vendredi 9 décembre 2022

Témoignages français sur Abdülmecit Ier


Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome II, Paris, Charpentier, 1851, p. 157-161 :


"En redescendant vers le port, j'ai vu passer le sultan dans un cabriolet fort singulier ; deux chevaux attelés en flèche tiraient cette voiture à deux roues, dont la large capote, carrée du haut comme un dais, laisse tomber sur le devant une pente de velours à crépine d'or. Il portait la redingote simple et boutonnée jusqu'au col, que nous voyons aux Turcs depuis la réforme, et la seule marque qui le distinguât était son chiffre impérial brodé en brillants sur son tarbouch rouge. Un sentiment de mélancolie est empreint sur sa figure pâle et distinguée. Par un mouvement machinal, j'avais ôté mon chapeau pour le saluer, ce qui n'était au fond qu'une politesse d'étranger, et non certes la crainte de me voir traiter comme l'Arménien de Balik-Bazar [un Arménien islamisé qui a été exécuté pour avoir apostasié l'islam (en 1843) : Abdülmecit promettra aux Britanniques de ne plus confirmer ces condamnations à mort relevant de la charia (1844), la peine de mort pour apostasie sera ensuite abolie avec le rescrit impérial de 1856]... Il me regarda alors avec attention, car je manifestais par là mon ignorance des usages. On ne salue pas le sultan.

Mon compagnon, que j'avais un instant perdu de vue dans la foule, me dit : « Suivons le sultan ; il va comme nous à Péra ; seulement, il doit passer par le pont de bateaux qui traverse la Corne d'or. C'est le chemin le plus long, mais on n'a pas besoin de s'embarquer, et la mer en ce moment est un peu houleuse. »

Nous nous mîmes à suivre le cabriolet, qui descendait lentement par une longue rue bordée de mosquées et de jardins magnifiques, au bout de laquelle on se trouve, après quelques détours, dans le quartier du Fanar où demeurent les riches négociants grecs, ainsi que les princes de la nation. Plusieurs des maisons de ce quartier sont de véritables palais, et quelques églises ornées à l'intérieur de fraîches peintures s'abritent à l'ombre des hautes mosquées, dans l'enceinte même de Stamboul, la ville spécialement turque.

Chemin faisant, je parlais à mon ami
[un peintre français installé à Pera] de l'impression que m'avaient causée l'aspect inattendu d'Abdul-Medjid et la pénétrante douceur de son regard, qui semblait me reprocher de l'avoir salué comme un souverain vulgaire. Ce visage pâle, effilé, ces yeux en amande jetant, au travers de longs cils, un coup d'œil de surprise, adouci par la bienveillance, l'attitude aisée, la forme élancée du corps, tout cela m'avait prévenu favorablement pour lui. Comment, disais-je, a-t-il pu ordonner l'exécution de ce pauvre homme dont nous avons vu le corps décapité à Balik-Bazar ?

« Il n'y pouvait rien, me dit mon compagnon : le pouvoir du sultan est plus borné que celui d'un monarque constitutionnel. Il est obligé de compter avec l'influence des ulémas, qui forment à la fois l'ordre judiciaire et religieux du pays, et aussi avec le peuple, dont les protestations sont des révoltes et des incendies. Il peut sans doute, au moyen des forces armées dont il dispose, et qui souvent ont opprimé ses aïeux, exercer un acte d'arbitraire ; mais qui le défendra ensuite contre le poison, arme de ceux qui l'entourent, ou l'assassinat, arme de tous ? Tous les vendredis, il est obligé de se rendre en public à l'une des mosquées de la ville, où il doit faire sa prière, afin que chaque quartier puisse le voir tour à tour. Aujourd'hui, il se rend au téké de Péra, qui est le couvent des derviches tourneurs. »

Mon ami me donna encore sur la situation de ce prince d'autres détails, qui m'expliquèrent jusqu'à un certain point la mélancolie empreinte sur ses traits. Il est peut-être, en effet, le seul de tous les Turcs qui puisse se plaindre de l'inégalité des positions. C'est par une pensée toute démocratique que les musulmans ont placé à la tête de leur nation un homme qui est à la fois au-dessus et différent de tous.

A lui seul, dans son empire, il est défendu de se marier légalement.
On a craint l'influence que donnerait à certaines familles une si haute alliance, et il ne pourrait pas davantage épouser une étrangère. Il se trouve donc privé des quatre femmes légitimes accordées par Mahomet à tout croyant qui a le moyen de les nourrir. Ses sultanes, qu'il ne peut appeler épouses, ne sont originairement que des esclaves, et, comme toutes les femmes de l'empire turc, Arméniennes, Grecques, catholiques ou juives, sont considérées comme libres, son harem ne peut se recruter que dans les pays étrangers à l'islamisme, et dont les souverains n'entretiennent pas avec lui de relations officielles.

A l'époque où la Porte était en guerre avec l'Europe, le harem du Grand Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes n'y manquaient pas, témoin cette Roxelane française [sic] au nez retroussé, qui a existé ailleurs qu'au théâtre, et dont on peut voir le cercueil, drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux dans la mosquée de Solimanié. Aujourd'hui plus de Françaises, plus même d'Européennes possibles pour l'infortuné sultan. S'il s'avisait seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra, qui portent fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche, il se verrait écrasé de notes diplomatiques d'ambassadeurs et de consuls, et ce serait peut-être l'occasion d'une guerre plus longue que celle qui fut causée jadis par l'enlèvement d'Hélène.

Quand le sultan traverse, dans Péra, la foule immense de femmes grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de toute tentation, car l'étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse passagère, et il n'aurait pas le droit d'enfermer une femme de naissance libre. Il doit s'être blasé bien vite sur les Circassiennes, les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les conditions possibles de l'esclavage, et souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises ; mais c'est là le fruit défendu.

Mon compagnon m'apprit aussi le nombre actuel des femmes du sérail. Il s'éloigne beaucoup de ce qu'on suppose en Europe. Le harem du sultan renferme seulement trente-trois cadines ou dames, parmi lesquelles trois seulement sont considérées comme favorites. Le reste des femmes du sérail sont des odaleuk ou femmes de chambre. L'Europe donne donc un sens impropre au terme d'odalisque. Il y a aussi des danseuses et des chanteuses qui ne s'élèveraient au rang des sultanes que par un caprice du maître et une dérogation aux usages. De telle sorte que le sultan, réduit à n'avoir pour femmes que des esclaves, est lui-même fils d'une esclave, — observation que ne lui ménagent pas les Turcs dans les époques de mécontentement populaire.

Nous poursuivions cette conversation en répétant de temps à autre : Pauvre sultan !
"


Xavier Hommaire de Hell
, Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846, 1847 et 1848, tome I, première partie, Paris, P. Bertrand, 1854, p. 122-123 :


"Ce qu'il y a de certain, c'est que la bonne volonté ne manque à aucun de ceux qui sont appelés à jouer un rôle dans le gouvernement. Le sultan a d'excellentes intentions et une intelligence développée. Il faut que la nature l'ait doué de capacités bien remarquables, pour qu'elles résistent à cette vie de grandeur, de solitude et d'ennui, qu'il doit forcément subir. Sa santé, si frêle à son avènement au trône, s'est un peu fortifiée ; mais ses traits portent toujours l'empreinte d'une profonde expression de souffrance et de mélancolie, qui m'a vivement frappée chaque fois que j'ai eu l'occasion de le voir.

Comme son père
[Mahmut II], il aime la musique avec passion. Très souvent la troupe italienne est appelée au palais pour donner des représentations auxquelles assistent les cadines, invisibles derrière leur grillage doré. Les hauts fonctionnaires de l'Etat et quelques représentants des puissances étrangères, assistent à ces fêtes, pour lesquelles on déploie un grand luxe. La musique particulière du sultan a toujours pour chef le frère du célèbre Donizetti, que Mahmoud fit venir à Constantinople il y a une douzaine d'années. Elle est très bonne et au courant de toutes les ouvertures et airs d'opéras en vogue en Europe. Quiconque passe sur les trois heures en caïque, devant Tchéragan (palais d'été du sultan), est presque certain d'entendre résonner dans le Bosphore tous ces instruments de cuivre, dont les sons métalliques vont réveiller jusqu'aux échos des montagnes de l'Anatolie."


Alphonse de Lamartine, Nouveau voyage en Orient (1850), Paris, 1863, p. 59-81 :


"A mesure que nous montions et que nous descendions de nouvelles collines, le spectacle se variait d'armes, de groupes, d'uniformes, de chevaux, sans cesser. Au fond des ravins rayés d'ombre sous les sycomores, des généraux descendus de cheval fumaient en attendant l'arrivée de l'empereur. Des cavaliers faisaient boire ou baignaient leurs chevaux. Les oiseaux, accoutumés dans l'Orient à la douceur de l'homme, ne s'enfuyaient pas et mêlaient paisiblement leurs chants sur les ruisseaux aux hennissements des chevaux.

Ces troupes regardaient avec étonnement passer cette voiture remplie d'Européens, sans savoir à quels hôtes le sultan permettait ainsi l'accès de sa solitude accessible à ses seuls confidents.

Le déploiement des régiments sur les collines et les groupes de cavaliers s'arrêtèrent à un dernier ravin, sous des platanes. Nous marchâmes entre des haies et des prairies, au bord d'un bois, sans apercevoir aucune trace de gardes, d'armes, ni de surveillance. Nous nous serions crus dans une vallée de Savoie ou de Suisse, au bord d'un domaine champêtre de quelque cultivateur, qui aurait défriché un pan de forêt. On n'entendait aucun bruit que le murmure d'un filet d'eau sur des cailloux, et des oiseaux chantant dans les feuilles. On n'apercevait aucun mur, aucun toit, aucune barrière, aucune trace d'habitation, encore moins de palais.

La voiture s'arrêta dans un petit carrefour de trois chemins rustiques, sur un sol de sable humide. Nous descendîmes notre guide nous conduisit à gauche par le chemin le plus ombragé, jusqu'à une clairière au fond de laquelle nous commencions à apercevoir une maisonnette carrée à toit plat, à une seule fenêtre, à peu près semblable à un presbytère de pauvre curé de campagne, dans un de nos villages du Midi ; un escalier de trois marches, surmonté d'une simple barrière à claire-voie peinte en vert, montait du sentier sur la terrasse de la maisonnette. D'immenses arbres fruitiers ombrageaient cette terrasse basse, et cinq ou six vieux tilleuls jetaient leurs branches et leurs feuilles sur le toit tout noyé de leur ombre. Un petit bassin carré, qu'alimentait un jet d'eau imperceptible, murmurait mélancoliquement devant la porte du pavillon au-dessous du bassin un autre escalier rustique descendait par cinq ou six marches dans un jardin potager d'environ un demi-arpent. Ce jardin était ombragé sur le bord des allées par quelques arbres fruitiers d'Europe et cultivé, comme le jardin d'un pauvre ménage, des plantes qui servent à la nourriture la plus frugale de l'homme. Un jardinier turc et sa famille y habitaient à vingt pas du kiosque une maison toute rustique ; il allait et venait dans ses carrés, à ses arbres, à son puits, comme s'il eût été entièrement chez lui dans son enclos ; il ne fit aucune attention à nous : c'était cependant là le kiosque favori du sultan, le palais de loisir et d'étude de ce maître de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe, depuis Babylone jusqu'à Belgrade, depuis Thèbes jusqu'à Stamboul.

Nous étions à sa porte, et nous nous croyions à la porte d'un humble et pauvre solitaire vivant retiré sur un arpent du sol paternel au fond de la vallée et de la forêt. Le sultan n'y était pas encore arrivé.

Un seul introducteur, gardien du kiosque, nous ouvrit la barrière et nous fit passer devant la porte de ce palais de l'ombre, du silence et de la simplicité ; la porte était ouverte pour laisser entrer le vent, la fraîcheur et le bruit de l'eau du bassin. Nous jetâmes en passant un coup d'œil furtif dans l'intérieur ce n'était qu'une seule salle carrée entre les quatre murs peints à la détrempe, d'une teinte verdâtre, un pavé en stuc, un divan recouvert d'une toile de coton blanche autour de la salle, une fenêtre ouvrant sur le grand tilleul, un petit bassin à jet d'eau murmurant goutte à goutte en tintant tristement au milieu de la chambre aucun autre meuble, aucun autre ornement il était orné de son isolement, meublé de son ombre nous passâmes.

L'esclave du sultan nous fit descendre dans le jardin potager que nous avions entrevu, et nous conduisit, par une petite allée sablée des cailloux gris du ruisseau voisin, sur un banc de bois au pied et à l'ombre d'un autre vaste tilleul à quelque distance de la maison impériale les feuilles nous la cachaient. « Sa Majesté va arriver bientôt, nous dit-il ; j'ai ordre de vous recevoir ici et de vous offrir les rafraîchissements et les pipes. »

Nous restâmes à les attendre, causant entre nous à voix basse de notre étonnement de tant de simplicité, au lieu de tant de luxe que nous attendions, et admirant ce beau site où il n'y avait à admirer que la nature. Les musulmans nés dans les montagnes et dans les vallées, fils de pasteurs, ont emporté jusque dans leurs palais la mémoire et la passion de la nature. Ils l'aiment trop pour la farder une femme, un cheval, une arme, une source et un arbre, voilà les cinq paradis d'un fils d'Othman.

On nous apporta des pipes, des glaces, des sorbets. Nous attendîmes environ une demi-heure dans ce silence complet du milieu du jour du fond des bois, qui laisse entendre la chute d'une feuille sur l'herbe ou le vol d'un moucheron dans le rayon.

Enfin nous aperçûmes à travers les branches, sur une colline très-élevée à gauche, quelques cavaliers descendant au galop la pente rapide qui menait vers la vallée de Flannour, puis de longs intervalles de silence, puis de nouveaux cavaliers de minute en minute, puis enfin un immense cortège d'état-major et d'escorte se dessina sur le ciel bleu, au sommet et sur les flancs de la colline, et descendit lentement vers nous ; un cavalier seul très en avant des autres s'avançait sur un cheval gris dont la soie brillait au soleil comme une moire d'argent.

