mardi 30 novembre 2021

De Tabriz à Buda : l'éclat de l'Asie turco-ottomane sous le règne de Süleyman Ier



René Grousset, Histoire de l'Asie, Paris, PUF, 1944 :


"Après l'extinction de la dynastie seldjouqide (vers 1300), l'Anatolie musulmane fut partagée entre plusieurs maisons turques locales parmi lesquelles nous mentionnerons celle de Qaramân qui s'établit dans la région de Qonya (1310-1390, puis de nouveau 1403-1467), celles de Kermian, de Saroukhan et d'Aïdin qui dans le courant du XIVe siècle enlevèrent aux Byzantins l'ancienne Lydie et l'ancienne Ionie, et surtout celle des Ottomans destinée à une si prodigieuse fortune.

Dans le lotissement du sultanat seldjouqide, les Ottomans s'étaient adjugé le nord-ouest de l'ancienne Phrygie, aux confins de la riche province byzantine de Bithynie. Othmân, le héros éponyme de la dynastie († 1326,) et son fils Orkhân (1326-1360) conquirent sur l'empire byzantin les villes bithyniennes de Prusa ou Brousse (1326), Nicomédie ou Izmîd (vers 1330) et Nicée ou Iznîq (1331). Le sultan Mourâd Ier qui vint ensuite (1360-1389) fonda la grandeur ottomane en imposant son hégémonie aux autres dynasties turques de l'Anatolie et en prenant solidement pied en europe par la conquête d'Andrinople (1362), conquête qui fut suivie de celle de la Roumélie et de la Macédoine. Bayézîd Ier (Bajazet) surnommé Yildirim ou l'Eclair (1389-1402) acheva en Europe la conquête de la Serbie et de la Bulgarie, triompha à Nicopolis de la croisade bourguignonne et hongroise (1396) et en Asie déposséda ou se subordonna étroitement les autres dynasties turques d'Anatolie. Il semblait à la veille de s'emparer de Constantinople quand le désastre que lui infligea Tamerlan à Ankara le 20 juillet 1402 arrêta pour près d'un demi-siècle la conquête ottomane (voir page 86).

La marche en avant des Ottomans reprit avec le sultan Mahomet II (1451-1481) qui en finit avec les derniers débris de l'empire byzantin : le 29 mai 1453, Mahomet II, réalisant le rêve huit fois séculaire de l'Islam, s'empara de Constantinople qui, sous le nom d'Istanboul, remplaça Brousse [plutôt Edirne] comme capitale. Il acheva la conquête des Balkans par l'annexion de la Serbie et de la Grèce, la conquête de l'Anatolie par l'annexion de l'émirat de Qaramân (Qonya). Sélîm Ier (1512-1520), détruisit le sultanat des Mameloûks dont il annexa le territoire, Syrie et Egypte (1517). Sélîm ajouta au titre de sultan celui de khalife, réunissant ainsi dans sa personne « ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur ». Soliman le Magnifique (1520-1566) accrut encore la situation mondiale de la Turquie. En Asie il enleva Baghdâd aux Persans (1534). En Europe, il conquit la Hongrie (bataille de Mohacz, 1526) et fit figure d'arbitre dans la lutte de François Ier et de Charles-Quint.

Le reste de l'histoire de la Turquie appartient à l'histoire de l'Europe. La Turquie, malgré le caractère asiatique de sa race, de sa religion et de sa culture, est au XVIe et au XVIIe siècle une grande puissance européenne qui s'impose comme un facteur de premier ordre dans toutes les affaires diplomatiques du temps. Elle ne perdra ce rôle au XVIIIe siècle que pour devenir l'enjeu des rivalités entre Etats européens." (p. 88-89)


André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983 :


"De l'enfance du futur sultan, on ignore presque tout car rien ne désignait son père comme l'héritier présomptif. Et Soliman avait, semble-t-il, des frères, qui furent exécutés beaucoup plus tard. Il n'y avait donc pas de raison pour que les historiographes relatent les faits et gestes de Soliman enfant plutôt que ceux des autres. Les récits des jeunes années des princes du sang n'ont jamais tenté les historiens ottomans. Ils en savaient d'ailleurs à peine plus que nous.

Sa mère, Hafsa Hatun, était, pense-t-on, la fille de Mengli Giray, khan des Tartares de Crimée.
Les khans épousaient assez souvent des Circassiennes, ce qui explique le type circassien de Soliman [en réalité, les Circassiens (et les Nord-Caucasiens en général) se sont eux-mêmes fortement mélangés aux nomades des steppes (scytho-sarmates et altaïques), ce que confirme la génétique]. Elle était, dit-on, aussi intelligente que belle. Elle avait dix-sept ans à la naissance de Soliman et fut la dernière épouse de sultan issue d'une famille royale. Après elle, toutes seront des esclaves. C'est par elle que Soliman avait dans les veines du sang de Gengis Khan puisque les khans de Crimée descendaient de Djôchi, le fils aîné du conquérant de l'Asie.

L'enfance de Soliman a sans doute ressemblé à celle de tous les princes de la Maison d'Osman de l'époque ainsi qu'à celle de la plupart des enfants des classes supérieures de la société. Pendant les premières années de sa vie, il fut laissé aux seuls soins de sa mère et des femmes qui la servaient. Puis, quand il eut atteint l'âge de sept ans, son père prit personnellement en main la direction de son éducation. Selim n'était pas un tendre et on peut penser qu'il mena rudement celle de son fils. Un hoca, connu pour sa science et sa piété, veillait sur ses études.

Ses maîtres lui enseignèrent le Coran, la lecture et l'écriture, l'arithmétique et la musique. Ils l'initièrent aussi aux exercices du corps, au tir à l'arc entre autres, qui tiendront une large place dans sa vie de jeune homme. Vers onze ans, après sa circoncision, il quitta sa mère et le quartier des femmes. On lui attribua une « maison » ainsi que des serviteurs et un budget. Un gouverneur (lala) s'occupait de son éducation intellectuelle et physique. Comme tous les jeunes Turcs de son âge d'une condition élevée, il eut entre les mains les livres alors les plus répandus : L'Histoire des quarante vizirs, L'Histoire de Sindbad le Philosophe, le célèbre roman d'origine hindoue Kalila et Dimna, Les Mille et une Nuits traduits en turc, la geste de Seyyid Battal (Battal le Preux), personnage historique descendant du Prophète, dont la vie courageuse et pleine d'aventures donna naissance à une des premières épopées anatoliennes islamiques. Il apprit aussi certainement l'arabe, la langue de Mahomet, et le persan. Doué pour les langues, il sera capable, une fois sultan, de s'entretenir avec les membres de son entourage d'origine balkanique. Dans la société ottomane, les princes savaient travailler de leurs mains, et, comme son père, Soliman apprit l'orfèvrerie.

Quand il eut atteint l'âge de quinze ans, son grand-père, le sultan Bâyezîd [Beyazıt II], le nomma gouverneur de province (sancakbey), comme le voulait l'usage pour les princes ottomans. Le gouvernement de Karahisar (Şebinkarahisar) lui fut attribué, mais son oncle Ahmed, qui passait pour l'héritier présomptif, trouva que cette petite ville se trouvait trop près d'Amasya dont il était luimême le gouverneur et Soliman fut envoyé à Bolu. Ahmed fit à nouveau ressortir que Bolu était sur la route d'Amasya à Istanbul et que nommer là le fils de son frère (et donc son rival) attenterait à sa dignité. Il craignait surtout que le jour où le trône deviendrait libre Soliman ne lui coupât la route de la capitale. Finalement, le 6 août 1509, le jeune prince partit à Caffa (Théodosia), en Crimée. Il devait y passer trois ans.

Caffa avait été longtemps un important comptoir génois. C'est là qu'aboutissait une partie des produits de l'Inde et de l'Iran (épices, soie, coton) qui étaient ensuite transportés par mer vers la Méditerranée et vendus dans toute l'Europe. Caffa possédait le triste privilège d'avoir été le point de départ de la Peste noire, amenée d'Asie centrale par des caravanes vers 1345, qui de Gênes devait s'étendre à tout le continent et faire des millions de victimes. Mehmed II l'avait conquise en 1475 avec le reste de la Crimée et y avait maintenu au pouvoir le khan Mengli en qualité de vassal de l'empire ottoman. Sa fille avait épousé quelques années plus tard un des petits-fils de Mehmed, Selim, le père de Soliman. (...)

