Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome II, Paris, Charpentier, 1851, p. 157-161 :
"En redescendant vers le port, j'ai vu passer le sultan dans un cabriolet fort singulier ; deux chevaux attelés en flèche tiraient cette voiture à deux roues, dont la large capote, carrée du haut comme un dais, laisse tomber sur le devant une pente de velours à crépine d'or. Il portait la redingote simple et boutonnée jusqu'au col, que nous voyons aux Turcs depuis la réforme, et la seule marque qui le distinguât était son chiffre impérial brodé en brillants sur son tarbouch rouge. Un sentiment de mélancolie est empreint sur sa figure pâle et distinguée. Par un mouvement machinal, j'avais ôté mon chapeau pour le saluer, ce qui n'était au fond qu'une politesse d'étranger, et non certes la crainte de me voir traiter comme l'Arménien de Balik-Bazar [un Arménien islamisé qui a été exécuté pour avoir apostasié l'islam (en 1843) : Abdülmecit promettra aux Britanniques de ne plus confirmer ces condamnations à mort relevant de la charia (1844), la peine de mort pour apostasie sera ensuite abolie avec le rescrit impérial de 1856]... Il me regarda alors avec attention, car je manifestais par là mon ignorance des usages. On ne salue pas le sultan.
Mon compagnon, que j'avais un instant perdu de vue dans la foule, me dit : « Suivons le sultan ; il va comme nous à Péra ; seulement, il doit passer par le pont de bateaux qui traverse la Corne d'or. C'est le chemin le plus long, mais on n'a pas besoin de s'embarquer, et la mer en ce moment est un peu houleuse. »
Nous nous mîmes à suivre le cabriolet, qui descendait lentement par une longue rue bordée de mosquées et de jardins magnifiques, au bout de laquelle on se trouve, après quelques détours, dans le quartier du Fanar où demeurent les riches négociants grecs, ainsi que les princes de la nation. Plusieurs des maisons de ce quartier sont de véritables palais, et quelques églises ornées à l'intérieur de fraîches peintures s'abritent à l'ombre des hautes mosquées, dans l'enceinte même de Stamboul, la ville spécialement turque.
Chemin faisant, je parlais à mon ami [un peintre français installé à Pera] de l'impression que m'avaient causée l'aspect inattendu d'Abdul-Medjid et la pénétrante douceur de son regard, qui semblait me reprocher de l'avoir salué comme un souverain vulgaire. Ce visage pâle, effilé, ces yeux en amande jetant, au travers de longs cils, un coup d'œil de surprise, adouci par la bienveillance, l'attitude aisée, la forme élancée du corps, tout cela m'avait prévenu favorablement pour lui. Comment, disais-je, a-t-il pu ordonner l'exécution de ce pauvre homme dont nous avons vu le corps décapité à Balik-Bazar ?
« Il n'y pouvait rien, me dit mon compagnon : le pouvoir du sultan est plus borné que celui d'un monarque constitutionnel. Il est obligé de compter avec l'influence des ulémas, qui forment à la fois l'ordre judiciaire et religieux du pays, et aussi avec le peuple, dont les protestations sont des révoltes et des incendies. Il peut sans doute, au moyen des forces armées dont il dispose, et qui souvent ont opprimé ses aïeux, exercer un acte d'arbitraire ; mais qui le défendra ensuite contre le poison, arme de ceux qui l'entourent, ou l'assassinat, arme de tous ? Tous les vendredis, il est obligé de se rendre en public à l'une des mosquées de la ville, où il doit faire sa prière, afin que chaque quartier puisse le voir tour à tour. Aujourd'hui, il se rend au téké de Péra, qui est le couvent des derviches tourneurs. »
Mon ami me donna encore sur la situation de ce prince d'autres détails, qui m'expliquèrent jusqu'à un certain point la mélancolie empreinte sur ses traits. Il est peut-être, en effet, le seul de tous les Turcs qui puisse se plaindre de l'inégalité des positions. C'est par une pensée toute démocratique que les musulmans ont placé à la tête de leur nation un homme qui est à la fois au-dessus et différent de tous.
A lui seul, dans son empire, il est défendu de se marier légalement. On a craint l'influence que donnerait à certaines familles une si haute alliance, et il ne pourrait pas davantage épouser une étrangère. Il se trouve donc privé des quatre femmes légitimes accordées par Mahomet à tout croyant qui a le moyen de les nourrir. Ses sultanes, qu'il ne peut appeler épouses, ne sont originairement que des esclaves, et, comme toutes les femmes de l'empire turc, Arméniennes, Grecques, catholiques ou juives, sont considérées comme libres, son harem ne peut se recruter que dans les pays étrangers à l'islamisme, et dont les souverains n'entretiennent pas avec lui de relations officielles.
A l'époque où la Porte était en guerre avec l'Europe, le harem du Grand Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes n'y manquaient pas, témoin cette Roxelane française [sic] au nez retroussé, qui a existé ailleurs qu'au théâtre, et dont on peut voir le cercueil, drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux dans la mosquée de Solimanié. Aujourd'hui plus de Françaises, plus même d'Européennes possibles pour l'infortuné sultan. S'il s'avisait seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra, qui portent fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche, il se verrait écrasé de notes diplomatiques d'ambassadeurs et de consuls, et ce serait peut-être l'occasion d'une guerre plus longue que celle qui fut causée jadis par l'enlèvement d'Hélène.
Quand le sultan traverse, dans Péra, la foule immense de femmes grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de toute tentation, car l'étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse passagère, et il n'aurait pas le droit d'enfermer une femme de naissance libre. Il doit s'être blasé bien vite sur les Circassiennes, les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les conditions possibles de l'esclavage, et souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises ; mais c'est là le fruit défendu.
Mon compagnon m'apprit aussi le nombre actuel des femmes du sérail. Il s'éloigne beaucoup de ce qu'on suppose en Europe. Le harem du sultan renferme seulement trente-trois cadines ou dames, parmi lesquelles trois seulement sont considérées comme favorites. Le reste des femmes du sérail sont des odaleuk ou femmes de chambre. L'Europe donne donc un sens impropre au terme d'odalisque. Il y a aussi des danseuses et des chanteuses qui ne s'élèveraient au rang des sultanes que par un caprice du maître et une dérogation aux usages. De telle sorte que le sultan, réduit à n'avoir pour femmes que des esclaves, est lui-même fils d'une esclave, — observation que ne lui ménagent pas les Turcs dans les époques de mécontentement populaire.
