René Grousset, Histoire de l'Asie, Paris, PUF, 1944 :
"Après l'extinction de la dynastie seldjouqide (vers 1300), l'Anatolie musulmane fut partagée entre plusieurs maisons turques locales parmi lesquelles nous mentionnerons celle de Qaramân qui s'établit dans la région de Qonya (1310-1390, puis de nouveau 1403-1467), celles de Kermian, de Saroukhan et d'Aïdin qui dans le courant du XIVe siècle enlevèrent aux Byzantins l'ancienne Lydie et l'ancienne Ionie, et surtout celle des Ottomans destinée à une si prodigieuse fortune.
Dans le lotissement du sultanat seldjouqide, les Ottomans s'étaient adjugé le nord-ouest de l'ancienne Phrygie, aux confins de la riche province byzantine de Bithynie. Othmân, le héros éponyme de la dynastie († 1326,) et son fils Orkhân (1326-1360) conquirent sur l'empire byzantin les villes bithyniennes de Prusa ou Brousse (1326), Nicomédie ou Izmîd (vers 1330) et Nicée ou Iznîq (1331). Le sultan Mourâd Ier qui vint ensuite (1360-1389) fonda la grandeur ottomane en imposant son hégémonie aux autres dynasties turques de l'Anatolie et en prenant solidement pied en europe par la conquête d'Andrinople (1362), conquête qui fut suivie de celle de la Roumélie et de la Macédoine. Bayézîd Ier (Bajazet) surnommé Yildirim ou l'Eclair (1389-1402) acheva en Europe la conquête de la Serbie et de la Bulgarie, triompha à Nicopolis de la croisade bourguignonne et hongroise (1396) et en Asie déposséda ou se subordonna étroitement les autres dynasties turques d'Anatolie. Il semblait à la veille de s'emparer de Constantinople quand le désastre que lui infligea Tamerlan à Ankara le 20 juillet 1402 arrêta pour près d'un demi-siècle la conquête ottomane (voir page 86).
La marche en avant des Ottomans reprit avec le sultan Mahomet II (1451-1481) qui en finit avec les derniers débris de l'empire byzantin : le 29 mai 1453, Mahomet II, réalisant le rêve huit fois séculaire de l'Islam, s'empara de Constantinople qui, sous le nom d'Istanboul, remplaça Brousse [plutôt Edirne] comme capitale. Il acheva la conquête des Balkans par l'annexion de la Serbie et de la Grèce, la conquête de l'Anatolie par l'annexion de l'émirat de Qaramân (Qonya). Sélîm Ier (1512-1520), détruisit le sultanat des Mameloûks dont il annexa le territoire, Syrie et Egypte (1517). Sélîm ajouta au titre de sultan celui de khalife, réunissant ainsi dans sa personne « ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur ». Soliman le Magnifique (1520-1566) accrut encore la situation mondiale de la Turquie. En Asie il enleva Baghdâd aux Persans (1534). En Europe, il conquit la Hongrie (bataille de Mohacz, 1526) et fit figure d'arbitre dans la lutte de François Ier et de Charles-Quint.
Le reste de l'histoire de la Turquie appartient à l'histoire de l'Europe. La Turquie, malgré le caractère asiatique de sa race, de sa religion et de sa culture, est au XVIe et au XVIIe siècle une grande puissance européenne qui s'impose comme un facteur de premier ordre dans toutes les affaires diplomatiques du temps. Elle ne perdra ce rôle au XVIIIe siècle que pour devenir l'enjeu des rivalités entre Etats européens." (p. 88-89)
André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983 :
"De l'enfance du futur sultan, on ignore presque tout car rien ne désignait son père comme l'héritier présomptif. Et Soliman avait, semble-t-il, des frères, qui furent exécutés beaucoup plus tard. Il n'y avait donc pas de raison pour que les historiographes relatent les faits et gestes de Soliman enfant plutôt que ceux des autres. Les récits des jeunes années des princes du sang n'ont jamais tenté les historiens ottomans. Ils en savaient d'ailleurs à peine plus que nous.
Sa mère, Hafsa Hatun, était, pense-t-on, la fille de Mengli Giray, khan des Tartares de Crimée. Les khans épousaient assez souvent des Circassiennes, ce qui explique le type circassien de Soliman [en réalité, les Circassiens (et les Nord-Caucasiens en général) se sont eux-mêmes fortement mélangés aux nomades des steppes (scytho-sarmates et altaïques), ce que confirme la génétique]. Elle était, dit-on, aussi intelligente que belle. Elle avait dix-sept ans à la naissance de Soliman et fut la dernière épouse de sultan issue d'une famille royale. Après elle, toutes seront des esclaves. C'est par elle que Soliman avait dans les veines du sang de Gengis Khan puisque les khans de Crimée descendaient de Djôchi, le fils aîné du conquérant de l'Asie.