Bâyezîd n'avait pas destiné le trône à Selim plutôt qu'à un autre de ses fils. Quand se posa le problème de la succession, ses cinq fils encore en vie prétendaient tous au trône. Ahmed, l'aîné, était un bon politique, aimé du peuple mais guère des janissaires. Korkud, plus poète et mystique que soldat, n'était pas non plus apprécié des janissaires. Selim, en revanche, avait leur appui. Ses goûts et ses talents militaires, qu'il avait déjà exercés en attaquant les Safavides, leur plaisaient. Bientôt les deux autres frères moururent. La bataille se livra donc entre les trois premiers. Ils s'y étaient préparés en se faisant chacun nommer gouverneur dans une province proche d'Istanbul afin de pouvoir intervenir rapidement le jour de la succession. Selim, lui, s'assura le concours des Tartares de Crimée dont le khan était son beau-père. C'est là que Soliman lui apporta son aide." (p. 46-48)

"A l'époque où Roxelane arriva au Palais, la place de première sultane (kadin) était occupée par Gülbahar, probablement d'origine tartare, qui avait donné à Soliman un fils, Mustafa. Elle élimina sa rivale à l'occasion d'une scène qui, selon l'ambassadeur de Venise, se transforma en une véritable bataille. Roxelane eut des cheveux arrachés et le visage égratigné. Elle refusa de paraître devant Soliman, alléguant qu'il ne pouvait la voir en cet état. A partir de ce moment, le sultan n'eut plus de rapports avec Gülbahar (elle quitta le Harem avec Mustafa lorsque celui-ci fut nommé gouverneur de province, à Manisa). [à la différence de son arrière-grand-père Mehmet II et de son père Selim Ier, et bien qu'il n'ait pas réprimé la poésie pédérastique (registre d'inspiration arabo-persane), Süleyman était un hétérosexuel exclusif : il était d'ailleurs considéré comme tel par les contemporains étrangers]" (p. 100)

"Soliman savait que la Hongrie était plus divisée que jamais. Les paysans y étaient si misérables que beaucoup attendaient les Turcs comme des libérateurs. Jean Zapolya intriguait pour s'emparer de la couronne et les sentiments anti-allemands des nobles magyars étaient tels qu'ils n'avaient pas hésité à demander que soient expulsés de la Cour tous les Allemands qui entouraient le roi et son épouse, une Habsbourg, alors que leur pays avait un extrême besoin de l'aide de l'empereur. Des Hongrois partageaient l'opinion de Luther pour qui les succès des Turcs étaient le juste châtiment de la corruption romaine et des injustices sociales.

Le lundi 21 avril 1526, à la tête de 100 000 hommes et de 300 canons, le sultan quittait Istanbul par la porte d'Andrinople. Il était accompagné du grand vizir Ibrahim [Pargalı İbrahim Paşa, d'origine épirote (sans doute un Albanais), ami et favori de Süleyman] et des deux autres vizirs Mustafa et Ayas, du drogman de la Porte Yunis Bey et de nombreux dignitaires. Pour éviter de traverser les montagnes, l'armée suivit le cours des fleuves. Elle prit ainsi la direction du nord-ouest vers Belgrade. Le mauvais temps rendit le parcours entre Philippopoli et Nich très difficile. Des orages et de fortes pluies avaient gonflé les rivières, emporté des ponts et rendu les routes impraticables. La discipline, toujours parfaite dans l'armée ottomane, fut encore renforcée et on exécuta des soldats qui avaient foulé des champs ensemencés ou qui y avaient lâché des chevaux. Des juges même, note Soliman dans son Journal, furent pendus. Arrivé à Sofia, le grand vizir reçut l'ordre de se porter en avant sur Petrovaradin afin de préparer le siège de la ville pendant que le sultan irait à Belgrade où les sancakbey de Bosnie et d'Herzégovine le rejoindraient avec leurs troupes. Le khan des Tartares de Crimée, Saadet Giray, était aussi là. Les mines eurent rapidement raison de la forteresse de Petrovaradin. Le grand vizir annonça la nouvelle au sultan précédé, disent les chroniqueurs, de 500 têtes des défenseurs de la garnison. Les Ottomans, eux, n'avaient perdu que 25 hommes." (p. 83-84)

"Le 25 avril 1532, le sultan se mettait en route pour une nouvelle campagne dans les pays danubiens. Avec lui, plus de 100 000 hommes dont 12 000 janissaires, 30 000 soldats d'Anatolie, 16 000 de Roumélie, 20 000 cavaliers de la Porte, le reste comprenant des akinci, sapeurs, pontonniers, etc. 300 canons composaient, comme dans les campagnes précédentes, son parc d'artillerie. A Belgrade, il devait recevoir le renfort de 15 000 Tartares, avec à leur tête Sahib Giray, le frère du khan. A Essek, le sancakbey lui amena encore des troupes. C'est donc à la tête de 150 000 à 200 000 hommes, dont probablement 100 000 combattants, que Soliman se portait à la rencontre de Charles Quint." (p. 116)

"Soliman avait, lui aussi [comme Selim], conscience du danger que représentait l'élément chiite (les Kizilbaş) pour l'empire. Il connaissait aussi les persécutions dont les Sunnites étaient l'objet, en Mésopotamie : notabilités sunnites exécutées, tombeaux de Abu Hanifa (fondateur du rite auquel appartiennent les Turcs) et d'Abdulkadir Gilani détruits, conversion des mosquées sunnites en mosquées chiites. Les possessions safavides étaient aussi un obstacle aux projets turcs en direction de l'océan Indien. La découverte de la route du cap de Bonne-Espérance par les Portugais avait mis en péril le rôle traditionnel d'intermédiaire du Proche-Orient entre l'Asie du Sud-est et l'Europe occidentale. Il ne pouvait subsister que si les Ottomans, qui contrôlaient depuis 1517 la voie de la mer Rouge et de l'Egypte, avaient aussi sous leur autorité celle du golfe Persique et de la Mésopotamie, par laquelle transitaient également les produits venant de l'Asie orientale. Enfin, les possessions safavides empêchaient les Turcs d'Istanbul d'exécuter les projets qu'ils avaient de tendre la main, par-dessus l'Iran, à leurs alliés Özbek [dynastie chaybanide].

Soliman avait donc toutes les raisons d'entreprendre une campagne contre le chah. Cette guerre, la « Campagne des Deux Irak », durera deux ans. Elle n'entraînera ni la défaite ni la ruine des Safavides, mais elle assurera aux Ottomans de vastes possessions au Moyen-Orient, qu'ils garderont pendant près de quatre siècles.

Les Ottomans trouvèrent un double prétexte pour déclarer la guerre : la trahison du bey de Bitlis, Şeref Khan, au profit du chah et, à Bagdad, l'assassinat du gouverneur safavide qui, lui, avait abandonné le chah et envoyé à Soliman les clés de la ville. La Porte considérait qu'en sa qualité de détenteur de ces clés, le sultan ottoman en était le seul propriétaire et qu'en l'occupant à nouveau Şah Tahmasp avait attaqué Soliman et entraîné Bagdad dans l'hérésie chiite.

A l'automne 1533, au terme de longs préparatifs, Ibrahim partait en qualité de serasker (chef suprême de l'armée) pour Bitlis et l'Azerbeidjan iranien. A travers l'Anatolie puis l'Azerbeidjan, les troupes rencontrèrent des difficultés dues aux intempéries et au relief montagneux mais elles eurent peu à combattre : Ibrahim n'avait pas encore atteint Konya que la tête du gouverneur rebelle de Bitlis lui était envoyée par le gouverneur de l'Azerbeidjan [Ulema Han Tekel], qui avait trahi Tahmasp. Peu après, les commandants des forteresses safavides de la région du lac de Van firent savoir qu'ils se soumettaient au sultan. Ibrahim et ses unités prirent alors la direction d'Alep, où ils passèrent l'hiver. S'il avait alors marché sur Bagdad, il aurait certainement pris la ville. Les Ottomans étaient déjà à Kirkuk et à Mosul et il est étonnant qu'ils n'aient pas réalisé plus tôt le vieux rêve de s'emparer de la capitale des Abbassides. Ibrahim fut-il alors dissuadé de mettre à exécution ce projet par les intrigues de son rival Iskender Çelebi, le ministre des Finances, qui l'aurait poussé à entreprendre une opération désastreuse ? Ou subit-il les pressions des transfuges safavides auxquels des gouvernorats en Perse avaient été attribués à l'avance? Ne pensait-il pas aussi qu'il réussirait sans difficultés majeures à s'emparer de Qom, Kachan et Ray, puis à conquérir Bagdad ?

Au printemps, les Ottomans prirent donc la direction de Tabriz. Les chefs de tribus et les commandants des garnisons safavides firent les uns après les autres leur soumission et, le 16 juillet 1534, Ibrahim entrait solennellement dans la capitale de l'empire safavide, Tabriz, que Tahmasp venait d'abandonner. Il y fit aussitôt construire une forteresse et installa une garnison. Soliman le rejoignit deux mois plus tard. Son voyage de Constantinople en Azerbeidjan avait été une marche triomphale parmi des populations qui venaient de loin lui rendre hommage. A Tabriz, les émirs du Gilan et de Chirvan lui firent leur soumission. Le fils de ce dernier fut nommé gouverneur de Tabriz. Puis les deux armées, celle du sultan et celle d'Ibrahim, prirent la direction du sud, vers Bagdad.

