
Ironie du destin ? Ou conclusion logique et peut-être inévitable d'une somme d'expériences de guerre acquises en Orient ?
Celui qui avait été l'adversaire des Turcs (un adversaire vaillant et honnête), en Morée (1822) et à Constantine (1837), devait se hisser au rang d'allié majeur de l'Empire ottoman.
En 1854, le maréchal de Saint-Arnaud fut nommé commandant en chef du corps expéditionnaire français lors de la guerre de Crimée.
Ainsi, il marchait sur les traces des grands commandants français qui se sont illustrés au sein de l'alliance franco-ottomane : François de Bourbon (comte d'Enghien) à Nice (1543), le général Horace Sébastiani à Istanbul (1807). Et il est allé encore plus loin.
Sens du devoir, abnégation, volonté de fer, énergie débordante, sens de l'organisation, intelligence observatrice : il déploya toutes ses qualités de militaire endurci pour la défense de la cause ottomane, alors que sa santé avait été si éprouvée par les incessantes opérations de police en Algérie. Il se lia à des dirigeants ottomans, put encore admirer le courage des soldats turcs, il découvrit les Tatars de Crimée et les estima.
Lui qui aspirait depuis toujours aux plus grandes gloires militaires, connut son apothéose sur ce plan-là : la victoire de l'Alma (20 septembre 1854), une des grandes victoires du Second Empire.
Atteint par le choléra, le maréchal s'éteignit, neuf jours plus tard, sur le bateau le conduisant à Istanbul, où il espérait retrouver au moins une dernière fois son épouse.
Napoléon III fit inhumer l'héroïque maréchal aux Invalides, avec tous les honneurs.
"Documents relatifs à la guerre d'Orient et à la mort du Maréchal", in Armand Jacques Leroy de Saint-Arnaud, Lettres du maréchal de Saint-Arnaud, 1832-1854, tome II, Paris, Michel Lévy frères, 1864 :
"ORDRE GENERAL.
Au quartier général, à Marseille, le 20 avril 1854.
Soldats,
dans quelques jours vous partirez pour l'Orient ; vous allez défendre
des alliés injustement attaqués, et relever le défi que le czar a jeté
aux nations de l'Occident.
De la Baltique à la Méditerranée, l'Europe applaudira à vos efforts et à vos succès.
Vous
combattrez côte à côte avec les Anglais, les Turcs, les Egyptiens. Vous
savez ce que l'on doit à des compagnons d'armes : union et cordialité
dans la vie des camps, dévouement absolu à la cause commune dans
l'action.
La France et l'Angleterre, autrefois rivales, sont
aujourd'hui amies et alliées. Elles ont appris à s'estimer en se
combattant ; ensemble elles sont maîtresses des mers ; les flottes
approvisionneront l'armée pendant que la disette sera dans le camp
ennemi.
Les Turcs, les Egyptiens ont su tenir tête aux Russes
depuis le commencement de la guerre ; seuls, ils les ont battus dans
plusieurs rencontres ; que ne feront-ils pas secondés par vos bataillons
!
Soldats ! les aigles de l'Empire reprennent leur vol, non pour
menacer l'Europe, mais pour la défendre. Portez-les encore une fois
comme vos pères les ont portées avant vous.
Comme eux, répétons tous, avant de quitter la France, le cri qui les conduisit tant de fois à la victoire : Vive l'Empereur.
Le Maréchal de France,
commandant en chef de l'armée d'Orient.
A. DE SAINT-ARNAUD." (p. 394-395)
"AU MEME. [le maréchal Jean-Baptiste Philibert Vaillant (ministre de la Guerre)]
Au bivouac, à Old-Fort, le 16 septembre 1854.
Monsieur le Maréchal, j'ai l'honneur de vous confirmer ma dépêche télégraphique en date de ce jour.
Notre
débarquement s'est opéré, le 14, dans les conditions les plus
heureuses, et sans que l'ennemi ait été aperçu. L'impression morale
qu'ont reçue les troupes a été excellente, et c'est au cri de vive
l'empereur ! qu'elles ont mis pied à terre et pris possession de leurs
bivouacs.
Nous sommes campés sur des steppes où l'eau et le bois
nous font défaut. La nécessité d'effectuer un débarquement difficile et
compliqué au delà de tout ce qu'on peut dire, contrarié par un vent de
mer qui a rendu la plage souvent inabordable, nous a retenus jusqu'à ce
jour dans ces mauvais bivouacs.
J'avais d'abord voulu occuper
Eupatoria, dont la rade foraine est l'unique refuge qui nous soit ouvert
sur cette côte difficile. Mais j'ai trouvé les dispositions des
habitants si accommodantes, que je me suis contenté d'y établir une
station navale et quelques agents qui ont mission de recueillir les
ressources qui s'y peuvent rencontrer.
Les Tartares commencent à
arriver au camp ; ils sont très-doux, très-inoffensifs et paraissent
très-sympathiques à notre entreprise. J'espère que nous obtiendrons par
eux du bétail et des transports. Je fais payer avec soin toutes les
ressources qu'ils nous offrent, et je ne néglige rien pour nous les
rendre favorables. C'est un point très-important.
En tout, notre
situation est bonne et l'avenir se présente avec de premières garanties
de succès qui semblent très-solides. Les troupes sont pleines de
confiance. La traversée, le débarquement étaient assurément deux des
éventualités les plus redoutables qu'offrait une entreprise qui est
presque sans précédent, eu égard aux distances, à la saison, aux incertitudes
sans nombre qui l'entouraient. Je juge que l'ennemi, qui laisse
s'accumuler à quelques lieues de lui un pareil orage, sans rien faire
pour le dissiper à son origine, se met dans une situation fâcheuse, dont
le moindre inconvénient est de paraître frappé d'impuissance vis-à-vis
des populations.
