jeudi 30 septembre 2021

Cemal Paşa (Djemal Pacha), un général en guerre : les appréciations d'Auguste Sarrou (1917)



Auguste Sarrou (chef de bataillon), rapport sur la situation militaire de la Syrie, 20 août 1917, source : Les armées françaises dans la Grande Guerre (ministère de la Guerre), tome IX, volume 1, volume d'annexes, Paris, Imprimerie nationale, 1935, p. 481-486 :

"La situation militaire des Turcs en Syrie s'est considérablement améliorée depuis la dernière offensive de l'armée anglaise à Gaza (avril 1917).

L'inactivité des Russes sur le front du Caucase a permis d'envoyer des renforts importants, en hommes et en matériel, sur le front de Palestine. Ces renforts ont été tirés du front du Caucase et des divers fronts d'Europe (Roumanie, Galicie et Macédoine).

Nos agents nous ont signalé les transports suivants envoyés en renforts par chemin de fer, d'Alep à Damas sur la Palestine :

1° du 1er mai au 8 juin : 11.550 hommes, — 164 canons de divers calibres et en général de petit calibre, — 363 mitrailleuses ;

2° du 9 juin au 9 juillet : 23.000 hommes, — 85 canons de petit calibre, — 6 canons de montagne, — 10 canons de 75 m/m, — 150 mitrailleuses.

De plus la direction et l'esprit d'organisation de Djemal Pacha, qui était et reste le meilleur général de l'armée turque, et qui y dirige depuis le début de la guerre toutes les opérations contre l'armée anglaise, ont donné au front de Palestine une valeur considérable qui s'accroît tous les jours par les travaux de fortification poussés très activement. (...)

Les 35.000 hommes de la première ligne sont chargés de la défense du front de Gaza, qui s'étend de Gaza à Bir es Seba.

Une voie ferrée Decauville sert au ravitaillement de ce front ; elle s'embranche sur le chemin de fer de Jaffa à Jérusalem près de Ramlé et se dirige sur Bir es Seba : un second embranchement part d'Et Tiné et aboutit à 4 ou 5 kilomètres au nord-est de Gaza.

Les 8.000 hommes en réserve sont chargés de la défense des côtes vers Jaffa, sur lesquelles les Turcs craignent une opération de débarquement qui menacerait les derrières de l'armée de Syrie. L'artillerie est assez nombreuse et elle est répartie sur tout le front de Palestine, qui est divisé en quatre groupes. Dans chaque groupe les canons restent en place, quels que soient les mouvements des divisions d'infanterie. 236 canons, 97 mortiers de tranchées, la canons de tranchées, 39 canons anti-aériens.

L'artillerie lourde est commandée par les Autrichiens.

Les Allemands, peu nombreux, sont chargés des divers services techniques : aviation, mitrailleuses, automobiles, génie, etc.

Une grande quantité de mitrailleuses ont été expédiées sur ce front et l'état-major turc vient de transformer les quatrièmes compagnies de chaque bataillon en compagnies de mitrailleuses, 280 mitrailleuses au moins.

Les travaux de fortification sont très développés ; les aviateurs anglais suivent facilement les progrès quotidiens de ce système de défense, qui comprend plusieurs lignes de tranchées et des redoutes solidement établies.

Djemal Pacha a fait faire en moins d'un mois plusieurs millions de sacs à terre, que la population lui a fournis gratuitement.

C'est ainsi que sur ce front il faut désormais s'attendre à mener une guerre de tranchées.
(...)

Des bandes de pillards infestent en outre toute la Syrie, surtout la région entre Alep et Damas. Elles pillent les convois du gouvernement ottoman.


Ainsi donc l'armée turque, bien que renforcée et solidement organisée sur le front de Palestine, ne s'en trouve pas moins dans une région difficile et menaçante par suite de l'hostilité des populations, des difficultés de ravitaillement et des menaces de débarquement des alliés ; débarquement toujours possible tout le long des côtes de la Syrie, de la Cilicie et de la Palestine. Seules l'autorité, l'énergie et l'activité de Djemal Pacha, arrivent jusqu'ici à rendre le front de Palestine aussi compact et aussi puissant, malgré le moral très éprouvé des hommes et des officiers, et malgré les éléments disparates de ses unités de combat.
(...)

Le service de renseignements de Syrie a recueilli de nombreux bruits sur les intentions des Turcs en Palestine et Mésopotamie.

De ces bruits, comme des renseignements puisés auprès de l'attaché militaire de Grèce à Constantinople, que j'ai rencontré à Athènes vers le milieu du mois d'août, on peut déduire ce qui suit :

Jusqu'au mois de juillet, il ne semble pas qu'il y ait eu un plan bien défini et bien arrêté chez les Turcs. Des renforts importants ont été à la fois expédiés en Palestine, en Mésopotamie, et au Caucase.

Il est certain que des divergences d'opinion ont eu lieu entre Djemal Pacha et les Allemands, représentés par le général Falkenhayn
et soutenus par Enver Pacha.

Djemal Pacha demandait des renforts et la préférence pour le front de Palestine.


Falkenhayn voulait concentrer tous les efforts en vue d'une opération offensive, ayant pour but la prise de Bagdad.

Djemal soutenait qu'il fallait préférer, à la Ville Sainte de la Mésopotamie déjà perdue, la conservation des deux autres villes, plus importantes encore au point de vue religieux et politique : Médine et Jérusalem.


Les intentions de Djemal Pacha ne seraient pas de prendre l'offensive, mais de conserver une défensive victorieuse.

A Constantinople, on a parlé d'une offensive au Caucase et surtout d'une grande opération en Mésopotamie, dans le but de reprendre Bagdad. C'est Falkenhayn qui devait diriger en personne cette dernière.

Il n'est pas possible que, d'une part, l'influence de Djemal Pacha, qui attire à lui une bonne partie des ressources militaires de l'empire ottoman et qui a déjà obtenu ce qu'il demandait (c'est-à-dire la 26e division et un régiment (le 146e) de la 46e division, qui était envoyée en Mésopotamie) et que, d'autre part, l'entrée en action de la Grèce qui peut menacer la Thrace, les Dardanelles, ou l'Anatolie, ne soient pas des causes ayant pu ou devant modifier les intentions offensives des Allemands sur Bagdad."