L'enfance de Soliman a sans doute ressemblé à celle de tous les princes de la Maison d'Osman de l'époque ainsi qu'à celle de la plupart des enfants des classes supérieures de la société. Pendant les premières années de sa vie, il fut laissé aux seuls soins de sa mère et des femmes qui la servaient. Puis, quand il eut atteint l'âge de sept ans, son père prit personnellement en main la direction de son éducation. Selim n'était pas un tendre et on peut penser qu'il mena rudement celle de son fils. Un hoca, connu pour sa science et sa piété, veillait sur ses études.
Ses maîtres lui enseignèrent le Coran, la lecture et l'écriture, l'arithmétique et la musique. Ils l'initièrent aussi aux exercices du corps, au tir à l'arc entre autres, qui tiendront une large place dans sa vie de jeune homme. Vers onze ans, après sa circoncision, il quitta sa mère et le quartier des femmes. On lui attribua une « maison » ainsi que des serviteurs et un budget. Un gouverneur (lala) s'occupait de son éducation intellectuelle et physique. Comme tous les jeunes Turcs de son âge d'une condition élevée, il eut entre les mains les livres alors les plus répandus : L'Histoire des quarante vizirs, L'Histoire de Sindbad le Philosophe, le célèbre roman d'origine hindoue Kalila et Dimna, Les Mille et une Nuits traduits en turc, la geste de Seyyid Battal (Battal le Preux), personnage historique descendant du Prophète, dont la vie courageuse et pleine d'aventures donna naissance à une des premières épopées anatoliennes islamiques. Il apprit aussi certainement l'arabe, la langue de Mahomet, et le persan. Doué pour les langues, il sera capable, une fois sultan, de s'entretenir avec les membres de son entourage d'origine balkanique. Dans la société ottomane, les princes savaient travailler de leurs mains, et, comme son père, Soliman apprit l'orfèvrerie.
Quand il eut atteint l'âge de quinze ans, son grand-père, le sultan Bâyezîd [Beyazıt II], le nomma gouverneur de province (sancakbey), comme le voulait l'usage pour les princes ottomans. Le gouvernement de Karahisar (Şebinkarahisar) lui fut attribué, mais son oncle Ahmed, qui passait pour l'héritier présomptif, trouva que cette petite ville se trouvait trop près d'Amasya dont il était luimême le gouverneur et Soliman fut envoyé à Bolu. Ahmed fit à nouveau ressortir que Bolu était sur la route d'Amasya à Istanbul et que nommer là le fils de son frère (et donc son rival) attenterait à sa dignité. Il craignait surtout que le jour où le trône deviendrait libre Soliman ne lui coupât la route de la capitale. Finalement, le 6 août 1509, le jeune prince partit à Caffa (Théodosia), en Crimée. Il devait y passer trois ans.
Caffa avait été longtemps un important comptoir génois. C'est là qu'aboutissait une partie des produits de l'Inde et de l'Iran (épices, soie, coton) qui étaient ensuite transportés par mer vers la Méditerranée et vendus dans toute l'Europe. Caffa possédait le triste privilège d'avoir été le point de départ de la Peste noire, amenée d'Asie centrale par des caravanes vers 1345, qui de Gênes devait s'étendre à tout le continent et faire des millions de victimes. Mehmed II l'avait conquise en 1475 avec le reste de la Crimée et y avait maintenu au pouvoir le khan Mengli en qualité de vassal de l'empire ottoman. Sa fille avait épousé quelques années plus tard un des petits-fils de Mehmed, Selim, le père de Soliman. (...)
