Jacques Bardoux (grand-père maternel de Valéry Giscard d'Estaing), "La négociation anglo-soviétique 1920-1927", L'Esprit international, n° 5, janvier 1928, p. 14-21 :
"Or l'Angleterre, le jour où elle avait dû payer la coopération russe contre l'agression allemande au prix de la cession de Constantinople et de la perte des Détroits, s'était embarquée dans une formidable opération en Asie méditerranéenne : la création, au lieu et place de la Turquie dépecée, d'une série de glacis, arabe, persan, grec ou italien, destinés à couvrir les routes des Indes.
Le 14 mars 1919, les Grecs, dûment autorisés, débarquent à Smyrne. Le 22 mai 1919, D. Lloyd George se fait céder par la France, en sus de la Mésopotamie des accords de 1916, la Palestine et Mossoul, découpés dans un damier d'Etats arabes. Du 20 au 30 mai 1919, couvertes par les deux républiques caucasiennes, Géorgie et Azerbaijan, et par la République arménienne d'Erivan, les patrouilles anglaises poussent jusqu'aux portes de Bakou. D'autres ont déjà atteint les limites du Turkestan, occupé Meched et Bouchir. Le 8 août 1919, l'Emir d'Afghanistan, rapidement maté, signe pleine et entière capitulation. Le 9 août 1919, la Perse accepte le protectorat britannique. Le 12 septembre 1919, un traité secret fait du sultan de Constantinople le vassal de l'Empereur et Roi. La moitié de l'Asie, — vacante depuis l'écroulement du tsarisme, — a passé, en quelques semaines, aux mains de D. Lloyd George. Cromwell II s'apprêtait à monter au Capitole. Mais le château de cartes s'écroule avec une égale rapidité.
Le 2 février 1919, M. Karakhan présente au Comité de l'Internationale communiste tout un plan, pour reporter sur le terrain asiatique la lutte entreprise, sans succès, en Europe, contre les puissances occidentales. Dès la fin de 1919, l'œuvre est achevée, le Bureau d'Asie ouvert aux Affaires étrangères, un centre de propagande installé à Tachkent, un autre établi à Samarkande, des agents dirigés sur les Indes. Et tout de suite elles commencent à fermenter. (...)
Ni l'accord anglo-français de San Remo (18-26 avril 1920), ni l'occupation de Constantinople (16 mars 1920), ni la signature du traité de Sèvres (10 août 1920) ne brisent la résistance des Nationalistes turcs, liés par la résolution d'Erzeroum et par le Pacte national (20 janvier 1920). Il va falloir recourir à l'armée grecque. L'opération qui sera amorcée le 23 mars 1921, reprise le 10 juillet, après un sanglant échec, n'est pas sans risques. Or, dès mars 1920, le contact a été établi entre Angora et Moscou. (...)
La négociation anglo-russe, dont D. Lloyd George sera avant J. Ramsay Macdonald le théoricien, n'est pas seulement dictée au Foreign Office par la constatation d'un fait politique et par la préoccupation d'un intérêt économique. Il veut, également et peut-être surtout, en achetant la neutralité russe, éviter, que l'opération asiatique, entreprise en 1919 sous de brillants auspices, ne se termine par un éclatant échec. Les routes des Indes ne seraient pas seulement compromises : l'Empire des Indes en serait lui-même ébranlé.
Et ce qui prouve l'exactitude de cette interprétation, c'est que le Gouvernement britannique ne commencera à protester, avec quelque véhémence, contre les impertinences, les indiscrétions et les intrigues des agents soviétiques, que le jour où la signature du traité de Lausanne (24 juillet 1923) enregistre la faillite de l'opération grecque et assure la sécurité des frontières arabes, atténue le risque des contacts avec Moscou et prépare le règlement de l'affaire de Mossoul. Jusque-là le Foreign Office, ou plutôt D. Lloyd George, qui a fait sienne cette entreprise asiatique et qui en poursuit l'imprudente réalisation avec le fanatisme d'un piétiste, la roublardise d'un avoué et l'autorité d'un dictateur, jusque-là, dis-je, Cromwell II recherchera l'accord anglo-russe presque à tout prix, au risque parfois de compromettre et la stabilité de l'Europe et le prestige de la Grande-Bretagne.
La stabilité de l'Europe, encore mal remise d'une formidable saignée et mal assise dans des frontières récentes.
Le prestige de la Grande-Bretagne, déjà compromis par la faillite de l'opération Asiatique et par la poussée du nationalisme indien. (...)
Dès 1919, le contact est pris, avec Litvinoff à Copenhague. Une politique de détente baltico-polonaise et de reprise commerciale est, sous la pression de D. Lloyd George, définie par les Alliés occidentaux, le 25 février 1920 : ils se désintéressent de la reconstruction orientale ; s'interdisent toute participation diplomatique ; rouvrent aux Soviets l'accès Européen et leur laissent le champ libre. Kameneff et Krassine sont reçus, en mai 1920, par D. Lloyd George, tandis que la Pologne flambe et que l'Europe craque. Pendant tout l'été, alors que le péril croît et que la Prusse arme, le contact russo-britannique se continue et se précise : par des démarches répétées le Gouvernement britannique s'efforce d'arracher à Varsovie, au profit des Bolcheviks, une fructueuse capitulation. Seules l'énergie de M. Millerand, l'intelligence de Weygand et la résistance de la Pologne sauvèrent et l'Europe et la paix.