J'ai l'honneur de vous adresser, ci-joint, l'ordre du jour que j'ai fait lire aux troupes au moment du débarquement.
Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, l'expression de mes sentiments très-respectueux.
Le maréchal de France,
commandant en chef de l'armée d'Orient.
A. DE SAINT-ARNAUD." (p. 398-399)
Armand Jacques Leroy de Saint-Arnaud, Lettres du maréchal de Saint-Arnaud..., op. cit. :
"AU MEME. [son frère Adolphe Leroy de Saint-Arnaud]
Toulon, le 23 avril 1854.
Je suis à Toulon, cher frère ; j'y ai retrouvé le soleil du midi, ses splendeurs, sa chaleur douce, un beau ciel bleu... A la bonne heure, voilà un pays. J'avais laissé à Marseille la pluie et un ciel gris et froid. J'ai fait une entrée superbe à Toulon où m'attendait la réception la plus cordiale. Ce soir, grand dîner chez le préfet maritime. J'ai trouvé, à Toulon, notre Eugène de Faget [camarade de collège et ami de Saint-Arnaud], major de la marine. Demain journée bien occupée : visite à l'arsenal et au port où je vais examiner l'installation de deux bâtiments mis à ma disposition, le Chaptal et le Dauphin. Nous serons bien, je l'espère et la traversée sera bonne. Le vent est à l'ouest. Après déjeuner, revue de la division Forey réunie à Toulon, près de quinze mille hommes. Je verrai tout le monde de près, je lu dirai un mot. J'ai déjà longuement devisé avec les généraux Forey, d'Aurelles et Lourmel, chacun saura ce qu'il lui reste à faire.
Louise [son épouse Louise-Anne-Marie de Trazégnies] t'a rendu compte de ce que nous avons fait à Marseille. J'ai revu et reçu lord Raglan [commandant en chef des troupes britanniques en Orient] et son état-major. Je les ai réunis à dîner avec les autorités civiles et militaires de Marseille. Nous sommes avec lord Raglan dans les meilleurs termes. J'ai visité son Caradoc ; ce n'est assurément pas le type de l'installation anglaise. Lord Raglan s'est embarqué hier, par un bien mauvais temps
Je rentre à Marseille mardi, et jeudi je compte m'embarquer... Plus je vais, plus j'ai confiance. L'Autriche a fait un pas en envoyant des troupes dans le Monténégro et une flotte contre l'insurrection grecque [en Thessalie et en Epire] ; c'est une manière de se déclarer contre la Russie.
Le 7, je serai donc à Constantinople. Je t'écrirai de Malte, de Candie, d'Athènes. Delattre [neveu de Saint-Arnaud, servant dans les chasseurs d'Afrique] va bien, il monte à cheval souvent. Je n'ai encore ni Puységur [son gendre], ni de Villers, ni Lostanges ; mes domestiques rament sur le Rhône, Dieu sait quand ils arriveront à Avignon." (p. 286-287)
"A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, CONSEILLER D'ETAT.
Marseille, le 27 avril 1854.
Cher frère, je vous avais fait mes adieux, je croyais m'embarquer aujourd'hui, le ciel en a décidé autrement ; je le regrette moins, puisque j'ai pu recevoir ta lettre à laquelle je réponds. Le Chaptal, qui m'était destiné, a fait, heureusement sans nous, en venant me chercher à Marseille, un grosse avarie qui le menait droit à un naufrage, lien a pour un mois de réparations. Dans quelques heures, le Berthollet sera dans le port de Joliette à ma disposition ; mais il lui faudra la nuit, la journée de demain pour s'installer, prendre mon changement, mes chevaux, etc. Le 29, je serai donc bord. A quelque chose malheur est bon: le vent se calme que le Berthollet nous mène donc sains et saufs aux rives désirées du Bosphore et voyons les Russes le plus tôt possible.
Il nous faut des succès ; de revers seraient désastreux au dedans comme au dehors ; et cependant, pas un homme de bonne foi ne pourra dire, quelle que soit sa couleur, que nous allons chercher de gaieté de cœur une guerre lointaine par amour pour la guerre. Nous la faisons, indispensable qu'elle est à l'honneur, à la dignité de la France et par-dessus tout inévitable. Que nous soyons vainqueurs ou vaincus qui pourrait aller contre cette vérité ?... Mais je ne crains pas les revers, je ne redoute que les lenteurs obligées, j'ai foi en Dieu et en mon étoile. Advienne que pourra, j'aurai fait mon devoir. Je me sens plein d'énergie et de force.
Dans ce que tu dis, frère, il y a beaucoup de vrai, mais c'est le vrai des gens sensés. Tu ne te mets pas assez au point de vue des masses et il faut compter avec elles. Le peuple donne son argent, ses enfants, sans murmurer. Il supporte la guerre un an, deux ans, mais il lui faut des bulletins, des résultats, des succès qui le dédommagent. Un Fabius Cunctator se coulerait ici. Le général doit être sage, prudent, mais profiter des occasions et agir ; c'est ce que je ferai. Toute la politique, je le sais, n'est pas en Orient. Mais c'est là que pèsent les efforts gigantesques de la France et de l'Angleterre.