Le jardinier nous dit : « C'est le sultan. » Il descendait de loin à petits pas ; les branches bientôt nous le cachèrent. Quelques pachas qui le précédaient vinrent nous complimenter en son nom et nous dire qu'il ne tarderait pas à arriver.

Bientôt le grand vizir Reschid-Pacha [Mustafa Reşit Paşa] lui-même vint me prendre par la main sous le tilleul et me conduire avec mes deux amis devant l'empereur. « Sa Majesté, me dit en entrant le grand vizir, entend parfaitement et lit couramment le français ; néanmoins, d'après nos usages, elle ne doit parler que par ses interprètes, mais elle ne veut pas cette fois d'autre interprète que son vizir entre elle et vous. C'est donc moi qui traduirai vos paroles pour la forme, et qui vous traduirai ce que Sa Majesté vous aura dit. » Cela fut convenu ainsi, et nous entrâmes sans autre introducteur et sans autre interprète que le grand vizir lui seul dans le kiosque où le sultan m'attendait.

Aucune garde ne veillait à la porte ni dedans ; il était seul dans le kiosque.


En entrant, je le cherchais des yeux, il s'effaçait presque dans l'ombre entre la fenêtre et le mur à l'angle le moins éclairé de la salle nue. Je saluai respectueusement le sultan, et j'eus le temps, en m'approchant et en me plaçant entre lui et le grand vizir, de résumer en moi ce premier regard aussi rapide que l'électricité, et qui grave comme elle tout un homme dans l'œil et dans l'esprit de celui qui voit pour la première fois un visage à retenir. Cette première impression est à la fois imposante et agréable.

Le sultan Abd-ul-Medjid est un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, d'une expression un peu plus mûre que son âge ; sa taille est élevée, souple, élégante, gracieuse ; il porte sa tête avec cette noblesse et cette flexibilité de pose qu'on admire dans les statues grecques et que donnent la longueur du cou et la proportion ovale de la figure. Ses traits sont réguliers et doux, son front élevé, ses yeux bleus, ses sourcils arqués comme dans les races caucasiennes [sa mère était probablement une Juive du Caucase], son nez droit sans roideur, ses lèvres relevées et entr'ouvertes, son menton, cette base de caractère dans la figure humaine, ferme et bien attaché l'ensemble noble, fier, mais adouci par le sentiment d'une supériorité calme, qui a plus le désir d'être aimé que d'être imposant ; un peu de timidité juvénile dans le regard, un peu de mélancolie répandue en nuage sur les traits ; un peu de lassitude dans la pose, comme un homme qui a souffert ou pensé avant le temps. Mais ce qui domine, c'est une espèce de gravité profondément sensitive, pensive ; et l'expression d'un homme qui porte quelque chose de saint comme un peuple, qui le porte devant Dieu et qui sent la sainteté de son fardeau une absence totale de légèreté et de jeunesse dans la physionomie ; la statue d'un jeune pontife plus que d'un jeune souverain. Voilà absolument le portrait d'Abdul-Medjid, tel qu'un Van Dik, s'il y en avait un de nos jours, le reporterait sur la toile ; tel qu'il aurait sans doute peint don Carlos dominé par l'ombre sinistre de Philippe II, et attristé par le pressentiment. Ce visage inspire un certain attendrissement doux ; on se dit : « Voilà un homme dévoué au pouvoir suprême, qui est jeune, beau, tout-puissant, qui sera grand sans doute, jamais libre, jamais insouciant, jamais heureux. » On se sent porté à l'aimer et à le plaindre, car dans sa grandeur il sent visiblement sa responsabilité. Il est permis à tout homme, dans son empire, d'être jeune, excepté à lui ; le trône l'a pris au berceau.

Son costume était simple, modeste, grave, et cependant imposant comme sa personne ; une tunique de drap brun tombant sans plis jusqu'à ses genoux, le cou découvert, un pantalon de toile à larges plis sur des bottines noires, un sabre sans ornement à la poignée. Son front seul l'aurait révélé dans une foule.


Cette impression, que j'analyse aujourd'hui à loisir, fut rapide et complète, irréfléchie en moi, dans ce moment, comme un éclair dans le regard. Je me sentis rassuré, altéré, attendri, j'oserais presque dire compatissant à cette mélancolie dans la majesté.


Il me salua avec grâce et sourire à son tour et pencha la tête tout près de la mienne comme pour m'inviter à parler. J'avais préparé quelques paroles bien méditées et bien pesées dans mon esprit, parce que ma situation vis-à-vis de lui était si complexe et si délicate, que je ne voulais rien livrer au hasard d'une expression qui resterait en deçà ou qui irait au delà de ce que j'avais à lui dire. Il était souverain, je venais de participer à la face du monde à la fondation d'une république ; il était conservateur par essence et par devoir, j'apportais faussement, mais enfin je traînais la renommée d'un conspirateur révolutionnaire et d'un insurgé contre le trône de mon pays ; il était maître d'un empire, et j'étais un étranger reconnaissant à qui il donnait une large hospitalité sur sa terre. A tous ces titres mes premiers mots devaient être calculés comme mon attitude. Je devais me tenir aussi loin du désaveu de ma vie publique que du rôle d'agitateur européen, aussi loin de l'ingratitude que de la servilité. Je regardai Reschid-Pacha pour lui faire signe de me traduire, et, m'inclinant de nouveau à demi devant le sultan, je lui parlai en ces termes :

« J'ai traversé la mer et j'ai fait cinq cents lieues pour rendre, avant de descendre à Smyrne, à Votre Majesté impériale le tribut de reconnaissance que je lui dois je n'avais aucun titre à l'hospitalité magnifique de votre empire que ma prédilection pour l'Orient et pour le caractère magnanime et généreux de ses habitants. Mais Votre Majesté s'est souvenue que, dans les temps antiques, cette hospitalité exercée par ses ancêtres avait suffi quelquefois pour illustrer un règne. L'année actuelle dans l'histoire a été marquée par de grands actes de protection envers les étrangers, elle s'appellera l'année de l'hospitalité et de la munificence d'Abd-ul-Medjid !

» J'ai déjà visité une fois ce beau pays où Dieu donne le soleil et où le sultan donne la terre, j'ai salué votre glorieux père et je vous vis alors enfant à ses côtés ; il a eu ce rare bonheur d'avoir un fils qui perpétue après lui le génie à la fois prudent et hardi de ces réformes qui préviennent les révolutions et qui rajeunissent les empires.


» Je dois dire en finissant, à Votre Majesté, pourquoi je ne séjournerai que peu de temps cette année dans la propriété où je veux m'établir dans vos Etats d'Asie. Une révolution a éclaté dans mon pays, j'y étais complétement étranger la veille, malgré les bruits mensongers qui arrivent jusqu'ici sur des feuilles rédigées par mes ennemis mais quand l'anarchie a menacé de dévorer mon pays, je me suis jeté un des premiers à la tête des événements pour établir l'ordre nouveau. Peut-être ai-je été de quelque utilité alors à la France et à l'Europe en modérant la révolution et en prévenant la guerre universelle. J'ai dû encourir naturellement ainsi le ressentiment et la colère des partis mêmes que j'avais séparés.

» C'est le sort commun à tous les hommes qui se dévouent et qui s'interposent, je ne m'en plains pas, mais cette situation me force à ne pas quitter encore pour toujours la France. Je suis retenu à la fois par mes amis et par mes ennemis par mes amis pour les servir, par mes ennemis pour leur faire face.

» Une grande responsabilité pèse sur moi dans le passé ; je ne dois pas paraître la fuir, je dois la subir avec toutes ses conséquences, quelles qu'elles soient ; autrement je manquerais à mon pays et à moi-même ces sentiments seront compris par l'âme élevée de Votre Majesté, ils s'appellent dignité chez les Ottomans, ils s'appellent honneur en Europe.

» Mais aussitôt que la crise sera terminée (et j'espère que ce sera avant deux ans), je viendrai habiter définitivement la possession que je dois à la munificence d'un prince civilisateur dont toutes les nations bénissent la bonté, et je ne cesserai de demander au Dieu de tous les hommes et de toutes les civilisations de prolonger ses jours et de protéger ses frontières et ses améliorations. »


Je prononçai ce petit discours lentement, à voix basse et grave, mais le plus distinctement accentuée qu'il me fut possible, afin qu'Abd-ul-Medjid, qui me prêtait une oreille attentive, pût bien en saisir le sens à travers ma voix, à travers ma physionomie et à travers les obscurités d'une langue qu'il comprenait, mais qui n'était pas celle de ses pères. Ainsi qu'il avait été convenu entre le grand vizir et moi dans l'entrevue du jardin, je m'arrêtais à chaque période de l'allocution, et Reschid, reprenant ma phrase, la traduisait au sultan. Puis Reschid s'inclinait profondément devant son maître, faisait le geste de prendre le bas de sa tunique pour la porter à ses lèvres et de se précipiter à ses genoux, et je reprenais la période suivante de l'entretien. J'observais tout en parlant le visage et les yeux d'Abd-ul-Medjid pour voir si j'étais compris, et quelle impression lui faisaient mes paroles. Il était évident, à sa manière d'écouter, de regarder, d'incliner, mélancoliquement la tête en geste d'assentiment, ou de sourire à propos, qu'il me comprenait avec autant de facilité que de justesse.

Son visage prenait toutes les impressions de mon discours, ses yeux calquaient mes paroles : fier lorsque j'étais fier, résigné quand j'étais résigné, triste quand j'étais triste, homme à l'unisson d'un autre homme.

Au moment où je lui disais que, malgré ma ferme résolution de venir finir mes jours dans ses Etats, le devoir et l'honneur me commandaient de faire face à ma responsabilité dans mon pays, quel qu'elle fût, et de ne pas paraître fuir de ma patrie tant qu'elle aurait des dangers à courir, et surtout tant que j'y aurais encore moi-même ou des amis à servir, ou des ennemis à affronter, il releva sa belle tête avec fierté, et la fléchit ensuite deux ou trois fois en signes répétés d'approbation. En parlant d'honneur j'avais parlé turc, car cette race et ce mot sont du même pays. C'est l'Orient qui a inventé cette chevalerie du devoir qu'on a appelée honneur en Occident. Je fus heureux de voir qu'il comprenait si bien et qu'il admettait si noblement ma double situation : hôte chez lui, otage dans mon pays.

Il eut la même expression de mâle fierté et les mêmes gestes, mais plus modestes d'assentiment, quand je lui parlai de l'asile qu'il avait donné aux Hongrois, ses anciens ennemis de l'empire ; et quand je lui dis que cette année s'appellerait dans l'histoire l'année de l'hospitalité d'Abdul-Medjid, il tourna et retourna plusieurs fois la poignée de son sabre, sur laquelle il s'appuyait, dans ses mains, il rougit, et il regarda à terre comme s'il avait eu la pudeur de sa vertu.


Mon discours terminé, je m'inclinai légèrement encore pour montrer que j'avais tout dit et pour lui laisser respectueusement la parole. Le sultan me comprit, il releva sa tête, il couvrit un instant ses yeux de sa paupière pour se recueillir, et il me répondit dans la même forme que j'avais employée pour lui parler ; il s'arrêtait à la fin de chaque période, et son grand vizir, s'inclinant jusqu'à terre devant lui et se tournant ensuite de mon côté, me traduisait les paroles d'Abd-ul-Medjid. Son discours fut à peu près de la même étendue que le mien. Je ne me permettrai pas de le rétablir ici de mémoire et de mettre dans la bouche du souverain d'un grand empire des paroles qui n'auraient pas sa sanction et son aveu ; il me suffit de dire que ces paroles, prononcées à voix basse, avec une dignité grave qui n'enlevait rien à la facilité, à la grâce et à la bienveillance, furent pleines à la fois de bonté, de sagesse et d'hospitalité. Il me dit qu'il comprenait mes motifs, qu'il les approuvait, qu'il me louait d'avoir fait mes efforts pour conserver la paix aux hommes dans la crise d'une révolution à laquelle il savait que j'étais resté étranger jusqu'au jour où elle avait éclaté sur l'Europe que sa pensée à lui comme souverain était la pensée que j'avais moi-même comme citoyen ; qu'il se croyait redevable et comptable à Dieu de la moindre goutte de sang répandu pour une ambition ou pour une gloire ; qu'il n'aurait jamais assez de vertus pour la haute mission que le ciel lui avait confiée. La réponse terminée, il arrêta sur moi ses yeux bleus, profonds, tranquilles et un peu rêveurs, comme une eau qui se repose après avoir coulé. Je crus que c'était le signal de prendre congé. Je fis quelques pas en arrière mais il adressa quelques mots à voix basse à Reschid, et celui-ci, me retenant par la main, me dit que le sultan désirait prolonger encore l'entretien. Je me rapprochai et je lui présentai alors mes deux amis, qui étaient restés un peu en arrière pendant la première partie de l'entrevue. « Voici, lui dis-je, monsieur de Chamborand et monsieur de Champeaux, deux de mes compatriotes et de mes amis particuliers l'un, ancien militaire ; l'autre, occupé d'études agricoles et économiques, qui se destine à la carrière politique ; tous deux hommes faisant honneur à leur pays par leur caractère et par leur mérite. Ils croiraient avoir perdu la partie la plus intéressante du voyage qu'ils ont entrepris avec moi, si, en visitant l'Orient, ils n'avaient pas vu le jeune souverain qui attire en ce moment l'intérêt de l'Europe civilisée, et qui se consacre à effacer les barrières que les préjugés avaient mises entre deux mondes. »

Abd-ul-Medjid accueillit du regard et du geste mes deux amis avec la même grâce et le même empressement qu'il avait montrés envers moi. L'un et l'autre ; par l'entremise de Reschid-Pacha, échangèrent quelques paroles avec le sultan.


