 :


"Nous avons eu l'honneur d'exciter l'hilarité et la curiosité de S. M. Amélie, reine de Grèce. Nous nous sommes trouvés, le jour de notre arrivée, sur son passage, comme elle sortait en voiture pour se promener. Tout le monde la saluait, soit en ôtant son chapeau, ou son bonnet. Nous autres avec nos tarbouchs, nous lui avons fait le salut turc, ce qui lui a semblé si étrange (il n'y a pas du tout de Turcs ici) qu'elle s'est retournée vers sa dame d'honneur et s'est mise à rire. Nous lui avons fait dire par le colnel [colonel] Touret que nous eussions été fort embarrassés de la saluer autrement à cause de nos têtes. Elle a répondu qu'elle s'était pourtant aperçue que nous étions Français. Les Français doivent lui sembler de drôles de corps. – N'importe, j'aime mieux être plus drôle encore et n'habiter pas l'ignoble palais où elle loge ! Les misérables, est-ce laid !"


Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, Croisset, 21 septembre 1853 :


"Les affaires d'Orient m'inquiètent. Quelle belle charge, s'il y allait avoir la guerre, et que tout l'Orient fanatisé se révoltât ! Qui sait ? Il ne faut qu'un homme comme Abd el-Kader lâché à point et qui amènerait à Constantinople tous les Bédouins d'Asie ? Vois-tu les Russes bousculés, et cet empire crevant d'un coup de lance comme un ballon gonflé. – Ô Europe, quel émétique je te souhaite !"


Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, Croisset, 26 septembre 1853 :


"Le père H. [Hugo] avait perdu l'adresse de L. [Londres] – c'est pr cela qu'il a été longtemps à me répondre, dit-il. Sa lettre était impudemment de J. [Jersey] – par bonheur il n'est arrivé aucun mal. – Je suis curieux du vol. [volume] mais comment l'aurais-je ? J'essaierai de lui répondre une bonne lettre. tant pis si le fond le choque, la forme sera convenable. Je ne peux pas mentir pr lui être agréable. – & je ne lui cacherai pas que je me souhaite ses illusions, mais ne les partage point. Je dis illusions & non convictions – non, sacré nom de Dieu ! non ! je ne peux admirer le peuple et j'ai pr lui, en masse fort peu d'entrailles, parce qu'il en est lui totalement dépourvu. il y a un cœur dans l'humanité. mais il n'y a point dans le peuple. car le peuple comme la patrie est une chose morte – Où bat-il donc maintenant le cœur synthétique de toutes les forces nobles de l'être humain ? – à Constantinople ! dans la poitrine d'un derviche chevelu, qui hurle contre les Moscoves. – C'est là que s'est réfugiée à cette heure la seule Protestation morale qui soit encore.

Pauvre flamme de la liberté & de l'enthousiasme, tu brûles là-bas, entre des œufs d'autruche & sous des coupoles de porcelaine – dans une lampe musulmane, au fond d'une mosquée !


Ah ! ces bons Turcs ! ces vieux Bakalouns ! comme je les aime. quels souhaits je fais pour eux. J'y pense sans cesse. que ne puis-je reprendre mon tarbouch, quitter mon prépuce, et courir par tout Stamboul en criant Allah ! Allah ! Emsik el Daroud (au nom de Dieu ! au nom de Dieu ! prenez vos armes) Je sens à ces pensées comme une brise du désert qui m'arriverait sur la figure – S'il se soulevait, tout l'Orient ! si les Bédouins du Hauran allaient venir ! & toute la Perse ! et l'Arabie, l'inconnu ? il ne faut qu'un homme – non, un prophète ! un homme-idée – Abd el-Kader qu'on lâcherait – mais il a fait son temps."


Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, Croisset, 14 décembre 1853 :

"Pourquoi sens-je cet allégement dans la solitude ? Pourquoi étais-je si gai et si bien portant (physiquement) dès que j'entrais dans le désert ? Pourquoi tout enfant m'enfermais-je seul pendant des heures dans un appartement ? La civilisation n'a point usé chez moi la bosse du sauvage. – Et malgré le sang de mes ancêtres (que j'ignore complètement et qui sans doute étaient de fort honnêtes gens ?), je crois qu'il y a en moi du Tartare, et du Scythe, du Bédouin, de la Peau-Rouge. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il y a du moine. J'ai toujours beaucoup admiré ces bons gaillards, qui vivaient solitairement, soit dans l'ivrognerie ou dans le mysticisme. Cela était un joli soufflet donné à la race humaine, à la vie sociale, à l'utile, au Bien-être commun. Mais maintenant l'individualité est un crime ! Le XVIIIe siècle a nié l'âme et le travail du XIXe sera peut-être de tuer l'homme ? Tant mieux de crever avant la fin ! car je crois qu'ils réussiront. Quand je pense que presque tous les gens de ma connaissance s'étonnent de la manière dont je vis, laquelle, à moi, me semble être la plus naturelle et la plus normale, cela me fait faire des réflexions tristes sur la corruption de mon espèce ! Car c'est une corruption que de ne pas se suffire à soi-même. L'âme doit être complète en soi. – Il n'y a pas besoin de gravir les montagnes ou de descendre au fleuve pour chercher de l'eau. – Dans un espace grand comme la main, enfoncez la sonde, et frappez dessus, il jaillira des fontaines.

Le puits artésien est un symbole, et les Chinois, qui l'ont connu de tout temps, un grand peuple."


Gustave Flaubert, lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, Croisset, 23 août 1857 :


"Je vis avec ma mère et avec une nièce (la fille d'une sœur, morte à vingt ans), dont je fais l'éducation. Quant à l'argent, j'en ai ce qu'il faut pour vivre à peu près, car j'ai de grands goûts de dépenses, dit-on, bien que j'aie une conduite fort régulière. Beaucoup de gens me trouvent riche, mais je me trouve gêné continuellement, ayant par-devers moi les désirs les plus extravagants que je ne satisfais pas, bien entendu. Je rêve, quand le travail va mal, des palais de Venise et des kiosques sur le Bosphore, et cætera."


Gustave Flaubert, lettre à Paule Sandeau, Croisset, 28 novembre 1861 :


"Vous avez bien raison d'aimer les voyages. C'est la plus amusante manière de s'ennuyer c'est-à-dire de vivre qu'il y ait au monde. Ce goût-là, quand on s'y livre ne tarde pas à devenir un vice, – une soif insatiable. Combien n'ai-je pas perdu d'heures dans ma vie à rêver au coin de mon feu, de longues journées passées à cheval dans les plaines de la Tartarie ou de l'Amérique du Sud. – Mon sang de peau-rouge (vous savez que je descends d'un Natchez ou d'un Iroquois) se met à bouillonner dès que je me trouve au grand air, dans un pays inconnu. J'ai eu qqfois – (& la dernière entr'autres, c'était il y a trois ans, près de Constantine) des espèces de délire de liberté où j'en arrivais à crier tout haut, dans l'enivrement du Bleu, de la Solitude & de l'Espace. – & cependant je mène une vie recluse & monotone, une existence presque cellulaire & monacale. De quel côté est la vocation ?"

Source de ces citations : https://flaubert-v1.univ-rouen.fr/correspondance/edition/

Sur Gustave Flaubert : Gustave Flaubert et les chrétiens d'Orient

Empire ottoman : le rôle des Grecs et Arméniens dans la prostitution (féminine et masculine)

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Gérard de Nerval

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vendredi 11 novembre 2022

Xavier Hommaire de Hell et Jules Laurens



Ingénieur, géologue et géographe, Xavier Hommaire de Hell avait effectué un premier voyage dans l'Empire ottoman en 1835, et avait alors noué des contacts avec des dignitaires ottomans. Il étudia les environs d'Istanbul et s'intéressa notamment aux mines de charbon. Puis il voyagea en Ukraine, en Russie du Sud et au Caucase (1838). En 1841, il fut engagé par le prince régnant de Moldavie (Mihail Sturdza) pour superviser l'exploitation des mines et des voies de communication du pays. Il revint en France à la fin de l'année suivante.

En 1845, le gouvernement français (sous la Monarchie de Juillet) le nomma chevalier de la Légion d'honneur, puis lui confia une mission scientifique concernant les particularités des pays riverains des mers Noire et Caspienne (géographie physique et humaine). Il se mit en route en 1846, accompagné de son épouse (Adèle Hommaire de Hell) et de Jules Laurens (peintre et lithographe). Ce périple de Xavier Hommaire de Hell à travers l'Empire ottoman et la Perse connut une fin tragique : il mourut de la fièvre à Ispahan (août 1848).


J. L. (Jules Laurens), "Feuilleton-revue : 3me Lettre de Turquie", L'Indépendant (journal du Midi), 3 août 1846 :


"La ville moderne [d'Athènes] est un gros bourg sale et misérable. Le palais d'Othon n'est qu'une grande caserne. Entré dans un café, j'ai pu y consommer d'excellentes glaces et y lire plusieurs journaux de la localité écrits en français.

Le 10 et le 11, se sont montrés le cap Sunmiu et les côtes d'Asie. Le 12, arrivée à Smyrne : Coupoles, minarets, champs des morts couverts de cyprès, bazars, pastèques, poivrons, chiens errants et affamés, rues, costumes, moeurs, langage, tout cela parfaitement turc. Cet aspect était si nouveau, si original, si curieux, si précieux, que j'ai regardé à me fatiguer les yeux. Le 13, Tenédos, les Dardanelles, pays riant, fertile ; enfin le 14 à 9 heures du matin, Constantinople ! ! ! Les détails sont de tous genres et des plus beaux. Ainsi, on trouve hors la ville des terrains et des arbres comme à Rome.