Nous poursuivions cette conversation en répétant de temps à autre : Pauvre sultan !"
Xavier Hommaire de Hell, Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846, 1847 et 1848, tome I, première partie, Paris, P. Bertrand, 1854, p. 122-123 :
"Ce qu'il y a de certain, c'est que la bonne volonté ne manque à aucun de ceux qui sont appelés à jouer un rôle dans le gouvernement. Le sultan a d'excellentes intentions et une intelligence développée. Il faut que la nature l'ait doué de capacités bien remarquables, pour qu'elles résistent à cette vie de grandeur, de solitude et d'ennui, qu'il doit forcément subir. Sa santé, si frêle à son avènement au trône, s'est un peu fortifiée ; mais ses traits portent toujours l'empreinte d'une profonde expression de souffrance et de mélancolie, qui m'a vivement frappée chaque fois que j'ai eu l'occasion de le voir.
Comme son père [Mahmut II], il aime la musique avec passion. Très souvent la troupe italienne est appelée au palais pour donner des représentations auxquelles assistent les cadines, invisibles derrière leur grillage doré. Les hauts fonctionnaires de l'Etat et quelques représentants des puissances étrangères, assistent à ces fêtes, pour lesquelles on déploie un grand luxe. La musique particulière du sultan a toujours pour chef le frère du célèbre Donizetti, que Mahmoud fit venir à Constantinople il y a une douzaine d'années. Elle est très bonne et au courant de toutes les ouvertures et airs d'opéras en vogue en Europe. Quiconque passe sur les trois heures en caïque, devant Tchéragan (palais d'été du sultan), est presque certain d'entendre résonner dans le Bosphore tous ces instruments de cuivre, dont les sons métalliques vont réveiller jusqu'aux échos des montagnes de l'Anatolie."
Alphonse de Lamartine, Nouveau voyage en Orient (1850), Paris, 1863, p. 59-81 :
"A mesure que nous montions et que nous descendions de nouvelles collines, le spectacle se variait d'armes, de groupes, d'uniformes, de chevaux, sans cesser. Au fond des ravins rayés d'ombre sous les sycomores, des généraux descendus de cheval fumaient en attendant l'arrivée de l'empereur. Des cavaliers faisaient boire ou baignaient leurs chevaux. Les oiseaux, accoutumés dans l'Orient à la douceur de l'homme, ne s'enfuyaient pas et mêlaient paisiblement leurs chants sur les ruisseaux aux hennissements des chevaux.
Ces troupes regardaient avec étonnement passer cette voiture remplie d'Européens, sans savoir à quels hôtes le sultan permettait ainsi l'accès de sa solitude accessible à ses seuls confidents.
Le déploiement des régiments sur les collines et les groupes de cavaliers s'arrêtèrent à un dernier ravin, sous des platanes. Nous marchâmes entre des haies et des prairies, au bord d'un bois, sans apercevoir aucune trace de gardes, d'armes, ni de surveillance. Nous nous serions crus dans une vallée de Savoie ou de Suisse, au bord d'un domaine champêtre de quelque cultivateur, qui aurait défriché un pan de forêt. On n'entendait aucun bruit que le murmure d'un filet d'eau sur des cailloux, et des oiseaux chantant dans les feuilles. On n'apercevait aucun mur, aucun toit, aucune barrière, aucune trace d'habitation, encore moins de palais.
La voiture s'arrêta dans un petit carrefour de trois chemins rustiques, sur un sol de sable humide. Nous descendîmes notre guide nous conduisit à gauche par le chemin le plus ombragé, jusqu'à une clairière au fond de laquelle nous commencions à apercevoir une maisonnette carrée à toit plat, à une seule fenêtre, à peu près semblable à un presbytère de pauvre curé de campagne, dans un de nos villages du Midi ; un escalier de trois marches, surmonté d'une simple barrière à claire-voie peinte en vert, montait du sentier sur la terrasse de la maisonnette. D'immenses arbres fruitiers ombrageaient cette terrasse basse, et cinq ou six vieux tilleuls jetaient leurs branches et leurs feuilles sur le toit tout noyé de leur ombre. Un petit bassin carré, qu'alimentait un jet d'eau imperceptible, murmurait mélancoliquement devant la porte du pavillon au-dessous du bassin un autre escalier rustique descendait par cinq ou six marches dans un jardin potager d'environ un demi-arpent. Ce jardin était ombragé sur le bord des allées par quelques arbres fruitiers d'Europe et cultivé, comme le jardin d'un pauvre ménage, des plantes qui servent à la nourriture la plus frugale de l'homme. Un jardinier turc et sa famille y habitaient à vingt pas du kiosque une maison toute rustique ; il allait et venait dans ses carrés, à ses arbres, à son puits, comme s'il eût été entièrement chez lui dans son enclos ; il ne fit aucune attention à nous : c'était cependant là le kiosque favori du sultan, le palais de loisir et d'étude de ce maître de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe, depuis Babylone jusqu'à Belgrade, depuis Thèbes jusqu'à Stamboul.
Nous étions à sa porte, et nous nous croyions à la porte d'un humble et pauvre solitaire vivant retiré sur un arpent du sol paternel au fond de la vallée et de la forêt. Le sultan n'y était pas encore arrivé.
Un seul introducteur, gardien du kiosque, nous ouvrit la barrière et nous fit passer devant la porte de ce palais de l'ombre, du silence et de la simplicité ; la porte était ouverte pour laisser entrer le vent, la fraîcheur et le bruit de l'eau du bassin. Nous jetâmes en passant un coup d'œil furtif dans l'intérieur ce n'était qu'une seule salle carrée entre les quatre murs peints à la détrempe, d'une teinte verdâtre, un pavé en stuc, un divan recouvert d'une toile de coton blanche autour de la salle, une fenêtre ouvrant sur le grand tilleul, un petit bassin à jet d'eau murmurant goutte à goutte en tintant tristement au milieu de la chambre aucun autre meuble, aucun autre ornement il était orné de son isolement, meublé de son ombre nous passâmes.