Sur le rôle de Cemal Paşa pendant la Première Guerre mondiale : Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

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Cemal Bey, une "figure intéressante"



Le général Frédéric-Georges Herr, Sur le théâtre de la guerre des Balkans. Mon journal de route (17 novembre - 15 décembre 1912), Paris, Berger-Levrault, 1913, p. 118-119 :


"Mercredi 11 décembre.

Je ne puis quitter Constantinople sans faire ma visite habituelle à la Croix-Rouge russe. Son installation est des plus confortables : on a utilisé les locaux de l'hôpital russe évacué pour la circonstance. Les ressources dont on dispose permettraient aisément de traiter une centaine de malades et de blessés ; cependant, malgré les demandes, 35 lits seuls sont occupés. Les Turcs, dont les hôpitaux sont encombrés, ne veulent pas avouer qu'ils ont besoin d'autrui, surtout des Russes qui sont loin d'avoir leurs sympathies.

Parmi les hospitalisés se trouvent trois officiers turcs. L'un d'eux s'est trouvé dans la sphère d'action d'un obus explosif. Il n'a reçu aucune blessure, mais une vigoureuse commotion qui lui a enlevé la mémoire et l'a laissé depuis plusieurs semaines dans un état d'hébétude complet.

Déjeuné chez des amis. J'y rencontre une figure intéressante. C'est un officier turc du nom de Djemal Bey. Ancien général de division rétrogradé par la Commission de révision des grades, il avait quitté l'armée pour aller occuper, après les massacres, l'emploi de vali à Adana.

L'adresse avec laquelle il avait pu donner satisfaction aux puissances lui avait valu un rapide avancement et sa nomination à Bagdad.

C'est là qu'il se trouvait au moment de la déclaration de guerre. Il a demandé alors à reprendre du service et a reçu le commandement d'une division de réserve. Il venait d'être atteint par une attaque de choléra, lorsque, il y a une quinzaine, ont été prises des mesures de précaution contre le Comité Union et Progrès. Djemal Bey, qui est actuellement de ce parti, a dû à sa maladie d'être gardé aux arrêts et non en prison. Il est, depuis hier, rendu à la liberté avec ses amis politiques, énergique, intelligent, il jouera un rôle important dès que son parti reviendra au pouvoir.

Voir également : Cemal Paşa (Djemal Pacha), le "Turc turcophile"

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mardi 28 septembre 2021

Première Guerre balkanique : les services rendus par l'hôpital français d'Istanbul



Georges Rémond
(correspondant de guerre de L'Illustration),
Avec les vaincus. La campagne de Thrace (octobre 1912-mai 1913), Paris, Berger-Levrault, 1913, p. 146-150 :

"Une visite aux blessés recueillis à l'hôpital français de Constantinople

Guidé par le Dr de Lacombe [Léon de Lacombe], l'éminent chirurgien dont les travaux, le talent de professeur, les soins prodigués aux malades ont mis l'hôpital français de Constantinople au premier rang parmi les institutions européennes analogues, je viens d'interroger les blessés, d'examiner leurs plaies [fin novembre 1912]. Cent cinquante ont passé ici depuis le commencement de la guerre. Je questionne le Dr de Lacombe sur les effets de la balle bulgare, la gravité des blessures. Il veut bien me donner à ce sujet une série de renseignements précieux que je transcris sous sa dictée.

Il était à peu près admis, jusqu'ici, que parmi les blessures de guerre 8 ou 10 % étaient dues au canon, de 5 à 10 à l'arme blanche (sabre et baïonnette), le reste, 80 %, au fusil.

Or, pour un mouvement de cent cinquante blessés, pris sans aucun choix, la formule se trouve renversée. La grande majorité des blessures est due à des balles de shrapnells. — Je l'ai constaté, moi aussi, sur les blessés rencontrés durant les deux retraites de Lulé-Bourgas et de Viza. Les assistants du Dr de Lacombe, lui donnent leurs soins, durant une partie de la journée, aux blessés des autres hôpitaux, en apportent la confirmation.

De plus, on admettait généralement que la halle de shrapnell avait peu de pénétration. —Je me rappelle en avoir vu d'innombrables exemples en Tripolitaine. Entre autres celui-ci : un shrapnell ayant éclaté sur la tente de Nazim bey, qui commandait devant Tobrouk, celle-ci fut renversée, lui-même couvert de débris, atteint en plusieurs endroits ; mais, à l'émerveillement de tous, les balles n'avaient pas percé l'épaisseur de sa robe de chambre. — Or, cette fois-ci, elles ont fait des plaies pénétrantes ; chez un blessé la halle a traversé tout le thorax et a pénétré dans la région du foie. Chez d'autres elle a fait éclater des os sur une étendue de dix à douze centimètres.

Il est indiscutable que de tels effets doivent être attribués à l'excellence de la fabrication française, les canons bulgares provenant tous du Creusot.

Quant aux blessures dues aux balles de fusil, elles guérissent dans le minimum de temps. Ne sont mortelles que celles qui déchirent un gros vaisseau, un organe essentiel comme le cœur, l'estomac, l'intestin, le foie, si ce dernier est atteint dans une région très vasculaire. Des soldats traversés de part en part, même obliquement, ou de haut en bas, la balle pénétrant à la base du cou, passant à travers tout le thorax et tout un poumon, ont été guéris en dix jours.

Ce qui est remarquable, c'est l'absence de suppuration que l'on constate dans ces plaies dues à la balle du fusil moderne. Celle-ci, me dit le Dr de Lacombe, est aseptique lorsqu'elle arrive au contact du corps. La déflagration formidable de gaz produite par les poudres modernes, le frottement de la balle et son serrage dans le fusil, l'enveloppe métallique qui la recouvre, soit de melchior pour le mauser (fusil turc), soit de cuivre pour le mannlicher (fusil bulgare), qui s'échauffe beaucoup plus rapidement que le plomb, sa très grande vitesse, font qu'elle se trouve être aussi aseptisée que si on l'avait flambée dans l'alcool. Enfin elle subit rarement de déformations. Les balles extraites par le Dr de Lacombe ne portent qu'une légère déformation à la base. Aussi les blessures sont-elles beaucoup plus nettes, les tissus moins contrits qu'on ne le verrait dans des blessures produites par la balle de plomb, qui, se déformant, s'aplatissant, meurtrit et déchire les tissus, entraîne des débris de vêtements, produit des suppurations abondantes et prolongées.