Le climat me paraît très agréable et plus doux que celui de l'Italie. Combien je me trouve heureux de travailler dans de pareilles conditions ! Il doit nécessairement me revenir beaucoup d'instruction de mes propres observations et de celle des gens avec qui je vis ou de ceux que je rencontre. (...)

Laissant de côté toute esthétique pour aujourd'hui, je ne te dirai rien de Poussin, de Flandrin, ni de Corot, et je réserverai le peu d'espace qui me reste pour t'annoncer pour lundi l'arrivée de Mehemet-Ali à Constantinople, ce qui me donnera probablement l'occasion de voir beaucoup de choses de couleur orientale. Je suis déjà ravi de l'aspect ordinaire du luxe et de l'élégance du bazar de Stamboul ; c'est inouï tout ce qu'on y voit d'original.

La monnaie turcque me plaît infiniment. Une chose assez plaisante, c'est que j'ai payé à Smyrne un batelier turc avec une monnaie du pape. Autres temps autres moeurs.

Adieu, maintenant je te quitte pour aller dessiner une vue de Ste-Sophie à travers les cyprès.
" (p. 2)


J. L. (Jules Laurens), "Feuilleton-revue : 4me Lettre de Turquie", L'Indépendant, 20 août 1846  :


"En lisant ce que tu me dis de tes études à Lavalette, tu me transportes en ce moment sous ces délicieux ombrages, parmi ses rochers, ses chênes-verts, ses peupliers blancs, ses pins, ses roseaux entortillés de convolvulus. Que ne puis-je échanger avec toi, une de mes journées du Bosphore, pour une des tiennes aux bords du Lez ! Il est bien entendu que je n'exprime ici qu'un désir d'exilé ; car pourrait-on rien comparer au monde aux environs de Constantinople ! l'admiration écrite est inhabile à faire la moindre copie de ce paradis terrestre qui s'étend de la mer de Marmara, depuis l'île des Princes, jusqu'à la Mer-Noire, ou plutôt à la Vallée des Roses. D'un côté, en Europe, Constantinople la grande sultane de l'Orient, ses faubourgs interminables, la forteresse de Mahomet et Terapia où se trouve la résidence d'été de notre ambassadeur ; de l'autre, en Asie, Scutari, les eaux douces de la montagne du géant formant la digue du merveilleux canal. L'ormeau, le frêne et le platane surtout y sont plus beaux que partout ailleurs, reflétés avec les maisons par des eaux aussi limpides que celles de la Sorgue à Vaucluse.

Une chose à laquelle je ne m'attendais nullement, c'est le caractère des constructions bourgeoises qui sont complètement en bois et exactement semblables, sauf l'irrégularité, aux vieilles maisons de la Bretagne et de la Normandie. Les palais modernes du sultan et des pachas sont imités du grec et du romain avec le plus mauvais goût.

Dans une de mes promenades en Caïques, je rencontrai le sultan qui se rendait à une de ses habitations favorites du Bosphore. S. H. est assez petite, sans tournure, d'une physionomie maussade et d'un teint maladif. En revanche, sa suite est composée d'hommes superbes, à têtes martiales et à costumes resplendissants.

Mehemet-Ali a fort peu paru en public. On le dit reçu convenablement, mais très froidement, dans les limites de l'étiquette officielle. (...)

Il y a à l'extrémité de la Corne-d'Or, le port de Constantinople, un petit vallon où j'allais, un vendredi matin, dans l'intention de dessiner quelques-uns de ses beaux platanes ; mais l'homme propose et Allah dispose. Le vendredi étant le jour férié des Musulmans, leur dimanche, je trouvai le coin ordinairement le plus solitaire de mon vallon, occupé par plusieurs femmes qui se baignaient, je crois, et faisaient collation auprès d'une fontaine, tant elles mirent de précipitation, en m'apercevant, nouvel Actéon, à s'envelopper jusques par-dessus le nez de leurs véritables habits de moines. Je me tâtai immédiatement les frontaux pour m'assurer s'il n'y germait aucun bois de cerf et me retirai par respect des moeurs et crainte du pal, à environ deux cents pas, sous un arbre et tournant le dos aux nymphes qu'une muraille garantissait encore de mes regards de mécréant. A peine avais-je établi une feuille de papier sur mon portefeuille qu'une des nymphes dont la béguine laissait tout au plus deviner un oeil de tigresse vint me signifier de m'éloigner. Je lui exprimai par la pantomime la plus respectueuse que j'étais là pour faire un croquis et sans autre préméditation aucune. Comme son bras et son index commandaient toujours mon départ et que ses paroles devenaient de plus en plus impérieuses et discordantes, je lui dis majestueusement et avec le plus ou moins d'accent parisien, que je puis avoir étudié au boulevard du temple : Vieille bégueule, tu m'embêtes. Va-t-en au Diable ! Elle s'en alla ; mais ce fut pour revenir avec toutes ses compagnes en front de bataille. Cette fois je dus obéir. Je frémis encore, en me rappelant toutes ces jolies petites mains de Nausicaa avancées vers moi, tremblantes de colère et de menace et leurs ongles teints de rouge, ce qui, on en conviendra, pouvait bien me paraître, dans ce moment de panique, les preuves parlantes de quelque dernier repas de chair humaine.

Aujourd'hui que je suis hors de leur portée, j'en ris de bon coeur, avec toi, de ce rire dont s'est gaudi le public au Salon d'il y a trois ans, devant la scandaleuse toile de Biard, représentant un sujet à peu près analogue.

J'espère que voilà un assez satisfaisant début d'Odyssée. Que va-t-il m'arriver dans l'intérieur des terres, là où les bateaux à vapeur de Marseille n'apportent aucune semence de civilisation ? Il sera pourtant pénible à ma philanthropie de recourir à mon fusil de chasse ou à mes pistolets pour m'entendre avec les indigènes.

Je renvoie à une prochaine lettre de te parler en détail des mosquées, du sérail et des bazars de Stamboul, des derviches tourneurs de Pera et des derviches hurleurs de Scutari et de beaucoup d'autres choses trop intéressantes, trop exotiques et remarquables pour ne pas mériter ta curiosité. Aujourd'hui cependant je me fais un devoir de t'éviter l'erreur où, comme tout le monde, j'ai été encroûté jusqu'à mon arrivée devant le panorama de Constantinople. Je ne sais pas trop pourquoi nous nous imaginons tous, sans l'avoir vue, Ste-Sophie, comme le plus grand et le plus beau monument de cette capitale. Elle ne compte pour ses qualités de beauté et de grandeur qu'au troisième rang. La mosquée de Soliman [Süleymaniye] est la plus grande et celle d'Achmet [Sultanahmet] la plus belle.

La vue et l'admiration des immenses et innombrables bazars que l'étranger visite ici avec stupéfaction, m'ont suggéré cette réflexion digne, assurément, d'être présentée à la première session des Chambres. Comment se fait-il, ou plutôt ne se fait-il pas que Paris, cet univers aggloméré, Paris qui veut de tout et qui a de tout, depuis un obélisque jusqu'à un éléphant blanc, Paris qui se passe ses fantaisies, n'ait pas encore celle d'un bazar oriental avec ces chiboûks, ses babouches, ses épices, ses esclaves abyssinniennes, ses parfums, ses étoffes, son atmosphère de fumée de narghillé et surtout ses marchands authentiques, enfin, un bazar, un vrai bazar transplanté des bords du Bosphore sur ceux de la Seine ?
Rien de plus facile que de transporter le tout, en quelques voyages, sur un des nouveaux bateaux en fer de la compagnie Rostan. Une fois à Paris, les acheteurs ne manqueraient pas, j'en suis sûr ; d'autant plus que le marchand pourrait y débiter à moindre prix qu'ici ses produits qui, entre nous soit dit, sortent la plupart des manufactures parisiennes.

Il serait fort original également d'embellir une place de notre capitale d'une copie de la merveilleuse fontaine qui avoisine Ste-Sophie, ainsi que de quelques minarets sur le modèle de ceux de la mosquée d'Achmet.

Le cyprès est l'arbre de Constantinople comme l'olivier est l'arbre d'Athènes. C'est l'arbre sacré, l'arbre des tombeaux. Il n'y a pas de place grande comme la main d'où il ne s'élance à coté d'une pierre tumulaire : mais c'est surtout au grand et au petit champ des morts qu'il faut le contempler dans sa majesté séculaire, alors que le vent du soir entrechoque le sommet de ses branches chenues. Il couvre la stérilité du sol du cimetière où les débris de marbre et les pas des promeneurs empêchent l'herbe de croître. Au reste, rien d'austère ni de religieux dans ces lieux habités des morts et livrés à tout flâneur.

On y remarque trois genres de pierres tumulaires ; celles des hommes coiffées d'un turban ou tarbouck, celles des femmes modestement terminées en pointe, et celles des vierges surmontées d'une sorte de pignon. Un grand nombre gisent séparées de leurs turbans ; ce sont celles des janissaires morts avant le terrible massacre ordonné par Mamouth [Mahmut II] qui, après avoir tranché le tronc aux corps d'hommes vivants, le trancha aussi à ces corps de pierre.

