vendredi 14 octobre 2022

Les cures de Léon Tolstoï chez les Bachkirs



Tatiana Tolstoï (Tatiana Soukhotina-Tolstaïa, fille de Léon Tolstoï), Avec Léon Tolstoï. Souvenirs, Paris, Albin Michel, 1975 :


"Zakharine [médecin] prit très à cœur les ennuis de mon père et lui conseilla de partir pour les steppes de Samara, d'y passer quelques semaines de repos complet et de faire une cure de koumys [lait de jument fermenté (boisson des nomades des steppes)]. Papa se décida à partir, accompagné de son beau-frère Stéphan Bers.

Au cours de l'été 1871, Tourguéniev [Ivan Tourgueniev (écrivain)] écrivait à Fet [Afanassi Fet (poète)] au sujet de papa : « ... J'ai très peur pour lui : il a tout de même deux frères qui sont morts tuberculeux. Je suis très content qu'il aille faire une cure de koumys, que je crois efficace et bénéfique [Tourgueniev était d'origine tatare (comme bien d'autres aristocrates russes)]. Tolstoï, cet unique espoir de notre littérature orpheline, ne peut pas et ne doit pas disparaître de la surface de la terre aussi tôt que ses prédécesseurs, Pouchkine, Lermontov, Gogol. Mais pourquoi donc cet amour subit du grec ? »

Papa passa six semaines dans les steppes. Son état s'améliora de jour en jour." (p. 89-90)

"Au printemps [1873], papa se sentit tout à fait mal en point ; il toussait constamment et se plaignait d'une douleur au côté. Les médecins craignaient la tuberculose. Il fut décidé que toute la famille passerait l'été dans les steppes de Samara où papa avait une propriété. Il y ferait une cure de koumys. Comme Hanna [Hanna Tarsey (gouvernante anglaise des enfants de Tolstoï)] n'allait pas très bien non plus, mes parents l'invitèrent à venir à Samara en même temps qu'eux pour y suivre également la cure. Papa écrivit au régisseur de notre domaine de préparer tout ce qu'il fallait pour une famille aussi grande que la nôtre. Notre vaste dormeuse fut expédiée à Samara, car la propriété était située à cent vingt verstes de cette ville et la distance devait être franchie en voiture." (p. 131)

"A cette époque, c'était en 1873, de Samara à Orenbourg, il n'y avait pas de ligne de chemin de fer. Aussi nous fallut-il parcourir en voiture cent vingt verstes à travers la steppe. A Samara, nous nous arrêtâmes dans un hôtel pour y passer la nuit. Dans la cour, l'énorme dormeuse, arrivée de Iasnaïa Poliana, nous attendait avec des chevaux. Le lendemain, cette dormeuse, attelée de six chevaux, deux de volée, quatre de timon, fut avancée devant l'entrée de l'hôtel." (p. 139)

"Papa faisait tout son possible pour nous distraire, maman [Sofia Tolstaïa (née Bers)] et nous, car il se rendait compte que si nous étions là, c'était à cause de lui. Il nous emmenait fréquemment en promenade, dans les villages des environs, russes ou bachkirs. (...)

Un jour, papa nous emmena dans un village bachkir, chez un mollah. L'endroit s'appelait Karalyk. Papa l'avait déjà visité lors de ses précédents séjours et y connaissait beaucoup de Bachkirs. (...)

Le village bachkir était au bord d'une petite rivière. Mais on ne pouvait pas appeler rivière ces petits étangs circulaires séparés les uns des autres par de la terre ferme. Les demeures bachkires sont solidement construites, propres et bien tenues. Le mollah chez qui nous nous étions arrêtés, nous accueillit avec une cordiale hospitalité. Bientôt d'anciennes connaissances de papa arrivèrent. Il y avait notamment un vieux Bachkir, très gai, surnommé à la russe Mikhaïl Ivanovitch, qui proposa immédiatement à papa une partie de dames. Celui-ci accepta et ils s'installèrent devant le damier. Aux coups difficiles, Mikhaïl Ivanovitch se grattait le front en disant :

— Faut rifléchir. Gra-a-a-nd rifléchir.