L'entretien reprit ensuite non plus sous la forme solennelle de discours, mais sous la forme plus familière et plus libre de dialogue, entre Abd-ul-Medjid et moi. Il fut posé, confiant, j'oserais presque dire cordial ; il aborda des sujets divers sans dépasser les bornes de la réserve d'un côté, de la convenance de l'autre. Je n'essayerai pas de le rétablir ; il finit par un mot de moi qui me fut véritablement inspiré, sur place, par l'effusion de bonté qui émanait du cœur, des lèvres et de la physionomie de ce jeune prince. Comme il me parlait de la difficulté de gouverner des peuples si divers que ceux dont son vaste empire est peuplé :

« Les autres souverains, lui dis-je, n'ont qu'une force pour suffire à cette redoutable mission : leur autorité royale. Mais Votre Majesté impériale a véritablement deux diadèmes : un sur le front, qui est son pouvoir, et un autre dans le cœur, qui est sa bonté. »


Il sourit et se fit répéter la réponse par le grand vizir, qui sourit également en traduisant avec un geste plus explicatif encore que le mot. Je m'aperçus que j'avais heureusement saisi l'aphorisme oriental, et que le sentiment vrai, quoique exprimé par une image banale, plaisait au sultan, parce qu'il répondait à son cœur.

Nous prîmes congé, alors après avoir salué de nouveau Abd-ul-Medjid ; sa physionomie semblait exprimer le regret de nous voir nous retirer et comme hésiter entre deux pensées. Au moment où j'allais franchir le seuil du kiosque, il dit un mot au grand vizir, qui m'arrêta de nouveau, la main sur mon bras : « Sa Majesté, me dit Reschid, me charge de vous demander s'il vous serait agréable de l'accompagner tout à l'heure dans la revue qu'elle va faire elle-même des jeunes élèves de ses écoles militaires. Mais comme cette cérémonie toute d'intérieur durera une grande partie du jour, elle craint que vous n'en soyez peut-être fatigué, et elle vous autorise à vous retirer si les examens se prolongent trop pour votre convenance. »

C'était la première fois qu'un étranger était admis à suivre le sultan dans ces rapprochements à la fois solennels et intimes avec la jeunesse de son empire.
Je me gardai bien de refuser un honneur inusité, qui était en même temps pour moi une occasion peut-être unique de passer une journée entière à côté du sultan, et d'étudier à la fois le souverain et le peuple dans leur plus intéressant rapport de mœurs et de gouvernement.

Je répondis que j'acceptais avec reconnaissance.


En sortant du kiosque, je trouvai sur la terrasse Méhémet-Fetty-Pacha, directeur d'une partie du département de la guerre, homme excellent et distingué que j'avais connu a Paris, et qui me fit les plus aimables reproches de ce que je l'avais traité en étranger. Plusieurs ministres, pachas et généraux attendaient également le sultan sur la terrasse ; le cheval du sultan était tenu en main sous un platane par des écuyers. Je ne pus m'empêcher de m'arrêter devant ce superbe animal qui rongeait son frein d'or en promenant autour de lui le regard doux et puissant du lion. Sa crinière soyeuse, que la nature prête plus longue aux étalons du désert qu'à ceux du Nord, pour en faire un voile et du vent à leurs têtes contre le soleil, ruisselait jusque sur le sable quand il penchait le front. C'était un de ces rares chevaux turcomans qui rappellent l'encolure courte, massive, et l'os frontal du taureau. Bucéphale était sans doute un animal de cette race, un lion gigantesque avec des sabots au lieu de griffes ; je ne pouvais détacher mes yeux de cet incomparable cheval, véritable trône d'un sultan ; il semblait connaître sa dignité parmi les animaux, et le reflet du respect qui rejaillissait sur lui, de son maître. Il y avait un noble dédain, mais un dédain modeste, dans ses yeux, pour le reste des hommes. Ses yeux immenses ne disaient pas va ! comme le cheval de Job, mais ils disaient j'attends le seul homme de cette foule qui soit digne de me monter. Je ne pus m'empêcher de caresser son encolure du plat de la main. Quand on se rencontre et qu'on s'aime, on se fait un signe d'amitié. Un beau cheval pour moi est, comme pour Richard, dans Shakspeare, presque autant qu'un empire.

Notre voiture, gravissant au galop les collines montueuses que nous avions déjà traversées pour venir au kiosque du Tilleul, nous emporta à travers les troupes qui stationnaient à droite et à gauche ; c'était le même spectacle que le matin, avec le mouvement et le bruit de plus. Le sultan, remonté à cheval, nous suivait de près. Les pachas se hâtaient de reprendre leur poste à la tête de leur division. La cavalerie se remettait en selle, l'infanterie en ligne, les officiers d'ordonnance volaient sur le front des régiments, les batteries redoublaient leurs salves, la foule se précipitait sur les bords de la route pour voir passer un maître universellement adoré. Les voix de commandement retentissaient de poste en poste, une grande attente faisait palpiter l'air en quelques minutes de course nous descendîmes à la porte de l'école d'état-major.

Le pacha qui la dirige, homme instruit, attentif, doux et paternel, aimé comme un père de toute cette jeunesse, nous reçut sous un haut portique, nous fit traverser une cour pleine de canons sur leurs affûts et de faisceaux d'armes, et nous conduisit dans les appartements particuliers du directeur, où les grands dignitaires de l'ordre civil et religieux attendaient l'arrivée du sultan avant de prendre leurs places autour de lui dans la salle des séances. Un grand silence et un grand respect régnaient d'avance dans ces salons. On nous fit asseoir sur les divans, on nous envoya des officiers turcs qui parlaient français et des officiers d'état-major français au service du Grand Seigneur pour nous entretenir en attendant Sa Hautesse. Des esclaves nous apportèrent en abondance des rafraîchissements et des glaces aux fruits.

Les salons se remplissaient de plus en plus de tous les hauts fonctionnaires de l'empire. Ils se faisaient présenter à nous avec cette politesse digne, grave et cordiale qui participe à la fois maintenant de la familiarité de l'Europe et du cérémonial de l'Asie. Je retrouvai dans la foule plusieurs hommes remarquables de la Turquie que j'avais connus à Paris, à Londres, à Vienne, ou dans mon premier séjour à Constantinople. Le Turc oublie moins que l'Européen, parce qu'il voit moins ; on retrouve un souvenir dans sa mémoire et une amitié dans son cœur aussi frais après quinze ans que le lendemain du jour où on l'a quitté. Le vent de l'Orient ne jette pas de poussière sur les choses et sur le sentiment comme le vent d'Europe. Des salves rapprochées et un grand tumulte dans le palais annoncèrent l'arrivée d'Abd-ul-Medjid ; ses oulémas, ses dignitaires, ses officiers, se précipitèrent hors des appartements, pour aller le recevoir à son étrier nous restâmes. Peu de moments après il eut la bonté de m'envoyer dire qu'il me priait de ne pas venir encore dans la salle des examens, parce qu'il allait consacrer les premiers moments de la séance à des détails fastidieux et de peu d'intérêt pour un étranger : nous attendîmes. On vint bientôt nous chercher ; nous traversâmes de longs corridors engorgés de foule, et nous entrâmes dans la salle où allait commencer l'examen.

C'est une salle immense et convenablement décorée de faisceaux d'armes, d'appareils scientifiques, d'instruments de physique et de mathématiques, de cartes de géographie, de corps de bibliothèques usuelles, de tables pour les expériences, de bancs pour les élèves, de tribunes pour les dignitaires, de chaises pour les professeurs. De légères colonnettes portent le plafond peint en arabesques du meilleur style ; au fond de la salle s'élève, sur une ou deux marches, un trône ou plutôt un divan sous un dais de riches étoffes de soie et d'or. Des colonnes soutiennent ce dais sur le divan. Tous les regards étaient tournés de ce côté, le sultan y avait déjà pris place.

Il envoya un de ses ministres pour nous introduire et nous fit un signe de la tête pour nous indiquer la place où nous devions nous asseoir. C'était l'embrasure d'une fenêtre à sa gauche à peu de distance du trône. La salle était remplie de jeunes gens en uniformes depuis l'âge de quatorze à quinze ans jusqu'à l'âge de vingt ans. Ils se tenaient debout dans une attitude à la fois modeste et militaire. Les côtés de la salle et les embrasures des fenêtres étaient occupés par les personnages les plus importants de l'empire. On y remarquait le cheik el islam, chef de la religion et de la loi, l'interprète vivant du Coran, l'homme dont l'arrêt, qui a la puissance de l'oracle antique, a tant de fois sanctionné la mort des vizirs et même la séditieuse déposition des sultans par les janissaires. A côté de ce vieillard au visage ascétique et pâle sous son turban noir, on voyait le fils du chérif de la Mecque, jeune homme au teint cuivré, au turban jaune, à la longue robe de cachemire blanc. Le Titien n'a dans aucun de ses tableaux une tête orientale plus délicate, plus fine, plus admirable d'expression, de curiosité candide, que ce jeune habitant du désert, admis pour la première fois de sa vie sans doute en présence du sultan, et témoin d'une civilisation nouvelle. La tête penchée, ses yeux noirs ouverts comme pour faire entrer ces mystères dans son intelligence étonnée, il semblait dévorer la scène dont il était lui-même un des plus pittoresques ornements. Les ministres et les principaux pachas étaient debout des deux côtés du trône. Une estrade au milieu de la salle, avec une planchette noire pour dessiner les figures de géométrie ou les cartes de géographie militaire, était préparée pour les élèves qu'on allait interroger tour à tour.

Abd-ul-Medjid, vêtu comme le matin d'une simple tunique à larges manches flottantes agrafée sur le cou, et coiffé d'une calotte de drap rouge, se tenait debout, en avant de son trône, adossé négligemment contre une des colonnettes qui portaient le dais sur sa tête. D'une main il tenait les rouleaux de papiers qu'on venait de lui remettre et qui contenaient sans doute les nombreux programmes d'études sur lesquels son attention allait se porter ; de l'autre il jouait avec la poignée de son sabre ; ses jambes étaient à demi-croisées l'une sur l'autre, dans l'attitude d'un assistant à un spectacle dont il n'aurait pas été le principal objet. L'expression de son visage était sérieuse, un peu inquiète, un peu préoccupée, comme si ces jeunes gens eussent été des frères, aux revers ou aux succès desquels il aurait d'avance participé. De temps en temps on venait lui demander un ordre, et il le donnait en s'inclinant, à voix basse. Rien ne rappelait en lui un souverain asiatique, excepté le cheik el islam à sa droite, en face de nous, comme une vieille civilisation qui en voit naître une autre avec anxiété, et le chef des eunuques noirs derrière lui à demi caché par le rideau du baldaquin. Abd-ul-Medjid nous regardait avec attention depuis que nous étions entrés dans la salle, comme pour juger de l'impression que nous éprouvions de sa présence ainsi familière au milieu de la jeunesse de son empire ; il envoya deux jeunes officiers français auprès de nous afin de nous interpréter la scène, et de répondre à toutes les questions que nous pourrions avoir à leur adresser.

Un de ces officiers, M. ***, nous parut un jeune homme de la plus haute distinction, admirablement choisi en France par le ministre de la guerre pour initier l'armée ottomane aux services et aux tactiques de la guerre moderne : il fut pendant toute la séance l'obligeant intermédiaire entre le sultan, l'école et nous.


L'examen commença. Le pacha, directeur de l'école, se tenait debout auprès de l'estrade, un professeur y montait, il appelait par son nom un élève ; l'élève s'avançait, ouvrait le livre, prenait la craie, dessinait sur la planchette, répondait de mémoire aux questions que le sultan ordonnait quelquefois lui-même d'adresser, saluait ensuite profondément le trône, et rentrait dans les rangs de ses camarades ; un autre prenait sa place, répondait de même, traçait des figures, faisait des expériences de chimie ou de physique, récitait des morceaux d'histoire, traduisait des pages de science militaire, analysait les campagnes du grand Frédéric ou de Napoléon, critiquait les fautes de telle ou telle campagne des grands généraux, démontrait la force ou le vice des positions militaires, faisait la théorie des diverses armes ou des places de guerre ; un troisième le remplaçait, et ainsi de suite jusqu'à ce que cette jeunesse tout entière eût passé ainsi sous les yeux du sultan dont le regard et l'approbation jugeait, encourageait, récompensait, couronnait ces fortes études. Des cours de langue et de littérature étrangères avaient leur place dans ce programme d'éducation militaire. Plusieurs de ces jeunes gens furent interrogés sur la langue française, langue d'adoption aujourd'hui presque naturalisée en Orient ils traduisaient à livre ouvert du turc en français, du français en turc, avec une facilité et une pureté d'accent qui attestaient une habitude d'enfance. Abd-ul-Medjid semblait fier de l'aptitude presque universelle que montraient ses élèves. Il me regardait sans affectation, pour jouir sans doute de l'étonnement d'un Européen. Il n'était plus permis d'appliquer le mot de barbare à des peuples dont la jeunesse aussi studieuse et plus docile encore que la nôtre, s'élevait ainsi dans l'ombre, mais sous l'œil d'un maître jeune comme elle, à la hauteur et à l'universalité des connaissances de l'Europe.

Nous étions enthousiasmés de cette scène, et nous ne nous plaignions pas de la voir se prolonger et se renouveler par des sujets d'études divers, malgré l'étouffante chaleur du jour. Nous pensions qu'un souverain de vingt-six ans ne se fatiguait pas lui-même de ces accomplissements religieux de son devoir. Il quittait ses palais splendides, ses jardins, ses eaux, ses voluptés du Bosphore, pour venir s'assurer par lui-même, pendant des journées entières, des progrès du peuple qu'il veut transformer. Les visages des spectateurs et des jeunes gens reflétaient cette pensée grave et religieuse du sultan. On voyait que ce n'était là ni une cérémonie ni un jeu, mais un fort travail auquel chacun concourait d'un même cœur, le généreux effort d'un grand peuple qui ne craint pas de se faire modeste pour redevenir grand.