La mauvaise saison rendait l'avance des troupes difficile. De nombreuses bêtes périrent dans les défilés de Hamadan, des pièces d'artillerie (100 sur 300, selon un chroniqueur) ne pouvant plus être transportées durent être enterrées, les chariots brûlés ; des canons durent aussi être abandonnés, dont s'emparèrent les Safavides. Les intempéries, là encore, constituaient le principal adversaire du sultan dont l'état-major, de toute évidence, n'avait pas pu ou pas su préparer la logistique. Ravitailler une armée de 200 000 hommes était une entreprise difficile dont l'organisation demandait un soin extrême. Des erreurs avaient sans doute été commises : le manque de ravitaillement fut tel qu'un des plus hauts dignitaires ottomans, le nişanci, mourut de faim au cours de la campagne. Et Tahmasp appliqua sa tactique habituelle de la terre brûlée : la lourde armée ottomane était incapable de rejoindre la légère cavalerie safavide. Jamais elle n'y parviendra, jamais les Ottomans ne pourront conquérir l'Iran ni même s'établir durablement en Azerbeidjan." (p. 124-127)

"Au printemps de 1548, Soliman se mit une fois de plus à la tête de son armée. Elkas Mirza était déjà en Azerbeidjan où il essayait de fomenter une révolte contre le chah. Par Konya et Sivas, le sultan gagna Erzurum. Elkas Mirza vint à sa rencontre pour lui demander d'attaquer tout de suite Tabriz, la capitale, que son frère avait abandonnée. Il proposa un massacre général des habitants ou, au moins, leur expulsion. Soliman refusa et préféra mettre le siège devant Van, la principale forteresse de la région, qu'il avait occupée en 1534 et que le chah avait reconquise. Elle ne résista pas plus d'une semaine. On était déjà fin août. L'hiver venant vite dans l'Est anatolien, le sultan gagna Alep, par le Diyarbekir, pour y passer la mauvaise saison. Pendant ce temps, ses généraux pourchassèrent les Safavides et occupèrent les forteresses de la région du lac de Van. De son côté, Elkas Mirza ravageait l'ouest de l'Iran, Qom et Ispahan, d'où il faisait parvenir à son protecteur ottoman de somptueux présents prélevés sur l'énorme butin qu'il accumulait aux dépens de son frère. Trop occupé sans doute par ses razzias, il ne s'aperçut pas du piège que son autre frère, Sohrab, lui tendait. Fait prisonnier, Tahmasp lui épargna la vie mais l'enferma dans la forteresse d'Alamut. Il y fut assassiné peu après.

A la fin de l'hiver, Soliman quitta la Syrie pour Erzurum. De là, il envoya Ahmed Pacha, son second vizir, nettoyer la région entre Kars et Artvin des beys safavides. Ce furent les succès les plus marquants de la campagne : une vingtaine de forteresses occupées, la région placée sous le contrôle des forces ottomanes. Le sultan rentra à Constantinople d'où il expédia aux souverains d'Europe des lettres de victoire leur annonçant la prise de 31 villes, la destruction de 14 forteresses et la construction de 28 autres. L'expédition, qui avait duré une vingtaine de mois, avait établi plus fermement l'autorité de la Porte dans l'est de l'Anatolie. Mais Soliman n'avait pas atteint son véritable objectif : rencontrer le chah dans une grande bataille, l'écraser et en finir avec les Safavides." (p. 199-200)

"(...) Soliman, à la tête de l'armée, se dirigea vers Alep pour y passer l'hiver [1553-1554]. C'est là que le voyageur anglais Anthony Jenkinson assista à son entrée dans la ville, dans toute sa gloire. Le cortège s'ouvrait, dit-il, par 6 000 cavaliers légers, les sipahi, tous habillés d'écarlate. Après eux venaient 10 000 tributaires du Grand Turc, en velours jaune et coiffures de même couleur, à la mode tartare, l'arc à la main. Ils étaient suivis de quatre capitaines vêtus de velours cramoisi, ayant chacun sous ses ordres 12 000 hommes d'armes, le heaume sur la tête, un cimeterre à la main." (p. 205)

"La soie fait l'objet, dans l'empire ottoman, d'un important trafic. Elle vient surtout du Gilan et du Mazanderan, les régions de l'Iran voisines de la Caspienne qui produisent les qualités les plus fines, du Khorassan aussi. A travers l'Anatolie, des caravanes l'apportent à Bursa, depuis longtemps le principal centre de ce commerce. Les acheteurs sont des Italiens (Florentins et Vénitiens) qui réalisent là d'énormes bénéfices, souvent de 70 à 80 ducats par fardello (150 kg). Depuis la conquête de la Syrie, en 1516, les Ottomans ont aussi le contrôle d'Alep, l'autre centre du commerce de la soie, où des marchands arméniens et tartares arrivent de Perse par la vallée de l'Euphrate ou le Diyarbekir. Les guerres turco-iraniennes, tout au long du siècle, gênent le trafic, qui est plusieurs fois interrompu, mais avec le goût croissant de la nouvelle société européenne pour les brocarts, satins, taffetas, tussors, etc, et le développement continu de l'industrie textile de luxe en Europe, le commerce des « villes de soie » turques ne fera que croître." (p. 292-293)

"Après la conquête de Constantinople qui avait achevé de mettre en contact les Ottomans avec le monde chrétien, on aurait pu penser que la culture helléno-chrétienne exercerait son influence sur la civilisation turque et peut-être en modifierait le cours, comme il était arrivé si souvent dans le passé dans des circonstances semblables. Il n'en fut rien. Au XVe et au XVIe siècle, les Ottomans empruntèrent aux Chrétiens des éléments matériels dans de nombreux domaines, de l'artillerie à la navigation, des sciences à la géographie, mais rien n'entama leur culture venue du fond des âges et de leurs origines asiatiques et musulmanes. Les traces des influences chrétiennes que l'on discerne alors dans la culture turque sont sans portée réelle.

Ce furent les Chrétiens qui s'ottomanisèrent. Le devşirme n'y fut pas étranger. Il est étonnant de constater à quel point les jeunes Chrétiens « enlevés » et devenus musulmans se turquifiaient facilement. Tous, presque sans exception, devenaient en l'espace de quelques années des Turcs ottomans d'une fidélité totale à leur nouvel idéal, dont ils adoptaient mœurs, religion et culture. Dans le creuset du puissant et sans cesse victorieux empire, tout se fondait. De l'héritage intellectuel grec et chrétien, les Ottomans ne prirent presque rien. Le néoplatonisme d'Avicenne et l'aristotélisme d'Averroès s'étaient effacés depuis longtemps devant le mysticisme de Ghazzali et les apports arabes et persans. Il n'y eut pas, cette fois-ci, de revanche spirituelle ni intellectuelle du vaincu sur le vainqueur.

La culture turque, après les conquêtes foudroyantes des princes de la Maison d'Osman, acheva, elle aussi, de s'unifier. Par la force des choses, ce fut celle des Osmanli qui s'imposa. Istanbul, centre politique et intellectuel d'un empire de plus en plus puissant, obligea les populations soumises, vassales ou amies, à utiliser sa langue. Les poètes et les écrivains d'Azerbeidjan, par exemple, durent s'exprimer en turc osmanli, tout comme les sujets du sultan furent amenés à parler et à écrire la langue des soldats et des fonctionnaires de la Porte.

Au XVIe siècle, la supériorité de l'osmanli s'est définitivement affirmée. Il existe alors une conscience littéraire turque, héritage à la fois du passé turc et des lettres persanes et arabes. La littérature persane, bien qu'en décadence, est toujours présente, moins cependant qu'au siècle précédent où l'on avait vu Mehmed II faire écrire en persan, par le poète Sehdi, un şahnahme (épopée versifiée) des Osmanli et protéger, au mécontentement des Turcs, les écrivains et les poètes qui venaient du Khorassan et de l'Iran à la Cour de Constantinople. Mais une réaction s'est produite en faveur de la littérature turque, en partie grâce à l'influence qu'exerça dans le monde turc le grand poète Ali Şir Nevai, né au Khorassan. Il composa en turc son œuvre immense, qu'on lit aujourd'hui encore en Asie centrale. « Il insuffla vie dans le corps inerte de la langue turque » a dit de lui le sultan [timouride] Husayn Baykara, dont il fut le confident et l'ami à la cour de Hérat. Sa poésie érotico-mystique, dans laquelle l'amour est spiritualisé même quand il déborde sur le profane, la même que celle qui inspira les grands poètes persans Omar Khayyam, Nizami, Sâdi, Cellaledin Rumi et les autres, sera aussi celle des écrivains ottomans. Ils l'adapteront au génie de la race turque et donneront à sa langue ses lettres de noblesse." (p. 352-353)

"Au XVIe siècle, la peinture turque avait déjà un long passé. Aux temps préislamiques, des artistes avaient assimilé les éléments chinois, iraniens, indiens même, avec ceux des civilisations turco-mongoles auxquelles appartenaient alors les dynasties qui régnaient sur presque tout le Moyen-Orient. L'idéal de beauté que l'on trouve sur les plus anciennes illustrations et sur les très nombreuses céramiques relève du type turco-mongol (personnages joufflus aux yeux en amandes). Souvent confondue avec celle de l'Iran, la peinture turque n'a ni le contenu émotionnel ni l'idéalisation systématique de ses personnages. Réaliste, elle se borne le plus souvent à apporter une documentation sur les événements et les hommes qu'elle décrit sans les idéaliser mais avec une fantaisie poétique et un lyrisme coloré tout particulier, immédiatement reconnaissable pour un œil un tant soit peu familier avec la peinture orientale.

