
Ingénieur, géologue et géographe, Xavier Hommaire de Hell avait effectué un premier voyage dans l'Empire ottoman en 1835, et avait alors noué des contacts avec des dignitaires ottomans. Il étudia les environs d'Istanbul et s'intéressa notamment aux mines de charbon. Puis il voyagea en Ukraine, en Russie du Sud et au Caucase (1838). En 1841, il fut engagé par le prince régnant de Moldavie (Mihail Sturdza) pour superviser l'exploitation des mines et des voies de communication du pays. Il revint en France à la fin de l'année suivante.
En 1845, le gouvernement français (sous la Monarchie de Juillet) le nomma chevalier de la Légion d'honneur, puis lui confia une mission scientifique concernant les particularités des pays riverains des mers Noire et Caspienne (géographie physique et humaine). Il se mit en route en 1846, accompagné de son épouse (Adèle Hommaire de Hell) et de Jules Laurens (peintre et lithographe). Ce périple de Xavier Hommaire de Hell à travers l'Empire ottoman et la Perse connut une fin tragique : il mourut de la fièvre à Ispahan (août 1848).
J. L. (Jules Laurens), "Feuilleton-revue : 3me Lettre de Turquie", L'Indépendant (journal du Midi), 3 août 1846 :
"La ville moderne [d'Athènes] est un gros bourg sale et misérable. Le palais d'Othon n'est qu'une grande caserne. Entré dans un café, j'ai pu y consommer d'excellentes glaces et y lire plusieurs journaux de la localité écrits en français.
Le 10 et le 11, se sont montrés le cap Sunmiu et les côtes d'Asie. Le 12, arrivée à Smyrne : Coupoles, minarets, champs des morts couverts de cyprès, bazars, pastèques, poivrons, chiens errants et affamés, rues, costumes, moeurs, langage, tout cela parfaitement turc. Cet aspect était si nouveau, si original, si curieux, si précieux, que j'ai regardé à me fatiguer les yeux. Le 13, Tenédos, les Dardanelles, pays riant, fertile ; enfin le 14 à 9 heures du matin, Constantinople ! ! ! Les détails sont de tous genres et des plus beaux. Ainsi, on trouve hors la ville des terrains et des arbres comme à Rome.
Le climat me paraît très agréable et plus doux que celui de l'Italie. Combien je me trouve heureux de travailler dans de pareilles conditions ! Il doit nécessairement me revenir beaucoup d'instruction de mes propres observations et de celle des gens avec qui je vis ou de ceux que je rencontre. (...)
Laissant de côté toute esthétique pour aujourd'hui, je ne te dirai rien de Poussin, de Flandrin, ni de Corot, et je réserverai le peu d'espace qui me reste pour t'annoncer pour lundi l'arrivée de Mehemet-Ali à Constantinople, ce qui me donnera probablement l'occasion de voir beaucoup de choses de couleur orientale. Je suis déjà ravi de l'aspect ordinaire du luxe et de l'élégance du bazar de Stamboul ; c'est inouï tout ce qu'on y voit d'original.
La monnaie turcque me plaît infiniment. Une chose assez plaisante, c'est que j'ai payé à Smyrne un batelier turc avec une monnaie du pape. Autres temps autres moeurs.
Adieu, maintenant je te quitte pour aller dessiner une vue de Ste-Sophie à travers les cyprès." (p. 2)
J. L. (Jules Laurens), "Feuilleton-revue : 4me Lettre de Turquie", L'Indépendant, 20 août 1846 :
"En lisant ce que tu me dis de tes études à Lavalette, tu me transportes en ce moment sous ces délicieux ombrages, parmi ses rochers, ses chênes-verts, ses peupliers blancs, ses pins, ses roseaux entortillés de convolvulus. Que ne puis-je échanger avec toi, une de mes journées du Bosphore, pour une des tiennes aux bords du Lez ! Il est bien entendu que je n'exprime ici qu'un désir d'exilé ; car pourrait-on rien comparer au monde aux environs de Constantinople ! l'admiration écrite est inhabile à faire la moindre copie de ce paradis terrestre qui s'étend de la mer de Marmara, depuis l'île des Princes, jusqu'à la Mer-Noire, ou plutôt à la Vallée des Roses. D'un côté, en Europe, Constantinople la grande sultane de l'Orient, ses faubourgs interminables, la forteresse de Mahomet et Terapia où se trouve la résidence d'été de notre ambassadeur ; de l'autre, en Asie, Scutari, les eaux douces de la montagne du géant formant la digue du merveilleux canal. L'ormeau, le frêne et le platane surtout y sont plus beaux que partout ailleurs, reflétés avec les maisons par des eaux aussi limpides que celles de la Sorgue à Vaucluse.