« Vous ne sauriez croire, nous disait l'officier d'état-major français qui vit au milieu de ces écoles, combien ces jeunes Turcs depuis l'enfance jusqu'à l'adolescence ont de sérieux dans l'esprit et de sentiment de docilité et de reconnaissance affectueuse pour leur maître dans le cœur. Ils vont au delà, de tout ce qu'on leur indique ni légèreté, ni vanité, ni suffisance, ni paresse le frein moral leur suffit. J'aimerais mieux gouverner cette école de centaines de jeunes Turcs que cinq ou six enfants de leur âge dans un de nos collèges français. La nature les a faits réfléchis, et l'habitude de l'obéissance de père en fils les a faits dociles ; une école turque est un couvent de jeunes filles à diriger. »

Cela vient sans doute de ce que les enfants, gardés à l'ombre de la maison paternelle dans l'Orient, ne sortent de la main du père et de la mère que pour passer dans la main de leur professeur et dans la discipline des écoles. On ne les laisse pas s'évaporer de bonne heure, comme chez nous, dans la fréquentation d'autres enfants de leur âge et dans ce que nous appelons la société la solitude mûrit tout, même les enfants. Ceux de l'Orient ont le visage de douze ans et la gravité douce de trente ; leurs traits sont enfantins, mais leur physionomie est pensive ; ils ont, de plus que nous, l'attention : c'est une grande force. Le soleil baissait déjà à l'horizon, et le sultan ne semblait pas penser à se retirer. Il nous envoya le ministre des affaires étrangères, Ali-Pacha, pour nous dire que la cérémonie se prolongerait encore, et que nous pourrions aller attendre la fin de l'examen dans les salons du palais. On nous ferait avertir au moment où l'on décernerait les récompenses aux élèves. Nous nous glissâmes inaperçus derrière les rangs pressés des généraux, des officiers et des élèves, on nous apporta des rafraîchissements et des glaces dans le salon ; une foule immense s'y pressa bientôt pour attendre le moment où le sultan rouvrirait la séance pour la distribution des grades et des couronnes. Dans cette confusion nous nous trompâmes, nous crûmes que la séance était finie et que le sultan allait remonter à cheval ; nous voulions assister à ce départ, et le remercier par notre présence au moins dans le groupe qui devait l'entourer. Nos guides étaient séparés de nous par la foule ; nous sortîmes du palais dans les cours où une foule pressée entourait le cheval du sultan. Rien n'annonçait qu'il dût sortir encore ; il était trop tard pour rentrer. Nous reprîmes à pied le chemin de Constantinople à travers une haie innombrable de chevaux magnifiques, caparaçonnés, tenus en main par des esclaves de toutes les races et de tous les costumes qui attendaient leurs maîtres, les pachas, les oulémas, les ministres, les grands officiers du sérail. Jamais depuis que j'existe je n'avais jamais vu rassemblée une telle élite de chevaux de race ; c'était l'aristocratie du désert réunie pour accroître l'éclat de l'aristocratie de Stamboul. Je me perdis d'étonnement en étonnement et d'admiration en admiration parmi cette foule d'animaux de luxe et de guerre, piaffant, hennissant, bondissant en main les uns à l'envi des autres au bruit des salves du canon qui retentissait par la colline.

L'enthousiasme des hommes se communique visiblement au cheval, comme leur tendresse se communique au chien. Le cheval est l'animal lyrique comme il est le héros de la création dans les quadrupèdes ; il n'y a pas de strophes de Pindare qui vaille un cheval arabe animé par un clairon. Je m'arrêtai longtemps à contempler un cheval persan, au poil noir, à l'œil sanglant, à l'encolure de cygne, à la petite tête carrée, comme celle de la gazelle, arrivé apparemment depuis peu d'Ispahan et étranger parmi cette famille de chevaux arabes et turcomans. Il s'agitait, se cabrait dans la main de l'esclave qui tenait ses rênes d'or et lançait sa tête renversée vers le ciel comme pour aspirer les rayons du soleil qui transperçaient de feu ses minces naseaux. Le cheval arabe est un coursier, mais le persan est un véritable aigle ; je reconnus son origine à ses formes d'oiseau ; j'appris le lendemain que je ne m'étais pas trompé et qu'il appartenait à l'envoyé de Perse. Jamais je n'oublierai le profil de ce cheval contre le soleil couchant ; l'homme s'approprie par le regard tout ce qu'il admire et tout ce qu'il retient. Voir c'est posséder, le cheval est à moi.

Nous trouvâmes avec peine notre voiture et nous revînmes, par les rues escarpées de Péra et de Galata, nous embarquer à l'échelle pour rentrer à bord de l'Oronte. Le jour s'éteignit au moment où nous touchâmes au navire.

Les émotions de la journée nous suivirent dans la nuit et dans le silence du pont du vaisseau à l'ancre ; nous venions de voir une des plus grandes œuvres de Dieu dans l'humanité, un prince fils d'une race quelquefois barbare, souvent héroïque, porté du berceau sur le trône d'un empire qui s'étend des confins de l'Europe aux frontières ignorées de l'Abyssinie, qui règne sur quatre mers la mer Noire, la mer de Marmara, la mer Rouge, la mer Méditerranée, et sur les deux premiers fleuves par la longueur de leurs cours de trois continents, le Danube, le Nil, sans compter l'Euphrate et le Tigre un prince dont quarante millions d'hommes de toute origine, de toute religion et de toute civilisation, révèrent le sceptre, depuis l'Arménien et le juif jusqu'au maronite, au Grec et aux Ottomans ; un prince jeune, beau, pacifique, vertueux, hardi et modéré à la fois, régénérateur patient, mais résolu, de son empire ; un prince dont une pensée, une parole, un geste, peuvent faire le bonheur ou le malheur de millions d'êtres remis par la destinée à l'arbitraire de ses pensées ; et qui, au lieu de se livrer au,facile vertige d'une telle toute-puissance, s'étudie avec plus de scrupule et plus d'assiduité que le dernier de ses sous-officiers ou de ses professeurs à imprimer à la nation ottomane le sentiment de l'émulation avec les races chrétiennes, et aux races chrétiennes le sentiment de la sécurité et de la fusion avec la race conquérante qui les opprimait autrefois, qui les éclaire et qui les fortifie aujourd'hui : un prince qui, par une exception bien rare pour les réformateurs des peuples, n'a pas encore éprouvé une défiance ou une ingratitude de ses sujets, et qui est adoré d'avance pour ce qu'il doit faire, comme il est béni partout en Europe et en Asie pour ce qu'il a déjà fait ; un prince, enfin, qui a vu la vie de son père se consumer et s'éteindre dans sa lutte héroïque avec les préjugés de son pays et avec les séditions de la barbarie, mais qui, lui, trouve devant ses premiers pas les préjugés atteints à mort, la tyrannie turbulente des janissaires renversée, la route aplanie, les grands dévoués, le peuple assoupi, qui n'a qu'à accomplir le bien préparé par des flots de sang, qui a horreur du sang et qui n'en a pas une goutte à répandre pour mettre son empire en possession d'une nouvelle vie !

Quelle destinée, peut-être unique dans l'histoire, que celle de ce jeune homme que nous venions de voir à l'œuvre ! Que de prières dans toutes les langues s'élevaient à la fin de chacune de ces journées vers le maître des rois et des peuples, pour qu'il lui soit donné de confondre l'Europe et l'Orient, le monde musulman et le monde chrétien dans la tolérance et dans l'unité, comme il les confond évidemment dans son cœur ! « Ce n'est pas tout d'être bon et grand, disais-je à mes amis, animés du même enthousiasme que moi, il faut être roi ; ce n'est pas tout d'être souverain, il faut être jeune ! Et ce n'est pas tout d'être bon, grand, souverain et jeune, il faut être compris, aimé et secondé par son siècle. Abd-ul-Medjid est tout cela. Que le ciel bénisse en lui les quarante millions d'hommes, les mers, les îles, les montagnes et les fleuves qui dépendent de lui ! »

 

Sur Abdülmecit Ier : Les Tanzimat

La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat

Théophile Gautier

Saint-Arnaud et la guerre de Crimée : l'alliance franco-ottomane en action (1854)

lundi 5 décembre 2022

L'image de Mahmut II chez les romantiques français



Alfred de Musset, poème "Mardoche", Contes d'Espagne et d'Italie, Paris, Levavasseur et Canel, 1830 :


"Je puis certifier pourtant, qu'il [Mardoche (personnage de dandy ressemblant à Musset)] avait l'âme
Aussi tendre en tout point qu'un autre ; et que sa femme
(En ne le faisant pas c ― u) n'eût pas été
Plus fort, ni plus souvent battue, en vérité,
Que celle de Monsieur de C***. En politique,
Son sentiment était très-aristocratique,
Et je dois avouer qu'à consulter son goût,
Il aimait mieux la Porte et son sultan Mahmoud,
Que la chrétienne Smyrne, et ce bon peuple Hellène,
Dont les flots ont rougi la mer Hellespontienne,
Et taché de leur sang, tes marbres, ô Paros !
[ce passage laisse supposer que Musset était mishellène]" (p. 209-210)


Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient (1832-1833), tome III, Paris, Gosselin et Furne, 1835 :

"Un peu au-delà, tout-à-fait sur le bord des flots du Bosphore, s'élève le magnifique palais nouveau, habité maintenant par le grand seigneur : Beglierbeg est un édifice dans le goût italien, mêlé de souvenirs indiens et moresques ; immenses corps de logis à plusieurs étages, avec des ailes et des jardins intérieurs ; de grands parterres plantés de roses et arrosés de jets d'eau s'étendent derrière les bâtiments, entre la montagne et le palais ; un quai étroit en granit sépare les fenêtres de la mer. Je passai lentement sous ce palais, où veillent, sous le marbre et l'or, tant de soucis et tant de terreurs ; j'aperçus le grand seigneur, assis sur un divan, dans un des kiosques sur la mer ; Achmet-Pacha, un de ses jeunes favoris, était debout près de lui. Le sultan, frappé de l'habit européen, nous montra du doigt à Achmet-Pacha, comme pour lui demander qui nous étions. Je saluai le maître de l'Asie à la manière orientale ; il me rendit gracieusement mon salut. Toutes les persiennes du palais étaient ouvertes, et l'on voyait étinceler les riches décorations de cette magnifique et délicieuse demeure. L'aile habitée par les femmes, ou le harem, était fermée ; elle est immense, mais on ignore le nombre des femmes qui l'habitent. Deux caïques, entièrement dorés et montés de vingt-quatre rameurs chacun, étaient à la porte du palais, sur la mer. Ces caïques sont dignes du goût le plus exquis du dessin de l'Europe et de la magnificence de l'Orient : la proue de l'un d'eux, qui s'avançait d'au moins vingt-cinq pieds, était formée par un cygne d'or, les ailes étendues, qui semblait emporter la barque d'or sur les flots ; un pavillon de soie monté sur des colonnes d'or, formait la poupe, et de riches châles de cachemire servaient de siège pour le sultan ; la proue du second caïque était une flèche d'or empennée qui semblait voler, détachée de l'arc, sur la mer. Je m'arrêtai longtemps, hors de la vue du sultan, à admirer ce palais et ces jardins : tout y semble disposé avec un goût parfait ; je ne connais rien en Europe qui présente à l'œil plus de magnificence et de féerie dans des demeures royales : tout semblait sortir des mains de l'artiste, pur, rayonnant d'éclat et de peinture ; les toits du palais sont masqués par des balustrades dorées, et les cheminées même, qui défigurent en Europe les lignes de nos édifices publics, étaient des colonnes dorées et cannelées, dont les élégants chapiteaux ajoutaient à la décoration de ce séjour. J'aime ce prince, qui a passé son enfance dans l'ombre des cachots du sérail ; menacé tous les jours de la mort ; instruit dans l'infortune par le sage et malheureux Sélim [Selim III] ; jeté sur le trône par la mort de son frère [Mustafa IV] ; couvant pendant quinze ans, dans le silence de sa pensée, l'affranchissement de l'empire et la restauration de l'islamisme par la destruction des janissaires ; l'exécutant avec l'héroïsme et le calme de la fatalité ; bravant sans cesse son peuple pour le régénérer ; hardi et impassible dans le péril ; doux et miséricordieux quand il peut consulter son cœur, mais manquant d'appui autour de lui ; sans instruments pour exécuter le bien qu'il médite ; méconnu de son peuple ; trahi par ses pachas ; ruiné par ses voisins ; abandonné par la fortune, sans laquelle l'homme ne peut rien ; assistant debout à la ruine de son trône et de son empire ; s'abandonnant à la fin à lui-même ; se hâtant d'user dans les voluptés du Bosphore sa part d'existence et son ombre de souveraineté ! Homme de bon désir et de volonté droite, mais homme de génie insuffisant et de volonté trop faible : semblable à ce dernier des empereurs grecs dont il occupe la place ; digne d'un autre peuple et d'un meilleur temps, et capable de mourir au moins en héros ! Il fut un jour grand homme. L'histoire n'a pas de pages comparables à celles de la destruction des janissaires ; c'est la révolution la plus fortement méditée et la plus héroïquement accomplie dont je connaisse un exemple. Mahmoud emportera cette page ; mais pourquoi est-elle la seule ? Le plus difficile était fait ; les tyrans de l'empire abattus, il ne fallait que de la volonté et de la suite pour vivifier cet empire en le civilisant. Mahmoud s'est arrêté. Serait-ce que le génie est plus rare encore que l'héroïsme ?" (p. 248-250)