Jeter à six cents lieues du pays, la France soixante mille hommes, l'Angleterre trente mille, c'est énorme. Et compare : l'armée d'Egypte avait d'abord dix-huit mille et puis trente et un mille. — L'armée de Morée, vingt-cinq mille. — L'armée d'Afrique en 1830, trente mille. — Nous en avons le double, transportés à une double distance, et nous marchons vers le Danube. Nous ne pouvons perdre de tels efforts dans l'inaction.
La Crimée, tu parles de la Crimée ! c'est un joyau, j'en rêve et j'espère que la prudence ne me défendra pas de l'ôter aux Russes. Ce sera pour eux un coup terrible. Au reste, ne disons rien à l'avance. Il faut causer d'abord avec les Turcs, voir les Russes de plus près, savoir ce qu'ils veulent et ce qu'ils peuvent. Ce sera le moment d'un plan sage et hardi. Traîner la guerre en longueur, c'est faire l'affaire des révolutions. Voilà, frère, mes idées pour le moment, nous verrons plus tard.
Demain donc, à midi, nous serons abord. Reçois nos adieux, toujours pleins de regrets et d'espoir, et partant du cœur." (p. 288-289)
"A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, CONSEILLER D'ETAT.
Smyrne, le 6 mai 1854.
Voici une occasion de te donner de nos nouvelles, cher frère, je la saisis. Je me suis arrêté quelques heures à Smyrne pour voir quels établissements pourraient ici être utiles à l'armée. Je trouve le courrier pour France ; il te portera nos souvenirs et cette lettre.
J'ai écrit de Malte à Forcade [leur demi-frère Adolphe de Forcade Laroquette]. Il a dû te communiquer sa lettre ; cette fois, tu te charges de lui donner de nos nouvelles.
Depuis trois jours, plus de mal de mer à bord du Berthollet. La maréchale [son épouse], qui ne devait jamais s'amariner, est comme dans son salon. Elle n'a ni assez d'yeux, ni assez de lunettes, pour admirer les villes de l'Archipel qui passent sous son regard en fuyant. Nous filons douze nœuds. Elle a vu Chio, Milo, Paros, elle visite Smyrne. Hier, nous avons passé une partie de la journée à la Canée [en Crète]. Réception officielle, intéressante pour Puységur, Delattre et les conscrits qui n'avaient jamais vu de pacha, de vraies pipes, de vrai tabac et de vrai café.
Au point de vue politique, ma visite à la Canée a produit un bon effet ; elle a prouvé que l'alliance française et turque n'est point une fable, comme l'affirment et voudraient qu'on le crût, peuple et parlement grecs [rappelons que Saint-Arnaud était devenu mishellène dans sa jeunesse...]. Aussi le pacha s'est-il montré tout à notre dévotion. Il n'y avait rien à faire dans Candie pour nos troupes, c'est trop malsain.
Serai-je ici mieux servi par les localités ? Demain à Gallipoli, la res militaris va commencer et m'occupera sans partage. Je verrai mes troupes, les généraux, les dispositions prises, l'installation de chacun, grosse et utile besogne. Plus tard, à Constantinople, viendra la politique. Je me tiendrai plus en garde, mais conservant toujours la base de mon système et l'allure de mon caractère : aller droit mon chemin.
Ma santé, dont je ne te parle pas, est aussi satisfaisante que possible. J'ai de temps à autre de petites crises de même nature, courant de mes bras à ma poitrine, pas trop longues, mais douloureuses. Avec cela, j'engraisse, ce me semble, et les forces sont visiblement revenues. Je ne puis guère me plaindre, quand je jette un regard en arrière; il faut vivre avec son ennemi.
Je ne m'attends pas à recevoir de vos nouvelles avant Constantinople. J'y serai le 8 ou le 9 ; j'y ferai une station de quelques jours, puis je reviendrai fixer mon quartier général, je ne sais trop où encore, mais je le choisirai bien. Nous sentons aujourd'hui la température de l'Asie. Adieu, frère, souvenir aux amis.
AU MEME.
Constantinople, le 10 mai 1854.
J'ai tant d'affaires que je n'ai pas encore eu le temps de quitter le Berthollet. J'installe demain la maréchale dans sa maison à Yeni-Keuï, sur le Bosphore, près Tophana, en face Béïkos ; cherche, sur ta carte. L'installation est médiocre ; nous y attendrons les événements. Je suis ici pour dix jours au moins. C'est à Constantinople que tout se traite, et mes troupes sont loin d'être réunies.
J'ai vu le sultan [Abdülmecit Ier], ses ministres, les ambassadeurs. J'ai été partout reçu comme je devais l'être. Demain, conférence avec lord Raglan, Reschid-Pacha [Mustafa Reşit Paşa (ministre des Affaires étrangères ottoman)] et Rizza-Pacha [Hasan Rıza Paşa (chef de l'armée ottomane)], grande journée où seront prises de graves résolutions.
Si tu veux une description de Constantinople, prends Théophile Gautier.
AU MEME.
Constantinople, le 14 mai 1854.
Cher frère, j'ai trop de choses à te dire pour entrer dans les détails. Je suis plus enveloppé par la besogne que dans les jours les plus rudes de mon ministère [de la Guerre]. Qu'il te suffise de savoir que j'ai pris ici la position qui convient au généralissime français. Mon influence grandit et s'étend. Le sultan, que j'ai déjà vu deux fois, me témoigne bienveillance et faveur ; les ministres gouvernants ne me refusent rien de ce que je crois juste et nécessaire. La question est de savoir s'ils pourront tenir tout ce qu'ils promettent.