Une chose à laquelle je ne m'attendais nullement, c'est le caractère des constructions bourgeoises qui sont complètement en bois et exactement semblables, sauf l'irrégularité, aux vieilles maisons de la Bretagne et de la Normandie. Les palais modernes du sultan et des pachas sont imités du grec et du romain avec le plus mauvais goût.
Dans une de mes promenades en Caïques, je rencontrai le sultan qui se rendait à une de ses habitations favorites du Bosphore. S. H. est assez petite, sans tournure, d'une physionomie maussade et d'un teint maladif. En revanche, sa suite est composée d'hommes superbes, à têtes martiales et à costumes resplendissants.
Mehemet-Ali a fort peu paru en public. On le dit reçu convenablement, mais très froidement, dans les limites de l'étiquette officielle. (...)
Il y a à l'extrémité de la Corne-d'Or, le port de Constantinople, un petit vallon où j'allais, un vendredi matin, dans l'intention de dessiner quelques-uns de ses beaux platanes ; mais l'homme propose et Allah dispose. Le vendredi étant le jour férié des Musulmans, leur dimanche, je trouvai le coin ordinairement le plus solitaire de mon vallon, occupé par plusieurs femmes qui se baignaient, je crois, et faisaient collation auprès d'une fontaine, tant elles mirent de précipitation, en m'apercevant, nouvel Actéon, à s'envelopper jusques par-dessus le nez de leurs véritables habits de moines. Je me tâtai immédiatement les frontaux pour m'assurer s'il n'y germait aucun bois de cerf et me retirai par respect des moeurs et crainte du pal, à environ deux cents pas, sous un arbre et tournant le dos aux nymphes qu'une muraille garantissait encore de mes regards de mécréant. A peine avais-je établi une feuille de papier sur mon portefeuille qu'une des nymphes dont la béguine laissait tout au plus deviner un oeil de tigresse vint me signifier de m'éloigner. Je lui exprimai par la pantomime la plus respectueuse que j'étais là pour faire un croquis et sans autre préméditation aucune. Comme son bras et son index commandaient toujours mon départ et que ses paroles devenaient de plus en plus impérieuses et discordantes, je lui dis majestueusement et avec le plus ou moins d'accent parisien, que je puis avoir étudié au boulevard du temple : Vieille bégueule, tu m'embêtes. Va-t-en au Diable ! Elle s'en alla ; mais ce fut pour revenir avec toutes ses compagnes en front de bataille. Cette fois je dus obéir. Je frémis encore, en me rappelant toutes ces jolies petites mains de Nausicaa avancées vers moi, tremblantes de colère et de menace et leurs ongles teints de rouge, ce qui, on en conviendra, pouvait bien me paraître, dans ce moment de panique, les preuves parlantes de quelque dernier repas de chair humaine.
Aujourd'hui que je suis hors de leur portée, j'en ris de bon coeur, avec toi, de ce rire dont s'est gaudi le public au Salon d'il y a trois ans, devant la scandaleuse toile de Biard, représentant un sujet à peu près analogue.
J'espère que voilà un assez satisfaisant début d'Odyssée. Que va-t-il m'arriver dans l'intérieur des terres, là où les bateaux à vapeur de Marseille n'apportent aucune semence de civilisation ? Il sera pourtant pénible à ma philanthropie de recourir à mon fusil de chasse ou à mes pistolets pour m'entendre avec les indigènes.
Je renvoie à une prochaine lettre de te parler en détail des mosquées, du sérail et des bazars de Stamboul, des derviches tourneurs de Pera et des derviches hurleurs de Scutari et de beaucoup d'autres choses trop intéressantes, trop exotiques et remarquables pour ne pas mériter ta curiosité. Aujourd'hui cependant je me fais un devoir de t'éviter l'erreur où, comme tout le monde, j'ai été encroûté jusqu'à mon arrivée devant le panorama de Constantinople. Je ne sais pas trop pourquoi nous nous imaginons tous, sans l'avoir vue, Ste-Sophie, comme le plus grand et le plus beau monument de cette capitale. Elle ne compte pour ses qualités de beauté et de grandeur qu'au troisième rang. La mosquée de Soliman [Süleymaniye] est la plus grande et celle d'Achmet [Sultanahmet] la plus belle.