Les scènes d'amour sont rares17 ; celles de combats, de processions, de fêtes, qui nous montrent le sultan ou le petit peuple qui défile devant lui ou encore qui s'amuse, occupent une large place. Pas de personnages alanguis et hors du naturel comme chez les Persans, mais des hommes tels qu'ils sont, aux silhouettes épaisses ou fluettes, belles ou laides. Les sultans eux-mêmes ne sont pas embellis. On peut difficilement imaginer personnage moins séduisant que Selim II, pataud et rouge, tirant à l'arc, par Nigâri, ou Mehmed III son petit-fils, barbu et bouffi, presque ridicule sur son cheval qui paraît ployer sous son poids. Parmi les nombreux portraits de Soliman, une miniature de Nigâri, souvent reproduite, le représente dans sa vieillesse, amaigri, les traits tirés sous sa barbe blanche. (...)

Plutôt que le détail, c'est l'harmonie globale de la surface qui compte. Peinture iranisante, certes, mais à laquelle le caractère turc a apporté son génie propre et qui subira bientôt, après des retours au maniérisme oriental, l'influence de l'Occident qu'elle assimilera à son tour sans jamais se confondre avec lui.

L'influence iranienne, qui se perpétuera longtemps, est particulièrement évidente dans les miniatures qui illustrent les recueils de poèmes, les divan, qui développent les thèmes habituels de la poésie orientale. Elle l'est sensiblement moins dans celles qui décorent les chroniques militaires. Là, pas de tradition à observer et, si les miniaturistes ottomans suivirent au début les traces des Persans, ils s'en éloignèrent rapidement pour donner libre cours à leurs dons d'observation et à leur souci de réalisme parfois même teinté d'humour. (...)

17. Des miniatures érotiques figurent cependant à la bibliothèque de Topkapi." (p. 345-346)

"Les ateliers d'Iznik (ceux de Rhodes n'ont jamais existé) ont produit aussi au XVIe siècle des plats, des vases, des aiguières, des coupes, des lampes de mosquée qui comptent parmi les plus belles pièces de l'histoire de la céramique [sur le rôle des Azéris de Tabriz dans ces ateliers, cf. ci-dessous]. Mêlant les influences persane, chinoise et italienne à leur propre tradition, la fleur de lotus, le nuage stylisé et le rumi, les grands plats et les coupes sortis d'Iznik à cette époque sont de véritables œuvres d'art dans lesquelles la fantaisie des créateurs (souvent des miniaturistes de la Cour qui fournissent des « cartons » aux potiers) s'est donné libre cours. Un certain maniérisme n'est pas toujours absent, la stylisation aboutit quelquefois à un naturalisme de pure fantaisie, mais la qualité de la couleur et du dessin, la finesse du trait enchantent. La technique atteint à la perfection. De 1520 à 1540, le bleu et le turquoise dominent [le bleu est une couleur sacrée dans le paganisme turc] ; la palette ensuite s'élargit et, comme pour les carreaux de revêtements, la céramique est à son apogée. Emancipée des influences étrangères, elle affirme son originalité. Des animaux, des oiseaux, plus rarement des personnages, apparaissent dans le décor de ces pièces dont la renommée s'étend loin en Europe et dont on vante « l'insouciante élégance, la grâce naturelle ». Les grands personnages en achètent et se conseillent les uns les autres sur celles à acquérir.

L'âge d'or des pièces de forme durera peu, comme celui des carreaux de revêtement. Dès la première moitié du XVIIe siècle, la qualité baisse, le dessin se trouble, les couleurs perdent de leur vivacité. La production diminue. On comptait trois cents potiers à Iznik au début du siècle ; en 1648, ils ne sont plus que neuf et, en 1720, les ateliers fermeront. Leurs ouvriers seront installés à Istanbul, dans le quartier de Tekfur Saray, où ils produiront une céramique d'inégale valeur. Iznik sera aussi relayé par Kütahya, pour les pièces de forme, où des artisans, en majorité arméniens, produiront jusqu'au XIXe siècle une poterie de formes et de couleurs variées, agréables à l'œil et quelquefois amusantes, mais d'une qualité sans commune mesure avec celle de la grande époque d'Iznik." (p. 342-343)

"Le plus grand poète du XVIe siècle est-il Fuzulî ou Bâki ? Pour l'historien de la poésie turque E. J. W. Gibb, « le génie de Fuzulî, un des plus authentiques poètes que l'Orient ait vu naître, suffirait à lui seul à illustrer à jamais le siècle de Soliman ». Fuad Köprülü, tout en pensant aussi que Fuzulî est le plus grand poète de la littérature turque et qu'il dépasse Bâki pour l'expression du sentiment, place ce dernier au-dessus de lui pour son charme musical et sa plastique impeccable. Fuzulî naquit près de Bagdad, qu'il ne quitta probablement jamais.

Musulman chiite, il fut le « gardien » du tombeau d'Ali, à Nedjef [bien que sunnite fervent, Süleyman était plutôt tolérant vis-à-vis des chiites des terres conquises]. D'abord sujet de Şah Ismail, il se rallia au sultan de Constantinople après la prise de sa ville, en 1554 [1534]. D'origine turque, il écrivit d'abord en turc azeri (d'Azerbeidjan) puis en osmanli, mais il a laissé aussi des poèmes en arabe, d'inspiration surtout religieuse et, en persan, des écrits en vers et en prose. Ses trois cents gazel, en turc, appartiennent au genre érotico-mystique habituel. Ils chantent l'amour et la tristesse, la passion malheureuse, le temps qui passe et la mort qui viendra, le découragement qui gagne le poète." (p. 354)


Robert Mantran, Histoire d'Istanbul, Paris, Fayard, 1996 :


"La puissance de l'Empire ottoman [sous Süleyman] semble alors faire revivre la gloire passée des empires anciens, omeyyade et abbasside, puisque la très grande majorité des Arabes, auxquels s'ajoutent les Turcs, les Azéris et les Kurdes, sont désormais sous l'autorité d'un même souverain, champion de l'islam face aux puissances chrétiennes." (p. 214)

"Sous Selîm Ier comme sous Soliman le Magnifique, en revanche [après le règne de Beyazıt II], la population stambouliote se modifie profondément. Le sultan peuple sa capitale de manière autoritaire, mais non sans arrière-pensées esthétiques. Après la victoire de Tchaldiran et la conquête de Tabriz, en 1514, Selîm Ier déporte des habitants des régions conquises. Dans leurs rangs, il y a un bon millier d'artisans spécialistes de la faïence et de la céramique, dont les splendides carreaux seront les éléments essentiels pour le décor mural des mosquées et des palais du XVIe siècle." (p. 226)

"Les trésors et les richesses qu'il [Süleyman] a amassés au cours de ses conquêtes lui permettent de donner de l'éclat aux arts. Souverain bâtisseur, il a trouvé en l'architecte Sinan un réalisateur de génie et l'on peut certainement comparer la mosquée Süleymaniye à la basilique Sainte-Sophie de Justinien. La réussite de ces réalisations architecturales tient aussi à l'élément décoratif : Selîm Ier, on l'a dit, avait fait transférer d'Azerbaïdjan des spécialistes de l'art de la faïence ; Soliman sut utiliser leurs compétences en créant des ateliers spéciaux à Iznik (Nicée) et à Istanbul d'où sont sortis les magnifiques décors de faïence qui ornent les murs de maintes mosquées et de plusieurs palais : à partir d'Istanbul, l'art « ottoman » s'est répandu jusqu'à Rhodes et à Damas et a émerveillé bien des voyageurs. (...)

A travers l'octroi des capitulations, François Ier fait preuve d'une remarquable ouverture d'esprit : la création du Collège royal, où sont enseignés l'arabe, l'hébreu, le turc et la quête de manuscrits pour la Bibliothèque royale sont quelques initiatives concrètes pour se rapprocher et mieux comprendre une terre de civilisation et de culture, lointaine et méconnue. Les ambassadeurs envoyés à Istanbul sont souvent accompagnés d'hommes curieux de connaître ce monde nouveau si bien que les relations de voyage se multiplient. (...)