Je crois, cher frère, et bien sincèrement, que nous servons la Turquie en soutenant son ministère. Je trouve dans Reschid et dans Rizza deux auxiliaires utiles aux intérêts de la France et de son alliée. Je les soutiens. Convaincu qu'un ministère nouveau serait un danger, je l'évite. J'ai dépeint exactement la situation à l'empereur. Il sait que je fais mon devoir suivant ma conscience. Dès mon premier pas sur le terrain de la diplomatie, je suis obligé d'avouer que c'est une chose difficile à traiter.
Je suis donc ici retenu malgré moi ; je préférerais être au milieu de mon armée.
Jeudi 18, lord Raglan, Rizza-Pacha, le séraskier et moi nous irons rencontrer à Varna Omer-Pacha [généralissime de l'armée ottomane sur le Danube], mandé à cet effet, et nous y trouverons les deux amiraux Hamelin et Dundas. Nous aurons à discuter nos plans.
Dès ma rentrée à Constantinople, j'irai à Gallipoli voir mes troupes, faire commencer les mouvements convenus.
Peu de nouvelles des Russes ; ils se concentrent pour attaquer Silistrie, que j'ai engagé Omer-Pacha à défendre à outrance.
Ma santé est bonne. Les crises se montrent quelquefois, mais courtes ; une infusion de poudre compléterait la guérison." (p. 291-293)
"A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, CONSEILLER D'ETAT.
Yeni-Keuï, le 25 mai 1854.
Cher frère, ma main est lasse d'écrire. Je te donne seulement de mes nouvelles. Voici en deux mots où en sont les affaires, qui deviennent graves.
Le bal va s'ouvrir ; je suis allé à Varna et à Schumla. J'ai passé trois jours avec Omer-Pacha ; dans l'armée turque, désagréable à la vue, il y a de bons soldats. Ils se battront comme des Anglais et des Français quand ils seront près de nous. Il y a soixante-dix mille hommes et deux cents bouches à feu dans le camp retranché de Schumla, qui est magnifique.
Si les Russes attaquent vigoureusement Silistrie, ils en seront maîtres peut-être avant quinze jours. La politique avec ses ménagements, et la lenteur des arrivages nous condamneront-ils à laisser inactive l'armée anglo-française ? A la suite d'un conseil de guerre, nous avons choisi Varna comme base d'opérations. Je crois qu'il faut entrer en ligne le plus tôt possible. L'embarquement de nos troupes est ordonné, il va commencer dans trois jours ; le 2 juin j'aurai douze mille hommes à Varna, le 8 vingt-quatre mille, le 18 quarante mille. Les Anglais suivent le mouvement. Nous pourrons donc, si Dieu le veut, vers le 20 juin, opposer aux Russes soixante-dix mille Turcs, quarante mille Français, vingt mille Anglais, et près de trois cents bouches à feu. Le reste arrivera plus tard. Je juge que la partie est égale, surtout contre des gens qui feront peut-être la faute de se placer entre un grand fleuve à dos et un camp retranché leur faisant face. Je pars ce soir pour Gallipoli ; j'y resterai jusqu'au 2 juin pour presser et surveiller l'embarquement ; de là, j'irai à Varna surveiller le débarquement et l'emplacement des divisions ; je reviendrai à Constantinople recevoir la 3e division du prince [Napoléon-Jérôme Bonaparte (fils de Jérôme Bonaparte et donc cousin de Napoléon III)], la présenter au sultan et la faire embarquer. Du 15 au 20 mon quartier général sera à Varna.
La nous agirons suivant les mouvements des Russes. Au prochain courrier les détails.
J'ai bien supporté de rudes fatigues et un excès de travail.
Je vous embrasse tous." (p. 295-296)
"A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, CONSEILLER D'ETAT.
Yeni-Keuï, le 20 juin 1854.
Cher frère, j'ai reçu tes deux lettres des 8 et 9 juin. Je vois que tu te livres toujours avec ardeur aux plans de campagne.
J'en ai déjà construit laborieusement plus de vingt, et je n'en exécuterai probablement pas un. On dit : il faut toujours avoir son plan arrêté d'avance ; moi je dis : il faut être prêt à tout et avoir des idées promptes et saines. Les plans se modifient selon les circonstances et jour par jour.
Je quitterai probablement Varna du 10 au 15 juillet pour marcher sur Silistrie, et mon plan est de sauver la ville et de jeter les Russes dans le Danube. Mais qui dit que je ne serai pas obligé de faire tête de colonne à droite contre les trente mille Russes qui sont dans la Dobrutscha ? C'est pour cela que je fais occuper fortement Kustendje par les marins de la flotte ; et si les Russes qui, d'après de nouveaux renseignements bien sûrs et positifs, assiègent Silistrie régulièrement et non pas sans ordre, procèdent par tranchées, etc., et ont fait en avant du Danube un très-fort camp retranché défendu par quatorze ouvrages armés de pièces de gros calibre, camp où ils ont environ quatre-vingt-dix mille hommes ; si les Russes, dis-je, laissent l'armée alliée se débrouiller au sortir de la forêt sous Silistrie, mettent vingt mille hommes pour défendre leur camp, ce qui suffit, et avec soixante mille hommes et les trente mille descendus de la Dobrutscha, vont se placer sur ma droite et mes derrières, occupent la grande route de Varna et Prazadi, et coupent mes communications avec la mer, je puis me trouver dans une position très-grave. Sois tranquille, j'ai pris mes précautions contre la manœuvre et je la déjouerai ; mais tu vois avec quelle prudence il faut agir. Si j'avais cent mille hommes, je mettrais trente mille hommes en potence sur ma droite et j'irais droit mon chemin.