L'esclave du sultan nous fit descendre dans le jardin potager que nous avions entrevu, et nous conduisit, par une petite allée sablée des cailloux gris du ruisseau voisin, sur un banc de bois au pied et à l'ombre d'un autre vaste tilleul à quelque distance de la maison impériale les feuilles nous la cachaient. « Sa Majesté va arriver bientôt, nous dit-il ; j'ai ordre de vous recevoir ici et de vous offrir les rafraîchissements et les pipes. »
Nous restâmes à les attendre, causant entre nous à voix basse de notre étonnement de tant de simplicité, au lieu de tant de luxe que nous attendions, et admirant ce beau site où il n'y avait à admirer que la nature. Les musulmans nés dans les montagnes et dans les vallées, fils de pasteurs, ont emporté jusque dans leurs palais la mémoire et la passion de la nature. Ils l'aiment trop pour la farder une femme, un cheval, une arme, une source et un arbre, voilà les cinq paradis d'un fils d'Othman.
On nous apporta des pipes, des glaces, des sorbets. Nous attendîmes environ une demi-heure dans ce silence complet du milieu du jour du fond des bois, qui laisse entendre la chute d'une feuille sur l'herbe ou le vol d'un moucheron dans le rayon.
Enfin nous aperçûmes à travers les branches, sur une colline très-élevée à gauche, quelques cavaliers descendant au galop la pente rapide qui menait vers la vallée de Flannour, puis de longs intervalles de silence, puis de nouveaux cavaliers de minute en minute, puis enfin un immense cortège d'état-major et d'escorte se dessina sur le ciel bleu, au sommet et sur les flancs de la colline, et descendit lentement vers nous ; un cavalier seul très en avant des autres s'avançait sur un cheval gris dont la soie brillait au soleil comme une moire d'argent.
Le jardinier nous dit : « C'est le sultan. » Il descendait de loin à petits pas ; les branches bientôt nous le cachèrent. Quelques pachas qui le précédaient vinrent nous complimenter en son nom et nous dire qu'il ne tarderait pas à arriver.
Bientôt le grand vizir Reschid-Pacha [Mustafa Reşit Paşa] lui-même vint me prendre par la main sous le tilleul et me conduire avec mes deux amis devant l'empereur. « Sa Majesté, me dit en entrant le grand vizir, entend parfaitement et lit couramment le français ; néanmoins, d'après nos usages, elle ne doit parler que par ses interprètes, mais elle ne veut pas cette fois d'autre interprète que son vizir entre elle et vous. C'est donc moi qui traduirai vos paroles pour la forme, et qui vous traduirai ce que Sa Majesté vous aura dit. » Cela fut convenu ainsi, et nous entrâmes sans autre introducteur et sans autre interprète que le grand vizir lui seul dans le kiosque où le sultan m'attendait.
Aucune garde ne veillait à la porte ni dedans ; il était seul dans le kiosque.
En entrant, je le cherchais des yeux, il s'effaçait presque dans l'ombre entre la fenêtre et le mur à l'angle le moins éclairé de la salle nue. Je saluai respectueusement le sultan, et j'eus le temps, en m'approchant et en me plaçant entre lui et le grand vizir, de résumer en moi ce premier regard aussi rapide que l'électricité, et qui grave comme elle tout un homme dans l'œil et dans l'esprit de celui qui voit pour la première fois un visage à retenir. Cette première impression est à la fois imposante et agréable.
Le sultan Abd-ul-Medjid est un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, d'une expression un peu plus mûre que son âge ; sa taille est élevée, souple, élégante, gracieuse ; il porte sa tête avec cette noblesse et cette flexibilité de pose qu'on admire dans les statues grecques et que donnent la longueur du cou et la proportion ovale de la figure. Ses traits sont réguliers et doux, son front élevé, ses yeux bleus, ses sourcils arqués comme dans les races caucasiennes [sa mère était probablement une Juive du Caucase], son nez droit sans roideur, ses lèvres relevées et entr'ouvertes, son menton, cette base de caractère dans la figure humaine, ferme et bien attaché l'ensemble noble, fier, mais adouci par le sentiment d'une supériorité calme, qui a plus le désir d'être aimé que d'être imposant ; un peu de timidité juvénile dans le regard, un peu de mélancolie répandue en nuage sur les traits ; un peu de lassitude dans la pose, comme un homme qui a souffert ou pensé avant le temps. Mais ce qui domine, c'est une espèce de gravité profondément sensitive, pensive ; et l'expression d'un homme qui porte quelque chose de saint comme un peuple, qui le porte devant Dieu et qui sent la sainteté de son fardeau une absence totale de légèreté et de jeunesse dans la physionomie ; la statue d'un jeune pontife plus que d'un jeune souverain. Voilà absolument le portrait d'Abdul-Medjid, tel qu'un Van Dik, s'il y en avait un de nos jours, le reporterait sur la toile ; tel qu'il aurait sans doute peint don Carlos dominé par l'ombre sinistre de Philippe II, et attristé par le pressentiment. Ce visage inspire un certain attendrissement doux ; on se dit : « Voilà un homme dévoué au pouvoir suprême, qui est jeune, beau, tout-puissant, qui sera grand sans doute, jamais libre, jamais insouciant, jamais heureux. » On se sent porté à l'aimer et à le plaindre, car dans sa grandeur il sent visiblement sa responsabilité. Il est permis à tout homme, dans son empire, d'être jeune, excepté à lui ; le trône l'a pris au berceau.
Son costume était simple, modeste, grave, et cependant imposant comme sa personne ; une tunique de drap brun tombant sans plis jusqu'à ses genoux, le cou découvert, un pantalon de toile à larges plis sur des bottines noires, un sabre sans ornement à la poignée. Son front seul l'aurait révélé dans une foule.
Cette impression, que j'analyse aujourd'hui à loisir, fut rapide et complète, irréfléchie en moi, dans ce moment, comme un éclair dans le regard. Je me sentis rassuré, altéré, attendri, j'oserais presque dire compatissant à cette mélancolie dans la majesté.