Mais si, par malheur, la balle moderne rencontre un os sur son trajet, c'est un éclatement formidable sur une très grande étendue, et ce sont ces fragments d'os projetés dans tous les sens qui vont déchirer les tissus environnants.

Les plaies par balles de shrapnells sont plus graves que celles par balles de fusil, car elles subissent des déformations très marquées, qui vont de l'aplatissement plus ou moins irrégulier à la fragmentation.

Autour du Dr de Lacombe je remarque, parmi ses assistants, le Dr Maneiloglou [probablement un Karamanlide], son plus ancien collaborateur, les Drs Thaidis, Dimitriadis, Artignan [Johannès Artignan], Boyadjis [probablement un Valaque], Nyad bey qui a été blessé à Kirk-Kilissé [Rémond a écrit des lignes peu amènes au sujet des minorités non-musulmanes de l'Empire ottoman (à l'instar de Jacques Kayser en 1922), mais ce n'est pas la seule occasion où il rapporte que certains éléments desdites minorités se comportent de manière digne et civique : c'était un reporter scrupuleux]. Vous voyez là, me dit le Dr de Lacombe, de jeunes chirurgiens aussi forts que de bons internes des hôpitaux de Paris.

Je ne puis malheureusement citer les noms de toutes les sœurs qui non seulement entourent ici les blessés des plus délicates attentions, mais savent aussi donner les soins très délicats que réclament les grands opérés. Parmi celles-ci je ne puis passer sous silence la supérieure, sœur Jeanne, femme de grand cœur, parfaite administratrice, sous la direction de laquelle l'hôpital a constamment prospéré, et la sœur Joséphine, à qui je dois un témoignage tout particulier de reconnaissance.

Enfin, auprès d'elles, des jeunes filles, des femmes françaises, infirmières volontaires, Mlle Bompard [la fille de l'ambassadeur Maurice Bompard], la comtesse Ostrorog [l'épouse levantine de Léon Ostroróg], Mme Duze, Mme Béguin-Billecoq, Mme Boissée, Mme Maubert, d'autres encore que je ne puis toutes citer, sont venues, en cette heure terrible, apporter l'aide de leur grand cœur et de leur inlassable dévouement." 

Voir également : L'officier français Auguste Sarrou : un témoin de premier plan de la révolution jeune-turque

L'officier Auguste Sarrou et les Grecs

Les officiers Auguste Sarrou, Gaston Alphonse Foulon et Wyndham Deedes : trois amis des Turcs

Le général Baumann et les Grecs

Le lieutenant-colonel Foulon et les Grecs

Le lieutenant Georges Antoinat : un observateur des Guerres balkaniques (1912-1913)

Il n'est de richesse que d'hommes : le rôle salvateur des officiers unionistes durant la Première Guerre balkanique

Coup d'Etat de 1913 : les sympathies et les souhaits de Georges Rémond

"Génocide arménien" : le rôle de la gendarmerie ottomane

L'organisation de l'armée de l'air ottomane : Enver Paşa (Enver Pacha) et la mission du capitaine de Goÿs de Mézeyrac (1914)

La visite de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en France (1914)

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Henri Gouraud

Le "culte" de Pierre Loti dans l'armée ottomane

Le pape Benoît XV et l'Empire ottoman

lundi 27 septembre 2021

Il n'est de richesse que d'hommes : le rôle salvateur des officiers unionistes durant la Première Guerre balkanique



Georges Rémond
(correspondant de guerre de L'Illustration), "Sept mois de campagne avec les Turcs", in Georges Scott (dir.), Dans les Balkans, 1912-1913. Récits et visions de guerre, Paris, Chapelot, 1913 :

"Ainsi ces soldats turcs, les premiers du monde, disait-on auparavant, fils de ceux de Plevna et de Chipka, de ceux que nos officiers avaient vus combattre si vaillamment devant Sébastopol, venaient d'être battus sur tous les champs de bataille, chassés, en moins de quinze jours, par la jeune armée bulgare.

Quel miracle était-ce là ? Il n'y avait nul miracle ; pris individuellement, le soldat turc valait celui d'autrefois : mêmes qualités de discipline, de courage, d'endurance, de ténacité ; mêmes défauts, apathie et lourdeur. Tout le mal était venu d'en haut. Les considérations de Mahmoud Mouktar pacha, commandant de la IIe armée de l'Est, à ce sujet, dans son livre sur la campagne, les récits que me fit le colonel Djemal bey, ce à quoi j'ai assisté m'ont fait apercevoir clairement les causes de la désorganisation et de la défaite turques.

Un mois avant la guerre, sous la pression de l'Europe, la classe avait été renvoyée dans ses foyers. On peut dire que la crainte de déplaire aux Puissances a, durant ces dernières années, constamment pesé sur la Turquie et l'a paralysée. Lorsqu'on ne put plus douter de l'imminence de la guerre, on rappela, on habilla, on arma, on amalgama en grande hâte tout ce qu'on put trouver de soldats, vieux et jeunes, dans les provinces d'Europe et d'Asie, et on les envoya vers la frontière. Ils ne connaissaient pas leurs chefs et étaient ignorés de ceux-ci. Jusqu'à six et huit cents hommes par régiment n'avaient jamais tenu un fusil. Les cadres, officiers subalternes et sous-officiers manquaient ; les officiers supérieurs avaient été plus souvent choisis en raison de leurs opinions politiques que de leur mérite militaire ; ils n'avaient aucun contact avec leurs troupes, commandaient à des unités fictives qui n'existèrent jamais de toute la durée de la campagne et se contentaient le plus souvent de pousser devant eux les fractions éparses rencontrées au hasard de la route ou du combat. Ajoutez à ceci les haines politiques, l'influence de certaines sottises humanitaires, qui prévalaient dans la tête des grands chefs et dont on retrouve l'écho jusque dans les ordres du jour de Nazim pacha, l'abaissement de la foi religieuse chez les soldats, laquelle est le grand ressort de l'âme musulmane, la présence, parmi eux, d'éléments chrétiens qui, s'ils ne furent pas une cause directe de trouble, ajoutèrent à la faiblesse et à la désunion morale de cette armée ; d'autre part, intendance, services de ravitaillements, services techniques, hôpitaux de campagne, tout manquait ; point de routes, de mauvais chemins de fer entre les mains d'employés grecs ou arméniens de fidélité douteuse, nulle liaison entre les états-majors : c'est dans ces conditions, et avant toute concentration sérieuse, que le haut commandement donna l'ordre de prendre l'offensive. La panique de Kirk-Kilissé s'ensuivit mathématiquement, qui décida de tout le reste.