Le sultan a passé le 17 la revue de la troisième division. Sa Hautesse a fait deux choses qui feront époque en Turquie ; elle a galopé deux fois et est venue saluer la maréchale, qui assistait en voiture à la revue. Elle a dit à la maréchale des choses fort gracieuses et lui a offert son kiosque à Thérapia.
Ta sœur y sera installée le 26 ; elle y sera fort bien pendant mon absence. Elle aura sa résidence d'hiver à Péra, dans le palais de l'ambassade.
Le sultan parlant en public à une femme chrétienne, c'est une révolution. Je continue mes embarquements et mes préparatifs. Je ne t'écrirai point par le courrier du 25, je serai en mer, voguant sur Varna.
P.-S. Je t'envoie un croquis des travaux de siège devant Silistrie, attaque, défense, camp retranché des Russes. Occupe-toi là-dessus ; c'est le pont que je voudrais détruire en attaquant le camp par sa droite et faisant faire de fausses attaques de front et de gauche." (p. 303-304)
"A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, CONSEILLER D'ETAT
Varna, le 28 juin 1854.
Cher frère, j'arrive ici en toute hâte, et les Russes n'y sont plus. C'est ce qui pouvait m'arriver de plus fâcheux. Les Russes me volent, en se sauvant, une bonne occasion de victoire. J'en ai un véritable chagrin. Au moment où j'allais recueillir le fruit de toutes mes peines ! Ce n'est vraiment pas une noble action. Ils ont repassé le Danube en détruisant leurs redoutes, leurs batteries, leur camp retranché. Ils ont fui devant Silistrie, une bicoque dont les braves défenseurs ont écrit une belle page de l'histoire de Turquie.
Nous sommes bien pour quelque chose dans ce mouvement rétrograde ; il était évident que nous avancions, et l'armée russe affaiblie, fatiguée, démoralisée, n'a pas osé nous attendre...
Où vont les Russes ? Je n'en sais encore rien. Vont-ils prendre la ligne du Sereth ou du Pruth ? Vont-ils se concentrer à Bucharest ? Se jetteront-ils sur les Autrichiens, avant que ceux-ci ne soient complètement préparés ? Tout cela est encore dans le doute. J'ai envoyé à leur suite des agents intelligents, et mes reconnaissances de cavalerie ont poussé jusqu'au Danube. Je crois qu'ils se retireront derrière le Pruth, et là ils attendront les événements. Je ne puis, je ne veux marcher en avant que pour aider les Autrichiens. S'ils tirent le canon et se battent, je les soutiendrai, et j'irai prendre les Russes à dos ou en flanc. Si l'on reste les bras croisés, je n'irai pas passer le Danube comme un niais, rejeter les Russes sur leurs réserves et leurs magasins, et m'éloigner des miens et de la mer, ma base véritable d'opérations. Il faut donc un mouvement bien décidé des Autrichiens et un appel de leur part pour me faire m'éloigner beaucoup de Varna et de la mer. Je sais bien que l'on criera après moi en France. Je ne m'en occupe pas.
L'armée française est superbe, pleine d'ardeur, l'état sanitaire est bon, malgré la chaleur. L'armée anglaise est très-belle. J'ai parcouru leur camp hier et ce matin : j'ai été accueilli par des vivats chaleureux, tous les soldats agitaient leurs armes en criant hourra, ça m'a un peu remué. Il y a entre les deux armées une cordialité, une union, une sympathie dont on ne se fait pas d'idée, et qui semble incroyable quand on regarde vers le passé. Lord Raglan et moi, nous donnons l'exemple.
Je suis toujours dans le même état, des crises douloureuses de temps en temps, la figure bonne, du sommeil, assez d'appétit. Cela marche, et je ferai bien la campagne, deux aussi, trois peut-être. Mais après, frère, un repos, un long et entier repos. Avec mes souffrances, dix-neuf sur vingt seraient au lit ; moi, je suis à cheval et je commande une armée. Mais tout cela se paye, la corde se détend un jour, et alors... à la volonté de Dieu. En attendant, je prie et ne me plains pas." (p. 306-307)
"A M. DE FORCADE. [Adolphe de Forcade Laroquette]
Varna, le 13 juillet 1854.
Le temps marche, frère, et nous n'avançons pas, ou si lentement que cela n'est pas visible à l'œil nu. Cependant, l'envoyé d'Autriche, colonel comte Lowenthal, a passé deux jours chez moi à Varna. Les Autrichiens sont disposés à entrer dans la petite Valachie, mais non encore en partie belligérante. Ils veulent seulement occuper les positions et places évacuées par les Russes dans leur retraite. Ils ne feront usage de leurs armes que si les Russes, par un retour offensif, veulent reprendre leurs positions...
La politique, frère, a de la peine, à marcher avec la gloire. Il sera difficile d'atteindre les Russes ; mais s'ils ne font pas la paix, nous les atteindrons cruellement. En attendant, j'organise et je travaille à Varna. Ce qui me donne le plus de mal, c'est de retenir l'ardeur des officiers et soldats. Tout le monde veut marcher en avant et moi qui le veux plus que personne, je ne le fais point paraître et je reste froid comme glacé. Je finirai par passer pour un poltron.
Triste vie que celle de Varna ! Mauvais climat, agglomération énorme d'hommes, mauvaises émanations, mauvaises influences, quelques cas de choléra, voilà la situation. J'en ai eu plusieurs cas dans l'armée, à Gallipoli, à Constantinople, en mer et ici. Je prescris des précautions et l'orage passera. C'est Marseille et Avignon qui nous envoient cela.