Je travaille beaucoup et aussi sérieusement qu'on le peut en voyage. Voici le titre attrayant de quelques-uns de mes dessins : Tour de Galata, bords du Bosphore à Terapia, Eaux douces d'Asie, Fontaine turque, etc. Ces noms promettent beaucoup ; mais, comme tout ce qui promet, ils ne tiennent pas. Je ne puis parvenir à donner à ce que je fais un aspect agréable, séduisant ; je le voudrais pourtant un peu pour la satisfaction de tout un chacun. Pour ceux surtout qui ne regardent que des yeux les choses d'art où la pensée doit être le principal élément." (p. 2-3)


Xavier Hommaire de Hell, Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846, 1847 et 1848, tome I, première partie, Paris, P. Bertrand, 1854 :


"Nous arrivâmes à Constantinople dans le courant de juillet [1846], après une traversée de douze jours qui nous permit de visiter, en passant, Naples, Malte, Athènes et Smyrne. Dans une telle saison et avec un tel itinéraire, ce voyage devient une des plus charmantes parties de plaisir que l'on puisse faire. Aussi les pyroscaphes qui sillonnent en tous sens la Méditerranée amènent-ils a Constantinople de nombreux voyageurs de tous les points du monde.

En 1836, lors de notre premier voyage en Orient, quelques Anglais, quelques Russes, quelques négociants autrichiens, alimentaient seuls les deux hôtels de Péra qui se soutenaient à grand'peine. De cette époque date seulement la navigation à vapeur sur la Méditerranée, et ses progrès ont été si rapides, que des milliers d'étrangers affluent maintenant dans toutes les échelles du Levant, presque en toute saison. Aussi de nombreux établissements européens, parmi lesquels figurent en première ligne de beaux hôtels, des magasins de modes, de parfumerie, de meubles, de quincaillerie, de pâtisserie, répondent ils amplement aux besoins nouveaux de la colonie européenne, qui a presque doublé dans ces derniers temps.

Quiconque a vu Constantinople il y a dix ans, et le revoit aujourd'hui, ne peut manquer d'être vivement frappé du remarquable changement qu'ont subi les mœurs et le caractère des Turcs. Jusqu'alors, la religion, les idées, l'orgueil et les préjugés nationaux, avaient été une barrière si puissante contre la civilisation européenne, que les progrès de cette dernière restaient nuls, malgré les fréquents rapports de commerce et de diplomatie établis entre l'Occident et l'Orient. Comment se fait-il donc qu'aujourd'hui les Turcs, oubliant les préceptes du Coran, et leur orgueil, et leur indolence asiatique, se sentent un si impérieux besoin d'imiter ces giaours, objets naguère de leur profond mépris ?

C'est qu'ils ont compris que le règne du sabre est passé, et que s'ils veulent jouer un rôle quelconque dans ce monde, ils doivent se faire place au soleil de l'intelligence. Nouvelle chrysalide, la Turquie se dépouille enfin de son enveloppe de vieux abus, de vieilles routines, de fatals préjugés dont elle s'est fait si longtemps un rempart contre l'influence européenne ; néanmoins, en divorçant ainsi avec le passé, elle adopte peut-être avec trop de précipitation ce qui est le plus antipathique à son caractère national. Mais laissons de côté cette grave question, qui sera plus largement traitée dans le courant de l'ouvrage, et envisageons pour le moment la Turquie sous le point de vue pittoresque, ce qui nous donnera toute latitude pour critiquer à notre aise la tendance des Turcs à s'européaniser.

Du train qu'y va ce peuple, Constantinople finira par perdre toute son originalité. Déjà la plupart de ses bazars ne renferment que des marchandises de l'Occident, et si l'on veut retrouver quelques vestiges de l'ancien luxe oriental, on n'a d'autre ressource que le Bezestein, ouvert seulement depuis neuf heures jusqu'à midi.

Mais, chose plus grave encore, les divans, qui jouaient un si grand rôle dans la vie orientale, disparaissent de jour en jour des grands konaks (palais) ; la cigarette détrône le tchibouk ; les riches étoffes de Damas, d'Alep et de Brousse, font place aux toiles peintes et aux guingans dont la Suisse et l'Angleterre inondent les bazars de Stamboul ; les têtes rasées se recouvrent peu à peu de beaux cheveux noirs, et enfin le sultan, le padischa lui-même, se fait construire de solides palais de marbre et de pierre.

Péra, ce faubourg si pittoresque, prend insensiblement la physionomie vulgaire des villes d'Europe. (...)

En voyant tous ces changements, ne doit-on pas craindre que les Turcs, possédés comme ils le sont actuellement de la fièvre d'imitation, n'aient plus qu'un profond mépris pour leurs frêles et gracieux palais, et que ceux-ci ne disparaissent emportés par le tourbillon de la réforme ? Heureusement pour les touristes, Constantinople ne peut être aussi facilement renouvelée. Les incendies auront beau la balayer, il faudra du temps encore, avant que les milliers de délicieux konaks qui la décorent soient remplacés par de tristes maisons de pierre. Et d'ailleurs, pour conserver sa suprématie sur tous les lieux du monde, il lui restera toujours son Bosphore, ses mers, son beau ciel, son admirable situation ; tout ce que la nature lui a accordé et que les hommes ne peuvent lui ravir.

Dans les changements qui s'opèrent ici, les lois du Coran sont fort peu respectées. Déjà bien des esprits forts ne sauvent même plus les apparences. Ils vont au spectacle, boivent du vin, parlent femmes, mangent quand il faut jeûner, et présentent dans leur conduite une perpétuelle contradiction avec l'esprit de leur pays.

On comprend sans peine qu'il n'est ici question que de la génération actuelle, celle qui va étudier les belles manières à Londres et à Paris. Maintenant on peut dire la jeune Turquie, comme on dit la jeune France, la jeune Allemagne, la jeune Italie, etc., ce qui prouve que tous les vieux Etats ressentent plus ou moins le besoin de se rajeunir.


La Turquie, plus que tout autre y doit sans doute éprouver la nécessité de sortir de l'état stationnaire où elle est restée si longtemps. Mais est-il nécessaire qu'elle se jette à corps perdu dans la réforme, pour arriver au progrès et à des idées en harmonie avec les tendances de l'époque ? Qu'elle emprunte à nos lois, à nos institutions, à nos découvertes, à notre industrie, tout ce qui peut l'éclairer, la faire sortir de la funeste ornière des préjugés et de l'ignorance ; mais qu'elle reste fidèle aux habitudes simples, calmes et dignes des anciens Osmanlis ; qu'elle conserve surtout une nationalité qui la rendra non la pâle imitatrice, mais l'égale des autres peuples.

Dans la lutte incessante des idées du jour avec celles de jadis, on ne peut s'empêcher de sourire en voyant de quelle manière les Turcs comprennent la civilisation. Ils croient, en adoptant nos usages, nos meubles et jusqu'à nos travers, se mettre à notre niveau, comme si l'apparence suffisait pour constituer le fond. L'amour des pendules, des pianos et des voitures est porté chez eux à un haut degré. Tel pacha, qui a longtemps habité Paris, a dans son konak plusieurs pianos sur lesquels il tape sans savoir une note de musique ; tel autre se donne des airs légers, pose crânement son fez sur l'oreille et lorgne toutes les femmes. J'en connais un qui, chaque soir, fait une promenade sentimentale au petit champ des morts, non pour méditer sur les tombeaux, mais pour apercevoir une jeune et belle chrétienne qui se tient coquettement à sa croisée.

Il y a quelques années, le seul véhicule d'usage dans le pays était l'antique arabas, traîné par des bœufs au pas majestueux, à la tête ornée de miroirs et de glands aux vives couleurs ; mais aujourd'hui, une foule de voitures de toutes formes circulent dans les rues et sur les promenades, transportant les coquettes beautés des harems, partout où elles peuvent trouver des admirateurs.

Mais le voile, le manteau, la jalousie musulmane !... On va s'en faire une idée. D'abord le iachmak (voile) est tellement transparent, et arrangé d'une si habile façon, que loin de cacher la beauté d'une femme, il ne sert qu'a la faire ressortir. Nulle coiffure n'est plus séduisante que cette mousseline légère dont les plis encadrent gracieusement le cou sans en dissimuler les contours.

Le manteau, ou féredjé, s'ouvre avec tant de facilité au moindre mouvement, se prête à tant d'indiscrtions, et donne quelque chose de si mystérieux à une beauté turque, que, sans nul doute, elle perdrait beaucoup à l'échanger contre tout autre vêtement.


Quant à la jalousie, c'est la plus grande des chimères, attendu qu'aucun peuple ne laisse plus de liberté d'action aux femmes que le peuple ottoman [sic]. Entre mille preuves que je pourrais citer à l'appui de cette opinion, je demanderai simplement à tout mari européen un peu amoureux, s'il serait bien aise de voir sa femme s'absenter la journée entière du logis, sans avoir le droit de la suivre ; et de se trouver exclus de la chambre à coucher pendant un temps indéterminé, sous prétexte que Madame reçoit ses amies.