La multiplication des voyages d'Occidentaux et de leurs relations écrites traduit la curiosité et l'admiration de l'Europe entière pour le sultan, pour tout ce qui l'entoure, pour son système de gouvernement. Le prestige de l'Istanbul de Soliman est alors si grand qu'il ferait presque oublier le souvenir de la Constantinople byzantine. C'est là un sentiment commun à tous les voyageurs : « La ville de Constantinople est située en ce lieu le mieux à propos pour la grandeur d'un souverain que nulle autre ville au monde », écrit le Français Pierre Belon qui séjourna dans la cité au XVIe siècle." (p. 241-243)
 

Sur Süleyman et son temps : Kanuni Sultan Süleyman (Soliman le Magnifique ou le Législateur)

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Digne d'un si grand Empire

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Le XVIe siècle, l'"âge d'or" de la civilisation ottomane

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Une puissance vermoulue : l'accumulation de failles et de retards dans l'Empire ottoman

dimanche 28 novembre 2021

Une puissance vermoulue : l'accumulation de failles et de retards dans l'Empire ottoman


René Grousset, La Face de l'Asie. Données permanentes et facteurs de renouvellement, Paris, Payot, 1955 :

"Ici, par suite d'un double concours de circonstances, le grand tournant de l'histoire turque : la disparition de la dynastie seldjoukide de Qonia, au commencement du XIVe siècle, coïncide pratiquement avec la disparition de la suzeraineté mongole. Affranchies à la fois de tout pouvoir central par l'extinction de leur vieille royauté nationale et de toute ingérence étrangère par la propre dissolution de l'empire mongol, les divers clans turcomans de l'Anatolie vont, pendant un siècle, jouir d'une totale indépendance, chacun s'attribuant une des régions naturelles de la péninsule. Rencontre curieuse : ce que n'avait pu faire le sultanat unitaire des Seldjoukides à son plus haut degré de puissance la conquête des côtes asiatiques de la Marmara et de la mer Egée — voici que l'anarchique poussée turque du XIVe siècle, conduite comme au hasard par des émirs secondaires, l'obtient sans effort. Surprise non moins grande de l'histoire : alors que parmi tous ces émirats régionaux, nés du lotissement du sultanat seldjoukide, le premier rôle eût semblé dévolu à celui de Karaman, constitué autour de Qonia, l'ancienne capitale sultanienne, ce rôle fut tout de suite accaparé par de nouveaux venus sur la scène anatolienne — les Ottomans.

L'aventure ottomane est une des plus étonnantes de l'histoire. Les Occidentaux l'ont confondue avec le destin turc, parce que pendant quelque six siècles — de 1326, date de la prise de Brousse, à la révolution kémaliste de 1919 — les Osmanlis ont en effet paru représenter à eux seuls la race turque. De fait, leurs fastes s'offrent à nous comme une des grandes épopées de l'histoire, analogue, à bien des égards, à celle des Conquistadores hispaniques. Et pourtant, les six siècles ottomans une fois révolus — un instant dans l'histoire du monde — les sages pourront se demander si ce magnifique décor n'avait pas quelque peu masqué et même fait méconnaître les vertus foncières de la race turque.

Au début, il est vrai, l'entrée en scène des Ottomans se présente comme un renforcement, comme une rénovation du turquisme anatolien. Ne s'agissait-il pas d'un clan oghouz qui, lancé en migration par les contre-coups du remous gengiskhanide, était venu à petites étapes, vers le milieu du XIIIe siècle, des steppes de l'Aral en Iran, de l'Iran en Anatolie, pour n'arrêter sa marche qu'à la frontière même du domaine turc de ce temps, aux confins de la Bithynie byzantine ? Malgré, sans doute, sa faible importance numérique, cet élément nouveau, débouchant sur la frontière gréco-turque, constitue pour les anciennes tribus turques comme une relève. L'énergie turque se trouva rechargée pour trois siècles.

Toute épopée à l'actif d'une nation montante est en partie faite du vide que cette dernière trouve en face d'elle. La prodigieuse aventure d'Alexandre ne s'explique que par un empire achéménide vermoulu ; la conquête romaine que par un monde hellénistique faisandé ; la conquête européenne aux Indes, l'hégémonie blanche en Extrême-Orient, au XVIIIe et au XIXe siècles, n'auront été rendues possibles que par l'état de décrépitude de l'ancien empire moghol ou de l'empire mandchou. Tel était aussi, au XIVe siècle, l'état d'une Europe Orientale grecque, latine ou slave, que la Quatrième Croisade avait irrémédiablement « balkanisée ». Dans ce vide, la chevauchée ottomane s'engouffra ; sur ces décombres les sultans qui conduisaient la charge coururent de la Marmara au Danube. Parce qu'ils conduisaient l'irruption de la plus lointaine Asie dans la plus vulnérable Europe, parce qu'ils symbolisaient, aux yeux de l'histoire classique, et à quelque dix-sept siècles d'intervalle, la grande revanche de l'Asie sur Alexandre le Grand, n'allons pas méconnaître leur propre grandeur. Sans doute avaient-ils à leur profit réveillé le djihâd, la guerre sainte musulmane, qu'Arabes et Iraniens et que les Turcs seldjoukides eux-mêmes avaient depuis tant de siècles laissée en sommeil. Mais leurs historiens ont raison de nous rappeler que l'Islam ottoman, même au moment de ses plus triomphales conquêtes, même s'il réservait des postes de choix aux renégats convertis au Coran par la vertu des prébendes et bénéfices, n'entreprit jamais d'islamiser en bloc les masses chrétiennes ou les communautés juives. Certes le sort des raïas en terre ottomane n'eut souvent rien d'enviable. Du moins purent-ils dans l'ensemble conserver leur foi (l'empire byzantin — « Byzance après Byzance » — survécut même en sous-jacence de l'ottomanisme, sous les espèces du Phanar) et on ne vit pas ici, du moins au titre spécifiquement religieux, l'équivalent de l'inquisition espagnole ou de notre Révocation de l'Edit. Enfin il est impossible à l'orientaliste d'oublier l'humanisme ottoman représenté, aussi bien en langue turque qu'en langue persane, par tant de délicats poètes dont plusieurs princes du sang osmanlî ; attesté aussi, de Brousse à Stamboul, par tant d'admirables mosquées, désormais partie intégrante de notre commun patrimoine occidental.

La stricte discipline imposée par les grands sultans des années 1360-1571 à l'armée turque avait assuré, de Baghdad à Budapest, le triomphe des étendards ottomans. Mais en dépit du sang turc de ses maîtres, l'empire ottoman était maintenant devenu un empire international comme son ennemi, l'empire des Habsbourg, et la foi coranique qui constituait sa force spirituelle, comme le catholicisme romain assurait celle des Habsbourg, se trouvait en même temps pour lui (comme le « confessionalisme » pour les Habsbourg) une cause secrète de faiblesse. Le sultan osmanli du XVIIIe ou du XIXe siècle est un Philippe II ou même un Carlos II plus entravé que fortifié par ses Flandres ou son Milanais — je veux dire ses Provinces Danubiennes, son Irak, son Egypte — obligé de surcroît à prendre les armes à travers trois continents pour la défense de son orthodoxie. La liquidation de l'empire espagnol d'Europe, rendue inévitable par de telles données, a de la mort de Philippe II au traité d'Utrecht, été achevée en un siècle (1598-1713). La liquidation de l'empire ottoman, du traité de Carlowitz au traité de Sèvres, aura exigé deux cent vingt et un ans (1699-1920)." (p. 61-64)


Bernard Lewis, Comment l'Islam a découvert l'Europe, Paris, La Découverte, 1984 :


"A l'époque ottomane, la nécessité de maîtriser l'art de la guerre des Francs devint cruellement évidente, en particulier dans les domaines de l'artillerie et de la marine. Bien que la poudre à canon eût été inventée des siècles plus tôt par les Chinois, c'est à l'Europe chrétienne que revient le mérite, douteux, d'en avoir reconnu et exploité le potentiel militaire. Au début, les pays musulmans se montrèrent hostiles à ce nouvel engin de guerre. Il fut, semble-t-il, utilisé pour la défense d'Alep assiégée par Tamerlan, mais, dans l'ensemble, les mamelouks [circassiens] d'Egypte et de Syrie se refusèrent à employer une arme qu'ils jugeaient peu chevaleresque et leur paraissait mettre en danger l'ordre social. Les Ottomans furent beaucoup plus prompts à saisir la valeur des armes à feu et, s'ils réussirent à vaincre leurs deux grands rivaux musulmans, le sultan d'Egypte et le shâh de Perse, ce fut dans une large mesure parce qu'ils se servirent des mousquets et canons. Le canon joua un rôle important dans la conquête de Constantinople, en 1453, et dans d'autres batailles remportées par les Ottomans sur leurs adversaires européens comme musulmans. Fait significatif, la majorité de leurs fondeurs et artilleurs étaient des renégats ou des aventuriers européens. Les Ottomans savaient utiliser cette arme mais, pour la fabriquer, ils continuaient à faire appel aux connaissances scientifiques et techniques des étrangers [on notera que les millet chrétiens ont été apparemment incapables de produire des spécialistes dans ce domaine : ce qui n'étonnera que ceux qui surestiment, par réflexe turcophobe, le niveau culturel et intellectuel desdites minorités]. C'était aussi dans une large mesure le cas du corps des bombardiers et des sapeurs. Il en résulta qu'avec le passage du temps l'artillerie ottomane se laissa distancer par celle de ses rivaux européens." (p. 228-229)

"Au début, les Turcs envisagent la question de leur faiblesse et de leur déclin sous un angle purement militaire et proposent par conséquent des remèdes de type militaire. Les armées chrétiennes se sont montrées supérieures aux armées musulmanes sur le terrain ; il peut donc être avantageux d'adopter les armes, les techniques et les méthodes d'instruction des vainqueurs.