Les Turcs viennent d'obtenir un nouveau succès. Ils ont passé le Danube à Routschouk, croyant trouver à Giurgewo trois ou quatre bataillons russes. Ils sont tombés sur douze mille hommes et seize pièces de canon. Il a fallu le courage turc et la démoralisation russe, pour faire rester les premiers dans la position prise sur la rive gauche. Ils ont perdu du monde ; trois officiers anglais ont été tués. Ils pouvaient être jetés dans le Danube et perdre l'avantage moral du succès de Silistrie. J'ai loué le courage et blâmé la témérité.
Nous attendons donc, frère, la réponse de la Russie, qui sera plus évasive que négative et ouvrira une autre porte aux négociations. Serait-elle positive et ferme dans le sens du non, il faudra à l'Autriche quelque temps avant de déclarer la guerre. Les Russes seront renforcés, ils seront chez eux, et ferions-nous la sottise d'aller les chercher, nous ne pourrions, en les battant, que les rejeter sur leurs réserves. Une bataille perdue aurait pour eux peu de conséquences, mais une défaite serait désastreuse pour nous. Les chances ne sont pas égales. Ce n'est pas là qu'il faudra frapper l'ennemi." (p. 309-311)
"AU MEME. [Adolphe Leroy de Saint-Arnaud]
Varna, le 4 août 1854.
Cher frère, je rentre de Thérapia, où j'ai passé quarante-huit heures. J'avais besoin de voir le sultan et les ministres pour presser l'exécution de plusieurs mesures. J'ai vu Sa Hautesse et suis resté longtemps avec elle. Je lui ai expliqué mes projets. Le sultan y voit le salut de la Turquie... Oui, si Dieu nous protège, et si le choléra qui sévit sur ma pauvre armée ne rend pas toute entreprise impossible.
La reconnaissance de la Dobrustcha s'est faite. Les spahis d'Orient se sont rencontrés deux fois avec les Cosaques et les ont mis en fuite en leur tuant une quarantaine d'hommes, sans compter les blessés. Les zouaves n'ont pu atteindre les Russes fuyant devant eux. Tout cela est bon ; mais le côté triste, c'est le choléra, qui a éclaté comme la foudre dans les spahis d'Orient, dans la première division, de là dans la seconde et la troisième, et fait bien des victimes. Dieu sait si, avec un tel état de santé, il me sera possible d'embarquer des troupes ! Irai-je empoisonner ma flotte ? Du reste, le choléra est déjà à bord aussi, mais moins fort qu'à terre. A Varna, le fléau faiblit : j'espère que nous sommes dans la période décroissante.
Je fais contre une si mauvaise fortune bon cœur. Je soutiens tout le monde, mais j'ai l'âme brisée.
J'ai lu à Constantinople la réponse faite par la France à la Russie. C'est simple, ferme et digne. Celle de l'Autriche est habile en attermoiements, en espérances de paix, en lenteurs ménagées. Le factum russe est un chef-d'œuvre d'astuce.
Comme tout cela changerait si Sébastopol était en nos mains !
La maréchale se porte bien ; elle est dans les honneurs. Le sultan l'a reçue dans son harem. Elle y a passé une journée.
Sa Hautesse lui a fait un cadeau magnifique. Mesdames Yusuf et Weyer [l'épouse et la belle-mère du général Joseph "Yusuf" Vantini] n'ont point été oubliées.
Louise a été invitée aux noces de la fille du sultan, destinée au fils de Reschid-Pacha. C'est encore un honneur inusité, car la fête se passera en famille. Dans le monde diplomatique, à Constantinople, on s'étonne de cette faveur si loin de l'étiquette et des usages turcs. Je laisse à Louise le soin de te donner des détails. Elle s'en fait une fête.
Voilà donc, frère, où nous en sommes. Volonté d'agir, moyens préparés, et Dieu qui nous frappe dans notre orgueil en nous envoyant un fléau plus fort que la résistance humaine. Je m'incline, mais je souffre bien ; cependant, j'espère encore. J'ai quinze jours devant moi. Le mal peut s'arrêter, la santé peut revenir.
Pour moi, rien de changé ; résistant à d'atroces douleurs, la vigueur, la force morale sont là." (p. 314-315)
"A LA MEME. [son épouse]
Varna, le 11 août 1854.
Dieu ne nous épargne aucun malheur, aucune calamité, ma chère amie ; je cherche au fond de mon âme toute mon énergie ; je voudrais y trouver plus de résignation, mais la patience la plus sublime échappe en présence de catastrophes indépendantes de toute volonté, qui frappent sans cesse autour de vous et annihilent comme avec un souffle tout le bien que vous préparez à grand'peine. Un violent incendie a éclaté hier soir, à sept heures, à Varna, comme je descendais de cheval, de retour d'une visite à mes malades. Le septième de la ville n'existe plus, le feu brûle encore, mais nous en sommes maîtres. Pendant cinq heures, nous avons lutté contre une perte presque certaine. Le feu tourbillonnait autour de trois poudrières, anglaise, française et turque ! Dix fois, j'ai désespéré et j'ai été sur le point de faire sonner la retraite, signal du sauve qui peut. La ville tout entière pouvait sauter. A trois heures du matin, le danger n'était plus imminent ; deux heures plus tard, il avait cessé. Il nous reste une grande fatigue, le spectacle d'un grand désastre, des pertes importantes pour les deux armées et des précautions infinies à prendre. Tout le monde a rivalisé de zèle et de dévouement. Tout le monde est harassé, triste, mais ferme et calme.