Pendant ce temps, le domestique de notre hôte était allé égorger un mouton. En attendant qu'il soit prêt, on nous offrit du thé et du koumys.

Quand le mouton fut cuit, le serviteur apporta un grand plat rempli de morceaux de viande bouillie. J'avais entendu dire que chez les Bachkirs on ne refuse pas une invitation à manger, car cela offense gravement le maître de maison. On m'avait dit que si l'invité refuse la viande offerte, l'hôte prend un morceau et lui barbouille le visage, après quoi l'invité est tout de même contraint de l'avaler. Aussi, quand le Bachkir, prenant des bouts de viande avec les doigts, me les présenta, je me dépêchai de manger, sans rien en laisser. D'ailleurs, je dois dire que ce ne fut pas difficile, car une longue route m'avait donné faim et le mouton était tendre et savoureux. A cette époque, je n'étais pas encore végétarienne, et en fait, aucun de nous n'avait jamais entendu parler de végétarisme.

Papa savait toujours trouver des sujets de conversation intéressants pour les personnes qu'il rencontrait. Avec le mollah, il discutait religion, avec Mikhaïl Ivanovitch, il plaisantait, avec les paysans, il parlait des semailles, des chevaux, du temps... Et tous lui répondaient avec confiance et simplicité.

Après le repas, nous allâmes faire un tour et admirer les troupeaux de chevaux. Maman fit de grands éloges d'une jolie jument isabelle en disant que c'était sa couleur préférée. Papa ajouta que la bête était vraiment belle.

En passant devant les petits lacs de la rivière Karalyk, j'aperçus des nénuphars blancs. A la vue de cette eau et de ces jolies fleurs, je fus enthousiasmée. J'essayai d'en cueillir une, mais sans y parvenir. Sans hésiter, le fils du mollah, le jeune Naguim, ôta ses protège-bottes, puis ses bottes vertes en cuir souple, retroussa ses pantalons et entra dans l'eau. Cueillant toute une brassée de nénuphars, il me les offrit. Je n'avais pas l'habitude d'une semblable galanterie, je rougis et balbutiai des remerciements.

En fin d'après-midi, nous prîmes congé de nos aimables hôtes, tandis qu'on amenait nos plétouchkas [voitures légères]. La jolie pouliche isabelle que maman avait admirée était attachée à la voiture dans laquelle mes parents étaient arrivés. Le maître de maison en faisait présent à son invitée. En Orient, c'est la coutume d'offrir ce que l'hôte a apprécié. Maman était embarrassée.

— Je suis vraiment confuse ! s'écria-t-elle.

— Pourquoi ?

— Si j'avais su, je n'aurais jamais dit du bien de votre cheval...

Elle voulait rendre la pouliche à son propriétaire, mais papa l'arrêta, sachant que cela l'offenserait. Il remercia chaudement le mollah, lui serra la main, et nous partîmes. La pouliche trottait gaiement derrière la voiture, maman se désolait à voix haute de ne s'être pas souvenue des usages orientaux. A la première occasion, papa rendit la politesse au Bachkir en lui offrant quelques pièces d'or pour orner la robe de sa fille. (...)

A cette époque, mon père possédait de grands troupeaux de chevaux. Il voulait obtenir un croisement de petits chevaux de steppe et de grandes races européennes. Il espérait allier la force, l'endurance, l'ardeur des premiers à la beauté et à la taille des seconds. Il engagea toute une équipe de gardiens, de dresseurs et des palefreniers. J'aimais les chevaux, aussi m'efforçai-je de me lier d'amitié avec tous ceux qui s'en occupaient. Je m'entendais très bien avec Loutaï, un gardien de troupeaux dont papa avait fait notre deuxième cocher en raison de son adresse à dompter les chevaux les plus sauvages.