Pourquoi compromettre ainsi et la stabilité du continent et la durée des traités, par une négociation à tout prix, alors que le commerce reprend : et que l'Allemagne fermente ? Parce qu'il faut arrêter l'attaque de la Russie contre le glacis persan et faciliter l'adhésion de la Turquie au prochain traité ? En 1921, les contacts se resserrent et la négociation se poursuit sur le terrain économique. A l'heure même où les Soviets paraissent en proie à une crise mortelle, la convention commerciale, préparée en janvier, est élargie et signée le 16 mars 1921. Disparue du traité définitif, la réserve sur le « Statut légal » du Régime. Effacées sur la liste nouvelle, l'Asie Mineure et la Perse, qui figuraient, à côté de l'Afghanistan et des Indes, au nombre des pays, où Moscou s'interdisait toute action. Ajoutée, dans le document nouveau, la distinction entre la propagande officielle interdite et la propagande officieuse tolérée. Insérées, dans les clauses 1 et 2, des réserves, qui équivalent à une promesse de neutralité diplomatique et navale dans la Baltique.
Pourquoi ces formidables concessions à un gouvernement, animé d'une telle hostilité et capable d'une telle déloyauté que, quelques mois plus tard, le 17 septembre 1921, lord Curzon devra relever de multiples infractions à la neutralité promise et à la parole donnée ? Pourquoi ? Parce que le commerce connaît une année désastreuse : il faut ouvrir des débouchés à tout prix. Parce que la Grèce déclenche son offensive asiatique : il faut isoler la Turquie à tout prix.
En 1922, les contacts se poursuivent et la négociation s'engage sur le terrain politique. La Conférence de Gênes n'était pas seulement, dans la pensée de son inventeur, le couronnement d'un vaste plan pour le rétablissement de l'ordre occidental et pour la liquidation des réparations allemandes : elle était, d'abord et surtout, un effort pour réintroduire la Russie dans le cercle européen et pour associer l'Europe à la restauration russe. Et jusqu'au bout, D. Lloyd George, saisi le 17 mars 1922 par Tchitcherine, poursuit cette double chimère. Il encaisse le pacte de Rapallo. Il supporte l'intransigeance des Soviets. Il espère. Il attend. Même dans un cadre différent, avec un personnel compétent, la Conférence de la Haye ne parvint pas à réaliser le rêve gênois.
Pourquoi avoir embarqué dans cette entreprise, d'un cœur aussi léger et dans une hâte aussi fiévreuse, 29 Etats européens et tous les Dominions Britanniques ? Pourquoi ? Parce que la crise commerciale reste intense : 1922 n'a pas réparé 1921. Il faut acquérir des clientèles. Parce que le front asiatique reste instable : 1922 n'a point encore réparé 1921. Depuis un an, l'armée turque a arrêté les Grecs sur la Sakharia et va déclencher l'offensive du 26 août 1922. Les forces russes, massées dans l'Asie Centrale, n'ont point encore été dispersées par l'attaque inespérée d'Enver Bey : le 11 mai 1922, il réclame l'évacuation immédiate, par les Soviets du Turkestan, de Boukharie et de Kharezmie. Il faut et neutraliser les forces russes et isoler les forces turques.
Mais les victoires d'Enver Bey et celles de Kemal Pacha bouleversent l'échiquier asiatique. Le 25 novembre 1922, une dépêche secrète, adressée par Staline et Ter Avassenov au Comité exécutif du Parti communiste constate que tout est à refaire, en Asie Centrale, si les Soviets veulent être à même d'exercer une pression sur l'Afghanistan et sur les Indes. Le 11 octobre 1922, l'armistice de Moudania enregistre la faillite du plan de D. Lloyd George et des espoirs de la Grèce, prépare la voie aux négociations de Lausanne et à la restauration de la Turquie. Il est désormais inutile d'acheter, pour une opération de guerre, la neutralité de la Russie. Il serait au contraire avantageux de relever en Orient le prestige de l'Angleterre, par un échec des Soviets. D'ailleurs leurs intrigues sont dangereuses : le socialisme anglais monte ; leur marché reste médiocre : le commerce britannique progresse.
Le 2 mai 1923, — deux mois et demi avant le Traité de Lausanne, qui ouvre un chapitre nouveau dans l'histoire de l'Asie Britannique, Lord Curzon adresse à Moscou une épître, écrite avec cette hauteur dont il avait le secret. Le Soviet riposte avec grossièreté et se dérobe avec maladresse. Ultimatum brandi par le Foreign Office, avec une certaine discrétion. Capitulation consentie par le Gouvernement russe, avec une apparente résignation. Le 29 mai, lord Curzon demande des engagements pour l'avenir et propose une définition de la propagande. Le 4 juin, Moscou cède et, le 13, Londres enregistre.
La première étape du rapprochement anglo-russe est close : elle se termine sur un échec. Le contact économique n'a rapporté qu'aux exportateurs russes : les commandes adressées aux usines britanniques ont à peine progressé, pour reculer ensuite. Le contact diplomatique n'a bénéficié qu'au gouvernement soviétique : il a pu enrayer le soulèvement asiatique dirigé par Enver Bey et poursuivre la propagande révolutionnaire entreprise à l'Est comme à l'Ouest, consolider sa situation dans les marches baltico-polonaises et prendre pied dans le cercle des Etats civilisés. Les Soviets n'ont rien sacrifié : ils ont tout gagné. Ils ont même eu, par surcroît, l'avantage d'assister à la chute, soudaine et profonde, de l'homme d'Etat qui s'était fait le champion d'un accord anglo-russe, — condition préalable et nécessaire de son plan de restauration économique et de domination asiatique."
Voir également : Eté 1914 : l'impossible alliance entre l'Empire ottoman et la Triple-Entente
Armistice de Moudros (1918) : les erreurs du gouvernement d'Ahmet İzzet Paşa
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