Je suis retourné tout à l'heure sur le théâtre de l'incendie, j'ai organisé le service, l'ordre et les précautions. Si le vent ne se lève pas avec violence du côté de la mer, nous sommes tranquilles.
Au milieu de ces affreux malheurs, j'ose à peine te parler de moi et de toutes les péripéties qui ont marqué cette nuit. Naturellement, j'ai souffert beaucoup ; j'ai eu trois crises violentes et j'ai été obligé de rentrer chez moi deux fois. Deux fois je me suis couché, deux fois on est venu me faire lever pour fuir le saut en l'air. J'ai répondu en retournant sur le théâtre de l'incendie. Figure-toi que l'on a tout déménagé dans ma maison et que, rentrant pour la troisième fois, je ne pouvais plus trouver à me coucher. Mes chevaux étaient partis au bivouac. Quelle scène, quel encombrement ! Le zèle inintelligent et qui obéit à la peur est plus à craindre que la sottise elle-même. Enfin, la ville est sauvée et les Grecs, qui riaient sous cape de notre infortune publique, ne comprenaient même pas que nous leur avions sauvé la vie. Surcroît d'embarras, surcroît de soucis, je les surmonterai. Ce matin je suis brisé, mais pas plus mal du reste.
Lord Raglan était allé à la flotte à Balchick pendant que nous brûlions. Je l'attends, d'un moment à l'autre. L'envoyé autrichien, comte de Lowenthal, s'est annoncé pour ce soir ; il paraît que les Autrichiens veulent entrer en Valachie.
Je te prie de lire ma lettre au prince ; sa division a bien travaillé." (p. 319-320)
"A M. LEROY DE SAINT-ARNAUT, CONSEILLER D'ETAT.
Old-Fort (Crimée), le 16 septembre 1854.
Cher frère, le 14 septembre 1812 la grande armée entrait à Moscou : le 14 septembre 1854 l'armée française débarquait en Crimée et foulait le sol de la Russie. Les Russes ne sont pas venus s'opposer à notre débarquement, qui s'est opéré avec une rapidité et un ordre admirables.
A cinq heures du soir, j'avais trois divisions et quarante pièces de canon en ligne, et occupant leurs positions.
Le lendemain 15, la mer a rendu le débarquement plus difficile, cependant j'avais à terre ma quatrième division, la division turque et toute mon artillerie. Aujourd'hui, on débarque encore chevaux, mulets, matériel d'ambulance, etc.
J'espère que ce soir tout sera terminé et que je pourrai partir demain si les Anglais sont en mesure comme moi.
Les Tartares nous reçoivent bien. Eupatoria est déjà soulevée et en armes. Les Grecs ont été désarmés.
Je n'ai encore vu que quelques vedettes russes et j'ai fait enlever quelques postes ennemis appartenant au 41e. J'ai obtenu de mes prisonniers des renseignements utiles. Il n'y a pas en Crimée plus de soixante mille hommes, un peu répartis partout et occupés à se concentrer.
Jamais, frère, tu ne t'imaginerais un spectacle plus grandiose que le débarquement opéré aux cris de vive l'Empereur !
Il n'y manquait que des Russes. La diversion que j'ai fait faire à Katcha a démontré à tout le monde que j'avais raison et que c'était là qu'il fallait débarquer. Dix mille Russes n'auraient pas empêché cinquante mille Français et Anglais de débarquer. Aux premiers obus lancés sur leur camp, les Russes ont filé, et si la quatrième division en avait eu l'ordre, elle aurait pu débarquer seule. Je ne fais pas trop sentir aux Anglais que j'avais raison. Vois-tu, frère, j'ai un flair militaire qui ne me trompe pas, et les Anglais n'ont pas fait la guerre depuis 1815. Je vais presser les opérations le plus vite possible. Je me défie de mes forces. Ma santé se débat au milieu des crises et des souffrances. Le 14, j'ai passé six heures à cheval, et j'ai visité toute la ligne... Hier, j'ai passé l'armée en revue aux cris de vive l'Empereur ! Les troupes sont superbes, en bonne santé, pleines d'ardeur et d'entrain. Il y a plus de quinze jours que je n'ai reçu des nouvelles de France. Je ne sais où sont mes courriers. Tu comprends combien je désire tes lettres. Donne de mes nouvelles à ma fille et à mon frère. Je suis si occupé et si fatigué que je ne puis écrire longuement. Je tiens un journal de l'expédition qui sera curieux.
Adieu, cher frère, quel plaisir j'aurai à t'embrasser dans deux mois et à vivre un peu de la vie si bonne de la famille." (p. 338-339)
"A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, CONSEILLER D'ETAT.
Old-Fort (Crimée), le 17 septembre 1854.
Cher frère, demain 18, je compte me mettre en mouvement vers onze heures du matin. Je ferai ma première marche courte... j'irai coucher sur le Bulganak. Le lendemain 19 je serai frais et dispos, j'aurai reconnu les positions russes, et je serai en mesure de forcer le passage de l'Alma et même de pousser l'ennemi jusqu'à la Katcha, si j'en ai le temps.
Aujourd'hui j'ai envoyé un vapeur à l'Alma et à la Katcha, pour reconnaître encore les camps ennemis et savoir, s'ils n'ont pas pris de nouvelles dispositions. Je saurai cela ce soir. Dans tous les cas, l'armée est superbe et pleine d'ardeur. Nous battrons les Russes.
Tu vois, frère, que notre situation est aussi satisfaisante que possible. L'armée ne demande qu'à en venir aux mains et nous nous montrerons dignes de nos pères. Les Anglais iront très-bien, ils sont dans les meilleures dispositions. D'aujourd'hui en huit, j'espère bien que l'on dira, au bruit du canon, une messe solennelle d'actions de grâce sous les murs de Sébastopol. Ce matin, on a dit une basse messe sous ma grande tente.