"Namuk-Pacha [un des favoris de Mahmut II] nous confia à un colonel de la garde impériale, qu'il chargea de nous diriger, et de nous introduire dans l'avant-cour de la mosquée où le sultan allait se rendre. Nous franchîmes le Bosphore ; nous fûmes placés à la porte même de la petite mosquée, sur les degrés qui y conduisent. Peu de minutes après, nous entendîmes retentir les coups de canon de la flotte et des forts, qui annoncent tous les vendredis à la capitale que le sultan se rend à la mosquée ; et nous vîmes les deux caïques impériaux se détacher de la côte d'Asie, et traverser le Bosphore comme une flèche. Aucun luxe de chevaux et de voitures ne peut approcher du luxe oriental de ces caïques dorés, dont les proues s'élancent, comme des aigles d'or, à vingt pieds en avant du corps du caïque, dont les vingt-quatre rameurs, relevant et abaissant simultanément leurs longs avirons, imitent le battement de deux vastes ailes, et soulèvent chaque fois un voile d'écume qui enveloppe les flancs du caïque ; et enfin de ce pavillon de soie, d'or et de plumes, dont les rideaux repliés laissent voir le Grand Seigneur assis sur un trône de cachemire, avec ses pachas et ses amiraux à ses pieds. En touchant au bord, il s'élança légèrement, appuyant ses mains sur l'épaule d'Achmet et de Namuk-Pacha. La musique de sa garde, rangée vis-à-vis de nous sur la place de la mosquée, éclata en fanfares ; et il s'avança rapidement entre deux lignes d'officiers et de spectateurs. Le sultan Mahmoud est un homme de quarante-cinq ans, d'une taille moyenne, d'une tournure élégante et noble ; son œil est bleu et doux, son teint coloré et brun, sa bouche gracieuse et intelligente ; sa barbe, noire et brillante comme le jais, descend à flots épais sur sa poitrine : c'est le seul reste du costume national qu'il ait conservé ; on le prendrait, du reste, au chapeau près, pour un Européen. Il portait des pantalons et des bottes, une redingote brune avec un collet brodé de diamants, un petit bonnet de laine rouge, surmonté d'un gland de pierres précieuses. Sa démarche était saccadée, et son regard inquiet ; quelque chose l'avait choqué, ou le préoccupait fortement : il parlait avec énergie et trouble aux pachas qui l'accompagnaient ; il ralentit son pas quand il fut près de nous sur les degrés de la porte, nous jeta un coup d'œil bienveillant, inclina légèrement la tête, commanda du geste à Namuk-Pacha de prendre le placet qu'une femme turque voilée lui tendait, et entra dans la mosquée. Il n'y resta que vingt minutes. La musique militaire joua pendant tout ce temps des morceaux d'opéra de Mozart et de Rossini. Il ressortit ensuite avec le visage plus ouvert et plus serein, salua à droite et à gauche, marcha lentement vers la mer, et s'élança, en riant, dans sa barque. En un clin d'œil nous le vîmes toucher à la côte d'Asie, et rentrer dans ses jardins de Beglierbeg. Il est impossible de n'être pas frappé de la physionomie de Mahmoud, et de ne pas faire des vœux secrets pour un prince dont les traits révèlent une mâle énergie et une profonde sensibilité. Mais hélas ! ces vœux retombent sur le cœur, quand on pense au sombre avenir qui l'attend. S'il était un véritable grand homme, il changerait sa destinée, et vaincrait la fatalité qui l'enveloppe. Il est temps encore : tant qu'un peuple n'est pas mort, il y a en lui, il y a dans sa religion et dans sa nationalité, un principe d'énergie et de résurrection qu'un génie habile et fort peut féconder, remuer, régénérer, et conduire à une glorieuse transformation ; mais Mahmoud n'est un grand homme que par le cœur. — Intrépide pour combattre et mourir, le ressort de sa volonté faiblit quand il faut agir et régner. Quel que soit son sort, l'histoire le plaindra et l'honorera. Il a tenté de grandes choses ; il a compris que son peuple était mort, s'il ne le transformait pas ; il a porté la cognée aux branches mortes de l'arbre : il ne sait pas donner la sève et la vie à ce qui reste debout de ce tronc sain et vigoureux. Est-ce sa faute ? Je le pense. Ce qui restait à faire n'était rien, comparé à la destruction des janissaires." (p. 264-267)


Alphonse de Lamartine, Nouveau voyage en Orient (1850), Paris, 1863 :


"Bien loin d'avoir vieilli, Constantinople, avec son soleil, ses eaux, son mouvement maritime, ses édifices reconstruits à neuf après ses incendies, ses palais s'élevant à profusion sur toutes ses langues de terre, aux deux bords du Bosphore, me parut une ville d'hier, un défrichement asiatique, une Amérique au soleil une nouvelle sève de vie semblait l'avoir fait germer de terre plus vaste et plus brillante sous un nouveau règne. Le sultan Mahmoud avait brisé héroïquement le vieux moule, et un autre empire renaissait du tombeau de son sultan.

Seulement une idée m'attristait, c'est que lui, Mahmoud, n'était plus là pour voir son ouvrage. Il avait péri à la peine, il était mort de tristesse dans l'enfantement de l'ordre nouveau, il avait eu le sort des réformateurs d'empire, écrasés par les difficultés qu'ils remuent, et ne triomphant jamais qu'après avoir donné leur vie au siècle qui sortira d'eux. Je l'avais vu et j'oserai dire aimé sans qu'il le sût, encore jeune, énergique, résolu, intrépide au bien, luttant à la fois contre son peuple routinier et contre l'Europe et l'Egypte liguées pour sa perte ! J'avais vu son caïque à seize rames l'emporter sombre et humilié à travers les vaisseaux russes, à l'ancre dans ses propres eaux. Je m'étais trouvé sur son passage, au seuil de ses mosquées, où il venait se montrer à ses sujets alors ingrats ; je m'étais rangé souvent sur le bord du chemin pour laisser passer son cheval dans la forêt de Belgrade, où il venait évaporer ses ennuis ; j'avais admiré la douce et mâle énergie de ses traits, la rapidité et la pénétration de son regard, le caractère arrêté quoique gracieux de sa bouche, la coloration de ses joues, l'arc circassien de ses sourcils, l'ovale aplati de son front contenant l'imagination et la volonté comme pondérées à ses deux pôles, sa stature souple et ferme, les bonds de son coursier suivant à son insu les bonds de sa pensée dans sa tête ! Je m'étais intéressé de loin à cet homme qui avait fait à lui seul la plus grande révolution du dix-neuvième siècle, l'affranchissement d'un trône de la tyrannie d'une aristocratie militaire ! Je lui souhaitais, je lui espérais de longs jours ! Je ne me doutais pas que je ne retrouverais que son tombeau prématuré dans le turbé de sa mosquée, et son image adoucie et rajeunie dans son fils [Abdülmecit Ier]. Cette disparition du sultan Mahmoud attristait pour moi tout le paysage. Dans un pays despotique un homme de moins est un pays de moins. Mais Dieu sait le meilleur, comme disent les Turcs. Peut-être que Mahmoud avait fini sa tâche, que le sang quoique héroïquement versé des janissaires déteignait sur ses œuvres mêmes, et qu'après un effort surnaturel et sinistre il fallait à l'empire un rayon d'innocence, d'affection et de paix ! Que Mahmoud repose dans sa gloire et dans son malheur à côté de son sabre dans son turbé ! L'histoire viendra l'y réveiller plus tard du bruit de sa justice et de ses louanges ! Il s'est sacrifié pour son peuple, son fils n'a qu'à vivre pour lui." (p. 44-45)
 

Victor Hugo
, Napoléon le Petit, Londres, Jeffs, 1852 :


"Immédiatement, dès le soir du 4 décembre [1851], le bouillonnement public tomba. La stupeur glaça Paris. L'indignation qui élevait la voix devant le coup d'Etat se tut subitement devant le carnage. Ceci ne ressemblait plus à rien de l'histoire. On sentit qu'on avait affaire à quelqu'un d'inconnu.

Crassus a écrasé les gladiateurs ; Hérode a égorgé les enfants ; Charles IX a exterminé les huguenots, Pierre de Russie les strélitz, Méhémet-Ali les mameluks, Mahmoud les janissaires [Hugo ne lui impute pas ici le massacre de Chios...] ; Danton a massacré les prisonniers. Louis Bonaparte venait d'inventer un massacre nouveau, le massacre des passants.

Ce massacre termina la lutte. Il y a des heures où ce qui devrait exaspérer les peuples, les consterne. La population de Paris sentit qu'elle avait le pied d'un bandit sur la gorge. Elle ne se débattit plus. Ce même soir, Mathieu (de la Drôme) entra dans le lieu où siégeait le comité de résistance et nous dit : — « Nous ne sommes plus à Paris, nous ne sommes plus sous la République ; nous sommes à Naples et chez le roi Bomba. » " (p. 199-200)
 

Sur Mahmut II : Le réformisme du sultan Mahmut II

La Turquie de Mahmut II et l'Egypte de Mehmet Ali Paşa

Sur le romantisme : Lord Byron

 

samedi 3 décembre 2022

La turcité de Kavalalı Mehmet Ali Paşa (Méhémet Ali)




Robert Solé (journaliste et écrivain franco-égyptien), Ils ont fait l'Egypte moderne, Paris, Perrin, 2017 :


"Il ne parle que le turc. Et c'est seulement vers 45 ans qu'il a appris à lire cette langue. Mais qui songerait à le qualifier d'analphabète ? Redoutable stratège, brillant causeur, Méhémet Ali sait charmer ses visiteurs et dire à chacun ce qu'il veut entendre. Sans l'avoir jamais rencontré, Victor Hugo lui rend un vibrant hommage dans la préface des Orientales : « La vieille barbarie asiatique n'est peut-être pas aussi dépourvue d'hommes supérieurs que notre civilisation le veut croire. Il faut se rappeler que c'est elle qui a produit le seul colosse que ce siècle puisse mettre en regard de Bonaparte, si toutefois Bonaparte peut avoir un pendant ; cet homme de génie, turc et tartare à la vérité, cet Ali pacha, qui est à Napoléon ce que le tigre est au lion, le vautour est à l'aigle. » [il est plus probable que Hugo faisait ici référence au potentat albanais Ali Pacha de Janina (Les Orientales ont été publiées en 1829, avant la confrontation de Mehmet Ali avec le sultan ottoman), ce quasi-homonyme de Mehmet Ali fut lui aussi comparé à Napoléon Bonaparte]

Méhémet Ali lui-même affirme avec coquetterie être né « dans le même pays qu'Alexandre et la même année que Napoléon ». Ses interlocuteurs ne sont pas obligés de le croire. S'il a vu effectivement le jour dans le petit port de Kavala, au fond du golfe de Salonique [région où les musulmans étaient majoritairement turcs], la date (1769) prête à controverse. A vrai dire, on ignore à peu près tout des antécédents de ce Turc de Macédoine, devenu gouverneur de l'Egypte.

Les visiteurs qui ont le privilège d'être reçus dans son palais d'Alexandrie au début des années 1830 sont frappés par sa bonhomie souriante que semble contredire son regard vif et perçant. Coiffé d'un immense turban de mousseline blanche, Méhémet Ali est à demi étendu sur un divan bas, dans l'angle d'un salon oriental qui donne sur la mer. C'est un homme de taille modeste, mais de constitution vigoureuse. De la main droite, il tient un narguilé serti de diamants ; de la gauche, il caresse délicatement son ample barbe blanche, très soignée. Après les présentations et l'échange de politesses d'usage, il invite le visiteur à s'asseoir à côté de lui. Aides de camp et officiers s'affairent en silence pour servir le café. Celui que les Européens appellent le vice-roi a beaucoup de choses à raconter, mais cela ne l'empêche pas de poser énormément de questions. Tout l'intéresse, de la stratégie des chancelleries occidentales aux nouvelles utilisations de la machine à vapeur. Il ne se prive pas de vanter ses réalisations, sans s'encombrer de modestie. En 1831, il lance à un diplomate français, le baron de Boislecomte : « J'ai lu beaucoup de livres d'histoire, et je me suis convaincu que personne, avec d'aussi faibles moyens, n'a fait encore d'aussi grandes choses que moi. » (...)

Rien ne semblait préparer Méhémet Ali à un tel destin. Comme son père, il a été négociant en tabac. Et, comme lui, il a occupé un poste de direction dans la milice locale de Kavala.
S'était-il distingué en luttant contre des brigands ? Au printemps 1801, lorsque les Ottomans, alliés aux Anglais, reprennent l'Egypte aux Français, il est commandant en second d'un contingent albanais de 300 hommes [l'hypothèse d'une origine albanaise repose sur des erreurs d'interprétation ou des extrapolations à partir de quelques détails de sa vie (comme celui-ci)]. Son aptitude au combat et la défection de son supérieur lui vaudront deux promotions successives en quelques semaines.

Les Français partis, trois forces se trouvent en présence : les Britanniques, les Ottomans et les Mamelouks [circassiens]. Si les premiers se sont engagés à évacuer l'Egypte, les deux autres se disputent le pouvoir, et des ambitions personnelles à l'intérieur de chaque camp provoquent désordres et violences. Un volume entier ne suffirait pas pour rendre compte des différents épisodes (alliances, retournements, trahisons, assassinats) qui agiteront la vallée du Nil pendant près de quatre ans. Avec un mélange incroyable de ruse et de cynisme, Méhémet Ali va réussir à neutraliser chacun de ses rivaux, pour devenir finalement l'unique maître du pays." (p. 39-41)

"Dans cette Egypte en pleine transformation [sous Mehmet Ali], chaque groupe social se voit assigner des tâches précises. Les Turcs dirigent l'administration et l'armée ; les Arméniens sont chargés de la politique extérieure et de l'interprétariat [comme Boghos Youssoufian et Nubar Nubarian (grand-oncle et père de Boghos Nubar/Nubarian)] ; les coptes gèrent les finances ; les oulémas locaux assurent les activités religieuses. Mais les fellahs, qui représentent l'immense majorité de la population, ne sont pas mieux lotis qu'auparavant. Taillables et corvéables à merci, on les arrache régulièrement à leurs champs pour les affecter à un chantier ou les envoyer au front. (...)