Quand nous devions nous rendre quelque part et que Loutaï avait ordre d'atteler, il lui arrivait de prendre un lasso, une bride et de s'en aller dans la steppe, là où paissaient nos chevaux. Il jetait son dévolu sur une bête et s'en approchait, le lasso à la main. Les chevaux, à demi sauvages, reculaient à son approche et se pressaient les uns contre les autres en s'ébrouant. Loutaï jetait le lasso autour du cou de l'animal et serrait si fort que le cheval ne pouvait plus se libérer. La bête renâclait, tombait, se redressait sur les genoux, retombait avant de se calmer enfin et de s'abattre sur le flanc , comme morte. Loutaï bridait le cheval (il tordait même la bouche aux bêtes trop rétives) et desserrait progressivement le lasso. Le cheval reprenait des forces et se relevait, Loutaï sautait prestement sur son dos et alors, c'étaient, du côté du cheval, des efforts désespérés pour se libérer de son cavalier. Il se cabrait, ruait, s'immobilisait complètement ou galopait comme un fou... Mais Loutaï semblait être soudé à sa monture, qui ne parvenait pas à s'en défaire. Après quelques minutes de galopades effrénées, le cheval finissait par se fatiguer et devenait si docile que Loutar, toujours sur son dos, pouvait capturer les deux autres chevaux dont il avait besoin pour son attelage.

Il arrivait triomphalement à la maison, tenant deux chevaux par la bride et montant le troisième. Puis, avec l'aide des palefreniers, il les attachait à la lineïka [voiture à banc unique] qui attendait devant la maison. Quand les trois bêtes étaient attelées, Loutaï grimpait sur le siège du cocher et disait aux palefreniers de se placer chacun devant un cheval en le tenant par la bride. Les bêtes ne tenaient pas en place, soufflant, piaffant, se secouant pour chasser les mouches, Loutaï s'installait puis nous criait :

— Hé ! Tania [Tatiana], monte ! Stiopa [Stepan Bers (beau-frère de Léon Tolstoï)], monte ! Sérioja [Sergueï (fils aîné de Léon Tolstoï)], Ilya [autre fils de Léon Tolstoï], montez vite !

Nous nous précipitions dans la lineïka. Loutaï criait aux palefreniers :

— Lâchez tout !

Les hommes s'écartaient vivement. Au début, Loutaï laissait les chevaux galoper et ils filaient comme le vent sur la route plate et unie. La lineïka roulait à une vitesse incroyable. Souvent, je n'avais pas le temps de m'asseoir et j'étais encore à plat ventre, cramponnée à la banquette, que déjà les chevaux galopaient comme des fous. Je devais rester dans cette position jusqu'à ce que les bêtes se fatiguent et se mettent au pas. Alors, avec l'aide de mes frères je pouvais m'asseoir. Loutaï prenait les guides en main et dirigeait les chevaux à sa guise. Il tournait vers nous un visage radieux et avec un mouvement de tête vers l'attelage :

— Tu as vu ? Un large sourire illuminait sa face mongole. (...)

Avec l'arrivée de Hanna, ma vie changea. Elle savait trouver de l'intérêt à tout ce qu'elle voyait et me le faire partager. Elle me faisait sentir la beauté singulière de la steppe.

— Regarde, me disait-elle, ces immenses troupeaux de moutons font songer à la Bible. Mahometshah, notre Bachkir, ressemble à un patriarche, avec sa barbe blanche, son long vêtement coloré, ses manières graves et courtoises." (p. 145-150)

"Papa, Stiopa, Hanna et même la petite Macha [Maria (autre fille de Léon Tolstoï)] buvaient assidûment leur koumys. Le matin, ils allaient à la Kibitka [yourte] où les accueillait Mohamedshah, beau vieillard d'une politesse raffinée. Assis, les jambes croisées à la turque, sur des tapis et des coussins posés à même le sol, il commençait par mélanger dans un récipient de cuir le koumys, puis, avec un puisoir en bouleau de Carélie, il le versait dans une coupe plate qu'il tendait à son hôte avec une inclination. Papa prenait la coupe à deux mains et la vidait d'un trait, sans en détacher une seule fois les lèvres. La coupe était grande : la contenance d'une bouteille, si ce n'est plus. Dès que papa avait fini, Mohamedshah, qui n'attendait que cela, lui versait une deuxième coupe. Papa la buvait quelquefois ou se contentait d'exprimer sa satisfaction.