Bâyezîd n'avait pas destiné le trône à Selim plutôt qu'à un autre de ses fils. Quand se posa le problème de la succession, ses cinq fils encore en vie prétendaient tous au trône. Ahmed, l'aîné, était un bon politique, aimé du peuple mais guère des janissaires. Korkud, plus poète et mystique que soldat, n'était pas non plus apprécié des janissaires. Selim, en revanche, avait leur appui. Ses goûts et ses talents militaires, qu'il avait déjà exercés en attaquant les Safavides, leur plaisaient. Bientôt les deux autres frères moururent. La bataille se livra donc entre les trois premiers. Ils s'y étaient préparés en se faisant chacun nommer gouverneur dans une province proche d'Istanbul afin de pouvoir intervenir rapidement le jour de la succession. Selim, lui, s'assura le concours des Tartares de Crimée dont le khan était son beau-père. C'est là que Soliman lui apporta son aide." (p. 46-48)
"A l'époque où Roxelane arriva au Palais, la place de première sultane (kadin) était occupée par Gülbahar, probablement d'origine tartare, qui avait donné à Soliman un fils, Mustafa. Elle élimina sa rivale à l'occasion d'une scène qui, selon l'ambassadeur de Venise, se transforma en une véritable bataille. Roxelane eut des cheveux arrachés et le visage égratigné. Elle refusa de paraître devant Soliman, alléguant qu'il ne pouvait la voir en cet état. A partir de ce moment, le sultan n'eut plus de rapports avec Gülbahar (elle quitta le Harem avec Mustafa lorsque celui-ci fut nommé gouverneur de province, à Manisa). [à la différence de son arrière-grand-père Mehmet II et de son père Selim Ier, et bien qu'il n'ait pas réprimé la poésie pédérastique (registre d'inspiration arabo-persane), Süleyman était un hétérosexuel exclusif : il était d'ailleurs considéré comme tel par les contemporains étrangers]" (p. 100)
"Soliman savait que la Hongrie était plus divisée que jamais. Les paysans y étaient si misérables que beaucoup attendaient les Turcs comme des libérateurs. Jean Zapolya intriguait pour s'emparer de la couronne et les sentiments anti-allemands des nobles magyars étaient tels qu'ils n'avaient pas hésité à demander que soient expulsés de la Cour tous les Allemands qui entouraient le roi et son épouse, une Habsbourg, alors que leur pays avait un extrême besoin de l'aide de l'empereur. Des Hongrois partageaient l'opinion de Luther pour qui les succès des Turcs étaient le juste châtiment de la corruption romaine et des injustices sociales.
Le lundi 21 avril 1526, à la tête de 100 000 hommes et de 300 canons, le sultan quittait Istanbul par la porte d'Andrinople. Il était accompagné du grand vizir Ibrahim [Pargalı İbrahim Paşa, d'origine épirote (sans doute un Albanais), ami et favori de Süleyman] et des deux autres vizirs Mustafa et Ayas, du drogman de la Porte Yunis Bey et de nombreux dignitaires. Pour éviter de traverser les montagnes, l'armée suivit le cours des fleuves. Elle prit ainsi la direction du nord-ouest vers Belgrade. Le mauvais temps rendit le parcours entre Philippopoli et Nich très difficile. Des orages et de fortes pluies avaient gonflé les rivières, emporté des ponts et rendu les routes impraticables. La discipline, toujours parfaite dans l'armée ottomane, fut encore renforcée et on exécuta des soldats qui avaient foulé des champs ensemencés ou qui y avaient lâché des chevaux. Des juges même, note Soliman dans son Journal, furent pendus. Arrivé à Sofia, le grand vizir reçut l'ordre de se porter en avant sur Petrovaradin afin de préparer le siège de la ville pendant que le sultan irait à Belgrade où les sancakbey de Bosnie et d'Herzégovine le rejoindraient avec leurs troupes. Le khan des Tartares de Crimée, Saadet Giray, était aussi là. Les mines eurent rapidement raison de la forteresse de Petrovaradin. Le grand vizir annonça la nouvelle au sultan précédé, disent les chroniqueurs, de 500 têtes des défenseurs de la garnison. Les Ottomans, eux, n'avaient perdu que 25 hommes." (p. 83-84)
"Le 25 avril 1532, le sultan se mettait en route pour une nouvelle campagne dans les pays danubiens. Avec lui, plus de 100 000 hommes dont 12 000 janissaires, 30 000 soldats d'Anatolie, 16 000 de Roumélie, 20 000 cavaliers de la Porte, le reste comprenant des akinci, sapeurs, pontonniers, etc. 300 canons composaient, comme dans les campagnes précédentes, son parc d'artillerie. A Belgrade, il devait recevoir le renfort de 15 000 Tartares, avec à leur tête Sahib Giray, le frère du khan. A Essek, le sancakbey lui amena encore des troupes. C'est donc à la tête de 150 000 à 200 000 hommes, dont probablement 100 000 combattants, que Soliman se portait à la rencontre de Charles Quint." (p. 116)
"Soliman avait, lui aussi [comme Selim], conscience du danger que représentait l'élément chiite (les Kizilbaş) pour l'empire. Il connaissait aussi les persécutions dont les Sunnites étaient l'objet, en Mésopotamie : notabilités sunnites exécutées, tombeaux de Abu Hanifa (fondateur du rite auquel appartiennent les Turcs) et d'Abdulkadir Gilani détruits, conversion des mosquées sunnites en mosquées chiites. Les possessions safavides étaient aussi un obstacle aux projets turcs en direction de l'océan Indien. La découverte de la route du cap de Bonne-Espérance par les Portugais avait mis en péril le rôle traditionnel d'intermédiaire du Proche-Orient entre l'Asie du Sud-est et l'Europe occidentale. Il ne pouvait subsister que si les Ottomans, qui contrôlaient depuis 1517 la voie de la mer Rouge et de l'Egypte, avaient aussi sous leur autorité celle du golfe Persique et de la Mésopotamie, par laquelle transitaient également les produits venant de l'Asie orientale. Enfin, les possessions safavides empêchaient les Turcs d'Istanbul d'exécuter les projets qu'ils avaient de tendre la main, par-dessus l'Iran, à leurs alliés Özbek [dynastie chaybanide].