Il peut sembler incroyable qu'après une telle déroute et au milieu de semblable confusion cette armée, vaincue presque sans combat, ait pu se reformer en quelques jours et faire une si honorable résistance à Lulé-Bourgas et à Viza. Tout l'honneur en doit être rapporté à la valeur du soldat turc et au mérite personnel d'officiers tels que Mahmoud pacha, Tchourouk Soulou, tels que Hassan Izzet pacha [issu de l'Armée d'Action] et Djemal bey [membre du Comité Union et Progrès] qui, le 29 et le 30 octobre, à l'aile droite, battirent l'ennemi, lui enlevant les positions de Tchongara et de Doghanja, que Mahmoud Mouktar pacha [issu de l'Armée d'Action], dont le courage et la ténacité retinrent durant cinq jours les Bulgares devant Viza.

Le gouvernement [de l'Entente libérale] avait tout perdu, mais quelques braves avaient au moins sauvé l'honneur." (p. 20-21)


Georges Rémond, Avec les vaincus. La campagne de Thrace (octobre 1912-mai 1913), Paris, Berger-Levrault, 1913 :


"Je me rends au 2e corps (général Hamdi pacha), où vient d'arriver Fethi bey. Après douze mois de guerre en Tripolitaine, il est accouru ici se battre encore. Croyez-vous que quelqu'un l'attendait à son arrivée à Constantinople, que quiconque se soit occupé de ce qu'il a fait en Tripolitaine pour l'éternel honneur de l'armée turque ? Point du tout ! Au contraire, il a fallu cent paperasseries, le double de discussions et autant de formalités pour qu'il pût se rendre sur le champ de bataille, et, le soir de son arrivée à Stamboul, on l'arrêtait, 11 heures étant passées, comme il rentrait à son hôtel. Et, comme il disait au chef du poste de police : « Je suis Fethi bey ». — « Qui ça, Fethi bey ? » répondit celui-ci. Je le retrouve comme on retrouve un ami, il semble profondément triste. « Je suis heureux de vous voir, me dit-il, mais enfin, ce n'est pas ici, dans de telles circonstances, que je l'avais souhaité. » Et très gravement : « Vous vous trouvez au milieu d'une armée qui n'a pas fait son devoir. »

Je lis dans ses yeux ce qu'il pense : « Si j'avais su trouver pareil spectacle, je ne serais pas revenu ! » Il travaille, il travaille sans relâche, même la nuit, campé sous une misérable tente, les pieds dans la boue, enveloppé dans une grande vareuse, glacé par ce passage soudain de la fournaise tripolitaine à ce pays humide, brumeux, balayé par le vent du nord ; et tout de même, il ne désespère pas, il ne veut pas croire que la partie soit perdue !

On rencontre en Turquie quelques hommes si complets, d'un si grand cœur, d'un si grand courage, si simples, si loyaux, d'une si parfaite délicatesse et dont la personne exprime si bien tout cela qu'on ne peut s'empêcher d'aimer les Turcs et d'oublier ce que l'on vient de voir. Et il faut dire mieux que quelques hommes, c'est le plus grand nombre qui vous inspire un tel sentiment. Ils ont apporté au service de leur pays, leur bonne volonté, leur courage, leur héroïsme même, mais la patrie a manqué à ses enfants ; ils n'ont trouvé ni organisation, ni gouvernement, ni intendance, ni services médicaux, ni munitions. Ceux qui en étaient chargés disputaient de politique, d'élections, de droits de l'homme, de métaphysique et de théologie.
Encore une fois, ici les institutions ont corrompu les hommes." (p. 119-120)

"Jeudi 26 décembre.

Après des allées et venues, démarches, pourparlers infinis et une première tentative faite en vain pour traverser les lignes turques devant Tchataldja, je suis reparti aujourd'hui à Hademkeuï avec l'intention de me rendre à Andrinople si les Bulgares veulent bien me laisser passer.

Je voyage en compagnie du colonel Djemal bey, qui commande une des divisions du 2e corps d'armée à Nakeskeuï. C'est un des hommes les plus intelligents que j'aie rencontrés ici, un homme de la trempe de Fethi bey, d'Enver, des bons officiers avec qui j'ai vécu en Tripolitaine : fermeté de jugement, activité d'esprit, clarté dans les idées, sens critique, il possède à un haut degré tous ces dons si rares en ce pays.

Je lui demande s'il estime la paix prochaine ? Il ne la désire pas, juge que l'armée turque est enfin sur pied. « Mais l'offensive est-elle possible contre les formidables retranchements élevés par les Bulgares sur les positions de Tchataldja, au moment où les mois rigoureux d'hiver vont rendre ce pays sans chemins plus impraticable encore que ces temps derniers ? » Il évite de me répondre, mais il me semble qu'il n'en croit rien. Alors quoi ? les deux armées demeureront-elles là, durant l'éternité, des deux côtés des rives cholérifères du Karasou ? Pendant ce temps Andrinople finira par tomber ; les Bulgares demeureront maîtres de ce qu'ils demandent effectivement ; la question de la Turquie d'Asie s'ouvrira en même temps que celle de la Turquie d'Europe, et il n'est pas facile de prédire jusqu'où de tels événements peuvent s'enchaîner." (p. 151-152)

"1er janvier 1913.

Je viens de voir Enver bey, arrivé depuis quelques jours de Cyrénaïque, ayant coupé sa barbe, frais et rose, mais plus glacial, plus taciturne que jamais. Il estime qu'ici rien n'est perdu ; il croit que la guerre va recommencer ; il la désire et pense qu'avec quelque effort, un peu de bonne volonté, un emploi raisonné des immenses forces dont dispose encore la Turquie, elle devrait être victorieuse à la seconde épreuve.
« Et ensuite, retournerez-vous en Cyrénaïque ? » lui ai-je demandé. — « Je suis prêt à me rendre partout où me réclamera le service de mon pays. »

Des Arabes entrent ; un vieux cheik le serre dans ses bras." (p. 174)

"9 janvier.

Après que tout le monde a cru à la paix, nous en sommes aujourd'hui de nouveau à la guerre, et personne ici, dans aucun milieu, ne semble douter qu'elle doive en effet recommencer.