Je ne buvais pas de koumys. Son goût, aigre, ne me plaisait pas. Comme j'étais en excellente santé, on ne m'obligeait pas à en boire.

Pendant que les hommes prenaient leur koumys, je passais derrière un rideau de cotonnade, dans le coin de la tente où vivaient Alifa, l'épouse de Mohamedshah et Hadia, sa petite-fille. Alifa était une vieille femme, très aimable, aussi courtoise et mesurée dans ses gestes que son mari. Hadia était une très jolie fille, élancée, avec un visage aux pommettes un peu saillantes, de magnifiques yeux noirs et un sourire charmant. Les femmes ne devaient pas se montrer aux hommes et quand Hadia passait devant les buveurs, elle se couvrait la tête de son caftan de velours noir en se glissant prestement vers la porte.

Dans le coin réservé aux femmes, j'aidais à mélanger le koumys. On versait le lait de jument dans de longues outres en peau de cheval, on le faisait fermenter avec du koumys aigri, puis on le brassait avec de grands bâtons. Plus le koumys est remué, meilleur il est. Je me dressais sur la pointe des pieds, devant un grand bourdiouk (c'est ainsi qu'on appelle ces outres) j'attrapais le bâton et j'essayais de le remuer comme font les Bachkires. Mais je n'arrivais pas à obtenir le même bruit doux et continu qu'elles.

Les Bachkires portent de longs vêtements amples, de cotonnade bariolée. Le bas est bordé de fronces d'un autre tissu. Le haut est garni de rubans de toutes les couleurs, cousus autour du décolleté et portant des pièces de monnaie russes ou turques, percées en leur milieu. Les mêmes parures ornent les longues nattes des jeunes Bachkires.

Toujours en compagnie des femmes, j'allais traire les juments. Je me rappelle la fine silhouette de Hadia, ses bottes, son caftan de velours rabattu sur la tête, le bout de sa longue tresse noire agrémentée de monnaies qui tintent à chacun de ses pas. Elle a un seau à la main et fouille la steppe du regard pour y repérer ses juments. Elles ne sont pas loin, car leurs poulains sont attachés à quelques mètres de la kibitka." (p. 152-153) 

Sur l'influence de Léon Tolstoï : L'intelligentsia panturquiste et la Russie

Sur les Bachkirs : L'historien bachkir Zeki Velidi Togan

Voir également : Mikhaïl Bakounine

Piotr Kropotkine

Alexandre Schapiro

L'enfance de Maxime Gorki : la coexistence avec les Tatars

Les libéraux russes et la révolution jeune-turque

Talat Paşa (Talat Pacha) et la chute du tsarisme

Russes de Bakou : la gratitude de Nuri Paşa (frère d'Enver)

mercredi 5 octobre 2022

L'enfance de Maxime Gorki : la coexistence avec les Tatars



Maxime Gorki, Ma vie d'enfant. Mémoires autobiographiques, Paris, Calmann-Lévy, 1921 :


"Grand-père, du jour au lendemain, vendit sa maison au cabaretier et en acheta une autre dans la rue des Cordiers [à Nijni-Novgorod, ville qui sera rebaptisée du nom de Gorki sous le régime soviétique]. Cette rue-là, propre, paisible, toute envahie par les herbes, n'était point pavée et aboutissait aux champs ; de petites maisonnettes peintes de couleurs vives la bordaient des deux côtés.

Notre nouvelle demeure était plus belle et plus agréable que l'ancienne. (...)

La maison était entièrement habitée par des gens que je n'avais jamais vus. Sur le devant logeaient un militaire, ainsi qu'un Tatare avec sa femme. Du matin au soir cette petite créature rondelette riait et jouait d'une guitare [un saz probablement] enrichie d'ornements bizarres. Elle chantait d'une voix aiguë et sonore, et affectionnait tout particulièrement un air fougueux et entraînant dont voici quelques paroles :

Tu aimes une femme, elle ne veut pas de toi !
Il faut en chercher une autre, sache la trouver.
Et la récompense t'attend dans cette voie sûre,
Une douce récompense !
(...)