Soliman avait donc toutes les raisons d'entreprendre une campagne contre le chah. Cette guerre, la « Campagne des Deux Irak », durera deux ans. Elle n'entraînera ni la défaite ni la ruine des Safavides, mais elle assurera aux Ottomans de vastes possessions au Moyen-Orient, qu'ils garderont pendant près de quatre siècles.
Les Ottomans trouvèrent un double prétexte pour déclarer la guerre : la trahison du bey de Bitlis, Şeref Khan, au profit du chah et, à Bagdad, l'assassinat du gouverneur safavide qui, lui, avait abandonné le chah et envoyé à Soliman les clés de la ville. La Porte considérait qu'en sa qualité de détenteur de ces clés, le sultan ottoman en était le seul propriétaire et qu'en l'occupant à nouveau Şah Tahmasp avait attaqué Soliman et entraîné Bagdad dans l'hérésie chiite.
A l'automne 1533, au terme de longs préparatifs, Ibrahim partait en qualité de serasker (chef suprême de l'armée) pour Bitlis et l'Azerbeidjan iranien. A travers l'Anatolie puis l'Azerbeidjan, les troupes rencontrèrent des difficultés dues aux intempéries et au relief montagneux mais elles eurent peu à combattre : Ibrahim n'avait pas encore atteint Konya que la tête du gouverneur rebelle de Bitlis lui était envoyée par le gouverneur de l'Azerbeidjan [Ulema Han Tekel], qui avait trahi Tahmasp. Peu après, les commandants des forteresses safavides de la région du lac de Van firent savoir qu'ils se soumettaient au sultan. Ibrahim et ses unités prirent alors la direction d'Alep, où ils passèrent l'hiver. S'il avait alors marché sur Bagdad, il aurait certainement pris la ville. Les Ottomans étaient déjà à Kirkuk et à Mosul et il est étonnant qu'ils n'aient pas réalisé plus tôt le vieux rêve de s'emparer de la capitale des Abbassides. Ibrahim fut-il alors dissuadé de mettre à exécution ce projet par les intrigues de son rival Iskender Çelebi, le ministre des Finances, qui l'aurait poussé à entreprendre une opération désastreuse ? Ou subit-il les pressions des transfuges safavides auxquels des gouvernorats en Perse avaient été attribués à l'avance? Ne pensait-il pas aussi qu'il réussirait sans difficultés majeures à s'emparer de Qom, Kachan et Ray, puis à conquérir Bagdad ?
Au printemps, les Ottomans prirent donc la direction de Tabriz. Les chefs de tribus et les commandants des garnisons safavides firent les uns après les autres leur soumission et, le 16 juillet 1534, Ibrahim entrait solennellement dans la capitale de l'empire safavide, Tabriz, que Tahmasp venait d'abandonner. Il y fit aussitôt construire une forteresse et installa une garnison. Soliman le rejoignit deux mois plus tard. Son voyage de Constantinople en Azerbeidjan avait été une marche triomphale parmi des populations qui venaient de loin lui rendre hommage. A Tabriz, les émirs du Gilan et de Chirvan lui firent leur soumission. Le fils de ce dernier fut nommé gouverneur de Tabriz. Puis les deux armées, celle du sultan et celle d'Ibrahim, prirent la direction du sud, vers Bagdad.