La vue et l'admiration des immenses et innombrables bazars que l'étranger visite ici avec stupéfaction, m'ont suggéré cette réflexion digne, assurément, d'être présentée à la première session des Chambres. Comment se fait-il, ou plutôt ne se fait-il pas que Paris, cet univers aggloméré, Paris qui veut de tout et qui a de tout, depuis un obélisque jusqu'à un éléphant blanc, Paris qui se passe ses fantaisies, n'ait pas encore celle d'un bazar oriental avec ces chiboûks, ses babouches, ses épices, ses esclaves abyssinniennes, ses parfums, ses étoffes, son atmosphère de fumée de narghillé et surtout ses marchands authentiques, enfin, un bazar, un vrai bazar transplanté des bords du Bosphore sur ceux de la Seine ? Rien de plus facile que de transporter le tout, en quelques voyages, sur un des nouveaux bateaux en fer de la compagnie Rostan. Une fois à Paris, les acheteurs ne manqueraient pas, j'en suis sûr ; d'autant plus que le marchand pourrait y débiter à moindre prix qu'ici ses produits qui, entre nous soit dit, sortent la plupart des manufactures parisiennes.
Il serait fort original également d'embellir une place de notre capitale d'une copie de la merveilleuse fontaine qui avoisine Ste-Sophie, ainsi que de quelques minarets sur le modèle de ceux de la mosquée d'Achmet.
Le cyprès est l'arbre de Constantinople comme l'olivier est l'arbre d'Athènes. C'est l'arbre sacré, l'arbre des tombeaux. Il n'y a pas de place grande comme la main d'où il ne s'élance à coté d'une pierre tumulaire : mais c'est surtout au grand et au petit champ des morts qu'il faut le contempler dans sa majesté séculaire, alors que le vent du soir entrechoque le sommet de ses branches chenues. Il couvre la stérilité du sol du cimetière où les débris de marbre et les pas des promeneurs empêchent l'herbe de croître. Au reste, rien d'austère ni de religieux dans ces lieux habités des morts et livrés à tout flâneur.
On y remarque trois genres de pierres tumulaires ; celles des hommes coiffées d'un turban ou tarbouck, celles des femmes modestement terminées en pointe, et celles des vierges surmontées d'une sorte de pignon. Un grand nombre gisent séparées de leurs turbans ; ce sont celles des janissaires morts avant le terrible massacre ordonné par Mamouth [Mahmut II] qui, après avoir tranché le tronc aux corps d'hommes vivants, le trancha aussi à ces corps de pierre.
Je travaille beaucoup et aussi sérieusement qu'on le peut en voyage. Voici le titre attrayant de quelques-uns de mes dessins : Tour de Galata, bords du Bosphore à Terapia, Eaux douces d'Asie, Fontaine turque, etc. Ces noms promettent beaucoup ; mais, comme tout ce qui promet, ils ne tiennent pas. Je ne puis parvenir à donner à ce que je fais un aspect agréable, séduisant ; je le voudrais pourtant un peu pour la satisfaction de tout un chacun. Pour ceux surtout qui ne regardent que des yeux les choses d'art où la pensée doit être le principal élément." (p. 2-3)
Xavier Hommaire de Hell, Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846, 1847 et 1848, tome I, première partie, Paris, P. Bertrand, 1854 :
"Nous arrivâmes à Constantinople dans le courant de juillet [1846], après une traversée de douze jours qui nous permit de visiter, en passant, Naples, Malte, Athènes et Smyrne. Dans une telle saison et avec un tel itinéraire, ce voyage devient une des plus charmantes parties de plaisir que l'on puisse faire. Aussi les pyroscaphes qui sillonnent en tous sens la Méditerranée amènent-ils a Constantinople de nombreux voyageurs de tous les points du monde.
En 1836, lors de notre premier voyage en Orient, quelques Anglais, quelques Russes, quelques négociants autrichiens, alimentaient seuls les deux hôtels de Péra qui se soutenaient à grand'peine. De cette époque date seulement la navigation à vapeur sur la Méditerranée, et ses progrès ont été si rapides, que des milliers d'étrangers affluent maintenant dans toutes les échelles du Levant, presque en toute saison. Aussi de nombreux établissements européens, parmi lesquels figurent en première ligne de beaux hôtels, des magasins de modes, de parfumerie, de meubles, de quincaillerie, de pâtisserie, répondent ils amplement aux besoins nouveaux de la colonie européenne, qui a presque doublé dans ces derniers temps.