Le maître de l'Egypte a un objectif prioritaire : se doter d'une armée moderne. Pour cela, il lui faut des instructeurs, qu'il embauche d'abord en Italie, puis en France, parmi des officiers napoléoniens que la chute de l'Empire a mis au chômage. C'est ainsi que le colonel Joseph-Anthelme Sève, qui a combattu à Trafalgar, en Russie et à Waterloo, avant d'être placé en demi-solde, est chargé de former de nouveaux régiments égyptiens. Ce Lyonnais s'est converti à l'islam et s'appelle désormais Soliman. Il participera à plusieurs batailles aux côtés d'Ibrahim, ce qui lui vaudra successivement les titres de bey et de pacha, avec le grade de major général.

Les instructeurs sont européens, les officiers turcs ou mamelouks, et la troupe est constituée pour la première fois d'Egyptiens. Cette armée nationale est une nouveauté : depuis le temps des Ptolémées, c'étaient des milices étrangères qui assuraient la défense du pays. Ce système est mis en place malgré le peu d'attirance des fellahs pour le métier des armes et les réticences des officiers turcs à les accueillir. Les recruteurs, munis de fouets, arrachent les hommes valides à leurs familles en pleurs. Nombre de paysans se mutilent l'index ou se crèvent un oeil pour échapper à la conscription." (p. 51-52)


Yusuf Hikmet Bayur, XX. Yüzyılda Türklüğün Tarih ve Acun Siyasası Üzerindeki Etkileri, Ankara, TTK, 1974 :

"Mehmet Ali est un Turc. Il est inapproprié de le qualifier d'Albanais. Son grand-père est venu de Konya [en Anatolie centrale] et s'est installé à Kavala. Il a aidé et fait beaucoup de dons à Kavala et aux habitants de Kavala, et a même fait payer tous les impôts de cette ville sur le Trésor égyptien. En revanche, il n'a fait une telle chose pour aucune des régions albanaises. Cependant, on dit que son fils adoptif İbrahim Paşa était albanais. Par conséquent, ses descendants peuvent être comptés comme appartenant à cette nation. Les descendants du propre fils de Mehmet Ali, Tosun Paşa, sont sans aucun doute turcs. İsmail Paşa, qui a veillé à ce que le titre de “khédive” soit transmis de père en fils, et non au membre le plus âgé de la dynastie, est le fils d'İbrahim Paşa." (p. 37, note 65)


Paul Merruau, L'Egypte contemporaine, 1840-1857, de Méhémet Ali à Saïd Pacha, Paris, Didier et Cie, 1858 :


"Une tentative de débarquement fut faite, en 1807, sur la côte est d'Alexandrie, par les Anglais, qu'avaient appelés les mamelucks ; mais l'activité et l'énergie de Méhémet-Ali, secondé en cette circonstance par M. Drovetti, consul général de France et officier supérieur de la marine française, obligèrent les troupes débarquées à rejoindre leurs navires.

La lutte de Méhémet-Ali contre les mamelucks dura jusqu'en 1811. Convaincu alors que l'un des deux partis devait exterminer l'autre, il résolut de se défaire de ses ennemis, ce qu'il exécuta dans le mois de moharran 1226, février 1811.

Plus tard, sur l'invitation du sultan, Méhémet-Ali se rendit avec des troupes en Arabie, vainquit les Wahabites, ces protestants du mahométisme, qui avaient conquis les villes saintes, et il envoya à Constantinople leur chef Abdallah, qui y fut décapité. De retour en Egypte, il appliqua son génie puissant à l'organiser du mieux qu'il put. Il encouragea l'agriculture, les sciences, les arts ; enrégimenta des nègres et des fellahs [d'où la présence d'un soldat noir dans le tableau La Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826), d'Eugène Delacroix] ; les façonna à la discipline et à la tactique européenne ; fit la conquête de la haute Nubie, du Sennaar, du Kordofan et de l'Ethiopie, jusqu'aux frontières de l'Abyssinie. Il continuait ses réformes quand la Porte lui ordonna, en 1825, de soumettre les Grecs révoltés. (...)

La Porte avait promis à Méhémet-Ali, en compensation de ses efforts pour soutenir son autorité en Arabie et en Grèce, le gouvernement du district d'Acre, dont le pacha inquiétait souvent l'administration égyptienne. Non-seulement ces promesses furent éludées, mais encore lorsque Méhémet-Ali se plaignit formellement des difficultés que ne cessait de lui susciter Abdallah, pacha d'Acre, lequel avait osé appeler les Egyptiens à la révolte et à la désertion, il ne reçut aucune satisfaction. Dans la crainte que cette conduite ne fût le résultat d'un plan combiné pour se débarrasser de lui, Méhémet-Ali résolut de se faire justice lui-même.


Six mille déserteurs égyptiens étaient déjà à la solde d'Abdallah qui refusait de les rendre. Méhémet-Ali lui écrivit qu'il irait les prendre « avec un homme de plus. » Il tint parole.

Ibrahim-Pacha fut nommé généralissime de l'armée d'invasion, composée de soixante mille hommes.

Le 2 novembre 1831, les troupes égyptiennes se mirent en mouvement, se dirigeant sur El-Arish, rendez-vous général de l'armée ; elles marchèrent de là sur Gaza et Jaffa, s'emparèrent de ces villes et mirent le siège devant Saint-Jean-d'Acre. La place fut investie le 26 novembre, et le 27 mai 1832 elle fut emportée d'assaut après plusieurs tentatives infructueuses. Quatorze cents Egyptiens périrent sur la brèche, et la garnison turque, réduite à 400 hommes, sortit avec les honneurs de la guerre. Abdallah fut embarqué pour Alexandrie, où il reçut de Méhémet-Ali l'accueil le plus généreux et le plus distingué.

Dans le même temps, la guerre et la pacification du Hedjaz se poursuivaient au profit de la Porte, et les prières continuaient à se dire dans toutes les mosquées au nom du sultan.


Dès qu'il avait eu connaissance de l'entrée des troupes du vice-roi en Syrie, le sultan avait dépêché un de ses premiers officiers à Alexandrie pour demander les motifs de cette invasion. Le vice-roi allégua ses griefs contre Abdallah-Pacha et ses plaintes restées sans résultat. La France intervint la première et fit tous ses efforts pour amener une conciliation. M. Mimaut engagea Méhémet-Ali à entrer en accommodement avec la Porte. Cet honorable représentant de la France, qui jouissait à juste titre de la confiance du vice-roi, avait dignement suivi les traces de ses prédécesseurs en contribuant à conduire l'Egypte dans les voies de la civilisation et du progrès. De son côté, M. de Varennes, chargé d'affaires de France à Constantinople, engagea le sultan à faire la paix au prix de certaines concessions. Méhémet-Ali se montrait disposé à conclure un arrangement ; mais il prétendait que les frais de la guerre et les précédents sacrifices ne devaient pas être perdus pour lui ; il demandait l'investiture des pachaliks de la Syrie.

Les lenteurs habituelles du divan empêchaient qu'il ne suivît la marche des événements. Les choses en étaient là, lorsque le canon de Saint-Jean-d'Acre vint frapper les échos du sérail. Méhémet-Ali fut proclamé rebelle.

Une armée turque de soixante mille hommes s'avançait par l'Asie Mineure vers les frontières de la Syrie, et une escadre de vingt-cinq voiles, mouillée aux Dardanelles, reçut l'ordre de lever l'ancre. Après la prise de Saint-Jean-d'Acre, Ibrahim s'était porté sur Damas, où il entra sans coup férir ; il y laissa garnison comme il l'avait fait dans les villes principales des pays conquis, et il marcha sur Homs. Là il rencontra trente mille hommes formant l'avant-garde de l'armée ottomane. Les troupes égyptiennes étaient en nombre à peu près égal. La bataille eut lieu le 8 juillet 1832.

La victoire resta aux Egyptiens, mieux organisés, mieux armés et mieux disciplinés. Des militaires français, débris des armées de la république et de l'empire, avaient instruit leurs régiments, et combattaient avec eux. Les Turcs perdirent deux mille tués et deux mille cinq cents prisonniers, seize pièces d'artillerie et toutes leurs munitions, tandis que les Egyptiens n'eurent que cent deux hommes tués et cent soixante-deux blessés. Ibrahim s'empara d'Homs et se porta sur Alep. Les pachas vaincus à Homs se réunirent à leur général en chef, Husseyn-Pacha, qui se trouvait à Alep ; mais Husseyn-Pacha, dont les troupes désertaient et se débandaient, abandonna la ville et alla camper dans le défilé de Beylan-Boghosi.

Le vice-roi protestait toujours de sa soumission à la Porte et de son désir de faire la paix. Ibrahim néanmoins marchait en avant. D'Alep il arriva aux défilés de Beylan. L'artillerie turque dominait les deux routes ; mais les batteries mobiles des Egyptiens la démontèrent en moins d'une heure. Deux régiments fondirent sur les Turcs à la baïonnette, et emportèrent toutes les hauteurs. Au coucher du soleil, l'armée de Husseyn-Pacha avait disparu ; Ibrahim envoya de la cavalerie à sa poursuite jusqu'à Adana, d'où elle ramena dix-neuf cents prisonniers.

Pendant ce temps, les deux flottes turque et égyptienne faisaient à la suite l'une de l'autre le tour de l'île de Chypre, pour se rencontrer ou plutôt peut-être pour s'éviter, l'amiral turc ayant, dit-on, fait savoir qu'il ne désirait pas en venir aux mains. La flotte égyptienne était forte de vingt-sept voiles, dont douze vaisseaux de quatre-vingts à cent canons, de construction récente, bien armés, bien équipés et bien commandés.

Enfin, l'escadre turque fit voile pour Marmorizza, où vint la bloquer l'escadre égyptienne. Méhémet-Ali répugnait d'ailleurs à détruire la marine de l'Empire.


Ceux qui ont vécu alors dans son intimité savent combien était loin de sa pensée l'idée qu'on lui a si gratuitement prêtée de fonder un empire arabe. Il n'avait d'autre ambition que de créer au midi de l'Empire une force capable de compenser l'affaiblissement graduel des provinces du Nord, d'empêcher ou au moins de retarder une décadence qui déjà paraissait imminente, et d'être le soutien de son suzerain.

Aux étrangers qui lui faisaient compliment des victoires des Arabes sur les Turcs, il répondait que c'étaient les officiers plus que les soldats qui gagnaient les batailles, et que les officiers étaient Turcs comme lui-même [au sein de l'armée égyptienne, cette situation perdurera encore sous İsmail Paşa (petit-fils de Mehmet Ali)]." (p. XXXIV-XL)


Adolphe Thiers, discours à la Chambre des députés, 20 janvier 1842, source : Discours parlementaires de M. Thiers, partie III : "1842-1845", volume VI, Paris, Calmann-Lévy, 1880 :


"Une autre question s'est présentée : la question d'Orient.

Vous voyez avec quel soin, avec quelle habileté, pour n'employer que des mots bien respectueux, on vous avait séparé de l'Angleterre. Il y a eu un moment ou l'on pouvait peut-être, dans la question d'Orient, se rapprocher de l'Angleterre. Je n'affirme rien, mais, au premier moment, l'Angleterre avait, à l'occasion de la question d'Orient, de tels ombrages, que peut-être on aurait pu se rapprocher d'elle. Que s'est-il passé ? M. le ministre des affaires étrangères disait hier qu'il fallait avoir le droit et la force. Il a raison, nous sommes d'accord sur le principe : droit et force. Eh bien, comment s'est-il fait que, dans la question d'Orient, vous ayez eu tout le monde contre vous ? Vous allez voir si vous aviez le droit pour vous. Que disiez-vous dans cette question d'Orient ? Si la France avait eu la prétention de régler cette question elle seule ; si elle avait dit : Je veux que toute l'Europe m'obéisse, je parle au nom de ma grandeur impériale, je comprendrais très bien la conduite de l'Europe. Mais nous ne pouvions tenir un pareil langage ; la France à elle seule ne pouvait dire ce qu'elle disait il y a trente ans. Que disait-elle ? Vous allez détruire le pacha d'Egypte ! qu'est-ce que vous ferez ? Tel était le langage qu'a tenu le ministère du 12 mai, langage que j'ai continué. Vous allez mettre l'anarchie en Orient. Vous croyez que vous allez rendre la Syrie au sultan : pas du tout, vous ne la lui donnerez pas, vous la donnerez à l'anarchie. Quant à Candie, nous disions : Vous voulez donc semer une nouvelle révolution dans l'Archipel, en retirant le seul pouvoir turc qui ait su vivre avec les Grecs.

Vous l'avez vu, tout le monde le voit aujourd'hui, la politique de la France était fort raisonnable ; lorsqu'elle voulait que la seule force turque un peu organisée qui s'était élevée dans l'empire d'Orient fût maintenue, elle disait une chose vraie, qui était au profit de tout le monde. Elle avait donc la raison pour elle et elle n'était pas la seule de cet avis, tout le monde en était. Je l'ai écrit dans le mémorandum dont tout le monde connait la modération, et qui a cependant blessé plus d'un cabinet, parce que je rapportais des faits authentiques, extraits des dépêches, des faits irréfragables. Les puissances pensaient toutes, excepté l'Angleterre, que la France, en demandant la Syrie pour le pacha, avait raison." (p. 19-20)

"Ce que je vais dire, Messieurs, si je ne considérais que mon intérêt, que ce qu'on appelle mon intérêt d'ambition, je ne le dirais pas ; mais qu'on me permette de m'exprimer en bon citoyen, préoccupé de l'avenir, préoccupé d'une pensée que je voudrais voir changer en une résolution nationale et irrévocable, résolution sans laquelle, j'en suis convaincu, nous assisterons, je ne sais pas le jour, nous assisterons à quelque grand désastre pour l'honneur et la grandeur de la France. (Exclamations.)