La mauvaise saison rendait l'avance des troupes difficile. De nombreuses bêtes périrent dans les défilés de Hamadan, des pièces d'artillerie (100 sur 300, selon un chroniqueur) ne pouvant plus être transportées durent être enterrées, les chariots brûlés ; des canons durent aussi être abandonnés, dont s'emparèrent les Safavides. Les intempéries, là encore, constituaient le principal adversaire du sultan dont l'état-major, de toute évidence, n'avait pas pu ou pas su préparer la logistique. Ravitailler une armée de 200 000 hommes était une entreprise difficile dont l'organisation demandait un soin extrême. Des erreurs avaient sans doute été commises : le manque de ravitaillement fut tel qu'un des plus hauts dignitaires ottomans, le nişanci, mourut de faim au cours de la campagne. Et Tahmasp appliqua sa tactique habituelle de la terre brûlée : la lourde armée ottomane était incapable de rejoindre la légère cavalerie safavide. Jamais elle n'y parviendra, jamais les Ottomans ne pourront conquérir l'Iran ni même s'établir durablement en Azerbeidjan." (p. 124-127)
"Au printemps de 1548, Soliman se mit une fois de plus à la tête de son armée. Elkas Mirza était déjà en Azerbeidjan où il essayait de fomenter une révolte contre le chah. Par Konya et Sivas, le sultan gagna Erzurum. Elkas Mirza vint à sa rencontre pour lui demander d'attaquer tout de suite Tabriz, la capitale, que son frère avait abandonnée. Il proposa un massacre général des habitants ou, au moins, leur expulsion. Soliman refusa et préféra mettre le siège devant Van, la principale forteresse de la région, qu'il avait occupée en 1534 et que le chah avait reconquise. Elle ne résista pas plus d'une semaine. On était déjà fin août. L'hiver venant vite dans l'Est anatolien, le sultan gagna Alep, par le Diyarbekir, pour y passer la mauvaise saison. Pendant ce temps, ses généraux pourchassèrent les Safavides et occupèrent les forteresses de la région du lac de Van. De son côté, Elkas Mirza ravageait l'ouest de l'Iran, Qom et Ispahan, d'où il faisait parvenir à son protecteur ottoman de somptueux présents prélevés sur l'énorme butin qu'il accumulait aux dépens de son frère. Trop occupé sans doute par ses razzias, il ne s'aperçut pas du piège que son autre frère, Sohrab, lui tendait. Fait prisonnier, Tahmasp lui épargna la vie mais l'enferma dans la forteresse d'Alamut. Il y fut assassiné peu après.
A la fin de l'hiver, Soliman quitta la Syrie pour Erzurum. De là, il envoya Ahmed Pacha, son second vizir, nettoyer la région entre Kars et Artvin des beys safavides. Ce furent les succès les plus marquants de la campagne : une vingtaine de forteresses occupées, la région placée sous le contrôle des forces ottomanes. Le sultan rentra à Constantinople d'où il expédia aux souverains d'Europe des lettres de victoire leur annonçant la prise de 31 villes, la destruction de 14 forteresses et la construction de 28 autres. L'expédition, qui avait duré une vingtaine de mois, avait établi plus fermement l'autorité de la Porte dans l'est de l'Anatolie. Mais Soliman n'avait pas atteint son véritable objectif : rencontrer le chah dans une grande bataille, l'écraser et en finir avec les Safavides." (p. 199-200)
"(...) Soliman, à la tête de l'armée, se dirigea vers Alep pour y passer l'hiver [1553-1554]. C'est là que le voyageur anglais Anthony Jenkinson assista à son entrée dans la ville, dans toute sa gloire. Le cortège s'ouvrait, dit-il, par 6 000 cavaliers légers, les sipahi, tous habillés d'écarlate. Après eux venaient 10 000 tributaires du Grand Turc, en velours jaune et coiffures de même couleur, à la mode tartare, l'arc à la main. Ils étaient suivis de quatre capitaines vêtus de velours cramoisi, ayant chacun sous ses ordres 12 000 hommes d'armes, le heaume sur la tête, un cimeterre à la main." (p. 205)
"La soie fait l'objet, dans l'empire ottoman, d'un important trafic. Elle vient surtout du Gilan et du Mazanderan, les régions de l'Iran voisines de la Caspienne qui produisent les qualités les plus fines, du Khorassan aussi. A travers l'Anatolie, des caravanes l'apportent à Bursa, depuis longtemps le principal centre de ce commerce. Les acheteurs sont des Italiens (Florentins et Vénitiens) qui réalisent là d'énormes bénéfices, souvent de 70 à 80 ducats par fardello (150 kg). Depuis la conquête de la Syrie, en 1516, les Ottomans ont aussi le contrôle d'Alep, l'autre centre du commerce de la soie, où des marchands arméniens et tartares arrivent de Perse par la vallée de l'Euphrate ou le Diyarbekir. Les guerres turco-iraniennes, tout au long du siècle, gênent le trafic, qui est plusieurs fois interrompu, mais avec le goût croissant de la nouvelle société européenne pour les brocarts, satins, taffetas, tussors, etc, et le développement continu de l'industrie textile de luxe en Europe, le commerce des « villes de soie » turques ne fera que croître." (p. 292-293)
"Après la conquête de Constantinople qui avait achevé de mettre en contact les Ottomans avec le monde chrétien, on aurait pu penser que la culture helléno-chrétienne exercerait son influence sur la civilisation turque et peut-être en modifierait le cours, comme il était arrivé si souvent dans le passé dans des circonstances semblables. Il n'en fut rien. Au XVe et au XVIe siècle, les Ottomans empruntèrent aux Chrétiens des éléments matériels dans de nombreux domaines, de l'artillerie à la navigation, des sciences à la géographie, mais rien n'entama leur culture venue du fond des âges et de leurs origines asiatiques et musulmanes. Les traces des influences chrétiennes que l'on discerne alors dans la culture turque sont sans portée réelle.