Quiconque a vu Constantinople il y a dix ans, et le revoit aujourd'hui, ne peut manquer d'être vivement frappé du remarquable changement qu'ont subi les mœurs et le caractère des Turcs. Jusqu'alors, la religion, les idées, l'orgueil et les préjugés nationaux, avaient été une barrière si puissante contre la civilisation européenne, que les progrès de cette dernière restaient nuls, malgré les fréquents rapports de commerce et de diplomatie établis entre l'Occident et l'Orient. Comment se fait-il donc qu'aujourd'hui les Turcs, oubliant les préceptes du Coran, et leur orgueil, et leur indolence asiatique, se sentent un si impérieux besoin d'imiter ces giaours, objets naguère de leur profond mépris ?
C'est qu'ils ont compris que le règne du sabre est passé, et que s'ils veulent jouer un rôle quelconque dans ce monde, ils doivent se faire place au soleil de l'intelligence. Nouvelle chrysalide, la Turquie se dépouille enfin de son enveloppe de vieux abus, de vieilles routines, de fatals préjugés dont elle s'est fait si longtemps un rempart contre l'influence européenne ; néanmoins, en divorçant ainsi avec le passé, elle adopte peut-être avec trop de précipitation ce qui est le plus antipathique à son caractère national. Mais laissons de côté cette grave question, qui sera plus largement traitée dans le courant de l'ouvrage, et envisageons pour le moment la Turquie sous le point de vue pittoresque, ce qui nous donnera toute latitude pour critiquer à notre aise la tendance des Turcs à s'européaniser.
Du train qu'y va ce peuple, Constantinople finira par perdre toute son originalité. Déjà la plupart de ses bazars ne renferment que des marchandises de l'Occident, et si l'on veut retrouver quelques vestiges de l'ancien luxe oriental, on n'a d'autre ressource que le Bezestein, ouvert seulement depuis neuf heures jusqu'à midi.
Mais, chose plus grave encore, les divans, qui jouaient un si grand rôle dans la vie orientale, disparaissent de jour en jour des grands konaks (palais) ; la cigarette détrône le tchibouk ; les riches étoffes de Damas, d'Alep et de Brousse, font place aux toiles peintes et aux guingans dont la Suisse et l'Angleterre inondent les bazars de Stamboul ; les têtes rasées se recouvrent peu à peu de beaux cheveux noirs, et enfin le sultan, le padischa lui-même, se fait construire de solides palais de marbre et de pierre.
Péra, ce faubourg si pittoresque, prend insensiblement la physionomie vulgaire des villes d'Europe. (...)
En voyant tous ces changements, ne doit-on pas craindre que les Turcs, possédés comme ils le sont actuellement de la fièvre d'imitation, n'aient plus qu'un profond mépris pour leurs frêles et gracieux palais, et que ceux-ci ne disparaissent emportés par le tourbillon de la réforme ? Heureusement pour les touristes, Constantinople ne peut être aussi facilement renouvelée. Les incendies auront beau la balayer, il faudra du temps encore, avant que les milliers de délicieux konaks qui la décorent soient remplacés par de tristes maisons de pierre. Et d'ailleurs, pour conserver sa suprématie sur tous les lieux du monde, il lui restera toujours son Bosphore, ses mers, son beau ciel, son admirable situation ; tout ce que la nature lui a accordé et que les hommes ne peuvent lui ravir.
Dans les changements qui s'opèrent ici, les lois du Coran sont fort peu respectées. Déjà bien des esprits forts ne sauvent même plus les apparences. Ils vont au spectacle, boivent du vin, parlent femmes, mangent quand il faut jeûner, et présentent dans leur conduite une perpétuelle contradiction avec l'esprit de leur pays.
On comprend sans peine qu'il n'est ici question que de la génération actuelle, celle qui va étudier les belles manières à Londres et à Paris. Maintenant on peut dire la jeune Turquie, comme on dit la jeune France, la jeune Allemagne, la jeune Italie, etc., ce qui prouve que tous les vieux Etats ressentent plus ou moins le besoin de se rajeunir.
