"Paris-Le Caire en aéroplane", L'Illustration, n° 3694, 13 décembre 1913, p. 492-494 :
Pauvre Daucourt ! Après des prodiges de courage et d'endurance, ayant dû braver trop souvent des conditions atmosphériques qui lui faisaient courir les plus grands dangers, il avait presque franchi le massif du Taurus. Malgré le bris de son appareil, il pouvait espérer qu'aucun autre Français volant dans son sillage — pas plus Bonnier que Védrines — ne planerait avant lui au-dessus des Pyramides. Mais les gardiens de son monoplan, qu'il aurait été facile de réparer, l'ont laissé brûler ; et, malgré son désir ardent de ne pas arrêter un si bel effort, la Ligue nationale aérienne, dont les ressources sont limitées, renonce à l'envoi d'un nouvel appareil. Le transport en grande vitesse, par chemin de fer, de Paris à Eregli, coûterait près de 20.000 francs !
Nous avons reçu de M. Roux, compagnon de voyage de Daucourt, de nouvelles notes accompagnées de photographies, les dernières sans doute. Nous reprenons ce journal de route à Podima, dernière escale des voyageurs avant Constantinople. (Nous renonçons à publier les vues prises au-dessus de la Corne d'Or et du Bosphore ; embrumées, elles donnent une idée trop vague de ce panorama merveilleux.)
Le 8 novembre, après déjeuner, escortés par tous les habitants de Podima, nos compatriotes descendent vers la plage, et bientôt le monoplan s'envole. Le vent arrière est assez fort ; pendant une centaine de mètres, il rabat l'appareil à 10 mètres à peine au-dessus de l'eau. On monte ensuite, assez rapidement, le long de la côte, et, au bout de dix minutes, on vogue à 1.000 mètres au-dessus du lac Derkos.
« ... La nature du terrain reste la même ; collines recouvertes par endroits de petits bois ou de broussailles fort peu propices à un atterrissage.
» A 3 h. 1/2 nous allons droit sur Hademkeui et nous distinguons parfaitement la mer de Marmara. A notre gauche émerge peu à peu de la brume, sur une étendue telle que nous doutons d'abord, la ville si impatiemment désirée et qui termine la première partie de ce long voyage.
» Stamboul, Péra, Scutari, ne forment à nos yeux qu'une immense agglomération très blanche et très confuse de palais et de mosquées aux minarets élancés. Nous dominons à la fois la mer Noire, le Bosphore et la Marmara. Par-dessus tout cela un soleil clair, mais dont l'automne adoucit l'éclat. Nous oublions toutes les difficultés vaincues par la ténacité de Daucourt, et nous jouissons d'un spectacle merveilleux que n'ont jamais contemplé les empereurs de Byzance.
» Un grand hangar se détache nettement sur le sol, au milieu du champ d'aviation de San Stefano. Daucourt arrête le moteur et, sans bruit, nous descendons en une glissade folle vers le point désigné qui marquera notre dernier atterrissage sur la terre d'Europe. Alors c'est l'enthousiasme de plusieurs centaines de compatriotes et d'amis ottomans qui crient « Vive la France », comme si tout le génie de notre race était représenté par l'arrivée de ces quelques morceaux de bois et de toile auxquels nos ingénieurs ont donné les ailes et le coeur d'acier qui les animent. On acclame notre pays: c'est la seule récompense que nous avions désirée.
» Mme Bompard, qui était venue trois jours de suite nous attendre à San Stefano, est la première à nous accueillir. Elle s'ingénie à rendre des plus agréables notre court séjour à Constantinople ; c'est sous sa conduite que nous visitâmes Stamboul et ses merveilles. »
Mais que de tristesses en ce beau pays :
« ... Toute la campagne environnant Constantinople est encore encombrée de camps où couchent sous la tente, malgré la saison avancée, des milliers de réservistes non libérés ou même des malades en observation. Le spectacle le plus désolant est, sans contredit, le défilé interminable des voitures sur la route d'Andrinople. Les pauvres gens qui avaient fui en Asie à l'approche des Bulgares repassent maintenant le Bosphore et reviennent chez eux sans espoir de trouver leur foyer encore debout. Car la Thrace est si dévastée que dans nombre de villages les neuf dixièmes des maisons sont complètement détruites. »
M. Roux s'étend longuement sur l'influence que nous possédons à Constantinople, sur la diffusion de notre langue dans toutes les classes de la société, sur l'estime et l'amitié que les Turcs manifestent pour la France.