Il peut sembler curieux que la Bulgarie, dont les pertes en hommes ont été si grandes, veuille risquer de tout remettre en jeu sur la question d'Andrinople. Mais ces Bulgares sont gens entêtés, sûrs de leur affaire, animés d'une foi invincible. Ils ne doutent pas, assurent-ils, d'arriver cette fois à Constantinople. Cet entêtement, cette confiance, cette volonté, je les voyais nettement inscrits l'autre jour dans tous les traits de ce monsieur Popoff resté seul ici, durant la guerre, comme chargé d'affaires de Bulgarie, et qui vit au consulat de Russie. Je les lisais de même sur les visages des officiers rencontrés aux lignes de Tchataldja. Cependant ils avaient une semblable assurance à la veille du 17 novembre et si vive et si convaincante qu'elle avait gagné les correspondants de guerre qui se trouvaient dans leur camp, et jusqu'aux ambassadeurs dans Constantinople même. Or ils n'ont point passé et l'essai leur en a coûté cher, tandis que les Turcs, bien à l'abri derrière leurs positions, ont peu ou point souffert.

Ces positions de Tchataldja sont aujourd'hui infiniment plus solides qu'elles n'étaient durant la semaine du 17 au 24. Que faudra-t-il donc sacrifier pour les conquérir si on les conquiert jamais ? Il y a là maintenant près de 140.000 hommes formidablement retranchés.

D'autre part les Turcs concentrent de nouvelles troupes sur le littoral asiatique. Il y aurait 20.000 hommes à Ismidt, autant à Moudania, autant à Panderma. Ces troupes seraient, paraît-il, destinées à un débarquement qui s'opérerait sous la protection des navires de guerre au sud-ouest de Rodosto. En même temps que cette armée prendrait pied sur la côte d'Europe, les deux divisions (40.000 hommes) qui se trouvent en avant de Gallipoli, sur les lignes de Boulaïr, appuieraient le mouvement des troupes de débarquement et, refoulant les Bulgares, viendraient prendre à revers l'armée de Tchataldja. Un autre corps, composé de troupes d'Asie, débarquerait à Midia sur la Mer Noire et agirait lui aussi de ce côté sur les derrières de l'armée bulgare. On prétend que ce corps de débarquement serait confié à Enver bey. Fethi bey commande à Gallipoli sous les ordres de Fakri pacha (2e corps). Deux divisions au moins pourraient être distraites des lignes de Tchataldja pour renforcer les troupes d'Asie débarquant au sud-ouest de Rodosto ou à Midia. Il va sans dire qu'un tel ensemble d'opérations exige un doigté, un tact, une précision dont les Turcs ne se sont jamais montrés capables, dont ils n'ont point d'idée, et que ce beau plan offensif pourrait conduire à la déroute définitive et sans remède cette fois. « J'ai voulu conserver une armée à l'Empire, » disait l'archiduc Charles après Wagram, lorsqu'on lui reprochait de s'être retiré sur une simple attaque de Macdonald et sans avoir été réellement vaincu. Mais il semble bien ici que les jeunes Turcs, les jeunes officiers, ceux qui se sont distingués au Yémen, en Macédoine, en Tripolitaine, veuillent risquer cette dernière armée de l'Empire, et jouer, quitte ou double, une dernière carte. Qu'est-ce qu'ils risquent ? Ils sont au point où, dévorés un peu plus tôt un peu plus tard, il vaut mieux que d'atermoyer, mordre un bon coup avant de périr, et se payer au moins la satisfaction d'entamer la peau de l'adversaire. Telle est la situation : des deux côtés un très fort parti décidé à la guerre et qui a dépassé le point de vue des considérations propres à le retenir. Le désir et la volonté de la paix chez la plupart des grandes puissances, le lieu où se traitent les négociations, le fait que des négociateurs, discutant ensemble depuis un mois, sont quelque peu « de mèche » en dépit qu'ils en aient, remporteront-ils sur l'entêtement que les autres mettent à vouloir se battre ? On le saura, je pense, dans peu de jours." (p. 176-179)

"30 janvier [après le coup d'Etat d'Enver et Talat].

La réponse de la Porte aux Puissances sera remise ce matin à 11 heures au margrave Pallavicini, ambassadeur d'Autriche, par le mustéchar (sous-secrétaire d'Etat) des Affaires étrangères. Voici de façon à peu près certaine ce qu'elle contient. Andrinople doit rester turque, mais serait démantelée, la frontière bulgare limitée par les rivières Maritza et Toundja dont le lit appartiendrait aux Turcs. Quant aux îles de la mer Egée, les plus éloignées seraient cédées à la Grèce, les plus proches de la côte demeureraient turques, mais seraient assujetties à un régime spécial.

De leur côté, les Bulgares exigent absolument l'abandon d'Andrinople. C'est donc la guerre.


« Nous sauverons au moins l'honneur, me disait le colonel Djemal bey. Quoi ! céder, avec une armée de trois cent mille hommes encore intacte, aux plus outrageantes exigences, nous en eussions été éternellement déshonorés, et un peuple peut-il vivre ainsi ? Notre Gouvernement n'est pas celui de l'Union et Progrès, c'est celui de la résistance pour l'honneur de la patrie. » Je ne puis qu'approuver de telles pensées ; je ne sais si elles sont vraiment celles de tous les politiciens qui, la révolution faite, reviennent aujourd'hui de Paris ou de Vienne, mais ce sont à coup sûr celles d'officiers comme Enver, Djemal et Fethi.

Malgré les bruits qui ont couru, aucun soulèvement ne s'est produit dans l'armée contre le nouveau Gouvernement. Tout est calme à Constantinople et, semble-t-il, dans le reste de l'Empire. L'opinion européenne est défavorable, mais cela ne change rien. Les Turcs peuvent bénéficier d'un désaccord entre les puissances, de l'épuisement des alliés ou de dissensions entre ceux-ci, d'un échec bulgare devant Tchataldja. Enfin, s'ils doivent tout perdre, peut-être sauveront-ils au moins l'honneur, comme dit Djemal bey. Dans la situation où ils se trouvent, il est évident que c'est cela d'abord qu'il faut sauver et que peut-être n'y a-t-il plus que cela." (p. 219-221)

"Une Jeune Turquie n'était possible, n'était viable qu'avec un grand sultan dont les pouvoirs eussent été étendus bien loin d'être diminués. « Le comte Nelidoff [diplomate russe] le sentait bien », me disait hier M. de La Boulinière [Jules de La Boulinière, chargé d'affaires de France à Istanbul] : « Lorsqu'il n'y aura plus de sultan, assurait-il, il n'y aura plus de Turquie » ; et un sultan constitutionnel n'est pas un sultan, ce n'est plus l'ombre de Dieu sur le monde, mais un fantôme ridicule.