Ce furent les Chrétiens qui s'ottomanisèrent. Le devşirme n'y fut pas étranger. Il est étonnant de constater à quel point les jeunes Chrétiens « enlevés » et devenus musulmans se turquifiaient facilement. Tous, presque sans exception, devenaient en l'espace de quelques années des Turcs ottomans d'une fidélité totale à leur nouvel idéal, dont ils adoptaient mœurs, religion et culture. Dans le creuset du puissant et sans cesse victorieux empire, tout se fondait. De l'héritage intellectuel grec et chrétien, les Ottomans ne prirent presque rien. Le néoplatonisme d'Avicenne et l'aristotélisme d'Averroès s'étaient effacés depuis longtemps devant le mysticisme de Ghazzali et les apports arabes et persans. Il n'y eut pas, cette fois-ci, de revanche spirituelle ni intellectuelle du vaincu sur le vainqueur.
La culture turque, après les conquêtes foudroyantes des princes de la Maison d'Osman, acheva, elle aussi, de s'unifier. Par la force des choses, ce fut celle des Osmanli qui s'imposa. Istanbul, centre politique et intellectuel d'un empire de plus en plus puissant, obligea les populations soumises, vassales ou amies, à utiliser sa langue. Les poètes et les écrivains d'Azerbeidjan, par exemple, durent s'exprimer en turc osmanli, tout comme les sujets du sultan furent amenés à parler et à écrire la langue des soldats et des fonctionnaires de la Porte.
Au XVIe siècle, la supériorité de l'osmanli s'est définitivement affirmée. Il existe alors une conscience littéraire turque, héritage à la fois du passé turc et des lettres persanes et arabes. La littérature persane, bien qu'en décadence, est toujours présente, moins cependant qu'au siècle précédent où l'on avait vu Mehmed II faire écrire en persan, par le poète Sehdi, un şahnahme (épopée versifiée) des Osmanli et protéger, au mécontentement des Turcs, les écrivains et les poètes qui venaient du Khorassan et de l'Iran à la Cour de Constantinople. Mais une réaction s'est produite en faveur de la littérature turque, en partie grâce à l'influence qu'exerça dans le monde turc le grand poète Ali Şir Nevai, né au Khorassan. Il composa en turc son œuvre immense, qu'on lit aujourd'hui encore en Asie centrale. « Il insuffla vie dans le corps inerte de la langue turque » a dit de lui le sultan [timouride] Husayn Baykara, dont il fut le confident et l'ami à la cour de Hérat. Sa poésie érotico-mystique, dans laquelle l'amour est spiritualisé même quand il déborde sur le profane, la même que celle qui inspira les grands poètes persans Omar Khayyam, Nizami, Sâdi, Cellaledin Rumi et les autres, sera aussi celle des écrivains ottomans. Ils l'adapteront au génie de la race turque et donneront à sa langue ses lettres de noblesse." (p. 352-353)
"Au XVIe siècle, la peinture turque avait déjà un long passé. Aux temps préislamiques, des artistes avaient assimilé les éléments chinois, iraniens, indiens même, avec ceux des civilisations turco-mongoles auxquelles appartenaient alors les dynasties qui régnaient sur presque tout le Moyen-Orient. L'idéal de beauté que l'on trouve sur les plus anciennes illustrations et sur les très nombreuses céramiques relève du type turco-mongol (personnages joufflus aux yeux en amandes). Souvent confondue avec celle de l'Iran, la peinture turque n'a ni le contenu émotionnel ni l'idéalisation systématique de ses personnages. Réaliste, elle se borne le plus souvent à apporter une documentation sur les événements et les hommes qu'elle décrit sans les idéaliser mais avec une fantaisie poétique et un lyrisme coloré tout particulier, immédiatement reconnaissable pour un œil un tant soit peu familier avec la peinture orientale.
Les scènes d'amour sont rares17 ; celles de combats, de processions, de fêtes, qui nous montrent le sultan ou le petit peuple qui défile devant lui ou encore qui s'amuse, occupent une large place. Pas de personnages alanguis et hors du naturel comme chez les Persans, mais des hommes tels qu'ils sont, aux silhouettes épaisses ou fluettes, belles ou laides. Les sultans eux-mêmes ne sont pas embellis. On peut difficilement imaginer personnage moins séduisant que Selim II, pataud et rouge, tirant à l'arc, par Nigâri, ou Mehmed III son petit-fils, barbu et bouffi, presque ridicule sur son cheval qui paraît ployer sous son poids. Parmi les nombreux portraits de Soliman, une miniature de Nigâri, souvent reproduite, le représente dans sa vieillesse, amaigri, les traits tirés sous sa barbe blanche. (...)