La Turquie, plus que tout autre y doit sans doute éprouver la nécessité de sortir de l'état stationnaire où elle est restée si longtemps. Mais est-il nécessaire qu'elle se jette à corps perdu dans la réforme, pour arriver au progrès et à des idées en harmonie avec les tendances de l'époque ? Qu'elle emprunte à nos lois, à nos institutions, à nos découvertes, à notre industrie, tout ce qui peut l'éclairer, la faire sortir de la funeste ornière des préjugés et de l'ignorance ; mais qu'elle reste fidèle aux habitudes simples, calmes et dignes des anciens Osmanlis ; qu'elle conserve surtout une nationalité qui la rendra non la pâle imitatrice, mais l'égale des autres peuples.
Dans la lutte incessante des idées du jour avec celles de jadis, on ne peut s'empêcher de sourire en voyant de quelle manière les Turcs comprennent la civilisation. Ils croient, en adoptant nos usages, nos meubles et jusqu'à nos travers, se mettre à notre niveau, comme si l'apparence suffisait pour constituer le fond. L'amour des pendules, des pianos et des voitures est porté chez eux à un haut degré. Tel pacha, qui a longtemps habité Paris, a dans son konak plusieurs pianos sur lesquels il tape sans savoir une note de musique ; tel autre se donne des airs légers, pose crânement son fez sur l'oreille et lorgne toutes les femmes. J'en connais un qui, chaque soir, fait une promenade sentimentale au petit champ des morts, non pour méditer sur les tombeaux, mais pour apercevoir une jeune et belle chrétienne qui se tient coquettement à sa croisée.
Il y a quelques années, le seul véhicule d'usage dans le pays était l'antique arabas, traîné par des bœufs au pas majestueux, à la tête ornée de miroirs et de glands aux vives couleurs ; mais aujourd'hui, une foule de voitures de toutes formes circulent dans les rues et sur les promenades, transportant les coquettes beautés des harems, partout où elles peuvent trouver des admirateurs.
Mais le voile, le manteau, la jalousie musulmane !... On va s'en faire une idée. D'abord le iachmak (voile) est tellement transparent, et arrangé d'une si habile façon, que loin de cacher la beauté d'une femme, il ne sert qu'a la faire ressortir. Nulle coiffure n'est plus séduisante que cette mousseline légère dont les plis encadrent gracieusement le cou sans en dissimuler les contours.
Le manteau, ou féredjé, s'ouvre avec tant de facilité au moindre mouvement, se prête à tant d'indiscrtions, et donne quelque chose de si mystérieux à une beauté turque, que, sans nul doute, elle perdrait beaucoup à l'échanger contre tout autre vêtement.
Quant à la jalousie, c'est la plus grande des chimères, attendu qu'aucun peuple ne laisse plus de liberté d'action aux femmes que le peuple ottoman [sic]. Entre mille preuves que je pourrais citer à l'appui de cette opinion, je demanderai simplement à tout mari européen un peu amoureux, s'il serait bien aise de voir sa femme s'absenter la journée entière du logis, sans avoir le droit de la suivre ; et de se trouver exclus de la chambre à coucher pendant un temps indéterminé, sous prétexte que Madame reçoit ses amies.
Eh bien ! le Turc se résigne très philosophiquement à cet usage, et, pour aucune raison, ne saurait se montrer dehors avec sa femme. Cette dernière peut donc, à l'abri sous son iachmack transparent, et son féredjé indiscret aller partout, coquette et provocante, sans avoir à craindre aucune surveillance jalouse. N'importe à quelle heure et dans quel endroit l'on se trouve, toujours on est certain de rencontrer des femmes turques s'en allant à l'aventure, sans qu'aucun motif sérieux les retienne hors du logis, car ici la femme n'exerce point d'état qui la force à sortir, de quelque humble condition qu'elle soit. Tous les soins du ménage reposent donc sur le mari, le seul pourvoyeur de la maison : c'est lui qui va chez le boulanger, chez le boucher, chez l'épicier, et qui doit fournir tout l'argent nécessaire au ménage, la femme ne se préoccupant jamais d'aucun soin matériel. C'est encore au mari à soigner les enfants, et il s'en acquitte généralement d'une manière touchante. Rien ne peut se comparer à l'affection qu'a le Turc pour sa progéniture. J'ai souvent observé de beaux vieillards à barbe blanche, faisant leur kief [sieste] à l'ombre des platanes, en compagnie de leurs enfants. Peu de mères auraient des soins plus délicats, une tendresse plus attentive. Il faut aussi convenir que les enfants de cette nation ont rarement la mutinerie capricieuse des nôtres. Cela tient sans doute à leur éducation première autant qu'à leur nature. Dès leur bas âge, il y a chez eux une douceur et une gravité enfantines qui rendent leur présence peu incommode.