J'espère que, quand on m'aura entendu, on verra que la pensée que j'exprime est profondément vraie, profondément pratique, et qu'elle est toute dans l'intérêt du pays. L'empire ottoman sort des mains de ses protecteurs beaucoup plus malade qu'il n'était, et deux mots vont le faire comprendre.

Quel est le danger sérieux de l'empire turc ? Messieurs, en général, il me semble qu'on se fait de l'empire turc et des dangers qui le menacent une idée qui n'est pas complètement juste ; on place ce danger dans l'impatience qu'éprouvent ses voisins de se le partager. Eh bien, cette impatience n'existe pas le danger est ailleurs, et je vais le faire connaître en montrant la réalité des faits. Non, les voisins de l'empire turc ne sont pas pressés de se jeter sur lui. Savez-vous où est le danger véritable ? Il est dans sa désorganisation intérieure ; il est dans la lutte incessante de deux races, dont l'une évidemment est toujours en progrès, c'est la race grecque, la race chrétienne, dont l'autre est de plus en plus en décadence, c'est la race turque.

Eh bien, les événements de l'an dernier, qu'ont-ils fait ? Ils n'ont fait qu'exalter la race grecque, et, quant à moi, je forme des vœux pour elle, je regarde l'institution de la Grèce comme la plus belle œuvre de notre temps, comme la plus honorable et peut-être la plus utile pour l'avenir du monde entier ; mais, en fait, la race grecque a reçu des derniers événements un encouragement, une hardiesse, qu'elle n'avait pas auparavant. Le motif est très simple : il y avait dans l'empire turc une force turque organisée quelque part ; c'était la force du pacha d'Egypte ; cette force avait déjà été employée, vous le savez, en Grèce, et il était évident que, tant que la force du pacha existait, il y avait au service du sultan une force turque organisée, et dont il pouvait se servir contre la race grecque.

Qu'est-il arrivé après la destruction du pacha ? Il est arrivé que la Syrie, qui était peuplée de chrétiens en grande partie, est devenue ingouvernable à des mains turques. Candie s'est mise en mouvement, et aujourd'hui tous les hommes qui s'occupent avec connaissance de cause des affaires publiques savent bien que les populations chrétiennes communiquent entre elles d'un bout de l'empire à l'autre ; qu'elles n'attendent que le moment (je ne sais pas quand ce moment arrivera, on ne peut pas le prédire d'avance), que les races chrétiennes n'attendent qu'un moment favorable pour se lever. Pour moi, je ne suis pas fâché que la race chrétienne fasse des progrès ; mais l'Europe, en croyant consolider l'empire turc par l'abaissement du pacha d'Egypte, a détruit la seule force réelle de cet Etat. Il n'y a à Constantinople ni armée ni finances. On se demande tous les jours comment il se fait que les Turcs ne puissent pas se civiliser, se donner une administration, une armée, et régénérer l'empire. Il est venu à Paris des Turcs qui ont appris le français, qui le parlent même passablement, qui ont quelques idées de nos mœurs, qui ont emprunté même une partie de nos costumes ; que leur arrive-t-il quand ils sont à Constantinople ? Aux yeux des vieux Turcs, qui ont toute la force qui reste à l'empire, celle que donne le fanatisme religieux, ils sont ridicules, et vous avez vu qu'ils n'ont pu rester au pouvoir, même avec la sorte de prestige que leur procurait la soumission du pacha ; ces Turcs, que nous civilisons tant bien que mal, sont ridicules aux yeux des Turcs énergiques et qui pourraient seuls encore défendre l'empire. (Mouvements en sens divers.) Comment l'empire turc sort-il donc de cette crise ? Je dis qu'il en sort affaibli. Tout le monde sait que le gouvernement vit à peine à Constantinople, qu'il y a un déficit permanent qui est peut-être de deux ou trois fois la valeur de son budget, qu'on ne vit que du papier-monnaie, qu'on est réduit aux derniers expédients. La question peut renaître à tout instant ; et elle devient d'autant plus grave, qu'il n'y a plus de force turque qui puisse venir au secours de l'empire.

Où est le danger ? Il y a un empire, dont je respecte la grande ambition, car soyez bien convaincus que l'ambition des nations est la mesure de leur grandeur.

Une nation qui n'est plus ambitieuse a perdu son principe vital. La grande erreur de notre politique (je suis fâché de dire ici des paroles qui vont non pas contre la personne, mais contre la pensée d'un de nos membres que je respecte beaucoup, de l'honorable M. Jouffroy [Théodore Jouffroy], qui, malheureusement, n'est pas dans cette enceinte par des motifs regrettables pour tout le monde), la grande erreur de notre politique a été de croire que Constantinople serait prochainement menacée. Cela n'est pas vrai. Les Russes savent bien que la question de Constantinople est une question terrible qui produirait en Europe une grande agitation et probablement y soulèverait tous les cabinets ; ils savent que c'est une question immense à résoudre, et je suis convaincu, pour ma part, que, tant que la question de Pologne ne sera pas irrévocablement vidée pour eux, ils y regarderont à deux fois avant de s'engager dans la question d'Orient. Mais il y a en Russie une grande résolution, et tous les diplomates russes se sont exprimés à cet égard avec une franchise, avec une audace, qui révèlent le secret de leur cabinet. Ces diplomates l'ont dit à la fois, au même instant, dans toutes les cours. On n'a pas voulu les croire, on a eu tort ils exprimaient une grande résolution nationale. La voici, et je voudrais que la France eût à leur opposer une résolution égale ; ils ont dit : « Nous ne nous presserons pas, nous n'irons à Constantinople que le plus tard possible ; mais nous sommes résolus sur ce point, c'est que, si tout autre que le débile sultan pouvait être à Constantinople, nous risquerions le dernier Russe et le dernier rouble pour résister à l'occupation de Constantinople par tout autre que lui. »

Voilà une belle résolution. Les Russes ne veulent pas aller à Constantinople, mais ils sont résolus à n'y laisser aller ni le pacha d'Egypte ni les populations chrétiennes. Savez-vous où est leur force ? Outre cette grande résolution, il y a à Sébastopol un acte agressif toujours prêt. Les Russes, aujourd'hui, sont seuls prêts dans le monde ils le sont toujours. Et vous allez voir combien est vaine la stipulation que vous avez mise en regard de cet acte agressif de Sébastopol.

Savez-vous ce qu'il y a dans cette mer fermée ? Il y a une flotte qui ne peut avoir qu'un seul but. Ce n'est pas probablement de protéger les navires de commerce russes contre les autres puissances qui n'y peuvent entrer c'est de porter, en trois jours et au premier signal, une armée toujours organisée en Crimée, une armée de 20,000 hommes, à Constantinople.


Contre cet acte agressif permanent, qu'est-ce que vous avez fait ? Permettez-moi de le dire, quelque chose de bien puéril ; vous avez écrit que les détroits étaient fermés.


Ah ! si vous aviez demandé des explications sur cette flotte toujours prête, sur ces marins casernés et, sur cette infanterie tout organisée, qui peuvent, en deux jours, être à bord des vaisseaux, et transportés en trois jours à Constantinople ; ah ! alors je comprendrais cette conduite ; ce serait un acte de force.
" (p. 38-43)


Jean-Jacques Ampère, Voyage en Egypte et en Nubie, Paris, Michel Lévy frères, 1868 :


"En outre, il ne faut pas oublier que la domination de Méhémet-Ali est une domination étrangère. Méhémet-Ali sait très-imparfaitement l'arabe et dédaigne de le parler ; c'est un Turc qui parle turc et gouverne par les Turcs. L'antipathie religieuse des Turcs et des Arabes est peu favorable à toute possibilité de fusion. Les emplois sont remplis par la race des conquérants ; il en était déjà ainsi en Egypte sous les Grecs. Le vice-roi a essayé un moment de choisir des employés parmi les indigènes ; mais ces tentatives, dans lesquelles M. Bowring voyait un acheminement vers la régénération de la population arabe, ces tentatives n'ont point réussi. On dit que les fellahs au pouvoir étaient plus impitoyables pour leurs compatriotes que les Turcs eux-mêmes." (p. 248-249)


J. F. C., "Revue des journaux militaires étrangers", Le Spectateur militaire, tome XIII, 15 avril-15 septembre 1832 :

"Dans son second article, le numéro du united service journal que nous passons en revue, s'occupe de la réforme militaire en Turquie et Egypte. — La question nous semble assez faiblement traitée et se trouve resserrée dans un trop petit nombre de pages. — L'auteur qui parle des services rendus au siège de Saint-Jean-d'Acre contre nous par le Nizzam Djedid qui était notre création, prétend que Aubert Dubayet conseilla le premier aux Turcs le système régulier ; mais déjà, avant la révolution, nos ambassadeurs avaient cherché à mettre le gouvernement ottoman sur la voie d'une réorganisation militaire ; Saint-Priest et de Vergennes sentirent promptement combien était fausse la politique qui nous avait jetés dans l'alliance autrichienne et avait laissé les Turcs se dégénérer en dehors des mouvements européens et des progrès que Frédéric-le-Grand fit faire à l'art militaire.

L'auteur fait à Mehemet-Ali la plus belle part dans son appréciation de la réforme ; il oublie que Mahmoud [Mahmut II] était placé au centre de la superstition musulmane, dans une ville sainte où les corporations religieuses et militaires avaient fait alliance. — Il lui fallait détruire le janissarisme bien autrement redoutable que l'affiliation des mamelucks, rompre la résistance des ulemas, accoutumer le peuple à voir l'ordre politique qui était immuable auparavant comme le coran, prendre d'autres formes. — L'action civilisatrice, partie de Constantinople, opérera sur un champ bien plus vaste que celle partie d'Alexandrie. Déjà nous voyons que le gouverneur de Tunis a demandé au sultan les moyens de faire jouir son pachalik du bienfait de la réforme militaire ; une compagnie-modèle de Tunisiens est dressée sur le Bosphore. — L'auteur de l'article, qui fait remarquer avec raison qu'un des obstacles aux progrès de l'orient, c'est l'exclusion de tout étranger des rangs de l'armée, c'est qu'un chrétien ne peut servir que comme instructeur, ne se pénètre pas assez du jeune âge de la réorganisation, de l'ancienne antipathie religieuse des Musulmans. — Il dit aussi que Mehemet-Ali, partout où pénètrent ses armes, dans le Sennaar, dans l'Abyssinie, protège l'agriculture, les caravanes, le commerce ; élève des hôpitaux, et forme des corps de troupes indigènes, tandis que dans la Turquie les institutions utiles sont abandonnées, et les rayas exploités. — Les privilèges de ces rayas dans les îles, la protection dont ils jouissent aujourd'hui dans Constantinople, la facilité qu'ils ont de s'administrer eux-mêmes, les écoles qu'ils ouvrent, les églises qu'ils ont la permission d'élever, tout prouve qu'il y a exagération dans l'assertion anglaise. Le sultan est loin de négliger l'industrie, le commerce et l'agriculture ; mais ses essais ne dépassent guère la capitale ou ses environs ; dans peu d'années le cercle s'étendra nécessairement. — C'est ici une progression croissante ; tout début est lent, confus, incertain. — Nous comptons par jours, par heures ; mais la postérité groupe autrement le temps.

Je terminerai ce peu de mots par une observation : c'est que si Mehemet-Ali, ce que nous sommes loin d'approuver, n'élève au rang d'officiers que les Turcs, et maintient les Coptes et les Arabes dans une condition d'infériorité, quelque chose d'analogue se passe dans l'armée anglaise. — La classe des soldats et des sous-officiers ne connaît point l'avancement. Ce sont des prolétaires, des vaincus, des Saxons." (p. 120-122)


Saint-Marc Girardin, "Méhémet-Ali. Aperçu général sur l'Egypte, par Clot-Bey.", Revue des Deux Mondes, tome XXIII, 4e série, 1er juillet 1840 :


"Je reviendrai, plus tard sur ces idées d'indépendance [arabe] et sur ce que Méhémet-Ali me paraît lui-même en penser. Je veux venir, sans plus attendre, à un autre reproche que M. Clot-Bey [Antoine Clot (médecin français passé au service de Mehmet Ali)] fait à Méhémet-Ali, parce que ce reproche me paraît encore un éloge, et que, par je ne sais quel malencontreux hasard, où M. Clot-Bey voit un tort dans son héros, je vois presque un mérite.

« Les rayas, dit M. Clot-Bey, ne participent ni aux mêmes charges ni aux mêmes avantages politiques que les musulmans... Opérer un rapprochement entre les rayas et les musulmans, en accordant à ceux-là l'égalité des droits, tel est le but que doit se proposer en Turquie toute politique prévoyante et qui veut sincèrement la régénération de l'empire ottoman..... Pour ma part, si j'avais un avis à donner au vice-roi d'Egypte, je lui conseillerais d'établir l'égalité civile et politique entre ses sujets musulmans et ses sujets rayas. » C'est ce que Méhémet-Ali n'a point fait, et c'est ici surtout que je remarque la différence entre lui et ses admirateurs ; ses admirateurs, qui raisonnent avec leurs idées européennes, et qui ne trouvent bon que ce qui est européen ; Méhémet-Ali, qui veut bien emprunter à l'Europe ses arts, ses machines, ses sciences, son industrie, mais qui veut, avant tout, rester oriental, c'est-à-dire Turc et musulman. Ces deux mots sont précieux, car ils contiennent un système complet de gouvernement.

Méhémet-Ali est Turc ; il ne parle que le turc, c'est aux Turcs qu'il a partout confié l'autorité ; mais ce n'est pas par esprit de corps, si j'ose ainsi parler, qu'il a agi de cette manière, c'est par une juste appréciation de l'état de l'Egypte et du caractère des diverses nations qui l'habitent.