Ma santé est meilleure aujourd'hui ; j'ai eu cette nuit une crise favorable, une sueur abondante et je souffre moins. Je vais monter à cheval pour aller voir la 4e division et les Turcs, qui sont aussi pleins d'élan, je n'ai pu les voir hier, je souffrais trop.
La maréchale est à Thérapia un peu tourmentée, mais raisonnable. Je lui écris le plus que je puis. J'attends ce soir les courriers de France qui sont en retard pour l'armée. Adieu, cher frère, j'espère recevoir des volumes de toi. Il y a longtemps que je suis privé de tes lettres." (p. 340-341)
Germain Bapst, Le maréchal Canrobert : souvenirs d'un siècle, tome II, Paris, Plon-Nourrit, 1902 :
"Le maréchal de Saint-Arnaud arriva, le matin du 27 [septembre], à Balaklava. On le coucha dans une petite maison au bord de la mer. Il ne souffrait plus, mais son épuisement était tel qu'il somnolait sans cesse. Lord Raglan et l'amiral Lyons revinrent par deux fois pour le voir ; à la seconde fois, on les fit entrer dans sa chambre. Entendant du bruit, il se réveilla, sourit et tendit la main ; il ne put remercier que du geste. L'aspect de ce mourant était tel qu'en se retirant le général et l'amiral anglais ne purent retenir leurs larmes. Le lendemain, des matelots le montèrent à bord du Berthollet. A peine était-il en mer qu'il s'éteignit. On couvrit son cercueil d'un pavillon tricolore. Ainsi franchit-il le Bosphore et arriva-t-il à Marseille.
Il était mort le 29 ; le 30, le lendemain, son collègue le maréchal Vaillant, tout heureux et fier de son succès de l'Alma, lui écrivait de Paris : « Le pays a trop besoin de vous pour que Dieu permette à la maladie de vous enlever. Soyez tué par un boulet, tombez en livrant le dernier assaut, à la bonne heure ! Mais la maladie, allons donc ! Maurice de Saxe, dans sa litière, à Fontenoy, était plus malade que vous ne l'êtes : la victoire le guérit et vous guérira. Adieu. Soyez heureux jusqu'au bout. C'est la fortune de la France qui est en jeu à Sébastopol ! »
Cet homme était la séduction même ; il emporta en mourant les regrets de ses amis et de ses ennemis. Le général Bosquet, qui avait toujours été en mauvais rapports avec lui, ayant appris, à Mackensie, la gravité de son état, alla le voir. C'était le matin même où il avait signé l'abandon de son commandement. Il était dans l'état de prostration qui suivait chaque crise et il avait dans son regard toute l'amertume de l'homme qui se sent réduit à l'impuissance, au moment où il est près de la réussite. « Je suis d'autant plus touché de votre visite, que nous avons été peu liés. Vous ne m'aimez pas beaucoup. » — « Ne parlons pas du passé, monsieur le maréchal. Voyez en moi le soldat attristé des souffrances de son chef. » Le maréchal tendit la main au général et la serra autant que ses forces le permettaient. Ayant su, le lendemain, que le général Bosquet n'avait pas de moyens de transports, il commanda avant de s'embarquer qu'on lui envoyât une voiture attelée de deux chevaux qui avait été réquisitionnée pour le quartier général. Ainsi, au dernier moment, il n'oubliait personne et forçait tout le monde à la reconnaissance et aux regrets.
Nous avons vu cet homme terminer sa carrière par un long martyre. Longtemps son souvenir demeurera vivant en France. Ses lettres écrites au jour le jour aux siens, où il se dévoile tout entier, avec ses enthousiasmes, sa volonté de parvenir, ses défauts et ses erreurs, et aussi les cris que ses souffrances physiques lui arrachent, sont des modèles. C'est naturel, enjoué, vibrant, amusant et parfois profond. En tant que général en chef, il parvint, malgré ses souffrances, à constituer son armée. Avec son esprit aventureux, il décida, contre l'avis de tous, cette campagne de Crimée, pleine d'aléas, mais la seule possible ; il s'y tint, malgré les conseils contradictoires et les épreuves les plus dures, et prépara ainsi le succès des alliés.
Une fois mort, on ne lui ménagea ni les injures ni les sarcasmes. Le commensal de lord Raglan, à qui sa veuve confia ses papiers, dans son roman sur la guerre de Crimée, s'est plu à déverser sur lui des calomnies et des grossièretés ; passe encore pour cet écrivain, qui était étranger et qui avait besoin pour son roman d'un caractère d'aventurier louche. Mais ses compatriotes ont retiré à une rue son nom, pour y substituer celui d'un pleutre [Volney] qui est demeuré célèbre surtout pour avoir accepté du premier Consul, dans une même journée, un coup de pied dans le ventre le matin et un siège au Sénat le soir.
Celui qui, le premier, depuis Waterloo, donna à la France une victoire et lui rendit son prestige ne méritait pas cela." (p. 280-282)
Sur le maréchal de Saint-Arnaud :
Armand Jacques Leroy de Saint-ArnaudSur la guerre de Crimée : La France des Bonaparte et la Turquie
Napoléon III
Ömer Lütfi Paşa alias Mihajlo Latas
L'épopée des volontaires polonais de l'armée ottomane
Istanbul, 1910 : la cérémonie d'hommage aux Français morts lors de la guerre de Crimée