Quelle tristesse que tout cela pour les quelques hommes qui me semblent vraiment avoir ici l'amour de leur pays, un Fethi, un Djemal, un Enver ! Leur tâche est à peu près impossible
; entourés d'intrigants, d'hommes à tout faire, d'assassins de profession, ils risquent d'être confondus avec eux, se diminuent à de tels contacts, se gâtent sans doute aussi. A un certain degré de décomposition d'un pays, tous les efforts que l'on fait pour le sauver se retournent contre lui et contre ceux qui les accomplissent. Il semble, en fin de compte, que la seule attitude possible devienne celle du gentilhomme vénitien vers la fin du dix-huitième siècle, disant : « Ma patrie est perdue, mais un galant homme se trouve toujours une patrie ! » " (p. 224-225)

"8 février.

J'attends toujours un mot de Djemal bey me donnant rendez-vous pour le départ. Aucune nouvelle de la guerre, incertitude complète, mais les visages des chefs ont ce même pli de tristesse et de découragement que je leur voyais au début de l'autre campagne. Que se passe-t-il ? Jusqu'ici pas grand'chose sans doute, mais tandis que les Bulgares, eux, savent nettement ce qu'ils ont à faire : s'emparer d'Andrinople, embouteiller Gallipoli, s'établir de façon inexpugnable en arrière de Tchataldja, laissant les Turcs se morfondre sur leurs lignes, ceux-ci ne savent que devenir. Impossible d'avancer du côté de Gallipoli ou de Hademkeuï, danger des débarquements sur la mer de Marmara ou la Mer Noire, troupes destinées à ces débarquements décimées par le typhus, manque de ressources, incertitude au sein du Gouvernement. Les ministres, Mahmoud Chefket lui-même, voyant la situation impossible, voudraient en finir, capituler sur tous les points ; mais Enver et quelques officiers poussent à la guerre à outrance : « on dira qu'en tuant Nazim et en renversant Kiamil nous n'avons voulu que nous emparer du pouvoir et des portefeuilles, tandis que nous voulions sauver l'honneur de la patrie. Il faut se battre, se battre à tout prix ; on ne cède pas aux conditions insultantes de l'ennemi lorsqu'on a une armée de trois cent mille hommes et qu'on n'a pas fait appel aux dernières forces, aux ultimes ressources morales et matérielles du pays. » Et, m'assure-t-on de très bonne source, Mahmoud Chefket, anxieux de l'insuccès, inquiet de ce que deviendront le Gouvernement, la ville de Constantinople, après une défaite, des désordres terribles qui peuvent éclater, dit à Enver : « Mais vous prenez la responsabilité de tout cela ? » Et Enver : « Je la prends, je la prends tout entière et sur moi seul ; il n'y a pour le moment nulle raison de désespérer. » Tel est l'état d'âme des uns et des autres. Mais la foi populaire manque ; l'indifférence est complète à Stamboul presque autant qu'à Péra ; sur le passage des soldats pas un cri d'enthousiasme, pas un mot ; à peine tourne-t-on la tête.

D'où tire-t-on encore tous ces hommes qu'on embarque pour les ports de la Marmara ou qu'on dirige vers Tchataldja ? Ils ont assez bonne mine, seulement un peu lourds (ils fondront d'ici peu), bien armés, bien vêtus, bien chaussés ; mais avec quoi seront-ils nourris ? Avec quoi paiera-t-on les vivres ? Il n'y a plus un sou dans les caisses. Les tentatives d'emprunt aux banques étrangères ont échoué ; on va faire une émission de papier-monnaie, pressurer encore une fois les provinces d'Anatolie déjà épuisées. Cela durera quinze jours, un mois ; après ? Ce sera la famine, car les terres n'ont pas été ensemencées, famine pour l'armée, pour la population des villes, pour les centaines de milliers d'émigrants errant sur les routes d'Asie.

Et qu'arrivera-t-il quand ce grand nombre de soldats, volontaires kurdes, arabes, tcherkesses, venus avec leurs chevaux dans l'espoir d'un gain, d'un pillage quelconque, se verront battus, frustrés de tout profit, et ayant sous les yeux la tentation d'une grande ville ?

11 février.

Les Turcs ont tenté de bousculer les Bulgares devant Gallipoli. L'affaire dure depuis le 7. Les forces concentrées à Boulaïr auraient combiné leur attaque avec un débarquement opéré à Gharkeuï par le corps de Hourchid pacha et d'Enver bey. Aucune nouvelle si ce n'est celles que nous apportent les navires de guerre ou de commerce qui franchissent les Dardanelles. Les Turcs auraient été complètement battus, contraints de se réembarquer en hâte et auraient perdu plus de quatre mille hommes.

Le nouveau Gouvernement fait les plus grands efforts pour secouer et éveiller le patriotisme de la nation. On a trouvé des chevaux, de l'argent même, réorganisé l'intendance, levé des contributions, formé de nouveaux régiments bien tenus, bien équipés, de bonne allure, cherché de toute façon à exciter l'enthousiasme. Les femmes turques se réunissent, font des meetings, offrent leurs bijoux, adressent des lettres aux souveraines d'Europe. Enfin, on travaille, on s'efforce de toutes façons, en tous sens. Trop tard ? sans doute ; mais, quoi qu'on en ait dit et sans le moindre parti pris, je crois que les Jeunes Turcs sont tout de même moins incapables et moins apathiques que les Vieux, et que, s'ils avaient eu, au début de la guerre, les affaires en mains, la défaite n'eût peut-être pas été si complète, ni surtout si rapide.