Eh bien ! le Turc se résigne très philosophiquement à cet usage, et, pour aucune raison, ne saurait se montrer dehors avec sa femme. Cette dernière peut donc, à l'abri sous son iachmack transparent, et son féredjé indiscret aller partout, coquette et provocante, sans avoir à craindre aucune surveillance jalouse. N'importe à quelle heure et dans quel endroit l'on se trouve, toujours on est certain de rencontrer des femmes turques s'en allant à l'aventure, sans qu'aucun motif sérieux les retienne hors du logis, car ici la femme n'exerce point d'état qui la force à sortir, de quelque humble condition qu'elle soit. Tous les soins du ménage reposent donc sur le mari, le seul pourvoyeur de la maison : c'est lui qui va chez le boulanger, chez le boucher, chez l'épicier, et qui doit fournir tout l'argent nécessaire au ménage, la femme ne se préoccupant jamais d'aucun soin matériel. C'est encore au mari à soigner les enfants, et il s'en acquitte généralement d'une manière touchante. Rien ne peut se comparer à l'affection qu'a le Turc pour sa progéniture. J'ai souvent observé de beaux vieillards à barbe blanche, faisant leur kief [sieste] à l'ombre des platanes, en compagnie de leurs enfants. Peu de mères auraient des soins plus délicats, une tendresse plus attentive. Il faut aussi convenir que les enfants de cette nation ont rarement la mutinerie capricieuse des nôtres. Cela tient sans doute à leur éducation première autant qu'à leur nature. Dès leur bas âge, il y a chez eux une douceur et une gravité enfantines qui rendent leur présence peu incommode.

Sans doute, il se passe encore au fond des harems des drames sanglants dont il est difficile de pénétrer le mystère. Ainsi, peu de jours après notre arrivée, on s'entretenait beaucoup d'une jeune femme turque trouvée au milieu de débris d'incendie, la poitrine hachée de plusieurs coups de sabre. Mais ceci se com- prend avec l'impunité qu'a le Musulman à satisfaire ses sentiments de vengeance, toute autorité étrangère s'arrêtant au seuil de son harem. La coquetterie croissante des femmes turques et leurs intrigues avec les Francs doivent nécessairement donner lieu de temps à autre à d'horribles actes de vengeance. Mais quel pays est exempt de pareilles aventures ?

S'il y a quelque chose à critiquer, dans le mouvement actuel de la Turquie, il faut convenir toutefois que son désir d'imiter l'Europe finira par produire d'excellents résultats. Déjà de grandes réformes et d'utiles améliorations ont marqué le règne d'Abdul-Medjid. Avec l'ignorance disparaît chaque jour cet orgueil excessif, trait dominant du caractère turc.

Si l'on pouvait juger de la civilisation d'un pays par le nombre de ses écoles et de ses établissements publics, nul ne paraîtrait plus en voie de progrès que celui-ci. Ecole polytechnique, école du génie, école industrielle, école de dessin, école de médecine, école normale, école d'agriculture, fermes modèles, musées, etc., etc., que manque-t-il, en apparence, à ce pays, pour être au niveau des autres ? Sans doute, les professeurs sont rares, et les fonds insuffisants pour subvenir à tant de dépenses. Mais tout cela s'arrangera avec le temps. Non seulement le besoin d'instruction remue fortement la nouvelle génération, mais les ulémas eux-mêmes, ces apôtres du fanatisme et de l'ignorance, se mêlent aussi au mouvement général. Plusieurs commencent leur éducation à l'Ecole polytechnique, et vont l'achever à Paris, où ils apprennent beaucoup trop de choses pour rester de fidèles croyants.

Les idées religieuses se sont singulièrement modifiées depuis qu'on apprend à penser. Chacun sait que le dessin et la sculpture reproduisant des figures humaines ont toujours passé pour un crime aux yeux des Turcs : aussi n'aperçoit-on sur les places, non plus qu'à l'extérieur et à l'intérieur des monuments, aucun profil humain, aucun buste peint ou sculpté. La collection de portraits des sultans continuée pour chacun d'eux jusqu'à Abdul-Medjid, et qui se trouve dans le Vieux-Sérail, est la seule infraction à cette loi de Mahomet, semblable, sous ce rapport, à celle de Moïse. Et cependant aujourd'hui, le dessin est envisagé par le gouvernement turc comme une des études les plus essentielles à la jeunesse, et une école spéciale a commencé de former les jeunes Musulmans à cet art si réprouvé, il y a à peine quelques années.

Naturellement la presse est le grand moteur qui met en mouvement toutes ces intelligences avides de savoir. A part le nombre infini de journaux européens lus à Constantinople, plusieurs imprimeries fonctionnent jour et nuit, pour alimenter le besoin toujours croissant de publications qui se fait sentir dans tous les esprits. Constantinople possède deux journaux français, trois en langue turque, trois en arménien, deux en grec ; plus, un indicateur byzantin, et la Jurisprudenza bizantina, en italien, ainsi que les Annales de la conférence de saint Vincent-de-Paul, en français. Quand j'aurai ajouté qu'il a été fait diverses traductions d'œuvres littéraires, et que Sami-Effendi, ministre turc en Russie, a écrit ses Impressions de voyage, comme tel touriste anglais ou français, n'aurai-je pas donné l'idée la plus complète des progrès de la civilisation dans ce pays ?

Certains esprits rétrogrades trouvent que cette civilisation convient peu aux Musulmans, et que, loin de leur être profitable, elle ne fera que rendre leur chute plus certaine, en les dépouillant des qualités qui les ont élevés jadis à un si haut point de grandeur.

A cela je répondrai : autre temps, autres mœurs. Aujourd'hui, les Turcs auraient beau avoir l'humeur conquérante, je les défie bien de gagner un pouce de terrain aux Etats de l'Europe. Et d'ailleurs, il faut envisager cette question au point de vue humanitaire, et nul doute qu'à cet égard, ce peuple n'ait fait d'heureux progrès. La vie d'un homme est maintenant comptée pour quelque chose et ne dépend plus du caprice d'un janissaire ou d'un pacha. De nouvelles institutions donnent aux sujets ottomans une sécurité parfaite pour leur vie, leur honneur et leurs biens. Un mode régulier de prélever les impôts met obstacle a l'avidité des gouverneurs de provinces, et encourage le Turc à la culture des champs. Aussi qu'arrive-t-il ? Que ce peuple, qui se regardait encore hier comme campé en Europe, devient agriculteur et fait déjà par ses produits une concurrence redoutable aux blés de la Russie et de la Moldavie. Ce sont des faits qui parlent plus haut que tous les raisonnements possibles. Il est difficile de supposer qu'une plus grande prospérité dans l'empire, plus de sécurité et de bien-être dans les populations, beaucoup d'abus complètement détruits, moins d'orgueil et de préjugés, puissent porter un coup si fatal aux destinées de ce pays." (p. 110-121)

"On peut partager le littoral que je viens de parcourir en trois parties bien distinctes, autant par leur topographie maritime que par le développement des populations, et par leurs ressources industrielles et commerciales.

La première s'étend entre le Bosphore et le golfe de Bourgas. Elle est composée, sur toute sa longueur, de côtes tellement inaccessibles et de régions montueuses si peu favorisées au point de vue agricole, qu'il n'y a nullement à espérer qu'un jour elle puisse sortir de sa position actuelle, c'est-à-dire produire autre chose que du combustible.

La seconde, comprise entre Bourgas et le promontoire de Kalagriah, présente au contraire le plus grand intérêt. Il s'y développe, tant au nord qu'au sud de la branche orientale des monts Balkans, une suite de régions basses, admirablement propres à l'agriculture, et possédant les meilleurs ports de la côte occidentale du Pont-Euxin. Aussi ces contrées, depuis les réformes qui déclarèrent, il y a peu d'années, la liberté agricole et l'abolition des monopoles dans l'empire ottoman, sont-elles en véritable progrès. De mauvais villages ont été soudain transformés en échelles commerciales d'une haute importance ; et l'on voit successivement apparaître dans les bulletins de la navigation, a côté de Varna, les noms complètement inconnus jusqu'alors, de Bourgas, Baltchik, Messemvria et Ankialou. En 1841, deux capitaines de navire ont l'idée de porter du sel à Bourgas et d'y opérer un chargement de blé. Quatre ans plus tard, la même ville exportait, en céréales, 350,000 charges pour Marseille ; Varna en exportait 650,000 et Baltchik 250,000. Il n'a donc fallu qu'un peu de sécurité dans les transactions pour donner un élan général à toutes ces populations, et les faire participer au grand mouvement commercial de notre époque. Remarquons, en passant, que les Turcs sont tout aussi laborieux que les Bulgares. Ils forment, en dépit de bien des notes et rapports statistiques, un bon tiers des travailleurs. C'est aussi parmi eux que sont choisis la plupart des courtiers servant d'intermédiaires entre les producteurs et les négociants. Ne doit-on pas reconnaître le point de départ d'une révolution extrêmement salutaire pour l'avenir des musulmans ? Ce ne sont plus ces conquérants de passage, ne faisant que camper en Europe. Leur rôle au milieu des races qu'ils ont vaincues n'est plus anormal. Quels arguments peuvent tenir contre cette vigoureuse population labourant le sol, charriant ses produits jusqu'à cinquante lieues de distance, et s'élançant avec confiance dans la voie nouvelle qui vient de lui être ouverte ?

Enfin la troisième région, qui concerne plus particulièrement le bassin du Danube, présente de telles ressources agricoles et commerciales à l'empire ottoman, qu'il est presque inutile de s'appesantir sur le rôle qu'elle est appelée à jouer dans un avenir prochain." (p. 181-183)


Xavier Hommaire de Hell, ibid., tome I, deuxième partie, 1855 :


"Il faut pourtant que je dise quelques mots du pain que nous mangeons depuis Trébizonde, car il vaut bien la peine d'une description particulière. Il se compose de galettes de 1 mètre de longueur sur 20 à 30 centimètres de largeur et 4 à 5 millimètres d'épaisseur, lesquelles galettes sont formées de farine de noisettes et de froment, et ne se fabriquent que tous les trois ou quatre mois, quand la provision est épuisée. On les suspend au grenier à des tiges de fer, comme des rangs d'oignons, et leur dureté devient telle qu'il faut les tremper dans l'eau quand on veut s'en servir. Voilà le pain détestable auquel tout voyageur est condamné dans ces magnifiques contrées. Notre Arménien [son hôte à Eğin (actuelle Kemaliye), dans la région d'Erzincan] prétend que c'est à la cherté du bois qu'il faut attribuer cette singulière fabrication.