Sans doute, il se passe encore au fond des harems des drames sanglants dont il est difficile de pénétrer le mystère. Ainsi, peu de jours après notre arrivée, on s'entretenait beaucoup d'une jeune femme turque trouvée au milieu de débris d'incendie, la poitrine hachée de plusieurs coups de sabre. Mais ceci se com- prend avec l'impunité qu'a le Musulman à satisfaire ses sentiments de vengeance, toute autorité étrangère s'arrêtant au seuil de son harem. La coquetterie croissante des femmes turques et leurs intrigues avec les Francs doivent nécessairement donner lieu de temps à autre à d'horribles actes de vengeance. Mais quel pays est exempt de pareilles aventures ?
S'il y a quelque chose à critiquer, dans le mouvement actuel de la Turquie, il faut convenir toutefois que son désir d'imiter l'Europe finira par produire d'excellents résultats. Déjà de grandes réformes et d'utiles améliorations ont marqué le règne d'Abdul-Medjid. Avec l'ignorance disparaît chaque jour cet orgueil excessif, trait dominant du caractère turc.
Si l'on pouvait juger de la civilisation d'un pays par le nombre de ses écoles et de ses établissements publics, nul ne paraîtrait plus en voie de progrès que celui-ci. Ecole polytechnique, école du génie, école industrielle, école de dessin, école de médecine, école normale, école d'agriculture, fermes modèles, musées, etc., etc., que manque-t-il, en apparence, à ce pays, pour être au niveau des autres ? Sans doute, les professeurs sont rares, et les fonds insuffisants pour subvenir à tant de dépenses. Mais tout cela s'arrangera avec le temps. Non seulement le besoin d'instruction remue fortement la nouvelle génération, mais les ulémas eux-mêmes, ces apôtres du fanatisme et de l'ignorance, se mêlent aussi au mouvement général. Plusieurs commencent leur éducation à l'Ecole polytechnique, et vont l'achever à Paris, où ils apprennent beaucoup trop de choses pour rester de fidèles croyants.
Les idées religieuses se sont singulièrement modifiées depuis qu'on apprend à penser. Chacun sait que le dessin et la sculpture reproduisant des figures humaines ont toujours passé pour un crime aux yeux des Turcs : aussi n'aperçoit-on sur les places, non plus qu'à l'extérieur et à l'intérieur des monuments, aucun profil humain, aucun buste peint ou sculpté. La collection de portraits des sultans continuée pour chacun d'eux jusqu'à Abdul-Medjid, et qui se trouve dans le Vieux-Sérail, est la seule infraction à cette loi de Mahomet, semblable, sous ce rapport, à celle de Moïse. Et cependant aujourd'hui, le dessin est envisagé par le gouvernement turc comme une des études les plus essentielles à la jeunesse, et une école spéciale a commencé de former les jeunes Musulmans à cet art si réprouvé, il y a à peine quelques années.
Naturellement la presse est le grand moteur qui met en mouvement toutes ces intelligences avides de savoir. A part le nombre infini de journaux européens lus à Constantinople, plusieurs imprimeries fonctionnent jour et nuit, pour alimenter le besoin toujours croissant de publications qui se fait sentir dans tous les esprits. Constantinople possède deux journaux français, trois en langue turque, trois en arménien, deux en grec ; plus, un indicateur byzantin, et la Jurisprudenza bizantina, en italien, ainsi que les Annales de la conférence de saint Vincent-de-Paul, en français. Quand j'aurai ajouté qu'il a été fait diverses traductions d'œuvres littéraires, et que Sami-Effendi, ministre turc en Russie, a écrit ses Impressions de voyage, comme tel touriste anglais ou français, n'aurai-je pas donné l'idée la plus complète des progrès de la civilisation dans ce pays ?
Certains esprits rétrogrades trouvent que cette civilisation convient peu aux Musulmans, et que, loin de leur être profitable, elle ne fera que rendre leur chute plus certaine, en les dépouillant des qualités qui les ont élevés jadis à un si haut point de grandeur.