On en jugera, d'ailleurs, par la lettre suivante que lui remit Djemal bey, au moment du départ :
« Le soussigné, gouverneur militaire de Constantinople et commandant par intérim le premier corps d'armée, colonel Djemal bey, présente M. Daucourt et son compagnon, M. Roux, qui ont entrepris le raid Paris-Constantinople-Le Caire, à tous les fonctionnaires civils et militaires et à tous les officiers chargés du maintien de l'ordre. Ce sont deux héros qui se sacrifient pour la science, et ces deux courageux et intrépides Français sont des amis sincères des Ottomans. Sur quelque point de l'empire qu'ils se trouvent, qu'on leur donne toutes facilités, et qu'on leur complète tout ce qui leur manque. J'ordonne donc à tous les agents de la force publique qu'on leur accorde aide et protection avec les égards dignes d'eux. »
Nos voyageurs quittent San Stefano le 15 novembre à 3 heures du soir, escortés jusqu'à Scutari par deux aviateurs ottomans :
« ... Cette fois nous passons à faible hauteur et sur Stamboul même. Les ruines des anciens murs de Byzance se détachent nettement, et, si le spectacle est moins grandiose que celui qui s'offrit à notre arrivée, par contre nous distinguons la ville dans ses moindres détails. Pendant que nous approchons de la côte d'Asie, je me retourne souvent pour voir encore Constantinople qui fuit dans la brume. Voici les îles des Princes, puis le golfe d'Ismid ; de chaque côté se dressent les premières montagnes d'Anatolie, fort irrégulières, au milieu d'une campagne très cultivée, du moins près de la mer.
» A 3 h. 15 nous passons encore au-dessus d'un camp d'un millier de tentes ; un peu plus tard, nous laissons sur notre gauche Ismid, l'antique Nicomédie, et nous apercevons dans le port trois vieilles frégates datant au moins d'un demi-siècle. Nous devons éviter que la nuit nous surprenne dans les défilés de Biledjik, et, à 1 heures, nous atterrissons à Ada-Bazar, dans un mauvais champ labouré. C'est la cohue habituelle jusqu'à ce que le gouverneur Haliss bey nous emmène dans sa voiture à l'hôtel. Nous trouvons ici comme partout le même accueil charmant et l'hospitalité turque légendaire.
» Haliss bey a mis un landau à notre disposition, et nous ne sortons que suivis par deux officiers qui assistent à tous les dîners où nous sommes conviés. Nous préférerions flâner à pied, mais le temps épouvantable qui nous retient ici nous oblige à prendre la voiture, et les rues sont si mal pavées que nous devons nous cramponner aux portières pour ne pas tomber les uns sur les autres. »
Nos compatriotes prennent contact avec la population arménienne au cours d'un dîner que leur offre Aram Nigorossian, directeur de l'Ecole centrale, sous la présidence de l'archevêque d'Ismid, Mgr Stepannos. Et, durant leur séjour forcé à Ada-Bazar, on rivalise de zèle pour leur faire comprendre la question arménienne.
L'arrivée de l'aéroplane a, d'ailleurs, produit une grande sensation dans toute la province.
« ... Des paysans viennent de très loin pour voir notre Borel qui fait triste figure sous la pluie au milieu de la boue dont il aura grand'peine à sortir. Nous avons recouvert le moteur, l'hélice et le fuselage avec de grandes bâches, mais les ailes sont submergées d'eau depuis trois jours. A quelques pas, sous une petite tente, s'abritent, faisant un peu de feu pour se réchauffer, les trois soldats qui gardent notre appareil.
» Nous ne voyons toujours pas les sommets des montagnes que nous devons survoler, tant les nuages sont bas. Impossible de partir dans de telles conditions. Le vent n'est rien en aviation à côté du brouillard, surtout en pays de montagnes, car nous pouvons nous trouver subitement dans la brume et perdre la direction. A la vitesse de 100 kilomètres à l'heure, il sera impossible au pilote d'éviter à temps le premier obstacle, montagne ou forêt, qui se dressera tout à coup devant nous. »
Enfin, le 24 novembre, le temps se lève ; le monoplan s'envole vers Konia où il est attendu depuis trois jours.
Voir également : L'accident de Louis Blériot à Istanbul (1909)
Les débuts périlleux de l'aviation ottomane (1914)