Dans la visite que me fait le mudir
[chef de district], j'apprends que la famille de notre hôte [un banquier] est la plus considérée du pays depuis nombre d'années, ce qui m'exaspère doublement contre ses façons d'agir. Aujourd'hui même, il a le courage de venir présider à notre dîner, composé d'une mauvaise soupe et d'un rôti desséché, comme s'il nous traitait de la manière la plus splendide.

Dans ces lointaines contrées, si l'on est volé, si l'on éprouve des ennuis, des contrariétés, ce ne sera jamais de la part des musulmans, mais bien de celle des chrétiens.
Nous faisons sur leur triste situation parmi les barbares, de longs discours à la Chambre ; nous nous apitoyons sur leur destinée, nous votons des fonds pour les secourir !... Cette façon de juger l'Orient était bonne au moyen âge, quand on vivait sous l'empire de l'ignorance et des préjugés ; mais aujourd'hui ce ne sont pas les intérêts des chrétiens qu'il faut défendre, ce sont ceux des peuples musulmans, bien plus en péril. Telle est la voie politique que nous devrions suivre, et que je chercherai à faire prédominer à mon retour en France. Je connais déjà les Grecs et les Arméniens ; il ne me reste plus qu'à apprécier la valeur morale des Maronites, dont on se préoccupe tant, et qui, vus de près, sans aucun esprit de système, pourront bien également perdre de leur prestige." (p. 406-407)

"En voyant la conduite de la France dans toutes les questions relatives à l'Egypte, à la Grèce et au pachalik de Tunis, je me demande souvent quelles peuvent être les vues de notre gouvernement quand il agit comme il le fait, car je ne trouve dans ses actes qu'ineptie, absence de toute logique et profonde ignorance des intérêts nationaux. Quels sont en définitive les ennemis que la France peut avoir à redouter dans le cas d'une conflagration générale ? Evidemment ce sont les Russes sur terre et sur mer, et les Anglais sur mer ; dans, l'un ou l'autre cas, quelle alliance nous serait la plus profitable ? Le simple bon sens indique tout d'abord la Turquie, qui peut nous offrir une flotte déjà puissante, les moyens d'anéantir le commerce de la Russie méridionale et de donner la main à toutes ces populations vaincues, mais non soumises, qui sont impatientes de secouer le joug moscovite. La Turquie nous serait également d'une immense ressource contre l'Angleterre, en mettant de notre côté les populations méditerranéennes, qui désirent vivement une union sérieuse avec la France. En face de pareilles éventualités, notre gouvernement n'aurait qu'une voie politique et rationnelle à suivre, celle d'étendre de tout son pouvoir notre influence en Orient et dans tous les bassins de la Méditerranée et de la mer Noire. Au lieu de cela, nous vivons au jour le jour, à la remorque des événements, désavouant aujourd'hui ce que nous avons fait hier, n'ayant aucun but arrêté, aucune prévision d'avenir ; nous soulevons le pacha d'Egypte, le bey de Tunis, au lieu de nous réunir à la Porte, qui implore notre appui ; nous défendons obstinément une mauvaise cause en Grèce, et nous profitons de toutes les occasions pour mécontenter le gouvernement turc, qui a toujours montré tant de sympathie pour la France. Ces réflexions, que l'on considérera peut-être comme une simple boutade, doivent venir naturellement à l'esprit de tout voyageur qui sera en mesure d'étudier ce pays et la cause des révolutions sociales dont il a déjà été le théâtre. Telle question presque inaperçue pour les indifférents, peut être grosse d'événements et remuer le monde : la Turquie toute pacifique qu'elle est aujourd'hui, garde encore dans ses veines quelques gouttes de ce vieux sang d'Othman qui l'a rendue si longtemps victorieuse, et, je le répète, en cas de conflagration, la France doit confondre ses intérêts avec ceux de la Porte." (p. 482-484) 


Sur les peintres orientalistes : L'orientalisme romantique dans la peinture : Théodore Géricault et Eugène Delacroix

Frédéric Goupil-Fesquet

Osman Hamdi Bey : un génie éclectique ottoman

Voir également : Auguste Comte

Henri Martin (historien)

Pierre Laffitte (philosophe positiviste)

Elisée Reclus

Gustave Le Bon 

 

jeudi 10 novembre 2022

Gérard de Nerval



Grande figure de la littérature romantique, ami de Théophile Gautier, l'écrivain et poète Gérard de Nerval est parti pour l'Orient en décembre 1842, et y a passé l'année 1843. Compte tenu de ses inclinations pour le néo-paganisme ("Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours"), il était tout naturel qu'il manifestât un vif intérêt pour les réminiscences païennes au sein de la culture turque.


Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, Paris, Charpentier, 1851 :


"Ici je ferme une période un peu longue pour ouvrir une parenthèse utile. J'ai confondu plus haut Syros avec Scyros. Faute d'un c cette île aimable perdra beaucoup dans mon estime ; car c'est ailleurs décidément que le jeune Achille fut élevé parmi les filles de Lycomède, et, si j'en crois mon itinéraire, Syra ne peut se glorifier que d'avoir donné le jour à Phérécyde, le maître de Pythagore et l'inventeur de la boussole... Que les itinéraires sont savants !

On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l'église ; et je m'assieds, en attendant, sur le rebord de la terrasse, au milieu d'une troupe d'enfants bruns et blonds comme partout, mais beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que le marbre ne peut rendre et dont la peinture ne peut fixer l'éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sultanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue chevelure tordue sur les épaules, voilà ce que Syra produit toujours à défaut de fleurs et d'arbustes ; cette jeunesse sourit encore sur le sol dépouillé... N'ont-ils pas dans leur langue aussi quelque chanson naïve correspondant à cette ronde de nos jeunes filles, qui pleure les bois déserts et les lauriers coupés ? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux et que ses lauriers se sont épuisés à couronner le front de ses marins !... N'as-tu pas été aussi le grand nid des pirates, ô vertueux rocher ! deux fois catholique, latin sur la montagne et grec sur le rivage : et n'es-tu pas toujours celui des usuriers ?

Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l'indépendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous pavillon turc, s'emparaient de ceux que l'Europe avait envoyés porter des secours d'argent et d'armes à la Grèce ; puis, sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les provisions à leurs frères de Morée ou de Chio ; quant à l'argent, ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne garantie à la cause de l'indépendance, et conciliaient ainsi leurs habitudes d'usuriers et de pirates avec leurs devoirs d'Hellènes. Il faut dire aussi qu'en général la ville haute tenait pour les Turcs par suite de son christianisme romain. Le général Fabvier [philhellène], passant à Syra, et se croyant au milieu des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné... Peut-être eût-on voulu pouvoir vendre aussi à la Grèce reconnaissante le corps illustre du guerrier.

Quoi ! vos pères auraient fait cela, beaux enfants aux cheveux d'or et d'ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau ?
Non ! j'aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu'on reproche à votre race doit être attribué à ce ramas d'étrangers sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, ce carrefour de l'Archipel. Et, d'ailleurs, le calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté..." (p. LXXX-LXXXI)

" « Istamboldan ! ah ! yélir firman !
Yélir, yélir, Istamboldan ! »

C'était une voix grave et douce, une voix de jeune homme blond ou de jeune fille brune, d'un timbre frais et pénétrant, résonnant comme un chant de cigale altérée à travers la brume poudreuse d'une matinée d'Egypte. J'avais entr'ouvert, pour l'entendre mieux, une des fenêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait, hélas ! sur une côte aride ; nous étions loin déjà des plaines cultivées et des riches palmeraies qui entourent Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de la nuit, nous avions atteint en peu de temps le rivage d'Esbeh, qui est l'échelle maritime et l'emplacement primitif de la ville des croisades. Je m'éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé par les vagues, et ce chant continuait à résonner par intervalles comme venant d'une personne assise sur la grève, mais cachée par l'élévation des berges. Et la voix reprenait encore avec une douceur mélancolique :

« Kaïkélir ! Istamboldan !...
Yélir, yélir, Istamboldan ! »

Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans un langage nouveau pour moi, qui n'avait plus les rauques consonances de l'arabe ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c'était l'annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages ; j'entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, et, l'avouerai-je ? ce contraste avec la nature monotone et brûlée de l'Egypte m'attirait invinciblement. Quitte à pleurer les bords du Nil, plus tard, sous les verts cyprès de Péra, j'appelais, au secours de mes sens amollis par l'été, l'air vivifiant de l'Asie. Heureusement, la présence, sur le bateau, du janissaire [sic : un kavas albanais] que notre consul avait chargé de m'accompagner m'assurait d'un départ prochain.

On attendait l'heure favorable pour passer le boghaz, c'est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve, et une djerme chargée de riz, qui appartenait au consul, devait nous transporter à bord de la Santa-Barbara, arrêtée à une lieue en mer.