Il me salua avec grâce et sourire à son tour et pencha la tête tout près de la mienne comme pour m'inviter à parler. J'avais préparé quelques paroles bien méditées et bien pesées dans mon esprit, parce que ma situation vis-à-vis de lui était si complexe et si délicate, que je ne voulais rien livrer au hasard d'une expression qui resterait en deçà ou qui irait au delà de ce que j'avais à lui dire. Il était souverain, je venais de participer à la face du monde à la fondation d'une république ; il était conservateur par essence et par devoir, j'apportais faussement, mais enfin je traînais la renommée d'un conspirateur révolutionnaire et d'un insurgé contre le trône de mon pays ; il était maître d'un empire, et j'étais un étranger reconnaissant à qui il donnait une large hospitalité sur sa terre. A tous ces titres mes premiers mots devaient être calculés comme mon attitude. Je devais me tenir aussi loin du désaveu de ma vie publique que du rôle d'agitateur européen, aussi loin de l'ingratitude que de la servilité. Je regardai Reschid-Pacha pour lui faire signe de me traduire, et, m'inclinant de nouveau à demi devant le sultan, je lui parlai en ces termes :
« J'ai traversé la mer et j'ai fait cinq cents lieues pour rendre, avant de descendre à Smyrne, à Votre Majesté impériale le tribut de reconnaissance que je lui dois je n'avais aucun titre à l'hospitalité magnifique de votre empire que ma prédilection pour l'Orient et pour le caractère magnanime et généreux de ses habitants. Mais Votre Majesté s'est souvenue que, dans les temps antiques, cette hospitalité exercée par ses ancêtres avait suffi quelquefois pour illustrer un règne. L'année actuelle dans l'histoire a été marquée par de grands actes de protection envers les étrangers, elle s'appellera l'année de l'hospitalité et de la munificence d'Abd-ul-Medjid !
» J'ai déjà visité une fois ce beau pays où Dieu donne le soleil et où le sultan donne la terre, j'ai salué votre glorieux père et je vous vis alors enfant à ses côtés ; il a eu ce rare bonheur d'avoir un fils qui perpétue après lui le génie à la fois prudent et hardi de ces réformes qui préviennent les révolutions et qui rajeunissent les empires.
» Je dois dire en finissant, à Votre Majesté, pourquoi je ne séjournerai que peu de temps cette année dans la propriété où je veux m'établir dans vos Etats d'Asie. Une révolution a éclaté dans mon pays, j'y étais complétement étranger la veille, malgré les bruits mensongers qui arrivent jusqu'ici sur des feuilles rédigées par mes ennemis mais quand l'anarchie a menacé de dévorer mon pays, je me suis jeté un des premiers à la tête des événements pour établir l'ordre nouveau. Peut-être ai-je été de quelque utilité alors à la France et à l'Europe en modérant la révolution et en prévenant la guerre universelle. J'ai dû encourir naturellement ainsi le ressentiment et la colère des partis mêmes que j'avais séparés.
» C'est le sort commun à tous les hommes qui se dévouent et qui s'interposent, je ne m'en plains pas, mais cette situation me force à ne pas quitter encore pour toujours la France. Je suis retenu à la fois par mes amis et par mes ennemis par mes amis pour les servir, par mes ennemis pour leur faire face.
» Une grande responsabilité pèse sur moi dans le passé ; je ne dois pas paraître la fuir, je dois la subir avec toutes ses conséquences, quelles qu'elles soient ; autrement je manquerais à mon pays et à moi-même ces sentiments seront compris par l'âme élevée de Votre Majesté, ils s'appellent dignité chez les Ottomans, ils s'appellent honneur en Europe.
» Mais aussitôt que la crise sera terminée (et j'espère que ce sera avant deux ans), je viendrai habiter définitivement la possession que je dois à la munificence d'un prince civilisateur dont toutes les nations bénissent la bonté, et je ne cesserai de demander au Dieu de tous les hommes et de toutes les civilisations de prolonger ses jours et de protéger ses frontières et ses améliorations. »
Je prononçai ce petit discours lentement, à voix basse et grave, mais le plus distinctement accentuée qu'il me fut possible, afin qu'Abd-ul-Medjid, qui me prêtait une oreille attentive, pût bien en saisir le sens à travers ma voix, à travers ma physionomie et à travers les obscurités d'une langue qu'il comprenait, mais qui n'était pas celle de ses pères. Ainsi qu'il avait été convenu entre le grand vizir et moi dans l'entrevue du jardin, je m'arrêtais à chaque période de l'allocution, et Reschid, reprenant ma phrase, la traduisait au sultan. Puis Reschid s'inclinait profondément devant son maître, faisait le geste de prendre le bas de sa tunique pour la porter à ses lèvres et de se précipiter à ses genoux, et je reprenais la période suivante de l'entretien. J'observais tout en parlant le visage et les yeux d'Abd-ul-Medjid pour voir si j'étais compris, et quelle impression lui faisaient mes paroles. Il était évident, à sa manière d'écouter, de regarder, d'incliner, mélancoliquement la tête en geste d'assentiment, ou de sourire à propos, qu'il me comprenait avec autant de facilité que de justesse.
Son visage prenait toutes les impressions de mon discours, ses yeux calquaient mes paroles : fier lorsque j'étais fier, résigné quand j'étais résigné, triste quand j'étais triste, homme à l'unisson d'un autre homme.
Au moment où je lui disais que, malgré ma ferme résolution de venir finir mes jours dans ses Etats, le devoir et l'honneur me commandaient de faire face à ma responsabilité dans mon pays, quel qu'elle fût, et de ne pas paraître fuir de ma patrie tant qu'elle aurait des dangers à courir, et surtout tant que j'y aurais encore moi-même ou des amis à servir, ou des ennemis à affronter, il releva sa belle tête avec fierté, et la fléchit ensuite deux ou trois fois en signes répétés d'approbation. En parlant d'honneur j'avais parlé turc, car cette race et ce mot sont du même pays. C'est l'Orient qui a inventé cette chevalerie du devoir qu'on a appelée honneur en Occident. Je fus heureux de voir qu'il comprenait si bien et qu'il admettait si noblement ma double situation : hôte chez lui, otage dans mon pays.
Il eut la même expression de mâle fierté et les mêmes gestes, mais plus modestes d'assentiment, quand je lui parlai de l'asile qu'il avait donné aux Hongrois, ses anciens ennemis de l'empire ; et quand je lui dis que cette année s'appellerait dans l'histoire l'année de l'hospitalité d'Abdul-Medjid, il tourna et retourna plusieurs fois la poignée de son sabre, sur laquelle il s'appuyait, dans ses mains, il rougit, et il regarda à terre comme s'il avait eu la pudeur de sa vertu.