Je ne sais pas si sous les Pharaons la nationalité égyptienne était forte ou non mais depuis ce temps elle est morte et bien morte. Conquise par tous les peuples qui ont joué un grand rôle sur la terre, l'Egypte a perdu depuis long-temps l'habitude de s'appartenir à elle-même. Il y a dans ce pays plusieurs races de vainqueurs, vaincus à leur tour et asservis. Les Arabes sont eux-mêmes un de ces peuples qui, après avoir conquis l'Egypte l'ont laissé conquérir. Les Turcs sont les derniers conquérants. Il n'y a donc en Egypte aucune race, sauf les Coptes peut-être, qui puisse se targuer d'être la race nationale et c'est là aussi bien l'état de l'Orient presque tout entier, vieille terre occupée par toutes les nations, antique auberge où passent tous les peuples sans qu'aucun puisse dire, à meilleur titre qu'un autre. Cette terre est la mienne. Dans ces pays de conquête immémoriale, la différence des races est tout, et c'est cette différence qui fait les maîtres et les sujets. Les Turcs en Egypte sont la race militaire, la race habituée à commander, et elle a le talent du gouvernement. Les Turcs ont l'intelligence moins prompte et moins ardente que les Arabes ; mais ils ont le caractère plus ferme et plus persévérant, et c'est par le caractère qu'on gouverne bien plus que par l'esprit. C'est une vérité éprouvée en Orient, et dont l'Occident aussi fera peu à peu l'expérience.

La différence entre la race turque et la race arabe, en Egypte, est un curieux sujet d'études et de réflexions. L'Arabe, pris individuellement, est, disent les voyageurs les plus éclairés, supérieur au Turc. Mais, dans la lutte entre nations, la supériorité des individus est peu de chose ; ce qui donne l'ascendant, c'est ce que j'appellerais volontiers le penchant à la cohésion, c'est-à-dire l'esprit d'ensemble, l'aptitude à commander ou à obéir, qui, vue de haut, est la même chose. C'est sous ce point de vue que la race arabe est inférieure à la race turque. Enthousiaste, spirituelle, pleine de grâce, faite pour la poésie et pour les aventures, sobre, dure à la fatigue, aussi gaie et aussi mobile que la race turque est sérieuse et grave, la race arabe est encore ce que nous la voyons dans l'histoire, ce sont encore les Arabes de Grenade et de Cordoue. Mais quand, oubliant un instant l'éclat de leurs conquêtes, nous examinons de près, même dans l'histoire, le caractère de la race arabe, que voyons-nous ? une race dont l'enthousiasme religieux a fait une armée plutôt qu'une nation, qui a conquis une partie du monde, mais qui n'en a pas fait un empire, comme ont fait les Romains ; elle en a fait je ne sais combien d'empires divers ; et ces empires, qu'ils ont été courts et passagers ! Que de dynasties précipitées les unes sur les autres ! quel chaos, et dans ce chaos quel mouvement rapide et tumultueux ! L'unité et la durée, voilà ce qui a toujours manqué aux pouvoirs créés par la race arabe. Venus du Midi, ces pouvoirs ont eu pour ainsi dire la vie des plantes de leurs climats, une végétation brillante et courte ; tandis que, venue du Nord, la race turque a fondé un empire qui expire aujourd'hui, mais qui dure depuis cinq cents ans et plus. Pour un empire en Orient, cinq cents ans de durée, c'est l'éternité. Ainsi l'histoire, de ce côté, s'accorde avec le jugement de Méhémet-Ali. Même dans ses beaux jours, la race arabe n'est pas faite pour le commandement. Dégradée en Egypte par un long esclavage, elle n'a rien de ce qu'il faut pour gouverner. A ce sujet, je ne veux point d'autre témoignage que celui de M. Clot-Bey. M. Clot-Bey est très favorable à la race arabe. Il énumère avec complaisance tout ce que Méhémet-AIi a fait pour régénérer la race arabe, et il l'en loue beaucoup ; puis il continue : « Les Egyptiens n'ont point l'instinct du commandement, voilà pourquoi le vice-roi n'a pas pu leur confier les premiers postes. Quoique très intelligents, s'ils ne sont pas dirigés, ils ne savent rien mener à fin. Les Turcs, au contraire, accoutumés à la supériorité, ont cette tenue, cette dignité, cette confiance en soi, qui sont nécessaires à ceux qui gouvernent. » J'ajouterai au témoignage de M. Clot-Bey un autre témoignage qui confirmera encore la justesse du système de Méhémet-Ali à l'égard des Arabes. Les religieux de la Terre-Sainte ne se recrutent pas parmi les habitants du pays ; les pères sont tous Européens, et comme quelqu'un leur demandait la cause de cette exclusion : « On ne peut jamais faire complètement fond sur un Arabe, répondit un des pères, et le saint-siège ne veut pas leur confier l'exercice du pouvoir sacerdotal. » Ainsi Méhémet-Ali et le pape jugent de la même manière la race arabe. Ils lui trouvent beaucoup d'esprit et d'intelligence, et la regardent cependant comme incapable de se gouverner elle-même, soit dans l'ordre civil, soit dans l'ordre religieux.

Je voudrais expliquer en passant pourquoi M. Clot-Bey est favorable à la race arabe ; cette explication d'ailleurs, ne m'écartera pas beaucoup du sujet que je traite en ce moment.

M. Clot-Bey est directeur-général du service médical en Egypte. Il a fondé l'enseignement de la médecine dans ce pays il a eu des Arabes pour élèves, et, comme tous les hommes qui ont été chargés d'enseigner quelque chose aux Arabes, il a été frappé de leur facilité à apprendre. Quelques observateurs attentifs ont pensé que la race arabe avait surtout cette faculté d'imitation qui caractérise aussi les Slaves, mais qu'elle n'avait pas cette intelligence ferme et forte qui s'approprie la science et qui la féconde par son travail. La mémoire chez les Arabes agit plus que le jugement : ils apprennent vite et oublient de même. Cette facilité à apprendre doit naturellement séduire les hommes qui sont chargés de les instruire, surtout si ces hommes sont des étrangers qui passent quelques années dans le pays et s'éloignent ensuite sans savoir si l'effet de leurs leçons est efficace et durable. Si cette observation sur les facultés imitatrices de la race arabe est juste, il est curieux de voir comment l'Europe a, pour ainsi dire, à ses deux pôles, au nord et au midi, deux races, l'une, la race slave, et l'autre, la race arabe, destinées par la nature même de leur esprit à recueillir l'héritage de la civilisation européenne sans l'augmenter, et à s'approprier de cette civilisation tout ce qu'elle a de mécanique et d'extérieur, c'est-à-dire ses sciences et son luxe peut-être, sans pouvoir prendre ce qui en fait la sève et la vertu races que la Providence sembla appeler aux époques de transition, pour conserver et pour transmettre le dépôt de la civilisation, mais qui ne créent ni une idée, ni une science nouvelle. J'ajouterais, si je ne craignais pas de pousser trop loin la subtilité, qu'aux époques où ces races prennent l'ascendant dans le monde, il se fait ordinairement dans la civilisation même qu'elles sont destinées à imiter un travail curieux de nivellement, je veux dire que cette civilisation descend alors et se met à la portée de tous, soit pour les idées, soit pour les sciences, qu'elle se répartit et qu'elle se distribue plus également. C'est l'époque où tout le monde a de l'esprit, où toutes choses s'expliquent à tous avec grâce, avec facilité, où tout se comprend, où tout le monde a l'air d'avoir du génie, soit en politique, soit en littérature, parce que la mémoire supplée à la pensée et le dire au savoir, c'est enfin l'époque des journaux et des journalistes. Mais, en se répandant de cette manière, cette civilisation se diminue et s'amincit, il faut l'avouer, et cet affaiblissement même la prépare et la proportionne à l'esprit des races imitatrices qui doivent en devenir les dépositaires.

En mettant la race arabe au second rang et la race turque au premier, Méhémet-Ali n'a donc pas suivi seulement l'habitude et la routine, il a eu de bonnes raisons, des raisons philosophiques. Ces raisons, les sait-il telles que nous venons de chercher à les donner ? Non, à Dieu ne plaise ! C'est la supériorité du bon sens sur la philosophie, d'agir comme s'il était philosophe et de ne pas l'être, c'est-à-dire de trouver la vérité comme le philosophe, mais de la trouver sans tâtonnement, sans hésitation, sans se demander si c'est bien la vérité. Méhémet-Ali n'a point raisonné sur l'infériorité de la race arabe à l'égard de la race turque ; mais il l'a sentie et il a agi en conséquence. « J'ai fait, disait-il à un voyageur français, j'ai fait en Egypte ce que les Anglais ont fait aux Indes. Leurs soldats indiens sont commandés par des officiers anglais, et vous-mêmes, si vous formez à Alger des régiments arabes, vous n'y placerez que des officiers français. Le Turc est bien plus propre à la guerre et au commandement que l'Arabe ; il se sent fait pour ordonner, et l'Arabe, en sa présence, sent qu'il est fait pour obéir. J'ai vu une fois un rassemblement de trois mille Arabes ; il semblait qu'ils allaient tout détruire. J'ai envoyé un de mes officiers avec trente Turcs, et toute cette multitude s'est dispersée. Dans la guerre de 1832, les Arabes se sont bien battus ; c'est qu'ils suivaient leurs officiers. Tout mon art, c'est de m'attirer des officiers turcs. Heureusement pour moi que le sultan donne de faibles appointements ; j'en ai donné de plus considérables, et les officiers sont venus chez moi. Il m'a fallu ensuite m'assurer de leur fidélité ; j'en ai trouvé le moyen en les empêchant de devenir propriétaires et de se créer à eux-mêmes une influence personnelle sur la population. »

Méhémet-Ali n'est pas seulement Turc parce qu'il se sert des Turcs pour gouverner ; il est Turc surtout parce qu'il veut être un pacha faisant partie de l'empire turc ; il est Turc par sa soumission à l'égard de la Porte ottomane.
Cette soumission, aux yeux des Européens, a l'air d'une plaisanterie ; singulière soumission, en effet, que celle d'un homme qui, en deux ans, a fait deux fois la guerre à son souverain, qui la vaincu, qui lui a arraché des provinces par la force des armes ! Mais dans les idées de l'Orient, tout cela n'empêche pas que Méhémet ne soit l'esclave du glorieux sultan seulement c'est un esclave qui bat son maître. Cela d'ailleurs n'étonne et n'embarrasse nullement les Orientaux, et je me hâte de dire qu'il n'y a tout au plus que deux cents ans que nous sommes en Occident plus difficiles en fait de soumissions. Pendant long-temps, sous le régime féodal, nous avons vu des vassaux faisant la guerre à leur suzerain, et, jusque sous Louis XIV, le prince de Condé faisant la guerre au roi, sans que pour cela le vassal crût avoir rompu tout lien avec son suzerain. La guerre ne détruisait pas les titres de vassalité et de suzeraineté ; elle en suspendait tout au plus l'effet. Tel est encore l'état des choses en Orient, où le moyen-âge, que nos poètes et nos historiens cherchent tant, est encore tout vivant avec ses mœurs, ses idées et ses habitudes. En Turquie, un pacha fait la guerre au sultan ; s'il est vaincu, il a le cou coupé ; s'il est vainqueur, il est honoré et caressé jusqu'à ce qu'on puisse l'étrangler : tout cela paraît dans l'ordre. C'est l'histoire de l'empire turc depuis sa fondation, et personne ne s'en étonne. La guerre de Méhémet-Ali contre le sultan, qui, en Occident, nous paraît une énormité, en Orient paraît chose toute simple. Voilà ce que Méhémet-Ali sait très bien, et c'est sur cette idée qu'il a réglé toute sa conduite." (p. 906-911)


Ferdinand Perrier, La Syrie sous le gouvernement de Méhémet-Ali, Paris, Arthus Bertrand, 1842 :


"On a beaucoup parlé, dans ces dernières années, de la régénération des Arabes, d'une nationalité arabe créée par Méhémet-Ali ; on est allé jusqu'à prêter au vice-roi l'idée de se mettre, nouveau calife, à la tête d'un empire arabe ressuscité par lui.

Le génie de ce prince a produit sans doute d'admirables choses ; il a imprimé un mouvement immense au progrès et jeté même les germes de la civilisation future du peuple qu'il gouverne, mais les peuples de l'Orient ne se régénèrent pas si vite.

Puis l'on n'a pas tenu compte de la position de Méhémet-Ali, né Turc, travaillant pour sa gloire personnelle, pour sa famille à lui, famille essentiellement turque par les habitudes, la langue (1) et le caractère [les nationalistes arabes reprocheront d'ailleurs à la dynastie de Mehmet Ali de représenter l'"esprit turc" en terre arabe].

On a dit ensuite : Les succès militaires réhabilitent un peuple ; la gloire des armes est, pour ainsi dire, le sacrement qui institue les nations, et, à ce compte, les Arabes, ayant battu quatre fois les Turcs sous Méhémet-Ali, ont fait un grand pas vers leur nationalité.

Mais l'on a oublié que l'armée du vice-roi est turque au moins autant qu'arabe, qu'elle n'est commandée que par des Turcs depuis les rangs subalternes.


Le soldat arabe a suivi aveuglément ses chefs sous la double influence de la crainte et de la fascination, mais sans spontanéité, sans volonté, et comme une machine inerte qu'on fait mouvoir.


Puis un peuple qui n'a aucune idée de patriotisme, qui n'a point même, dans sa langue, de mots pour exprimer ces sentiments, est loin d'avoir la conscience de sa dignité ou même de son existence comme nation. (...)

(1) Le turc est la langue de commandement, d'étiquette et celle en usage au palais. On ne parle jamais l'arabe à Méhémet-Ali, qui l'entend cependant fort bien. L'arabe est la langue du peuple, du vaincu." (p. 121-123) 

 

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