A cela je répondrai : autre temps, autres mœurs. Aujourd'hui, les Turcs auraient beau avoir l'humeur conquérante, je les défie bien de gagner un pouce de terrain aux Etats de l'Europe. Et d'ailleurs, il faut envisager cette question au point de vue humanitaire, et nul doute qu'à cet égard, ce peuple n'ait fait d'heureux progrès. La vie d'un homme est maintenant comptée pour quelque chose et ne dépend plus du caprice d'un janissaire ou d'un pacha. De nouvelles institutions donnent aux sujets ottomans une sécurité parfaite pour leur vie, leur honneur et leurs biens. Un mode régulier de prélever les impôts met obstacle a l'avidité des gouverneurs de provinces, et encourage le Turc à la culture des champs. Aussi qu'arrive-t-il ? Que ce peuple, qui se regardait encore hier comme campé en Europe, devient agriculteur et fait déjà par ses produits une concurrence redoutable aux blés de la Russie et de la Moldavie. Ce sont des faits qui parlent plus haut que tous les raisonnements possibles. Il est difficile de supposer qu'une plus grande prospérité dans l'empire, plus de sécurité et de bien-être dans les populations, beaucoup d'abus complètement détruits, moins d'orgueil et de préjugés, puissent porter un coup si fatal aux destinées de ce pays." (p. 110-121)
"On peut partager le littoral que je viens de parcourir en trois parties bien distinctes, autant par leur topographie maritime que par le développement des populations, et par leurs ressources industrielles et commerciales.
La première s'étend entre le Bosphore et le golfe de Bourgas. Elle est composée, sur toute sa longueur, de côtes tellement inaccessibles et de régions montueuses si peu favorisées au point de vue agricole, qu'il n'y a nullement à espérer qu'un jour elle puisse sortir de sa position actuelle, c'est-à-dire produire autre chose que du combustible.
La seconde, comprise entre Bourgas et le promontoire de Kalagriah, présente au contraire le plus grand intérêt. Il s'y développe, tant au nord qu'au sud de la branche orientale des monts Balkans, une suite de régions basses, admirablement propres à l'agriculture, et possédant les meilleurs ports de la côte occidentale du Pont-Euxin. Aussi ces contrées, depuis les réformes qui déclarèrent, il y a peu d'années, la liberté agricole et l'abolition des monopoles dans l'empire ottoman, sont-elles en véritable progrès. De mauvais villages ont été soudain transformés en échelles commerciales d'une haute importance ; et l'on voit successivement apparaître dans les bulletins de la navigation, a côté de Varna, les noms complètement inconnus jusqu'alors, de Bourgas, Baltchik, Messemvria et Ankialou. En 1841, deux capitaines de navire ont l'idée de porter du sel à Bourgas et d'y opérer un chargement de blé. Quatre ans plus tard, la même ville exportait, en céréales, 350,000 charges pour Marseille ; Varna en exportait 650,000 et Baltchik 250,000. Il n'a donc fallu qu'un peu de sécurité dans les transactions pour donner un élan général à toutes ces populations, et les faire participer au grand mouvement commercial de notre époque. Remarquons, en passant, que les Turcs sont tout aussi laborieux que les Bulgares. Ils forment, en dépit de bien des notes et rapports statistiques, un bon tiers des travailleurs. C'est aussi parmi eux que sont choisis la plupart des courtiers servant d'intermédiaires entre les producteurs et les négociants. Ne doit-on pas reconnaître le point de départ d'une révolution extrêmement salutaire pour l'avenir des musulmans ? Ce ne sont plus ces conquérants de passage, ne faisant que camper en Europe. Leur rôle au milieu des races qu'ils ont vaincues n'est plus anormal. Quels arguments peuvent tenir contre cette vigoureuse population labourant le sol, charriant ses produits jusqu'à cinquante lieues de distance, et s'élançant avec confiance dans la voie nouvelle qui vient de lui être ouverte ?
Enfin la troisième région, qui concerne plus particulièrement le bassin du Danube, présente de telles ressources agricoles et commerciales à l'empire ottoman, qu'il est presque inutile de s'appesantir sur le rôle qu'elle est appelée à jouer dans un avenir prochain." (p. 181-183)
Xavier Hommaire de Hell, ibid., tome I, deuxième partie, 1855 :
"Il faut pourtant que je dise quelques mots du pain que nous mangeons depuis Trébizonde, car il vaut bien la peine d'une description particulière. Il se compose de galettes de 1 mètre de longueur sur 20 à 30 centimètres de largeur et 4 à 5 millimètres d'épaisseur, lesquelles galettes sont formées de farine de noisettes et de froment, et ne se fabriquent que tous les trois ou quatre mois, quand la provision est épuisée. On les suspend au grenier à des tiges de fer, comme des rangs d'oignons, et leur dureté devient telle qu'il faut les tremper dans l'eau quand on veut s'en servir. Voilà le pain détestable auquel tout voyageur est condamné dans ces magnifiques contrées. Notre Arménien [son hôte à Eğin (actuelle Kemaliye), dans la région d'Erzincan] prétend que c'est à la cherté du bois qu'il faut attribuer cette singulière fabrication.