Cependant la voix reprenait :

« Ah ! ah ! ah ! drommatina !
Drommatina dieljédélim !... »

Qu'est-ce que cela peut signifier ? me disais-je. Cela doit être du turc, et je demandai au janissaire s'il comprenait. « C'est un dialecte des provinces, répondit-il ; je ne comprends que le turc de Constantinople ; quant à la personne qui chante, ce n'est pas grand'chose de bon : un pauvre diable sans asile, un banian ! »

J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l'homme qui remplit des fonctions serviles à l'égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l'indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j'apercevais un jeune homme nonchalamment couché au milieu d'une touffe de roseaux secs. Tourné vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je recueillais aisément les paroles, ramenées par de nombreux, refrains :

« Déyouldoumou ! bourouldoumou !
Ali-Osman yadjénamdah ! »

Il y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une grâce d'intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gens, et qu'on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. Et puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappelaient nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec la puissance du contraste et de l'inattendu ; quelque chose de pastoral et d'amoureusement rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en voyelles et cadencés comme des chants d'oiseau. C'est peut-être, me disais-je, quelque chant d'un pasteur de Trébizonde ou de la Marmarique. Il me semble entendre des colombes qui roucoulent sur la pointe des ifs ; cela doit se chanter dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclairent de reflets d'argent les sombres rameaux du mélèze, où les roses fleurissent sur de hautes charmilles, où les chèvres se suspendent aux rochers verdoyants comme dans une idylle de Théocrite." (p. 279-281)

"Ainsi, pour les Orientaux, c'est toujours une chose grave que de tuer un animal. Il n'est permis de le faire que pour sa nourriture expressément, et dans des formes qui rappellent l'antique institution des sacrifices. On sait qu'il y a quelque chose de pareil chez les israélites : les bouchers sont obligés d'employer des sacrificateurs (schocket) qui appartiennent à l'ordre religieux, et ne tuent chaque bête qu'en employant des formules consacrées. Ce préjugé se trouve avec des nuances diverses dans la plupart des religions du Levant. La chasse même n'est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition des dégâts causés par elles. La chasse au faucon était pourtant, à l'époque des califes, le divertissement des grands, mais par une sorte d'interprétation qui rejetait sur l'oiseau de proie la responsabilité du sang versé. Au fond, sans adopter les idées de l'Inde, on peut convenir qu'il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne tuer aucun animal sans nécessité. Les formules recommandées pour le cas où on leur ôte la vie, par le besoin de s'en faire une nourriture, ont pour but sans doute d'empêcher que la souffrance ne se prolonge plus d'un instant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheureusement impossible.

L'Arménien [le "chanteur" dont il était question précédemment] me raconta à ce sujet que, du temps de Mahmoud [Mahmut II], Constantinople était tellement remplie de chiens, que les voitures avaient peine à circuler dans les rues : ne pouvant les détruire, ni comme animaux féroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina de les exposer dans des îlots déserts de l'entrée du Bosphore. Il fallut les embarquer par milliers dans des caïques ; et, au moment où, ignorants de leur sort, ils prirent possession de leurs nouveaux domaines, un iman leur fit un discours, exposant que l'on avait cédé à une nécessité absolue, et que leurs âmes, à l'heure de la mort, ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyants ; que, du reste, si la volonté du ciel était qu'ils fussent sauvés, cela arriverait assurément. Il y avait beaucoup de lapins dans ces îles, et les chiens ne réclamèrent pas tout d'abord contre ce raisonnement jésuitique ; mais, quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils poussèrent de tels gémissements, qu'on les entendait de Constantinople. Les dévots, émus de cette lamentable protestation, adressèrent de graves remontrances au sultan, déjà trop suspect de tendances européennes, de sorte qu'il fallut donner l'ordre de faire revenir les chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés dans tous leurs droits civils." (p. 300-301)


Gérard de Nerval, ibid., tome II :

"(...) il [Abdülmecit Ier] descendit de voiture sur le quai du Fanar, — car on ne peut passer en voiture sur le pont de bateaux qui traverse la Corne d'Or à l'un de ses points les plus rétrécis. Deux arches assez hautes y sont établies pour le passage des barques. Il monta à cheval, et, arrivé sur l'autre bord, se dirigea par les sentiers qui côtoient les murs extérieurs de Galata, à travers le petit champ des Morts, ombragé de cyprès énormes, gagnant ainsi la grande rue de Péra. Les derviches l'attendaient rangés dans leur cour, où il nous fut impossible de pénétrer. C'est dans ce téké ou couvent que se trouve le tombeau du fameux comte de Bonneval, ce renégat célèbre qui fut longtemps à la tête des armées turques et lutta en Allemagne contre les armées chrétiennes. Sa femme, une Vénitienne qui l'avait suivi à Constantinople, lui servait d'aide de camp dans ses combats.

Pendant que nous étions restés arrêtés devant la porte du téké, un cortège funèbre, précédé par des prêtres grecs, montait la rue, se dirigeant vers l'extrémité du faubourg. Les gardes du sultan ordonnèrent aux prêtres de rétrograder, parce qu'il se pouvait qu'il sortît d'un moment à l'autre, et qu'il n'était pas convenable qu'il se croisât avec un enterrement. Il y eut quelques minutes d'hésitation. Enfin l'archimandrite, qui, avec sa couronne de forme impériale et ses longs vêtements byzantins brodés de clinquant, semblait fier comme Charlemagne, adressa vivement des représentations au chef de l'escorte ; puis, se retournant, l'air indigné, vers ses prêtres, il fit signe de la main qu'il fallait continuer la marche, et que, si le sultan avait à sortir dans ce moment-là, ce serait à lui d'attendre que le mort fût passé.

Je cite ce trait comme un exemple de la tolérance qui existe à Constantinople pour les différents cultes." (p. 161-162)

"Il ne faut pas croire, d'après ces coiffures qui distinguent encore chaque race, dans le peuple surtout, que la Turquie soit autant qu'autrefois un pays d'inégalité. Jadis les chaussures, comme les bonnets, indiquaient la religion de tout habitant. Les Turcs seuls avaient droit de chausser la botte ou la babouche jaune ; les Arméniens la portaient rouge, les Grecs bleue, et les juifs noire. Les costumes éclatants et riches ne pouvaient également appartenir qu'aux musulmans. Les maisons mêmes participaient à ces distinctions, et celles des Turcs se distinguaient par des couleurs vives ; les autres ne pouvaient être peintes que de nuances sombres. Aujourd'hui, cela a changé : tout sujet de l'empire a le droit d'endosser le costume presque européen de la réforme, et de se coiffer du fezzi rouge, qui disparaît en partie sous un flot de soie bleue, assez fourni pour avoir l'air d'une chevelure azurée.

C'est ce dont je fus convaincu en voyant un grand nombre de gens qui se dirigeaient ainsi vêtus, à pied ou à cheval, vers la promenade européenne de Péra, peu fréquentée par les Turcs véritables. Les bottes vernies ont aussi fait disparaître, pour la plupart des tchélebys (élégants) de toute race, l'ancienne inégalité des chaussures. Seulement, il faut remarquer que le fanatisme se montre plus persistant chez les rayas que chez les musulmans. L'habitude ou la pauvreté n'influe pas moins d'un autre côté sur la conservation des anciens vêtements qui classifient les races.

Mais qui croirait encore Constantinople intolérante en admirant l'aspect animé de la promenade franque ? Les voitures de toute sorte se croisent avec rapidité à la sortie du faubourg, les chevaux caracolent, les femmes parées se dirigent çà et là vers un bois qui descend à la mer, ou, sur la gauche, vers la route de Buyukdéré, où sont les maisons de plaisance des négociants et des banquiers. Si vous allez droit devant vous, vous arrivez en quelques pas à un sentier creux bordé de buissons, ombragé de sapins et de mélèzes, et d'où, par éclaircies, vous apercevez la mer et l'embouchure du détroit entre Scutari et la pointe du sérail qui termine Stamboul. La tour de Léandre, que les Turcs appellent la tour de la Fille, s'élève entre les deux villes, au centre du bras de mer qui se prolonge comme un fleuve à votre gauche. C'est une étroite construction carrée posée sur un rocher, et qui semble de loin une guérite de sentinelle ; au delà, les îles des Princes se dessinent vaguement à l'entrée de la mer de Marmara.

Je n'ai pas besoin de dire que ce bois si pittoresque, si mystérieux et si frais est encore un cimetière. Il faut en prendre son parti, tous les lieux de plaisir à Constantinople se trouvent au milieu des tombes. Voyez, à travers les massifs d'arbres, de blancs fantômes qui se dressent par rangées, et qu'un rayon de soleil dessine nettement çà et là ; ce sont des cippes en marbre blanc de la hauteur d'un homme, ayant pour tête une boule surmontée d'un turban ; quelques-uns sont peints et dorés pour compléter l'illusion ; la forme du turban indique le rang ou l'antiquité du défunt. Quelques-uns ne sont plus à la dernière mode. Plusieurs de ces pierres figuratives ont la tête cassée : c'est qu'elles surmontaient des tombes de janissaires, et, à l'époque où cette milice fut détruite, la colère du peuple ne s'arrêta pas aux vivants, on alla dans tous les cimetières décapiter aussi les monuments des morts.

Les tombes des femmes sont également surmontées de cippes, mais la tête y est remplacée par une rosace d'ornements représentant en relief des fleurs sculptées et dorées. Ecoutez aussi les rires bruyants qui résonnent sous ces arbres funèbres ; ce sont des veuves, des mères et des sœurs qui se réunissent en famille près des tombes d'êtres aimés.