Dans un petit appartement au-dessus du cellier et de l'écurie, logeaient deux charretiers : l'oncle Piotre, petit bonhomme grisonnant, et son neveu Stépa, garçon très fruste et muet, dont le visage prenait par instants la teinte chaude d'un plateau de cuivre rouge. Un Tatare, nommé Valéy, individu long et maussade qui exerçait la fonction d'ordonnance, habitait avec eux. C'étaient pour moi des gens nouveaux et le mystère d'inconnu qui planait sur eux me captiva tout de suite." (p. 149-151)

"Par les soirs de pluie, lorsque grand-père sortait, mon aïeule organisait à la cuisine des réunions extrêmement intéressantes, auxquelles tous les locataires étaient conviés : charretiers et ordonnances venaient prendre le thé avec nous. On y voyait aussi la pétulante Petrovna, et, parfois même, la joyeuse femme du militaire. Quant à Bonne-Affaire [un pensionnaire], il était toujours présent, muet et immobile dans son coin, près du poêle, tandis que Stépa le simple jouait aux cartes avec le Tatare Valéy." (p. 156)

"Ce qui rapportait plus encore que de vendre des chiffons, c'était de voler du bois de chauffage ou de menuiserie dans les chantiers situés au bord de l'Oka ou aux Sablons. Dans cette île, durant la foire, on vendait du fer sous des hangars légèrement construits. Sitôt la foire terminée, on démolissait ces hangars ; perches et voliges étaient mises en tas et restaient ainsi sur place jusqu'aux crues du printemps. Les bourgeois propriétaires payaient vingt copecks une volige bien équarrie, et on pouvait en emporter une ou deux par jour ; mais pour réussir, le mauvais temps était nécessaire, la pluie ou la tempête de neige chassant des chantiers les gardes qui allaient ailleurs se mettre à l'abri.

Une bande très unie s'organisa ; elle comprenait Sanka Viakhir, le fils d'une mendiante mordouane [mordve (une ethnie finno-ougrienne)], un gentil garçon de dix ans, affectueux et tendre, toujours paisible et gai ; Kostroma, un sans-famille impétueux et décharné, aux immenses yeux noirs et qui se pendit plus tard, à l'âge de treize ans, dans la colonie pénitentiaire où on l'avait relégué pour avoir volé une paire de pigeons. Il y avait aussi Chabi, un petit Tatare de douze ans, hercule bon et placide ; Jaze, le fils du fossoyeur et gardien du cimetière, un gamin de huit ans au nez épaté, taciturne comme un fauve en cage et qui souffrait du haut-mal ; enfin, Gricha Tchourka, l'aîné de la troupe, judicieux et juste, amateur passionné de la lutte à coups de poing ; la mère de ce dernier était couturière et veuve. Nous habitions tous la même rue.

Au faubourg, le vol n'était pas considéré comme un péché ; c'était une habitude, et presque le seul moyen d'existence pour beaucoup de petits bourgeois qui ne mangeaient jamais à leur faim. Les six semaines que durait la foire ne pouvaient enrichir les gens pour une année entière ; aussi, un très grand nombre d'honorables pères de famille demandaient-ils à la rivière un complément de gain ; ils pêchaient les poutres et les bûches emportées par la crue, transportaient sur des radeaux les cargaisons légères ; mais surtout ils volaient. En général, ils « écumaient » le Volga et l'Oka et s'emparaient de tout ce qui était mal assujetti. Le dimanche les grandes personnes se vantaient de leurs exploits ; les enfants les écoutaient et profitaient de ces enseignements.

Au printemps, pendant la période de travail fiévreux qui précédait la foire, les rues étaient remplies chaque soir d'ouvriers, de charretiers et d'artisans un peu gris ; les petits enfants, sans se gêner, exploraient la poche des passants, sous les yeux de leurs parents, et c'était un usage admis, un procédé licite.