— De même qu'à l'époque de Kirk-Kilissé, l'abattement est peint sur toutes les figures. Enver bey est parti pour Ismidt, puis pour Gallipoli, revenu, reparti, revenu de nouveau. Je l'ai rencontré hier. Ces allées et venues semblent trahir je ne sais quel flottement, quelle indécision. Le colonel Djemal est incertain lui aussi de ce qu'il va faire. Il veut partir à la guerre, mais on lui objecte que, pour l'instant, on ne se bat pas à Tchataldja et qu'il est le seul homme capable d'assurer la sécurité de la ville et du Gouvernement. Il me semble épuisé, mal remis de son attaque de choléra, vivant sur ses nerfs, découragé. Et Ostler [Alan Ostler qui avait couvert, lui aussi, la guerre en Tripolitaine], le correspondant du Daily Express, qui revient de Gallipoli, me dit qu'il a trouvé Fethi bey, lui aussi, épuisé, las, désespérant, devant l'hostilité et l'acharnement universels, de l'avenir de son pays. Des hommes comme Djemal et comme Fethi me semblent sentir de la même façon que nous. Alors leur souffrance morale doit être quelque chose d'épouvantable.

Je demande à Djemal bey que s'il ne peut m'emmener avec lui, il tâche de m'envoyer avec Fethi ou avec Enver, mais il me répond : « Vous les avez vus tous deux à la guerre, je veux que vous me voyiez combattre aussi, nous partirons incessamment, aujourd'hui peut-être, je mourrais de rester ici, ce n'est pas possible ! » " (p. 229-233)

"22 février.

Les services de l'arrière, si parfaitement négligés durant la première partie de la guerre, ont été complètement réorganisés par le colonel Djemal bey et par Ismaïl Hakki pacha, qu'une blessure glorieuse, reçue au Yémen, blessure après laquelle il a dû être amputé d'une jambe, empêche de se rendre sur le champ de bataille. Chaque jour mille hommes de troupes fraîches sont dirigés sur les lignes de Tchataldja, recrues et volontaires. Auparavant, ils passent quinze jours à Constantinople pour y être équipés et recevoir un commencement indispensable d'instruction. Depuis près de trois semaines ces envois d'hommes sont quotidiens, et peuvent continuer indéfiniment. Les convois chargés de vivres arrivent régulièrement ; il y a même surabondance, car on a construit des fours à Hademkeuï, où l'armée fait elle-même son pain. Ces derniers jours elle refusait les envois de Constantinople. La seule crainte qu'on puisse avoir, c'est que la ligne ferrée se trouve coupée par le mauvais temps ; il deviendrait alors assez difficile de ravitailler les avant-gardes de l'armée qui ont avancé au delà de Tchataldja jusqu'en vue de la station de Kabatchakeuï.

Les soldats mangent chaque jour une nourriture chaude, soupe le matin, rata le soir, haricots, riz et lentilles ; deux fois par semaine ils ont de la viande fraîche, et deux fois de la viande conservée dans la graisse. Ils reçoivent également du bois et du charbon pour faire du feu. Ils se trouvent suffisamment à l'abri du mauvais temps dans des baraques de planches recouvertes de papier goudronné. Sur d'autres points ils ont creusé de grandes fosses fermées par des toiles imperméables. Ceux qui sont aux avant-postes sont remplacés quotidiennement ; ils vivent sous la tente, et quant aux soldats qui occupent les tranchées ou aux sentinelles, ils sont relevés de deux en deux heures.

Nous mangeons avec les officiers. Leur popote est installée sous une grande tente et non sans un certain confort ; les soldats ont arrangé des fleurs sur la table, grands pots remplis de perce-neige, de branches de houx ; des feuillages s'enroulent aux mâts. Soupe, viande en ragoût, pilaf, pâtisserie, le repas est abondant. Je remarque une fois de plus l'extrême amabilité que tous nous témoignent, et aussi l'empressement et la serviabilité des soldats. Ah ! comme me le disait le commandant Nadji bey, c'est vraiment un brave et bon peuple, et injustement calomnié !" (p. 255-257)

"J'ai revu le colonel Djemal bey. Jamais figure ne m'a semblé plus crispée par la souffrance, jamais yeux plus pénétrés de tristesse, jamais voix plus brisée. J'ai tenté vainement de le faire parler. Il avait toute sa courtoisie habituelle, répondait par de vagues phrases à mes questions, mais évidemment il n'était pas là, il parlait avec d'autres et s'agitait dans un cauchemar. A un certain moment, je le vis si pâle que je crus qu'il allait s'évanouir. Il marchait de son bureau à la fenêtre, lentement, regardant dans la rue comme s'il attendait qu'on vînt l'assassiner. Puis, comme je lui disais : « Eh bien, mon Colonel, c'est donc la paix, puisqu'il est si difficile, la saison s'y opposant, de faire la guerre ? » soudain il répondit avec violence : « La paix avec Andrinople oui, mais si c'est la paix sans Andrinople, je ferai ici moi-même la révolution contre le Gouvernement qui signerait cette paix honteuse. »

— Quelle étrange ville ! Il me semble moi-même vivre dans un cauchemar. Le carnaval y bat son plein, cinq bals par semaine ; les masques et les dominos passent pêle-mêle grande-rue de Péra avec les blessés, avec les malades qu'on ramène des lignes de Tchataldja ou de Gallipoli, les hommes aux pieds gelés, aux mains mortes, et personne n'y fait attention. Il y a des incendies tous les jours ; on entend le cri sinistre de celui qui annonce le feu, on voit passer au galop les pompes municipales, puis les bandes débraillées des « touloumbadjis » (pompiers volontaires) en costumes d'acrobates de barrière, portant une pompe surmontée d'un ornement bizarre qui ressemble au Saint Sacrement de nos processions ; et une grande aurore rouge se lève sur Galata ou sur Stamboul : cent maisons un jour, cent cinquante le lendemain, comment en reste-t-il encore ? L'autre soir, Sainte-Sophie a bien failli flamber, toutes les petites constructions de la place qui l'avoisine y ont passé. Et, à part une figure entrevue comme celle de Djemal bey hier soir, l'expression des yeux d'un blessé passant à cheval au milieu de l'indifférence publique et qu'un camarade mène à l'hôpital, rien d'autre ou presque ne trahit tout cet amoncellement de défaite, de fin de tragédie, de fin de peuple qui pèse sur cette ville. En somme, personne ne voit cela. Et pour le faire voir, je pense qu'il ne faudrait pas seulement le décrire tant bien que mal, comme je le fais au jour le jour, mais inventer, en grand artiste, en historien véridique ayant une âme en plus des yeux, des figures qui participent à ce spectacle, qui donnent un nom, un sens, un sentiment à ce qu'il a d'impersonnel et d'anonyme." (p. 261-263)

"25 mars.