La foi religieuse est si forte dans ce pays, qu'après les pleurs versés au moment de la séparation, personne ne songe plus qu'au bonheur dont les défunts doivent jouir au paradis de Mahomet. Les familles font apporter leur dîner près de la tombe, les enfants remplissent l'air de cris joyeux, et l'on a le soin de faire la part du mort et de la placer dans une ouverture ménagée à cet effet devant chaque tombeau. Les chiens errants, présents d'ordinaire à la scène, conçoivent l'espérance d'un souper prochain, et se contentent, en attendant, des restes du dîner que les enfants leur jettent. Il ne faut pas croire non plus que la famille pense que le mort profitera de l'assiettée de nourriture qui lui est consacrée ; mais c'est une vieille coutume qui remonte à l'antiquité. Autrefois, des serpents sacrés se nourrissaient de ces offrandes pieuses ; mais, à Constantinople, les chiens aussi sont sacrés.

En sortant de ce bois, qui tourne autour d'une caserne d'artillerie, bâtie dans de vastes proportions, je me retrouvai sur la route de Buyukdéré. Une plaine inculte couverte de gazon s'étend devant la caserne ; là, j'assistai à une scène qui ne peut être séparée de ce qui précède ; quelques centaines de chiens se trouvaient réunis sur l'herbe, exhalant des plaintes d'impatience. Peu de temps après, je vis sortir des canonniers qui portaient, deux par deux, d'énormes chaudrons, au moyen d'une longue perche pesant sur leurs épaules. Les chiens poussèrent des hurlements de joie. A peine les chaudrons furent-ils déposés à terre, que ces animaux s'élancèrent sur la nourriture qu'ils contenaient ; et l'occupation des soldats était de diviser le trop grand encombrement qu'ils formaient au moyen des perches qu'ils avaient gardées. « C'est la soupe que l'on sert aux chiens, me dit un Italien qui passait ; ils ne sont pas malheureux ! » Je crois bien que, au fond, il n'y avait là que les restes de la nourriture des soldats. La faveur dont les chiens jouissent à Constantinople tient surtout à ce qu'ils débarrassent la voie publique des débris de substances animales qu'on y jette généralement. Les fondations pieuses qui les concernent, les bassins remplis d'eau qu'ils trouvent à l'entrée des mosquées et près des fontaines, n'ont pas sans doute d'autre but." (p. 164-167)

"Ce mélange de civilisation et de traditions byzantines n'est pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu'à créées le contact actuel de l'Europe et de l'Asie, dont Constantinople est le centre éclatant, et que rend possible la tolérance des Turcs." (p. 188)

"Après avoir suffisamment admiré les appartements et les jardins du sérail d'Asie, nous renonçâmes à visiter les Eaux-Douces d'Asie ; ce qui nous eût obligés à remonter le Bosphore d'une lieue, et, nous trouvant près de Scutari, nous fîmes le projet d'aller voir le couvent des derviches hurleurs.

Scutari est la ville de l'orthodoxie musulmane beaucoup plus que Stamboul, où les populations sont mélangées, et qui appartient à l'Europe. L'asiatique Scutari garde encore les vieilles traditions turques ; le costume de la réforme y est presque inconnu ; le turban vert ou blanc s'y montre encore avec obstination ; c'est, en un mot, le faubourg Saint-Germain de Constantinople. Les maisons, les fontaines et les mosquées sont d'un style plus ancien ; les inventions nouvelles d'assainissement, de pavage ou de cailloutage, les trottoirs, les lanternes, les voitures attelées de chevaux, que l'on voit à Stamboul, sont considérés là comme des innovations dangereuses. Scutari est le refuge des vieux musulmans qui, persuadés que la Turquie d'Europe ne tardera pas à être la proie des chrétiens, désirent s'assurer un tombeau paisible sur la terre de Natolie. Ils pensent que le Bosphore sera la séparation des deux empires et des deux religions, et qu'ils jouiront ensuite en Asie d'une complète sécurité.

Scutari n'a de remarquable que sa grande mosquée et son cimetière aux cyprès gigantesques ; ses tours, ses kiosques, ses fontaines et ses centaines de minarets ne la distingueraient pas, sans cela, de l'autre ville turque. Le couvent des derviches hurleurs est situé à peu de distance de la mosquée ; il est d'une architecture plus vieille que le téké des derviches de Péra, qui sont, eux, des derviches tourneurs.

Le pacha, qui nous avait accompagnés jusqu'à la ville, voulait nous dissuader d'aller visiter ces moines, qu'il appelait des fous ; mais la curiosité des voyageurs est respectable. Il le comprit, et nous quitta en nous invitant à retourner le voir.


Les derviches ont cela de particulier, qu'ils sont plus tolérants qu'aucune institution religieuse. Les musulmans orthodoxes, obligés d'accepter leur existence comme corporation, ne font réellement que les tolérer.


Le peuple les aime et les soutient ; leur exaltation, leur bonne humeur, la facilité de leur caractère et de leurs principes plaisent à la foule plus que la roideur des imans et des mollahs. Ces derniers les traitent de panthéistes et attaquent souvent leurs doctrines, sans pouvoir absolument toutefois les convaincre d'hérésie.

Il y a deux systèmes de philosophie qui forment le fond de la religion turque et de l'instruction qui en découle. L'un est tout aristotélique, l'autre tout platonicien. Les derviches se rattachent au dernier. Il ne faut pas s'étonner de ce rapport des musulmans avec les Grecs, puisque nous n'avons connu nous-mêmes que par leurs traductions les derniers écrits philosophiques du monde ancien.

Que les derviches soient des panthéistes, comme le prétendent les vrais Osmanlis, cela ne les empêche pas toutefois d'avoir des titres religieux incontestables. Ils ont été établis, disent-ils, dans leurs maisons et dans leurs privilèges par Orchan, second sultan des Turcs. Les maîtres qui ont fondé leurs ordres sont au nombre de sept, chiffre tout pythagoricien qui indique la source de leurs idées. Le nom général est mèwelefis [mevlevis], du nom du premier fondateur ; quant à derviches ou durvesch, cela veut dire pauvre. C'est au fond une secte de communistes musulmans.

Plusieurs appartiennent aux munasihi, qui croient à la transmigration des âmes. Selon eux, tout homme qui n'est pas digne de renaître sous une forme humaine entre, après sa mort, dans le corps de l'animal qui lui ressemble le plus comme humeur ou comme tempérament. Le vide que laisserait cette émigration des âmes humaines se trouve comblé par celles des bêtes dignes, par leur intelligence ou leur fidélité, de s'élever dans l'échelle animale. Ce sentiment, qui appartient évidemment à la tradition indienne, explique les diverses fondations pieuses faites dans les couvents et les mosquées en faveur des animaux ; car on les respecte aussi bien comme pouvant avoir été des hommes que comme capables de le devenir. Cela explique pourquoi aucun musulman ne mange de porc, parce que cet animal semble, par sa forme et par ses appétits, plus voisin de l'espèce humaine.

Les eschrakis ou illuminés s'appliquent à la contemplation de Dieu dans les nombres, dans les formes et dans les couleurs. Ils sont, en général, plus réservés, plus aimants et plus élégants que les autres. Ils sont préférés pour l'instruction, et cherchent à développer la force de leurs élèves par les exercices de vigueur ou de grâce. Leurs doctrines procèdent évidemment de Pythagore et de Platon. Ils sont poètes, musiciens et artistes.

Il y a parmi eux aussi quelques haïretis ou étonnés (mot dont peut être on a fait le mot d'hérétiques), qui représentent l'esprit de scepticisme ou d'indifférence. Ceux-là sont véritablement des épicuriens. Ils posent en principe que le mensonge ne peut se distinguer de la vérité, et qu'à travers les subtilités de la malice humaine, il est imprudent de chercher à démêler une idée quelconque. La passion peut vous tromper, vous aigrir et vous rendre injuste dans le bien comme dans le mal ; de sorte qu'il faut s'abstenir et dire : « Allah bilour... bizé haranouk ! Dieu le sait et nous ne le savons pas », ou : « Dieu sait bien ce qui est le meilleur ! »

Telles sont les trois opinions philosophiques qui dominent là comme à peu près partout, et, parmi les derviches, cela n'engendre point les haines que ces principes opposés excitent dans la société humaine ; les eschrakis, dogmatistes spirituels, vivent en paix avec les munasihi, panthéistes matériels, et les haïretis, sceptiques, se gardent bien d'épuiser leurs poumons à discuter avec les autres. Chacun vit à sa manière et selon son tempérament, les uns usant souvent immodérément de la nourriture, d'autres des boissons et des excitants narcotiques, d'autres encore de l'amour. Le derviche est l'être favorisé par excellence parmi les musulmans, pourvu que ses vertus privées, son enthousiasme et son dévouement soient reconnus par ses frères.


La sainteté dont il fait profession, la pauvreté qu'il embrasse en principe, et qui ne se trouve soulagée parfois que par les dons volontaires des fidèles, la patience et la modestie qui sont aussi ses qualités ordinaires, le mettent autant au-dessus des autres hommes moralement, qu'il s'est mis naturellement au-dessous. Un derviche peut boire du vin et des liqueurs si on lui en offre, car il lui est défendu de rien payer. Si, passant dans la rue, il a envie d'un objet curieux, d'un ornement exposé dans une boutique, le marchand le lui donne d'ordinaire ou le lui laisse emporter. S'il rencontre une femme, et qu'il soit très-respecté du peuple, il est admis qu'il peut l'approcher sans impureté. Il est vrai que ceci ne se passerait plus aujourd'hui dans les grandes villes, où la police est médiocrement édifiée sur les qualités des derviches ; mais le principe qui domine ces libertés, c'est que l'homme qui abandonne tout peut tout recevoir, parce que, sa vertu étant de repousser toute possession, celle des fidèles croyants est de l'en dédommager par des dons et des offrandes.