Cette thèse fut défendue avec vigueur dans nombre de mémoires dus à des officiers et des écrivains ottomans. L'un d'eux, écrit par Ibrahim Müteferrika, unitarien hongrois converti à l'islam, fut imprimé à Istanbul en 1731. Il compte parmi les premiers ouvrages sortis de la première imprimerie turque dont Ibrahim lui-même fut le fondateur." (p. 41)


André Clot, Mehmed II. Le conquérant de Byzance (1432-1481), Paris, Perrin, 1990 :


"La conquête de l'Egypte, en 1517, qui fera du sultan ottoman (successeur des Abbassides) le calife de l'islam et le protecteur des Lieux saints, « durcira » encore l'islam turc et renforcera le pouvoir rétrograde des ulema. La première imprimerie ottomane ne sera autorisée qu'en 1727, et encore à la condition de ne publier ni livre religieux ni ouvrage de droit24. (...)

24. Cette autorisation fut accordée à Ibrahim Muteferrika, un Hongrois converti à l'islam. Avant lui seuls pouvaient paraître des livres imprimés en hébreu, arménien et grec. Les ulema s'opposaient à l'écriture mécanique de caractères arabes, l'écriture du Coran, jugée sacrée." (p. 288)


André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983 :


"L'économie tient dans la politique des sultans une place certaine, encore que l'on doive se garder d'en faire un de ses mobiles essentiels. C'est en partie pour établir à Istanbul le marché international des épices et ouvrir à nouveau les routes vers l'Asie centrale que Soliman et Ibrahim, au début du règne, font la guerre contre les Perses et veulent briser la domination portugaise dans l'océan Indien. La politique d'amitié avec les Özbek (dirigée contre les Safavides d'Iran) de même que plus tard le projet, contre l'impérialisme naissant de Moscou, de construire un canal unissant le Don et la Volga s'expliquent par des motivations voisines. De même, et plus certainement, l'octroi à certains pays étrangers de capitulations, c'est-à-dire de concessions dont il les fait bénéficier soit pour se concilier leur amitié politique, soit afin de favoriser les intérêts économiques et financiers de l'Empire. (...)

Suivant les traditions de l'ancien Orient, les hommes et les richesses qu'ils produisent sont au service du souverain. Institutions et activités économiques sont les instruments de sa puissance et il exerce sur elles par l'intermédiaire des organismes de l'Etat un contrôle absolu. Tout découle, dans l'Empire ottoman, du vieux principe contenu dans Le Livre de Conseils au Prince : « Pas de pouvoirs sans soldats, pas de soldats sans argent, pas d'argent sans le bien-être des sujets, pas de sujets sans justice. » Droits et devoirs s'équilibrent : le souverain a tous les droits sur ses sujets et leurs biens mais il a le devoir de les administrer avec justice et de leur donner le bien-être.

L'économie ottomane ainsi n'est pas une économie de marché. Plus exactement, cette économie de marché est d'un type particulier, totalement différent du système capitaliste tel qu'il vient de naître en Europe occidentale et qui est fondé sur la recherche du profit au bénéfice d'hommes qui font fructifier leur capital en achetant et vendant des marchandises, indépendamment de toute intervention de l'Etat. Dans l'Empire ottoman du XVIe siècle, l'économie a pour but à la fois de fournir des ressources à l'Etat et de donner satisfaction à la population en l'approvisionnant en denrées de consommation courante ou de luxe. L'Etat est ainsi amené à contrôler la production et la distribution, dont dépendent ses finances tout autant que le bien-être de ses sujets. L'économie n'est pas réglée par les lois du marché, « elle est une fonction de l'Etat alors même qu'elle fonctionne pour le maintenir ».

Dans ces conditions, le problème de l'équilibre des échanges ne se pose pas. Importer afin de percevoir des droits au bénéfice du Trésor et alimenter le marché est le premier (en fait le seul) souci de l'Etat en matière économique. Octroyer aux puissances européennes des capitulations, c'est d'abord les encourager à importer leurs produits dans l'Empire afin qu'ils paient des droits de douane. L'Etat ottoman n'a jamais compris, si ce n'est trop tard, l'intérêt qu'il y aurait à encourager les exportations afin d'obtenir en échange de la monnaie d'or et d'argent. Il s'est borné à interdire l'exportation de la monnaie précieuse. Au moment où en Europe occidentale, la recherche du profit et l'expansion monétaire préfiguraient l'âge de la domination du capital, l'Empire ottoman se figeait dans des traditions et des principes dépassés. Les ressources qu'il tirait des droits, taxes et impôts ajoutés aux tributs des pays qu'il avait soumis alimentaient largement le budget de l'Etat : la population était largement approvisionnée. Il ne voyait pas plus loin. La Turquie est ainsi un marché ouvert, d'abord à la France, puis à l'Angleterre, à la Hollande et enfin à presque tous les pays d'Europe. Au XVIe siècle, les marchands français et, à partir de 1580, anglais, y exportent surtout des toiles de lin. Les Turcs n'en produisent pas et donc ne sont pas lésés, mais au siècle suivant, les Européens leur vendront d'abord des soieries et des lainages, puis tout ce que l'industrie naissante turque pourrait produire. La révolution des prix consécutive (en partie) à l'afflux en Occident d'or et d'argent venus du Nouveau Monde leur donne des moyens de production qui leur permettent de conquérir de nouveaux marchés. Obligés de trouver de nouveaux débouchés pour leur industrie, ils achètent aussi en Orient les matières premières, grâce aux possibilités que leur donnent les monnaies précieuses et l'inflation provoquée et nourrie par elles. Deux conséquences en découlent : le commerce avec l'Empire ottoman devient un commerce « colonial » ; l'industrie turque ne franchira pas le stade de l'artisanat, elle ne parviendra jamais à atteindre celui de la production capitaliste." (p. 289-291)

"Après les crises des XIIIe et XIVe siècles, toute l'Europe s'était repeuplée. Le mouvement, qui avait démarré vers 1450, se poursuivra jusqu'à la fin du siècle suivant. Au XVIe siècle, la population a probablement doublé. Ce phénomène a sans doute changé le destin de l'Europe plus que tout autre événement politique ou économique. L'Empire ottoman n'y échappe pas. Il passe de 12 millions d'habitants en 1520 à 18 millions vers 1580 et peut-être 35 millions vers 1600. La progression est surtout sensible dans les villes : Konya, 202,98 % ; Ankara 95,04 %; Bursa 101,28 % ; Sarajevo, 316,9 %. Dans les campagnes, elle est moins importante et plus inégale. En Anatolie, l'augmentation moyenne est de 41,74 %, avec une pointe de 129,1 % pour la région d'Ankara alors qu'à Aydin elle est seulement de 0,88 %.

Le nombre des hommes qui vivent dans les campagnes est alors trop élevé pour les terres cultivables. Au temps, tout proche encore, où la conquête ajoutait des territoires à l'empire, le surplus de population des vieilles provinces était envoyé dans les Balkans pour repeupler ces régions où de grands espaces étaient encore quasi vides. Le sürgün (déportation) contribua largement à la turquification de l'Europe orientale. Mais à partir des années 1550, la conquête s'essouffle. Chypre, quelque vingt années plus tard, recevra encore des colons turcs, et ce sera fini. Aucun exutoire n'existe désormais à l'excédent d'une population que la dissolution du timar et son remplacement par l'affermage des terres, jusque-là aux mains des sipahi, privent de ses moyens de subsistance. Le passage du système du timar, qui assurait à la fois les besoins militaires de l'Etat et la sécurité du pouvoir, à une agriculture « commercialisée » se fait au détriment du paysan qui part pour la ville, où il ne trouve pas de travail.