Mon discours terminé, je m'inclinai légèrement encore pour montrer que j'avais tout dit et pour lui laisser respectueusement la parole. Le sultan me comprit, il releva sa tête, il couvrit un instant ses yeux de sa paupière pour se recueillir, et il me répondit dans la même forme que j'avais employée pour lui parler ; il s'arrêtait à la fin de chaque période, et son grand vizir, s'inclinant jusqu'à terre devant lui et se tournant ensuite de mon côté, me traduisait les paroles d'Abd-ul-Medjid. Son discours fut à peu près de la même étendue que le mien. Je ne me permettrai pas de le rétablir ici de mémoire et de mettre dans la bouche du souverain d'un grand empire des paroles qui n'auraient pas sa sanction et son aveu ; il me suffit de dire que ces paroles, prononcées à voix basse, avec une dignité grave qui n'enlevait rien à la facilité, à la grâce et à la bienveillance, furent pleines à la fois de bonté, de sagesse et d'hospitalité. Il me dit qu'il comprenait mes motifs, qu'il les approuvait, qu'il me louait d'avoir fait mes efforts pour conserver la paix aux hommes dans la crise d'une révolution à laquelle il savait que j'étais resté étranger jusqu'au jour où elle avait éclaté sur l'Europe que sa pensée à lui comme souverain était la pensée que j'avais moi-même comme citoyen ; qu'il se croyait redevable et comptable à Dieu de la moindre goutte de sang répandu pour une ambition ou pour une gloire ; qu'il n'aurait jamais assez de vertus pour la haute mission que le ciel lui avait confiée. La réponse terminée, il arrêta sur moi ses yeux bleus, profonds, tranquilles et un peu rêveurs, comme une eau qui se repose après avoir coulé. Je crus que c'était le signal de prendre congé. Je fis quelques pas en arrière mais il adressa quelques mots à voix basse à Reschid, et celui-ci, me retenant par la main, me dit que le sultan désirait prolonger encore l'entretien. Je me rapprochai et je lui présentai alors mes deux amis, qui étaient restés un peu en arrière pendant la première partie de l'entrevue. « Voici, lui dis-je, monsieur de Chamborand et monsieur de Champeaux, deux de mes compatriotes et de mes amis particuliers l'un, ancien militaire ; l'autre, occupé d'études agricoles et économiques, qui se destine à la carrière politique ; tous deux hommes faisant honneur à leur pays par leur caractère et par leur mérite. Ils croiraient avoir perdu la partie la plus intéressante du voyage qu'ils ont entrepris avec moi, si, en visitant l'Orient, ils n'avaient pas vu le jeune souverain qui attire en ce moment l'intérêt de l'Europe civilisée, et qui se consacre à effacer les barrières que les préjugés avaient mises entre deux mondes. »
Abd-ul-Medjid accueillit du regard et du geste mes deux amis avec la même grâce et le même empressement qu'il avait montrés envers moi. L'un et l'autre ; par l'entremise de Reschid-Pacha, échangèrent quelques paroles avec le sultan.
L'entretien reprit ensuite non plus sous la forme solennelle de discours, mais sous la forme plus familière et plus libre de dialogue, entre Abd-ul-Medjid et moi. Il fut posé, confiant, j'oserais presque dire cordial ; il aborda des sujets divers sans dépasser les bornes de la réserve d'un côté, de la convenance de l'autre. Je n'essayerai pas de le rétablir ; il finit par un mot de moi qui me fut véritablement inspiré, sur place, par l'effusion de bonté qui émanait du cœur, des lèvres et de la physionomie de ce jeune prince. Comme il me parlait de la difficulté de gouverner des peuples si divers que ceux dont son vaste empire est peuplé :
« Les autres souverains, lui dis-je, n'ont qu'une force pour suffire à cette redoutable mission : leur autorité royale. Mais Votre Majesté impériale a véritablement deux diadèmes : un sur le front, qui est son pouvoir, et un autre dans le cœur, qui est sa bonté. »
Il sourit et se fit répéter la réponse par le grand vizir, qui sourit également en traduisant avec un geste plus explicatif encore que le mot. Je m'aperçus que j'avais heureusement saisi l'aphorisme oriental, et que le sentiment vrai, quoique exprimé par une image banale, plaisait au sultan, parce qu'il répondait à son cœur.
Nous prîmes congé, alors après avoir salué de nouveau Abd-ul-Medjid ; sa physionomie semblait exprimer le regret de nous voir nous retirer et comme hésiter entre deux pensées. Au moment où j'allais franchir le seuil du kiosque, il dit un mot au grand vizir, qui m'arrêta de nouveau, la main sur mon bras : « Sa Majesté, me dit Reschid, me charge de vous demander s'il vous serait agréable de l'accompagner tout à l'heure dans la revue qu'elle va faire elle-même des jeunes élèves de ses écoles militaires. Mais comme cette cérémonie toute d'intérieur durera une grande partie du jour, elle craint que vous n'en soyez peut-être fatigué, et elle vous autorise à vous retirer si les examens se prolongent trop pour votre convenance. »
C'était la première fois qu'un étranger était admis à suivre le sultan dans ces rapprochements à la fois solennels et intimes avec la jeunesse de son empire. Je me gardai bien de refuser un honneur inusité, qui était en même temps pour moi une occasion peut-être unique de passer une journée entière à côté du sultan, et d'étudier à la fois le souverain et le peuple dans leur plus intéressant rapport de mœurs et de gouvernement.
Je répondis que j'acceptais avec reconnaissance.
En sortant du kiosque, je trouvai sur la terrasse Méhémet-Fetty-Pacha, directeur d'une partie du département de la guerre, homme excellent et distingué que j'avais connu a Paris, et qui me fit les plus aimables reproches de ce que je l'avais traité en étranger. Plusieurs ministres, pachas et généraux attendaient également le sultan sur la terrasse ; le cheval du sultan était tenu en main sous un platane par des écuyers. Je ne pus m'empêcher de m'arrêter devant ce superbe animal qui rongeait son frein d'or en promenant autour de lui le regard doux et puissant du lion. Sa crinière soyeuse, que la nature prête plus longue aux étalons du désert qu'à ceux du Nord, pour en faire un voile et du vent à leurs têtes contre le soleil, ruisselait jusque sur le sable quand il penchait le front. C'était un de ces rares chevaux turcomans qui rappellent l'encolure courte, massive, et l'os frontal du taureau. Bucéphale était sans doute un animal de cette race, un lion gigantesque avec des sabots au lieu de griffes ; je ne pouvais détacher mes yeux de cet incomparable cheval, véritable trône d'un sultan ; il semblait connaître sa dignité parmi les animaux, et le reflet du respect qui rejaillissait sur lui, de son maître. Il y avait un noble dédain, mais un dédain modeste, dans ses yeux, pour le reste des hommes. Ses yeux immenses ne disaient pas va ! comme le cheval de Job, mais ils disaient j'attends le seul homme de cette foule qui soit digne de me monter. Je ne pus m'empêcher de caresser son encolure du plat de la main. Quand on se rencontre et qu'on s'aime, on se fait un signe d'amitié. Un beau cheval pour moi est, comme pour Richard, dans Shakspeare, presque autant qu'un empire.