Par la même cause de sainteté particulière, les derviches ont le droit de se dispenser du voyage de la Mecque ; ils peuvent manger du porc et du lièvre, et même toucher les chiens ; ce qui est défendu aux autres Turcs, malgré la révérence qu'ils ont tous pour le souvenir du chien des sept Dormants.

Quand nous entrâmes dans la cour du téké, nous vîmes un grand nombre de ces animaux auxquels des frères servants distribuaient le repas du soir. Il y a pour cela des donations fort anciennes et fort respectées. Les murs de la cour, plantée d'acacias et de platanes, étaient garnis çà et là de petites constructions en bois peint et sculpté suspendues à une certaine hauteur, comme des consoles. C'étaient des logettes consacrées à des oiseaux qui, au hasard, en venaient prendre possession et qui restaient parfaitement libres. La représentation donnée par les derviches hurleurs ne m'offrit rien de nouveau, attendu que j'en avais déjà vu de pareilles au Caire. Ces braves gens passent plusieurs heures à danser en frappant fortement la terre du pied autour d'un mât décoré de guirlandes, qu'on appelle sdry ; cela produit un peu l'effet d'une farandole où l'on resterait en place. Ils chantent sur des intonations diverses une éternelle litanie qui a pour refrain : Allah hay ! c'est-à-dire « Dieu vivant ! » Le public est admis à ces séances dans des tribunes hautes ornées de balustrades de bois. Au bout d'une heure de cet exercice, quelques-uns entrent dans un état d'excitation qui les rend melbous (inspirés). Ils se roulent à terre et ont des visions béatifiques.

Ceux que nous vîmes dans cette représentation portaient des cheveux longs sous leur bonnet de feutre en forme de pot de fleurs renversé ; leur costume était blanc avec des boutons noirs ; on les appelle kadris, du nom de leur fondateur.

Un des assistants nous raconta qu'il avait vu les exercices des derviches du téké de Péra, lesquels sont spécialement tourneurs. Comme à Scutari, on entre dans une immense salle de bois, dominée par des galeries et des tribunes où le public est admis sans conditions ; mais il est convenable de déposer une légère aumône. Au téké de Péra, tous les derviches ont des robes blanches plissées comme des fustanelles grecques. Leur travail est, dans les séances publiques, de tourner sur eux-mêmes pendant le plus longtemps possible. Ils sont tous vêtus de blanc ; leur chef seul est vêtu de bleu. Tous les mardis et tous les vendredis, la séance commence par un sermon, après lequel tous les derviches s'inclinent devant le supérieur, puis se divisent dans toute la salle de manière à pouvoir tourner séparément sans se toucher jamais. Les jupes blanches volent, la tête tourne avec sa coiffe de feutre, et chacun de ces religieux a l'air d'un volant. Cependant, certains d'entre eux, exécutent des airs mélancoliques sur une flûte de roseau. Il arrive pour les tourneurs comme pour les hurleurs un certain moment d'exaltation pour ainsi dire magnétique qui leur procure une extase toute particulière.

Il n'y a nulle raison pour des hommes instruits de s'étonner de ces pratiques bizarres. Ces derviches représentent la tradition non interrompue des cabires, des dactyles et des corybantes, qui ont dansé et hurlé durant tant de siècles antiques sur ce même rivage. Ces mouvements convulsifs, aidés par les boissons et les pâtes excitantes, font arriver l'homme à un état bizarre où Dieu, touché de son amour, consent à se révéler par des rêves sublimes, avant-goût du paradis.

En descendant du couvent des derviches pour regagner l'échelle maritime, nous vîmes la lune levée qui dessinait à gauche les immenses cyprès du cimetière de Scutari, et, sur la hauteur, les maisons brillantes de couleurs et de dorures de la haute ville de Scutari, qu'on appelle la Cité d'argent.

Le palais d'été du sultan, que nous avions visité dans la journée, se montrait nettement à droite au bord de la mer, avec ses murs festonnés peints de blanc et relevés d'or pâle. Nous traversâmes la place du marché, et les caïques, en vingt minutes, nous déposèrent à Tophana, sur la rive européenne.

En voyant Scutari se dessiner au loin sur son horizon découpé de montagnes bleuâtres, avec les longues allées d'ifs et de cyprès de son cimetière, je me rappelai cette phrase de Byron :

« Ô Scutari ! tes maisons blanches dominent sur des milliers de tombes, — tandis qu'au-dessus d'elles, on voit l'arbre toujours vert, le cyprès élancé et sombre, dont le feuillage est empreint d'un deuil sans fin — comme un amour qui n'est pas partagé ! » " (p. 223-229)

"Je n'ai pas entrepris de peindre Constantinople ; ses palais, ses mosquées, ses bains et ses rivages ont été tant de fois décrits ! j'ai voulu seulement donner l'idée d'une promenade à travers ses rues et ses places à l'époque des principales fêtes. Cette cité est, comme autrefois, le sceau mystérieux et sublime qui unit l'Europe à l'Asie. Si son aspect extérieur est le plus beau du monde, on peut critiquer, comme l'ont fait tant de voyageurs, la pauvreté de certains quartiers et la malpropreté de beaucoup d'autres. Constantinople semble une décoration de théâtre, qu'il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses. Il y a des Anglais maniérés qui se bornent à tourner la pointe du sérail, à parcourir la Corne-d'or et le Bosphore en bateau à vapeur, et qui se disent : « J'ai vu tout ce qu'il est bon de voir. » Là est l'exagération. Ce qu'il faut regretter, c'est peut-être que Stamboul, ayant en partie perdu sa physionomie d'autrefois, ne soit pas encore, comme régularité et comme salubrité, comparable aux capitales européennes. Il est sans doute fort difficile d'établir des rues régulières sur les montagnes de Stamboul et sur les hauts promontoires de Péra et de Scutari ; mais on y parviendrait avec un meilleur système de construction et de pavage. Les maisons peintes, les dômes d'étain, les minarets élancés, sont toujours admirables au point de vue de la poésie ; mais ces vingt mille habitations de bois, que l'incendie visite si souvent ; ces cimetières où les colombes roucoulent sur les ifs, mais où souvent les chacals déterrent les morts quand les grands orages ont amolli le sol, tout cela forme le revers de cette médaille byzantine, qu'on peut se plaire encore à nettoyer, après les savantes et gracieuses descriptions de lady Montague.

Rien, dans tous les cas, ne peut peindre les efforts que font les Turcs pour mettre aujourd'hui leur capitale au niveau de tous les progrès européens. Aucun procédé d'art, aucun perfectionnement matériel ne leur est inconnu. Il faut déplorer seulement l'esprit de routine particulier à certaines classes, et appuyé sur le respect des vieilles coutumes. Les Turcs sont sur ce point formalistes comme des Anglais. (...)

Malte.

J'échappe enfin aux dix jours de quarantaine qu'il faut faire à Malte, avant de regagner les riants parages de l'Italie et de la France. Séjourner si longtemps dans les casemates poudreuses d'un fort, c'est une bien amère pénitence de quelques beaux jours passés au milieu des horizons splendides de l'Orient. J'en suis à ma troisième quarantaine ; mais du moins celles de Beyrouth et de Smyrne se passaient à l'ombre de grands arbres, au bord de la mer se découpant dans les rochers, bornés au loin par la silhouette bleuâtre des côtes ou des îles. Ici, nous n'avons eu pour tout horizon que le bassin d'un port intérieur et les rocs découpés en terrasse de la cité de la Valette, où se promenaient quelques soldats écossais aux jambes nues. — Triste impression ! je regagne le pays du froid et des orages, et déjà l'Orient n'est plus pour moi qu'un de ces rêves du matin auxquels viennent bientôt succéder les ennuis du jour.

Que te dirai-je encore, mon ami ? Quel intérêt auras-tu trouvé dans ces lettres heurtées, diffuses, mêlées à des fragments de journal de voyage et à des légendes recueillies au hasard ? Ce désordre même est le garant de ma sincérité ; ce que j'ai écrit, je l'ai vu, je l'ai senti. — Ai-je eu tort de rapporter ainsi naïvement mille incidents minutieux, dédaignés d'ordinaire dans les voyages pittoresques ou scientifiques ?

Dois-je me défendre auprès de toi de mon admiration successive pour les religions diverses des pays que j'ai traversés ? Oui, je me suis senti païen en Grèce, musulman en Egypte, panthéiste au milieu des Druses, et dévot sur les mers aux astres-dieux de la Chaldée ; mais, à Constantinople, j'ai compris la grandeur de cette tolérance universelle qu'exercent aujourd'hui les Turcs.

Ces derniers ont une légende des plus belles que je connaisse : « Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un Grec, voulurent faire un goûter ensemble. Ils se cotisèrent de dix paras chacun. Mais il s'agissait de savoir ce qu'on achèterait : — Uzum, dit le Turc. — Ineb, dit l'Arabe. — Inghûr, dit le Persan. — Staphidion, dit le Grec. Chacun voulant faire prévaloir son goût sur celui des autres, ils en étaient venus aux coups, lorsqu'un derviche qui savait les quatre langues appela un marchand de raisins, et il se trouva que c'était ce que chacun avait demandé. »

J'ai été fort touché à Constantinople en voyant de bons derviches assister à la messe. La parole de Dieu leur paraissait bonne dans toutes les langues. Du reste, ils n'obligent personne à tourner comme un volant au son des flûtes ; — ce qui pour eux-mêmes est la plus sublime façon d'honorer le ciel." (p. 371-374)

Sur le romantisme : Lord Byron