On touche du doigt à nouveau ici les graves défauts du système corporatif ottoman, enfermé sur lui-même, et la responsabilité de l'Europe dans la détérioration des conditions économiques, sociales et politiques de l'empire du sultan. Le monde clos des corporations interdit toute innovation, toute initiative personnelle, tout changement à l'ordre immuable dans lequel il est figé. Face à la concurrence européenne qui bénéficie d'énormes facilités grâce aux capitulations, l'industrie locale demeure immobile. L'artisan turc est excellent mais il se contente de reproduire les ouvrages, souvent d'un haut niveau, qui ont été faits avant lui. Les corporations et l'Etat lui-même ne font rien pour endiguer le flot de produits manufacturés occidentaux. Au XVIIe siècle, la moitié de l'industrie française travaillait pour les pays de l'Empire ottoman. La mode, même dans les classes moyennes, était de se vêtir d'étoffes européennes : lin, soie, et même angora ! Les autorités ne voient dans les importations que les recettes qu'elles apportent aux douanes et la satisfaction des consommateurs. Sont exportées presque seulement des matières premières, privant l'empire de produits qui pourraient aisément être transformés sur place.

Le mercantilisme que les Européens pratiquent sous leurs yeux et dont ils sont les victimes demeure étranger aux Ottomans. Aucune chance, par conséquent, de parvenir à un capitalisme industriel, créateur d'emplois et producteur de ressources nouvelles. Les membres de la classe dirigeante investissent dans le grand commerce ou dans des opérations de crédit extrêmement développées dans l'Empire ottoman avec des taux d'intérêt élevés, dans de grandes exploitations agricoles, mais jamais dans l'artisanat qui pourrait atteindre, comme en Occident, à un début d'industrie. En dehors des arsenaux et de l'industrie d'armement, aucune entreprise pouvant absorber une importante main-d'oeuvre. L'Etat se désintéresse de ce qui pourrait être l'embryon d'une industrie.

Tous les débouchés sont ainsi fermés à ceux, de plus en plus nombreux, qui ne peuvent exploiter leurs terres, soit qu'elles aient été absorbées dans de grands domaines ou confisquées en paiement de dettes, soit que la pression fiscale les ait obligés à s'enfuir. Non seulement de nouvelles taxes sont levées à partir de 1580 pour couvrir les dépenses des longues guerres de la fin du siècle avec les Habsbourg et l'Iran mais, avec le développement de l'affermage, les collecteurs d'impôts exploitent les reaya que personne ne protège plus.

Dans un « décret de justice » publié en 1608, Ahmed Ier reproche aux gouverneurs et aux commandants de district d'affermer les impôts à des taux trop élevés et de permettre aux collecteurs d'impôts, au lieu de percevoir les sommes fixées par la loi et inscrites dans les registres, d'essayer d'extorquer encore davantage. Les juges sont corrompus, dit-il, au point de se faire payer par les plaignants, d'imposer indûment des amendes, de vendre les judicatures sous leurs ordres au plus offrant qui, à son tour, oblige le paysan à le payer et à le nourrir quand il va dans les villages, lui et les siens. Le reaya, ruiné, doit emprunter à l'usurier qui, pour se faire rembourser, l'oblige à travailler pour lui. Il en fait presque un esclave, ajoute le sultan.

Les paysans quittent ainsi les campagnes pour les grandes villes où ils viennent grossir le nombre des gagne-petit et des sans-travail. Ils envahissent les écoles militaires et religieuses qui se remplissent d'hommes incapables de tirer profit de l'enseignement. D'où une baisse du niveau des uléma et des cadres de l'armée, et un mécontentement des étudiants. Nombreux sont aussi ceux qui rejoignent les bandes de brigands qui se forment en Anatolie dans les dernières années du règne de Soliman, après la défaite de la rébellion du prince Bâyezîd. Celui-ci, autour de sipahi qui avaient perdu leur timar, de janissaires en rupture de ban, de dignitaires qui avaient misé sur son succès, avait recruté une armée de gens de toutes sortes poussés par le besoin ou attirés par le pillage. Après sa fuite et sa mort, ces hommes se trouvèrent sans chef ni emploi, errant à travers l'Anatolie en quête de subsistance. Ils allèrent s'installer à Istanbul, en Roumélie, en Syrie, en Crimée même. Ce fut la « grande fuite » (büyük kaçagin) qui livra le pays aux bandes de rebelles, les celali, formées souvent autour de compagnies de segban sans emploi, d'autant plus redoutables qu'ils étaient pourvus d'armes à feu achetées pour un prix modique ou qu'ils avaient gardées après avoir été licenciés.

La diffusion des armes à feu parmi les reaya à la fin du XVIe siècle fut sans doute une des causes principales des désordres qui ensanglantèrent alors l'Anatolie désolée par l'anarchie et la famine et appauvrie par le départ des classes aisées. Des sipahi de la Porte et des janissaires furent envoyés pour rétablir l'ordre : ils en profitèrent avec les marchands et les bureaucrates pour s'emparer des terres, constituant ainsi une nouvelle classe qui dominera le pays jusqu'au XVIIIe siècle. Moins de cinquante ans après la fin du règne glorieux de Soliman, presque toute l'Anatolie est dans un état voisin de celui de la France après la guerre de Cent Ans.

Les désordres dureront longtemps. Ils finiront par disparaître mais leurs conséquences seront considérables. Les cadres de l'empire et les notables locaux qui ont remplacé les teneurs de fiefs, devenus propriétaires, mettent leur pouvoir politique au service de leur souci d'enrichissement. La commercialisation de l'agriculture entraîne une modification radicale du tissu social et de l'économie de l'Anatolie et des Balkans. On assiste en même temps à une « invasion » des janissaires dans tous les secteurs de la vie turque. De moins en moins issus du devşirme, recrutés maintenant en majorité parmi les Turcs musulmans par la faveur ou par l'argent, ils ont cessé d'être les guerriers du sultan dévoués corps et âmes pour devenir un contre-pouvoir qui prétend souvent s'imposer au pouvoir lui-même. Autorisés à se marier, à exercer une autre profession (boutiquier le plus souvent), les janissaires ne sont plus l'élite des troupes de l'empire (les segban sont de meilleurs soldats) mais, stationnés dans tout le pays, ils le terrorisent. Il faudra attendre plus de deux siècles pour qu'un sultan (Mahmud II) les supprime en les massacrant." (p. 376-379)

"Ce n'est pas un hasard si la montée du fanatisme coïncide avec la fin des conquêtes ottomanes et la corruption des classes dirigeantes. La lutte contre le mouvement kazalbaş que l'Iran appuyait de toutes ses forces, la conscience de son rôle de gardien de la Şeriat depuis que Selim Ier avait fait du sultan de Constantinople l'iman et le Protecteur de la Foi, avaient durci l'islam ottoman. Pour défendre leurs privilèges, les uléma dressèrent une barrière devant tout savoir qui pourrait leur ravir la supériorité. L'interdiction d'importer des livres étrangers et celle de l'imprimerie, jusqu'au début du XVIIIe siècle, expriment bien cette crainte. Le fanatisme avec toutes ses conséquences s'ajouta ainsi à celles de la révolution des prix et de la transformation de l'économie timariote en économie commerciale.

Maintenu dans un état de sous-développement économique à la fois par l'Occident et par des systèmes de travail (industriels et commerciaux) inadaptés aux exigences du monde moderne, enfoncé dans les regrets de son âge d'or et rivé à son passé oriental, l'Empire ottoman ne pouvait qu'aborder dans des conditions déplorables les temps de la révolution industrielle et de l'économie capitaliste." (p. 382-383)


Georges Rémond (correspondant de guerre de L'Illustration), Avec les vaincus. La campagne de Thrace (octobre 1912-mai 1913),
Paris, Berger-Levrault, 1913 :

"Comme nous n'avons point accès à la salle des délibérations [du palais de Dolmabahçe], je parcours les salons du rez-de-chaussée : meubles dorés, rideaux, baldaquins à l'européenne pour ne pas dire pis, glaces prismatiques, lampadaires en cristal, vases de Sèvres, quelques tableaux parmi lesquels je distingue un Fromentin, Coin du Bosphore, d'un beau ton chaud de coucher de soleil d'été, d'une pâte ambrée à la manière de Decamps, et qui me retient seul au milieu d'un certain nombre de toiles également banales. Une galerie donne sur la mer et le paysage des côtes d'Asie. Devant nous les cuirassés des puissances. On nous offre le café dans de jolies petites tasses dorées. Je pense qu'autrefois, après avoir bu, l'étiquette était de mettre tasse et soucoupe dans sa poche. J'en ai quelque envie, mais je n'ose, le reste du décor n'étant vraiment pas assez oriental.