Notre voiture, gravissant au galop les collines montueuses que nous avions déjà traversées pour venir au kiosque du Tilleul, nous emporta à travers les troupes qui stationnaient à droite et à gauche ; c'était le même spectacle que le matin, avec le mouvement et le bruit de plus. Le sultan, remonté à cheval, nous suivait de près. Les pachas se hâtaient de reprendre leur poste à la tête de leur division. La cavalerie se remettait en selle, l'infanterie en ligne, les officiers d'ordonnance volaient sur le front des régiments, les batteries redoublaient leurs salves, la foule se précipitait sur les bords de la route pour voir passer un maître universellement adoré. Les voix de commandement retentissaient de poste en poste, une grande attente faisait palpiter l'air en quelques minutes de course nous descendîmes à la porte de l'école d'état-major.
Le pacha qui la dirige, homme instruit, attentif, doux et paternel, aimé comme un père de toute cette jeunesse, nous reçut sous un haut portique, nous fit traverser une cour pleine de canons sur leurs affûts et de faisceaux d'armes, et nous conduisit dans les appartements particuliers du directeur, où les grands dignitaires de l'ordre civil et religieux attendaient l'arrivée du sultan avant de prendre leurs places autour de lui dans la salle des séances. Un grand silence et un grand respect régnaient d'avance dans ces salons. On nous fit asseoir sur les divans, on nous envoya des officiers turcs qui parlaient français et des officiers d'état-major français au service du Grand Seigneur pour nous entretenir en attendant Sa Hautesse. Des esclaves nous apportèrent en abondance des rafraîchissements et des glaces aux fruits.
Les salons se remplissaient de plus en plus de tous les hauts fonctionnaires de l'empire. Ils se faisaient présenter à nous avec cette politesse digne, grave et cordiale qui participe à la fois maintenant de la familiarité de l'Europe et du cérémonial de l'Asie. Je retrouvai dans la foule plusieurs hommes remarquables de la Turquie que j'avais connus à Paris, à Londres, à Vienne, ou dans mon premier séjour à Constantinople. Le Turc oublie moins que l'Européen, parce qu'il voit moins ; on retrouve un souvenir dans sa mémoire et une amitié dans son cœur aussi frais après quinze ans que le lendemain du jour où on l'a quitté. Le vent de l'Orient ne jette pas de poussière sur les choses et sur le sentiment comme le vent d'Europe. Des salves rapprochées et un grand tumulte dans le palais annoncèrent l'arrivée d'Abd-ul-Medjid ; ses oulémas, ses dignitaires, ses officiers, se précipitèrent hors des appartements, pour aller le recevoir à son étrier nous restâmes. Peu de moments après il eut la bonté de m'envoyer dire qu'il me priait de ne pas venir encore dans la salle des examens, parce qu'il allait consacrer les premiers moments de la séance à des détails fastidieux et de peu d'intérêt pour un étranger : nous attendîmes. On vint bientôt nous chercher ; nous traversâmes de longs corridors engorgés de foule, et nous entrâmes dans la salle où allait commencer l'examen.
C'est une salle immense et convenablement décorée de faisceaux d'armes, d'appareils scientifiques, d'instruments de physique et de mathématiques, de cartes de géographie, de corps de bibliothèques usuelles, de tables pour les expériences, de bancs pour les élèves, de tribunes pour les dignitaires, de chaises pour les professeurs. De légères colonnettes portent le plafond peint en arabesques du meilleur style ; au fond de la salle s'élève, sur une ou deux marches, un trône ou plutôt un divan sous un dais de riches étoffes de soie et d'or. Des colonnes soutiennent ce dais sur le divan. Tous les regards étaient tournés de ce côté, le sultan y avait déjà pris place.
Il envoya un de ses ministres pour nous introduire et nous fit un signe de la tête pour nous indiquer la place où nous devions nous asseoir. C'était l'embrasure d'une fenêtre à sa gauche à peu de distance du trône. La salle était remplie de jeunes gens en uniformes depuis l'âge de quatorze à quinze ans jusqu'à l'âge de vingt ans. Ils se tenaient debout dans une attitude à la fois modeste et militaire. Les côtés de la salle et les embrasures des fenêtres étaient occupés par les personnages les plus importants de l'empire. On y remarquait le cheik el islam, chef de la religion et de la loi, l'interprète vivant du Coran, l'homme dont l'arrêt, qui a la puissance de l'oracle antique, a tant de fois sanctionné la mort des vizirs et même la séditieuse déposition des sultans par les janissaires. A côté de ce vieillard au visage ascétique et pâle sous son turban noir, on voyait le fils du chérif de la Mecque, jeune homme au teint cuivré, au turban jaune, à la longue robe de cachemire blanc. Le Titien n'a dans aucun de ses tableaux une tête orientale plus délicate, plus fine, plus admirable d'expression, de curiosité candide, que ce jeune habitant du désert, admis pour la première fois de sa vie sans doute en présence du sultan, et témoin d'une civilisation nouvelle. La tête penchée, ses yeux noirs ouverts comme pour faire entrer ces mystères dans son intelligence étonnée, il semblait dévorer la scène dont il était lui-même un des plus pittoresques ornements. Les ministres et les principaux pachas étaient debout des deux côtés du trône. Une estrade au milieu de la salle, avec une planchette noire pour dessiner les figures de géométrie ou les cartes de géographie militaire, était préparée pour les élèves qu'on allait interroger tour à tour.