On dérobait leurs outils aux charpentiers ; aux charretiers, on prenait les chevilles et les pièces de fer des essieux ; aux cochers de fiacre, des écrous. Mais notre bande ne se livrait pas à cette besogne-là ; Tchourka avait déclaré une fois pour toutes, d'un ton résolu :

— Je ne veux pas voler, maman ne me le permet pas.

— Et moi, j'ai peur, appuya Chabi.

Kostroma n'éprouvait que du dédain pour les petits filous ; et il accentuait le mot « voleur » avec une énergie toute particulière ; quand il voyait des gamins étrangers à notre troupe dévaliser des ivrognes, il les poursuivait et, s'il parvenait à saisir un des délinquants, il le rossait sans pitié. Cet enfant aux grands yeux et à l'air triste s'imaginait qu'il était un homme ; il marchait en roulant les hanches comme un portefaix et s'efforçait de parler d'une voix mâle et brutale. Toute sa personne avait quelque chose de vieux, de réfléchi, de tendu. Viakhir, lui, était persuadé que le vol était un péché.

Mais le fait d'aller aux Sablons pour en emporter des planches et des perches n'était pas classé parmi les actes répréhensibles ; aucun de nous ne craignait de le commettre, et nous élaborâmes toute une série de procédés qui nous facilitèrent grandement la besogne. Les jours de pluie ou à la tombée de la nuit, Viakhir et Jaze se dirigeaient vers les Sablons en passant sur la glace mouillée et bosselée ; ils faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour attirer l'attention des gardes, tandis que les quatre autres – et j'étais de leur nombre – se rendaient à l'île en cachette, un à un. Inquiétés par l'apparition de Viakhir et de Jaze, les gardes les surveillaient et, pendant ce temps, nous nous rassemblions près d'un tas de bois convenu à l'avance ; nous choisissions tranquillement notre butin et, tandis que nos camarades aux pieds agiles s'amusaient à harceler les gardes et à les entraîner à leur poursuite, nous prenions, nous, le chemin du retour. Chacun des quatre opérateurs possédait une corde munie à son extrémité d'un gros clou recourbé en forme de crochet ; nous plantions ce crochet dans les voliges ou les perches et nous n'avions plus qu'à les traîner sur la neige ou sur la glace. Les gardes ne nous voyaient presque jamais ou, s'ils nous apercevaient, ils ne pouvaient plus nous rattraper. Le butin vendu, nous partagions en six la recette et chacun de nous touchait ainsi cinq ou six et parfois sept copecks pour sa part.

Avec cette somme, on pouvait se nourrir très suffisamment pendant un jour ; mais Viakhir était rossé s'il ne rapportait à sa mère de quoi acheter un peu d'eau-de-vie ; Kostroma faisait des économies, rêvant d'élever des pigeons. La mère de Tchourka était malade et il tâchait de gagner le plus possible. Chabi gardait aussi tout son argent pour regagner la ville où il était né et d'où l'avait amené un oncle qui s'était noyé peu après son arrivée à Nijni-Novgorod. Chabi d'ailleurs avait oublié le nom de son lieu d'origine ; il savait seulement que son pays se trouvait quelque part au bord de la Kama, près du Volga.

Cette manie nous amusait beaucoup et nous taquinions le petit Tatare aux yeux bigles en chantant :

La ville est sur la Kama ; où ? Nous n'en savons rien.
On ne peut pas la toucher en tendant le bras, ni y arriver en marchant !


Au commencement, Chabi s'était fâché ; mais Viakhir, d'une voix roucoulante, qui justifiait son sobriquet de « Jaseur », lui avait dit :

— Voyons ! Est-ce qu'on boude entre camarades ?

Le petit Tatare avait baissé l'oreille et, depuis lors, il chantonnait avec nous le refrain de la ville sur la Kama.