On nous offre des cigarettes énormes, si longues qu'elles n'en finissent plus, et toutes dorées. Les beaux tapis, cet accueil délicat, ces cafés, ces cigarettes offertes, les huissiers et les domestiques muets qui glissent sans faire de bruit, le grand silence, me rappellent, en dépit de ce palais médiocre, où je ne sais quel architecte, arménien sans doute, a macaroniquement entremêlé les formes les plus molles et les plus décadentes de l'art hindou, de l'architecture antique et de la Renaissance ou du baroque italien, que ce peuple-ci a possédé un art merveilleux, sans doute emprunté à l'ancienne Byzance, mais pourtant original, qu'il a eu des demeures où la vie, différente de la nôtre, était d'une douceur incomparable, et nuancée de finesses dont le souvenir grise encore nos imaginations d'Occidentaux. Tout cela n'est plus !" (p. 199-200)

"Le commandant Nadji bey est l'une des figures les plus attachantes d'officier turc que j'aie connues. Tandis que la pluie tombe torrentiellement, que les fondrières se creusent de plus en plus, rendant tout mouvement impossible, nous conversons durant de longues heures. C'est un patriote passionné : « J'ai lu tous vos articles, me dit-il, mais vous n'êtes pas vraiment turcophile ! » — « Mon Commandant, j'ai éprouvé la plus vive amitié pour vos officiers de Tripolitaine et de l'admiration pour l'œuvre accomplie par eux dans des circonstances plus que difficiles ; mais, lorsqu'on a vu de ses yeux ce que le Gouvernement turc a fait de l'Afrique et de l'Asie romaines, lorsqu'on a parcouru les campagnes de Thrace semblables au désert, lorsqu'on a assisté à l'agonie de l'armée périssant par la faute des chefs et de ceux qui étaient chargés de la nourrir, peut-on être vraiment turcophile ? » " (p. 243)


Georges Rémond, "Sept mois de campagne avec les Turcs", in Georges Scott (dir.), Dans les Balkans, 1912-1913. Récits et visions de guerre, Paris, Chapelot, 1913 :


"Ajoutez à ceci les haines politiques, l'influence de certaines sottises humanitaires, qui prévalaient dans la tête des grands chefs et dont on retrouve l'écho jusque dans les ordres du jour de Nazim pacha, l'abaissement de la foi religieuse chez les soldats, laquelle est le grand ressort de l'âme musulmane, la présence, parmi eux, d'éléments chrétiens qui, s'ils ne furent pas une cause directe de trouble, ajoutèrent à la faiblesse et à la désunion morale de cette armée ; d'autre part, intendance, services de ravitaillements, services techniques, hôpitaux de campagne, tout manquait ; point de routes, de mauvais chemins de fer entre les mains d'employés grecs ou arméniens de fidélité douteuse, nulle liaison entre les états-majors : c'est dans ces conditions, et avant toute concentration sérieuse, que le haut commandement donna l'ordre de prendre l'offensive. La panique de Kirk-Kilissé s'ensuivit mathématiquement, qui décida de tout le reste.

Il peut sembler incroyable qu'après une telle déroute et au milieu de semblable confusion cette armée, vaincue presque sans combat, ait pu se reformer en quelques jours et faire une si honorable résistance à Lulé-Bourgas et à Viza. Tout l'honneur en doit être rapporté à la valeur du soldat turc et au mérite personnel d'officiers tels que Mahmoud pacha, Tchourouk Soulou, tels que Hassan Izzet pacha et Djemal bey qui, le 29 et le 30 octobre, à l'aile droite, battirent l'ennemi, lui enlevant les positions de Tchongara et de Doghanja, que Mahmoud Mouktar pacha, dont le courage et la ténacité retinrent durant cinq jours les Bulgares devant Viza.

Le gouvernement [de l'Entente libérale] avait tout perdu, mais quelques braves avaient au moins sauvé l'honneur." (p. 21)

"Et tandis que se déroulait ce grand drame de la guerre, Constantinople, indifférente ou railleuse, continuait de se réjouir, de danser, de célébrer le carnaval, parfois cependant traversée d'un frisson bref, comme si un convive indésiré, le spectre des massacres ou de l'épidémie, ainsi que dans un conte célèbre, eût traversé la fête.

De tous les spectacles auxquels j'aie assisté durant cet hiver de 1912-1913, celui-ci était sans doute le plus tragique : la ville capitale d'un grand empire, insoucieuse du sort de celui-ci, se félicitant au fond du coeur et presque ouvertement de ses défaites, surveillée par les cuirassés des Puissances, parcourue par des patrouilles de marins de toutes les nations du monde, conquise par l'étranger avant que de l'être par l'ennemi !

J'ai vu les soldats turcs blessés, sordides et sanglants, revenant des lignes de Tchataldja, monter la grande rue de Péra, frôlés par les masques de la Mi-Carême, passant au milieu des chansons et des rires insultants. J'ai entendu Grecs et Arméniens souhaiter tout haut, dans des lieux publics, sans se soucier même du voisinage des officiers, la fin de la Turquie et l'internationalisation de Constantinople. Cette internationalisation, elle était de droit, ajoutait-on, elle existait presque de fait, il ne restait qu'à l'enregistrer. Les Turcs étaient ici gens qu'on avait trop longtemps supportés et dont les derniers devaient décamper. Qu'en restait-il, d'ailleurs ? Il y avait bien encore dans les petites rues de Stamboul quelques bonshommes pittoresques, personnages pour romans exotiques ou pièces d'archéologie, bons à conserver pour l'amusement des touristes ; mais où trouver une société turque agissante, intelligente, moderne au bon sens du mot, digne de primer dans une grande ville et de dicter la loi dans l'empire ? A quoi bon la chercher ? Il n'y avait plus dans cette ville que des Levantins venus de tous les ports de la Méditerranée et des trafiquants accourus des quatre coins du monde. Je me rappelle que, me promenant en caïque sur la Corne d'Or en compagnie d'un camarade, soudain, comme le soleil se couchait, de tout l'horizon un immense cri monta : « Padischah tchok yasha ! » (longue vie au Padischah) ; c'étaient les recrues qui, des cours des casernes, envoyaient au Sultan leur salut et leur souhait quotidiens : cri puissant, voix émouvante, mais qui semblait un anachronisme en ce lieu. Mon camarade, nouveau venu, me regarda et me dit, l'air stupéfait : « Tiens ! il y a donc encore des Turcs ici ! »

Grande leçon pour tous ! Dans son beau livre : Au chevet de la Turquie, notre confrère Stéphane Lauzanne en a montré toute la portée et particulièrement pour nous autres Français. Je pensais à tous ceux de nos compatriotes que séduisent les théories de l'internationalisme et j'eusse voulu les voir ici, assistant à ce spectacle d'un peuple qui n'est plus maître chez soi, qui s'abandonne et que dévorent les métèques [à côté de cette rudesse de ton, Rémond semble avoir eu du respect pour certains minoritaires : Juifs de Libye, médecins chrétiens de l'hôpital français d'Istanbul, ou le ministre Gabriel Noradounghian].

Malheur aux peuples vaincus, mais surtout vaincus en pleine paix et qui ont cru pouvoir se décharger sur les étrangers du souci des intérêts matériels et de la conduite des affaires de leur pays pour s'abandonner à la douceur d'une rêverie et d'une nonchalance philosophiques !" (p. 25)
 

Voir également : L'irrésistible influence turque au sein de la société islamique médiévale

L'âge d'or de la Perse : la période seldjoukide

La puissante originalité de l'art seldjoukide

Les Seldjoukides : une puissance éclairée au Moyen Age

L'histoire d'une rencontre : l'Occident "croisé" et l'Orient turc musulman

Le statut de la femme turque au Moyen Age

"Renaissances" dans l'Orient musulman : des Ilkhans aux Timourides

Uluğ Bey : un scientifique au pouvoir

La condition féminine dans la société timouride

Deux tournants fatidiques pour l'Empire ottoman : le verrou safavide et la conquête du monde arabe

Un aperçu de la diversité humaine dans l'Empire ottoman tardif : moeurs, mentalités, perceptions, tensions

Le Turc osmanli : oppresseur des Arméniens ou victime démunie ?

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L'usure arménienne

Le mythe du "réformisme éclairé" des Arméniens et Grecs dans l'Empire ottoman

L'Empire ottoman, une chance pour les chrétiens d'Orient ?

Les reculs et les renoncements d'Abdülhamit II

Le règne d'Abdülhamit II (Abdul-Hamid II) : une "belle époque" pour les Grecs ottomans

Les ressources humaines dans l'Empire ottoman tardif : d'Abdülhamit II aux Jeunes-Turcs

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

Contre-révolution de 1909 : les femmes en péril

La révolution jeune-turque ou le glas de l'"invisibilisation" des femmes

L'intégration et l'émancipation des femmes sous les Jeunes-Turcs

L'opposition des non-Turcs à la mise en oeuvre de l'ottomanisme

Il n'est de richesse que d'hommes : le rôle salvateur des officiers unionistes durant la Première Guerre balkanique

Enver Paşa (Enver Pacha) et la réforme du couvre-chef

Enver Paşa (Enver Pacha) et la réforme de la langue (écrite) ottomane

La politique industrielle des Jeunes-Turcs

Ainsi parle le Turc : la participation à la Première Guerre mondiale vue par les hauts dignitaires ottomans

Le but suprême des Jeunes-Turcs : faire de la Turquie ottomane une puissance moderne et indépendante

L'intensification des réformes ottomanes sous le gouvernement de Talat Paşa (1917-1918)

Un Turc bleu au XXe siècle : la volonté de fer de Kemal Atatürk en Anatolie

Le développement accéléré des infrastructures sous Kemal Atatürk