Abd-ul-Medjid, vêtu comme le matin d'une simple tunique à larges manches flottantes agrafée sur le cou, et coiffé d'une calotte de drap rouge, se tenait debout, en avant de son trône, adossé négligemment contre une des colonnettes qui portaient le dais sur sa tête. D'une main il tenait les rouleaux de papiers qu'on venait de lui remettre et qui contenaient sans doute les nombreux programmes d'études sur lesquels son attention allait se porter ; de l'autre il jouait avec la poignée de son sabre ; ses jambes étaient à demi-croisées l'une sur l'autre, dans l'attitude d'un assistant à un spectacle dont il n'aurait pas été le principal objet. L'expression de son visage était sérieuse, un peu inquiète, un peu préoccupée, comme si ces jeunes gens eussent été des frères, aux revers ou aux succès desquels il aurait d'avance participé. De temps en temps on venait lui demander un ordre, et il le donnait en s'inclinant, à voix basse. Rien ne rappelait en lui un souverain asiatique, excepté le cheik el islam à sa droite, en face de nous, comme une vieille civilisation qui en voit naître une autre avec anxiété, et le chef des eunuques noirs derrière lui à demi caché par le rideau du baldaquin. Abd-ul-Medjid nous regardait avec attention depuis que nous étions entrés dans la salle, comme pour juger de l'impression que nous éprouvions de sa présence ainsi familière au milieu de la jeunesse de son empire ; il envoya deux jeunes officiers français auprès de nous afin de nous interpréter la scène, et de répondre à toutes les questions que nous pourrions avoir à leur adresser.
Un de ces officiers, M. ***, nous parut un jeune homme de la plus haute distinction, admirablement choisi en France par le ministre de la guerre pour initier l'armée ottomane aux services et aux tactiques de la guerre moderne : il fut pendant toute la séance l'obligeant intermédiaire entre le sultan, l'école et nous.
L'examen commença. Le pacha, directeur de l'école, se tenait debout auprès de l'estrade, un professeur y montait, il appelait par son nom un élève ; l'élève s'avançait, ouvrait le livre, prenait la craie, dessinait sur la planchette, répondait de mémoire aux questions que le sultan ordonnait quelquefois lui-même d'adresser, saluait ensuite profondément le trône, et rentrait dans les rangs de ses camarades ; un autre prenait sa place, répondait de même, traçait des figures, faisait des expériences de chimie ou de physique, récitait des morceaux d'histoire, traduisait des pages de science militaire, analysait les campagnes du grand Frédéric ou de Napoléon, critiquait les fautes de telle ou telle campagne des grands généraux, démontrait la force ou le vice des positions militaires, faisait la théorie des diverses armes ou des places de guerre ; un troisième le remplaçait, et ainsi de suite jusqu'à ce que cette jeunesse tout entière eût passé ainsi sous les yeux du sultan dont le regard et l'approbation jugeait, encourageait, récompensait, couronnait ces fortes études. Des cours de langue et de littérature étrangères avaient leur place dans ce programme d'éducation militaire. Plusieurs de ces jeunes gens furent interrogés sur la langue française, langue d'adoption aujourd'hui presque naturalisée en Orient ils traduisaient à livre ouvert du turc en français, du français en turc, avec une facilité et une pureté d'accent qui attestaient une habitude d'enfance. Abd-ul-Medjid semblait fier de l'aptitude presque universelle que montraient ses élèves. Il me regardait sans affectation, pour jouir sans doute de l'étonnement d'un Européen. Il n'était plus permis d'appliquer le mot de barbare à des peuples dont la jeunesse aussi studieuse et plus docile encore que la nôtre, s'élevait ainsi dans l'ombre, mais sous l'œil d'un maître jeune comme elle, à la hauteur et à l'universalité des connaissances de l'Europe.
Nous étions enthousiasmés de cette scène, et nous ne nous plaignions pas de la voir se prolonger et se renouveler par des sujets d'études divers, malgré l'étouffante chaleur du jour. Nous pensions qu'un souverain de vingt-six ans ne se fatiguait pas lui-même de ces accomplissements religieux de son devoir. Il quittait ses palais splendides, ses jardins, ses eaux, ses voluptés du Bosphore, pour venir s'assurer par lui-même, pendant des journées entières, des progrès du peuple qu'il veut transformer. Les visages des spectateurs et des jeunes gens reflétaient cette pensée grave et religieuse du sultan. On voyait que ce n'était là ni une cérémonie ni un jeu, mais un fort travail auquel chacun concourait d'un même cœur, le généreux effort d'un grand peuple qui ne craint pas de se faire modeste pour redevenir grand.
« Vous ne sauriez croire, nous disait l'officier d'état-major français qui vit au milieu de ces écoles, combien ces jeunes Turcs depuis l'enfance jusqu'à l'adolescence ont de sérieux dans l'esprit et de sentiment de docilité et de reconnaissance affectueuse pour leur maître dans le cœur. Ils vont au delà, de tout ce qu'on leur indique ni légèreté, ni vanité, ni suffisance, ni paresse le frein moral leur suffit. J'aimerais mieux gouverner cette école de centaines de jeunes Turcs que cinq ou six enfants de leur âge dans un de nos collèges français. La nature les a faits réfléchis, et l'habitude de l'obéissance de père en fils les a faits dociles ; une école turque est un couvent de jeunes filles à diriger. »
Cela vient sans doute de ce que les enfants, gardés à l'ombre de la maison paternelle dans l'Orient, ne sortent de la main du père et de la mère que pour passer dans la main de leur professeur et dans la discipline des écoles. On ne les laisse pas s'évaporer de bonne heure, comme chez nous, dans la fréquentation d'autres enfants de leur âge et dans ce que nous appelons la société la solitude mûrit tout, même les enfants. Ceux de l'Orient ont le visage de douze ans et la gravité douce de trente ; leurs traits sont enfantins, mais leur physionomie est pensive ; ils ont, de plus que nous, l'attention : c'est une grande force. Le soleil baissait déjà à l'horizon, et le sultan ne semblait pas penser à se retirer. Il nous envoya le ministre des affaires étrangères, Ali-Pacha, pour nous dire que la cérémonie se prolongerait encore, et que nous pourrions aller attendre la fin de l'examen dans les salons du palais. On nous ferait avertir au moment où l'on décernerait les récompenses aux élèves. Nous nous glissâmes inaperçus derrière les rangs pressés des généraux, des officiers et des élèves, on nous apporta des rafraîchissements et des glaces dans le salon ; une foule immense s'y pressa bientôt pour attendre le moment où le sultan rouvrirait la séance pour la distribution des grades et des couronnes. Dans cette confusion nous nous trompâmes, nous crûmes que la séance était finie et que le sultan allait remonter à cheval ; nous voulions assister à ce départ, et le remercier par notre présence au moins dans le groupe qui devait l'entourer. Nos guides étaient séparés de nous par la foule ; nous sortîmes du palais dans les cours où une foule pressée entourait le cheval du sultan. Rien n'annonçait qu'il dût sortir encore ; il était trop tard pour rentrer. Nous reprîmes à pied le chemin de Constantinople à travers une haie innombrable de chevaux magnifiques, caparaçonnés, tenus en main par des esclaves de toutes les races et de tous les costumes qui attendaient leurs maîtres, les pachas, les oulémas, les ministres, les grands officiers du sérail. Jamais depuis que j'existe je n'avais jamais vu rassemblée une telle élite de chevaux de race ; c'était l'aristocratie du désert réunie pour accroître l'éclat de l'aristocratie de Stamboul. Je me perdis d'étonnement en étonnement et d'admiration en admiration parmi cette foule d'animaux de luxe et de guerre, piaffant, hennissant, bondissant en main les uns à l'envi des autres au bruit des salves du canon qui retentissait par la colline.