Néanmoins, nous aimions mieux ramasser les os et les chiffons que de voler du bois. Ce travail devint très intéressant au printemps, lorsque la neige fondit et que les pluies lavèrent les rues pavées de la foire déserte. Sur cet emplacement-là, on pouvait toujours découvrir dans les rigoles une grande quantité de clous et beaucoup de ferraille ; souvent même, on y trouvait de l'argent : pièces blanches et monnaie de cuivre. Mais les gardiens des boutiques vides nous pourchassaient et nous enlevaient nos sacs si nous ne leur graissions la patte au préalable ou si nous ne leur faisions toutes sortes de salamalecs. En général, nous ne gagnions pas notre argent avec facilité, mais nous vivions en bonne harmonie ; quelquefois, nous nous querellions bien un peu ; cependant je ne me rappelle pas qu'il y ait jamais eu de batterie sérieuse entre nous." (p. 306-310)

"Le samedi, on se livrait à un joyeux divertissement, auquel on s'était du reste préparé pendant toute la semaine en ramassant dans les rues les vieilles chaussures de tille éculées qu'on cachait dans des coins. Le samedi soir donc, quand les portefaix tatares du « débarcadère de Sibérie » rentraient par bandes à la maison, nous prenions position à l'un des carrefours et nous les bombardions avec ces projectiles. Au début, ils se fâchèrent, nous insultèrent et même nous donnèrent la chasse ; mais bientôt, le charme du jeu les entraîna et, sachant par avance ce qui les attendait, ils arrivèrent sur le champ de bataille munis eux aussi de chaussures de tille. Ils nous volèrent même plus d'une fois notre matériel de guerre, ayant déniché les recoins où nous le dissimulions ; nous nous plaignions de ce procédé déloyal :

— Ce n'est pas de jeu, cela !

Ils nous rendaient alors la moitié de notre butin et la bataille commençait. En général, ils se plaçaient dans un endroit découvert, le plus souvent au milieu du carrefour, et nous les attaquions en criant et en lançant les vieilles chaussures. Eux braillaient également et poussaient des éclats de rire assourdissants lorsque l'un de nous, surpris en plein élan, culbutait la tête la première dans le sable, renversé par un projectile adroitement lancé dans ses jambes.

Le jeu durait longtemps, parfois jusqu'à la tombée de la nuit ; les petits bourgeois se rassemblaient et, réfugiés à l'angle des rues, nous regardaient, protestant au nom de l'ordre troublé, tandis que les chaussures de tille, grises et poussiéreuses, voltigeaient comme des corbeaux.

Les Tatares s'échauffaient tout autant que nous. Souvent, la bataille finie, ils nous emmenaient au réfectoire de leur association, où ils nous offraient de la viande de cheval douceâtre et une bizarre préparation de légumes ; après le souper, on buvait un thé épais et on mangeait une sorte de pâte de noisettes grasse et sucrée. Ces énormes gaillards nous plaisaient beaucoup ; c'étaient de vrais hercules ; il y avait en eux quelque chose d'enfantin qui se comprenait d'ailleurs, mais ce qui me frappait surtout, c'était leur douceur sans malice, leur égalité d'humeur, leur bonhomie et les attentions amicales qu'ils se témoignaient les uns aux autres.

Leur rire avait une franchise adorable, ils riaient jusqu'aux larmes. L'un d'eux, un luron au nez cassé, originaire de Kassimof, doué d'une force fantastique — il avait une fois transbordé d'une berge sur le rivage, et assez loin, une cloche pesant près de six quintaux — hurlait avec des éclats de rire formidables :

— Vouou, vouou ! La parole, c'est de l'herbe ; la parole, c'est de la petite monnaie, mais c'est aussi de l'or, la parole !

Un soir, il avait fait asseoir sur sa main Viakhir et l'avait soulevé très haut en disant :

— C'est là qu'il faut que tu vives, au ciel !" (p. 313-315)

Sur Maxime Gorki : 1918 : la traite des femmes (notamment arméniennes) chez les soldats russes

Voir également : Mikhaïl Bakounine

Piotr Kropotkine

Alexandre Schapiro

Vladimir Lénine et la révolution jeune-turque

Léon Trotsky et la Turquie

Les libéraux russes et la révolution jeune-turque

L'intelligentsia panturquiste et la Russie

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