Dans la visite que me fait le mudir [chef de district], j'apprends que la famille de notre hôte [un banquier] est la plus considérée du pays depuis nombre d'années, ce qui m'exaspère doublement contre ses façons d'agir. Aujourd'hui même, il a le courage de venir présider à notre dîner, composé d'une mauvaise soupe et d'un rôti desséché, comme s'il nous traitait de la manière la plus splendide.
Dans ces lointaines contrées, si l'on est volé, si l'on éprouve des ennuis, des contrariétés, ce ne sera jamais de la part des musulmans, mais bien de celle des chrétiens. Nous faisons sur leur triste situation parmi les barbares, de longs discours à la Chambre ; nous nous apitoyons sur leur destinée, nous votons des fonds pour les secourir !... Cette façon de juger l'Orient était bonne au moyen âge, quand on vivait sous l'empire de l'ignorance et des préjugés ; mais aujourd'hui ce ne sont pas les intérêts des chrétiens qu'il faut défendre, ce sont ceux des peuples musulmans, bien plus en péril. Telle est la voie politique que nous devrions suivre, et que je chercherai à faire prédominer à mon retour en France. Je connais déjà les Grecs et les Arméniens ; il ne me reste plus qu'à apprécier la valeur morale des Maronites, dont on se préoccupe tant, et qui, vus de près, sans aucun esprit de système, pourront bien également perdre de leur prestige." (p. 406-407)
"En voyant la conduite de la France dans toutes les questions relatives à l'Egypte, à la Grèce et au pachalik de Tunis, je me demande souvent quelles peuvent être les vues de notre gouvernement quand il agit comme il le fait, car je ne trouve dans ses actes qu'ineptie, absence de toute logique et profonde ignorance des intérêts nationaux. Quels sont en définitive les ennemis que la France peut avoir à redouter dans le cas d'une conflagration générale ? Evidemment ce sont les Russes sur terre et sur mer, et les Anglais sur mer ; dans, l'un ou l'autre cas, quelle alliance nous serait la plus profitable ? Le simple bon sens indique tout d'abord la Turquie, qui peut nous offrir une flotte déjà puissante, les moyens d'anéantir le commerce de la Russie méridionale et de donner la main à toutes ces populations vaincues, mais non soumises, qui sont impatientes de secouer le joug moscovite. La Turquie nous serait également d'une immense ressource contre l'Angleterre, en mettant de notre côté les populations méditerranéennes, qui désirent vivement une union sérieuse avec la France. En face de pareilles éventualités, notre gouvernement n'aurait qu'une voie politique et rationnelle à suivre, celle d'étendre de tout son pouvoir notre influence en Orient et dans tous les bassins de la Méditerranée et de la mer Noire. Au lieu de cela, nous vivons au jour le jour, à la remorque des événements, désavouant aujourd'hui ce que nous avons fait hier, n'ayant aucun but arrêté, aucune prévision d'avenir ; nous soulevons le pacha d'Egypte, le bey de Tunis, au lieu de nous réunir à la Porte, qui implore notre appui ; nous défendons obstinément une mauvaise cause en Grèce, et nous profitons de toutes les occasions pour mécontenter le gouvernement turc, qui a toujours montré tant de sympathie pour la France. Ces réflexions, que l'on considérera peut-être comme une simple boutade, doivent venir naturellement à l'esprit de tout voyageur qui sera en mesure d'étudier ce pays et la cause des révolutions sociales dont il a déjà été le théâtre. Telle question presque inaperçue pour les indifférents, peut être grosse d'événements et remuer le monde : la Turquie toute pacifique qu'elle est aujourd'hui, garde encore dans ses veines quelques gouttes de ce vieux sang d'Othman qui l'a rendue si longtemps victorieuse, et, je le répète, en cas de conflagration, la France doit confondre ses intérêts avec ceux de la Porte." (p. 482-484)
Sur les peintres orientalistes : L'orientalisme romantique dans la peinture : Théodore Géricault et Eugène Delacroix
Frédéric Goupil-Fesquet
Osman Hamdi Bey : un génie éclectique ottoman
Voir également : Auguste Comte
Henri Martin (historien)
Pierre Laffitte (philosophe positiviste)
Elisée Reclus
Gustave Le Bon