Plutôt que le détail, c'est l'harmonie globale de la surface qui compte. Peinture iranisante, certes, mais à laquelle le caractère turc a apporté son génie propre et qui subira bientôt, après des retours au maniérisme oriental, l'influence de l'Occident qu'elle assimilera à son tour sans jamais se confondre avec lui.
L'influence iranienne, qui se perpétuera longtemps, est particulièrement évidente dans les miniatures qui illustrent les recueils de poèmes, les divan, qui développent les thèmes habituels de la poésie orientale. Elle l'est sensiblement moins dans celles qui décorent les chroniques militaires. Là, pas de tradition à observer et, si les miniaturistes ottomans suivirent au début les traces des Persans, ils s'en éloignèrent rapidement pour donner libre cours à leurs dons d'observation et à leur souci de réalisme parfois même teinté d'humour. (...)
17. Des miniatures érotiques figurent cependant à la bibliothèque de Topkapi." (p. 345-346)
"Les ateliers d'Iznik (ceux de Rhodes n'ont jamais existé) ont produit aussi au XVIe siècle des plats, des vases, des aiguières, des coupes, des lampes de mosquée qui comptent parmi les plus belles pièces de l'histoire de la céramique [sur le rôle des Azéris de Tabriz dans ces ateliers, cf. ci-dessous]. Mêlant les influences persane, chinoise et italienne à leur propre tradition, la fleur de lotus, le nuage stylisé et le rumi, les grands plats et les coupes sortis d'Iznik à cette époque sont de véritables œuvres d'art dans lesquelles la fantaisie des créateurs (souvent des miniaturistes de la Cour qui fournissent des « cartons » aux potiers) s'est donné libre cours. Un certain maniérisme n'est pas toujours absent, la stylisation aboutit quelquefois à un naturalisme de pure fantaisie, mais la qualité de la couleur et du dessin, la finesse du trait enchantent. La technique atteint à la perfection. De 1520 à 1540, le bleu et le turquoise dominent [le bleu est une couleur sacrée dans le paganisme turc] ; la palette ensuite s'élargit et, comme pour les carreaux de revêtements, la céramique est à son apogée. Emancipée des influences étrangères, elle affirme son originalité. Des animaux, des oiseaux, plus rarement des personnages, apparaissent dans le décor de ces pièces dont la renommée s'étend loin en Europe et dont on vante « l'insouciante élégance, la grâce naturelle ». Les grands personnages en achètent et se conseillent les uns les autres sur celles à acquérir.
L'âge d'or des pièces de forme durera peu, comme celui des carreaux de revêtement. Dès la première moitié du XVIIe siècle, la qualité baisse, le dessin se trouble, les couleurs perdent de leur vivacité. La production diminue. On comptait trois cents potiers à Iznik au début du siècle ; en 1648, ils ne sont plus que neuf et, en 1720, les ateliers fermeront. Leurs ouvriers seront installés à Istanbul, dans le quartier de Tekfur Saray, où ils produiront une céramique d'inégale valeur. Iznik sera aussi relayé par Kütahya, pour les pièces de forme, où des artisans, en majorité arméniens, produiront jusqu'au XIXe siècle une poterie de formes et de couleurs variées, agréables à l'œil et quelquefois amusantes, mais d'une qualité sans commune mesure avec celle de la grande époque d'Iznik." (p. 342-343)
"Le plus grand poète du XVIe siècle est-il Fuzulî ou Bâki ? Pour l'historien de la poésie turque E. J. W. Gibb, « le génie de Fuzulî, un des plus authentiques poètes que l'Orient ait vu naître, suffirait à lui seul à illustrer à jamais le siècle de Soliman ». Fuad Köprülü, tout en pensant aussi que Fuzulî est le plus grand poète de la littérature turque et qu'il dépasse Bâki pour l'expression du sentiment, place ce dernier au-dessus de lui pour son charme musical et sa plastique impeccable. Fuzulî naquit près de Bagdad, qu'il ne quitta probablement jamais.