L'enthousiasme des hommes se communique visiblement au cheval, comme leur tendresse se communique au chien. Le cheval est l'animal lyrique comme il est le héros de la création dans les quadrupèdes ; il n'y a pas de strophes de Pindare qui vaille un cheval arabe animé par un clairon. Je m'arrêtai longtemps à contempler un cheval persan, au poil noir, à l'œil sanglant, à l'encolure de cygne, à la petite tête carrée, comme celle de la gazelle, arrivé apparemment depuis peu d'Ispahan et étranger parmi cette famille de chevaux arabes et turcomans. Il s'agitait, se cabrait dans la main de l'esclave qui tenait ses rênes d'or et lançait sa tête renversée vers le ciel comme pour aspirer les rayons du soleil qui transperçaient de feu ses minces naseaux. Le cheval arabe est un coursier, mais le persan est un véritable aigle ; je reconnus son origine à ses formes d'oiseau ; j'appris le lendemain que je ne m'étais pas trompé et qu'il appartenait à l'envoyé de Perse. Jamais je n'oublierai le profil de ce cheval contre le soleil couchant ; l'homme s'approprie par le regard tout ce qu'il admire et tout ce qu'il retient. Voir c'est posséder, le cheval est à moi.
Nous trouvâmes avec peine notre voiture et nous revînmes, par les rues escarpées de Péra et de Galata, nous embarquer à l'échelle pour rentrer à bord de l'Oronte. Le jour s'éteignit au moment où nous touchâmes au navire.
Les émotions de la journée nous suivirent dans la nuit et dans le silence du pont du vaisseau à l'ancre ; nous venions de voir une des plus grandes œuvres de Dieu dans l'humanité, un prince fils d'une race quelquefois barbare, souvent héroïque, porté du berceau sur le trône d'un empire qui s'étend des confins de l'Europe aux frontières ignorées de l'Abyssinie, qui règne sur quatre mers la mer Noire, la mer de Marmara, la mer Rouge, la mer Méditerranée, et sur les deux premiers fleuves par la longueur de leurs cours de trois continents, le Danube, le Nil, sans compter l'Euphrate et le Tigre un prince dont quarante millions d'hommes de toute origine, de toute religion et de toute civilisation, révèrent le sceptre, depuis l'Arménien et le juif jusqu'au maronite, au Grec et aux Ottomans ; un prince jeune, beau, pacifique, vertueux, hardi et modéré à la fois, régénérateur patient, mais résolu, de son empire ; un prince dont une pensée, une parole, un geste, peuvent faire le bonheur ou le malheur de millions d'êtres remis par la destinée à l'arbitraire de ses pensées ; et qui, au lieu de se livrer au,facile vertige d'une telle toute-puissance, s'étudie avec plus de scrupule et plus d'assiduité que le dernier de ses sous-officiers ou de ses professeurs à imprimer à la nation ottomane le sentiment de l'émulation avec les races chrétiennes, et aux races chrétiennes le sentiment de la sécurité et de la fusion avec la race conquérante qui les opprimait autrefois, qui les éclaire et qui les fortifie aujourd'hui : un prince qui, par une exception bien rare pour les réformateurs des peuples, n'a pas encore éprouvé une défiance ou une ingratitude de ses sujets, et qui est adoré d'avance pour ce qu'il doit faire, comme il est béni partout en Europe et en Asie pour ce qu'il a déjà fait ; un prince, enfin, qui a vu la vie de son père se consumer et s'éteindre dans sa lutte héroïque avec les préjugés de son pays et avec les séditions de la barbarie, mais qui, lui, trouve devant ses premiers pas les préjugés atteints à mort, la tyrannie turbulente des janissaires renversée, la route aplanie, les grands dévoués, le peuple assoupi, qui n'a qu'à accomplir le bien préparé par des flots de sang, qui a horreur du sang et qui n'en a pas une goutte à répandre pour mettre son empire en possession d'une nouvelle vie !
Quelle destinée, peut-être unique dans l'histoire, que celle de ce jeune homme que nous venions de voir à l'œuvre ! Que de prières dans toutes les langues s'élevaient à la fin de chacune de ces journées vers le maître des rois et des peuples, pour qu'il lui soit donné de confondre l'Europe et l'Orient, le monde musulman et le monde chrétien dans la tolérance et dans l'unité, comme il les confond évidemment dans son cœur ! « Ce n'est pas tout d'être bon et grand, disais-je à mes amis, animés du même enthousiasme que moi, il faut être roi ; ce n'est pas tout d'être souverain, il faut être jeune ! Et ce n'est pas tout d'être bon, grand, souverain et jeune, il faut être compris, aimé et secondé par son siècle. Abd-ul-Medjid est tout cela. Que le ciel bénisse en lui les quarante millions d'hommes, les mers, les îles, les montagnes et les fleuves qui dépendent de lui ! » "
Sur Abdülmecit Ier : Les Tanzimat
La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat
Saint-Arnaud et la guerre de Crimée : l'alliance franco-ottomane en action (1854)