Musulman chiite, il fut le « gardien » du tombeau d'Ali, à Nedjef [bien que sunnite fervent, Süleyman était plutôt tolérant vis-à-vis des chiites des terres conquises]. D'abord sujet de Şah Ismail, il se rallia au sultan de Constantinople après la prise de sa ville, en 1554 [1534]. D'origine turque, il écrivit d'abord en turc azeri (d'Azerbeidjan) puis en osmanli, mais il a laissé aussi des poèmes en arabe, d'inspiration surtout religieuse et, en persan, des écrits en vers et en prose. Ses trois cents gazel, en turc, appartiennent au genre érotico-mystique habituel. Ils chantent l'amour et la tristesse, la passion malheureuse, le temps qui passe et la mort qui viendra, le découragement qui gagne le poète." (p. 354)
Robert Mantran, Histoire d'Istanbul, Paris, Fayard, 1996 :
"La puissance de l'Empire ottoman [sous Süleyman] semble alors faire revivre la gloire passée des empires anciens, omeyyade et abbasside, puisque la très grande majorité des Arabes, auxquels s'ajoutent les Turcs, les Azéris et les Kurdes, sont désormais sous l'autorité d'un même souverain, champion de l'islam face aux puissances chrétiennes." (p. 214)
"Sous Selîm Ier comme sous Soliman le Magnifique, en revanche [après le règne de Beyazıt II], la population stambouliote se modifie profondément. Le sultan peuple sa capitale de manière autoritaire, mais non sans arrière-pensées esthétiques. Après la victoire de Tchaldiran et la conquête de Tabriz, en 1514, Selîm Ier déporte des habitants des régions conquises. Dans leurs rangs, il y a un bon millier d'artisans spécialistes de la faïence et de la céramique, dont les splendides carreaux seront les éléments essentiels pour le décor mural des mosquées et des palais du XVIe siècle." (p. 226)
"Les trésors et les richesses qu'il [Süleyman] a amassés au cours de ses conquêtes lui permettent de donner de l'éclat aux arts. Souverain bâtisseur, il a trouvé en l'architecte Sinan un réalisateur de génie et l'on peut certainement comparer la mosquée Süleymaniye à la basilique Sainte-Sophie de Justinien. La réussite de ces réalisations architecturales tient aussi à l'élément décoratif : Selîm Ier, on l'a dit, avait fait transférer d'Azerbaïdjan des spécialistes de l'art de la faïence ; Soliman sut utiliser leurs compétences en créant des ateliers spéciaux à Iznik (Nicée) et à Istanbul d'où sont sortis les magnifiques décors de faïence qui ornent les murs de maintes mosquées et de plusieurs palais : à partir d'Istanbul, l'art « ottoman » s'est répandu jusqu'à Rhodes et à Damas et a émerveillé bien des voyageurs. (...)
A travers l'octroi des capitulations, François Ier fait preuve d'une remarquable ouverture d'esprit : la création du Collège royal, où sont enseignés l'arabe, l'hébreu, le turc et la quête de manuscrits pour la Bibliothèque royale sont quelques initiatives concrètes pour se rapprocher et mieux comprendre une terre de civilisation et de culture, lointaine et méconnue. Les ambassadeurs envoyés à Istanbul sont souvent accompagnés d'hommes curieux de connaître ce monde nouveau si bien que les relations de voyage se multiplient. (...)
La multiplication des voyages d'Occidentaux et de leurs relations écrites traduit la curiosité et l'admiration de l'Europe entière pour le sultan, pour tout ce qui l'entoure, pour son système de gouvernement. Le prestige de l'Istanbul de Soliman est alors si grand qu'il ferait presque oublier le souvenir de la Constantinople byzantine. C'est là un sentiment commun à tous les voyageurs : « La ville de Constantinople est située en ce lieu le mieux à propos pour la grandeur d'un souverain que nulle autre ville au monde », écrit le Français Pierre Belon qui séjourna dans la cité au XVIe siècle." (p. 241-243)
Sur Süleyman et son temps : Kanuni Sultan Süleyman (Soliman le Magnifique ou le Législateur)
Le XVIe siècle, l'"âge d'or" de la civilisation ottomane
Mimar Sinan, un grand génie turco-ottoman
L'Empire ottoman et l'Occident chrétien à l'époque moderne
L'appartenance de l'Empire ottoman au système diplomatique européen
Les Turcs et l'art : créateurs, mécènes et collectionneurs
L'influence chinoise sur les arts seldjoukide, timouride et ottoman
L'âge d'or de la Perse : la période seldjoukide
La puissante originalité de l'art seldjoukide
Les Seldjoukides : une puissance éclairée au Moyen Age
L'histoire d'une rencontre : l'Occident "croisé" et l'Orient turc musulman
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Deux tournants fatidiques pour l'Empire ottoman : le verrou safavide et la conquête du monde arabe
Une hypothèse sur l'anticléricalisme kémalien
La déchéance économique des Turcs dans l'Empire ottoman
Une puissance vermoulue : l'accumulation de failles et de retards dans l'Empire ottoman