Les Turcs abandonnent leurs positions avancées et se retirent sur leurs anciennes lignes fortifiées de la rive droite du Karasou. Cependant la 31e division commandée par Enver bey se maintient dans la presqu'île comprise entre la pointe du lac de Buyuk Tchekmedjé et Koum Lourgas, ayant assuré sa retraite par la construction de trois ponts de bateaux dressés en hâte parallèlement au grand pont de pierre de Buyuk Tchekmedjé-Kalligratia.

28 mars, Hademkeuï.

Je suis installé sous la tente, décidé à attendre ici ou la paix ou le grand assaut de Constantinople par les Bulgares. Après la prise d'Andrinople, ce dernier ne me paraît pas improbable. On dit qu'une partie de leur artillerie de siège est arrivée à Tchorlou. Ce n'est guère l'habitude des victorieux d'en rabattre de leurs rêves, et le grand rêve slave, c'est la conquête de Constantinople. Quant à l'intervention des puissances, j'en entends parler depuis si longtemps et depuis si longtemps en vain que je n'y crois plus guère. Cependant, il faut admettre le point de vue de Kiamil pacha, qui, interrogé un jour par un journaliste si la paix était proche, lui répondit : « Monsieur, nous en sommes, à chaque jour qui passe, un peu moins éloignés. »

Samedi 29 mars, Hademkeuï.

Les Bulgares ont fait cette nuit une attaque contre les positions turques, en avant de Lahanakeuï, et se sont emparés, vers 1 heure du matin, d'une colline située à deux kilomètres au nord-ouest de ce village, colline non indiquée sur la carte, mais à laquelle les soldats ont donné le nom de Sivri-Tépé. Tempête, vent du nord furieux, brouillard intense. Dès le matin, les Turcs reprennent l'offensive contre la position abandonnée dans la nuit. Enver bey les commande. Je me rends à cheval sur les hauteurs d'Atché Burgas d'où j'assiste à la bataille, de fort loin malheureusement, mais on m'empêche d'aller plus loin. Du haut d'une vieille tour du quinzième siècle, nous observons l'horizon au delà du lac de Tchekmedjé qui, petit à petit, se dégage du brouillard. Sur la double ligne des collines, entre Mandra, Lahanakeuï, Tchakilkeuï, les shrapnells éclatent sans discontinuer. Nous apprenons que vers midi la position de Sivri-Tépé a été reprise par les Turcs et que les Bulgares y ont laissé trois cents cadavres, cinq cents fusils et un millier de pelles. Deux régiments de la Ire division bulgare (Sofia, général Tocheff, division appartenant à la Ire armée, général Kutincheff) se sont retirés en désordre vers Ksasteros et Tchakilkeuï. Les forces turques de contre-attaque étaient d'environ 6.000 hommes. Vers 1 heure de l'après-midi, deux bataillons bulgares, avec une incroyable audace, mais espérant se trouver dissimulés par le brouillard, sortent de Tchataldja se dirigeant sur Fanasakris, d'où ils comptent prendre à revers l'aile droite turque, mais les batteries de Bakchaïchkeuï les rejettent en désordre sur Tchataldja.

Enver bey a encore une fois sauvé l'honneur !
" (p. 301-303)


Le général Barthelémy-Edmond Palat, Guerre des Balkans (1912-1913). Kirk-Kilissé, Lulé-Burgas, Tchataldja, Paris, Charles-Lavauzelle, 1915 :

"Le grand vizir, Kiamil pacha, ouvrait la séance en faisant lire une traduction de la note collective des puissances, suivie de quelques explications. Puis Nazim pacha déclarait l'armée prête à faire son devoir. Le ministre des finances, Abdurrhaman bey, exposait la situation budgétaire et en déduisait que la paix s'imposait. Enfin, au nom de Nouradounghian, ministre des affaires étrangères, indisposé, mais présent, Saïd bey donnait lecture d'un exposé écrit concluant également à la paix. Le ministre ajoutait que la Turquie avait à répondre, non seulement à la note des puissances, mais à une communication du gouvernement russe « menaçant de prendre à son compte les intérêts des Alliés ».

Finalement, on demandait si l'assemblée devait voter. Un uléma déclarait alors : « Nous risquerions, en agissant ainsi, de montrer que nous sommes en désaccord dans une circonstance aussi grave ; bornons-nous à aller tous baiser la main du grand vizir ». La séance se terminait ainsi, par un acquiescement muet aux propositions du gouvernement.

Trait caractéristique, la réunion du grand divan n'avait soulevé aucune émotion dans Constantinople. On eût cherché en vain un curieux autour du palais impérial de Dolma-Bagtché.

Le lendemain, 23 janvier, vers 4 heures du soir, on apprenait dans la ville qu'un coup d'Etat venait d'avoir lieu. La population témoignait de la même indifférence résignée.

A 3 heures, tandis que le conseil des ministres était réuni pour arrêter le texte définitif de la réponse aux puissances, un groupe de moins d'une centaine de manifestants, conduits par le colonel Enver bey et Talaat bey, envahissait la Sublime-Porte. (...)

Enver bey, qu'a illustré la défense de la Tripolitaine contre les Italiens, était un partisan acharné de la continuation des hostilités. Il croyait qu'avec quelque effort, un emploi raisonné des immenses forces latentes de la Turquie, elle serait victorieuse dans une seconde épreuve. Sa conduite, qu'on ne peut juger sainement qu'en imaginant le milieu et les précédents, fut dictée par un patriotisme exalté qui lui sert souvent d'excuse. Quant à Talaat bey, son action personnelle tenait à des motifs d'ordre sans doute beaucoup moins relevé. C'est un politicien habile, qui parait avoir vu simplement dans un coup d'Etat la possibilité du retour aux affaires du Comité Union et Progrès." (p. 228-230)


Voir également : Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

Les ressources humaines dans l'Empire ottoman tardif : d'Abdülhamit II aux Jeunes-Turcs

L'admiration de Georges Rémond pour Enver Bey

Ali Fethi Bey en Tripolitaine (1911-1912)

L'amitié entre Georges Rémond et Cemal Paşa (Djemal Pacha)

Le lieutenant Georges Antoinat : un observateur des Guerres balkaniques (1912-1913)

La réception des écrits de Georges Rémond dans L'Action française

La réorganisation de l'armée ottomane par Mahmut Şevket Paşa

La position équivoque des Arméniens, notamment dachnaks, durant les Guerres balkaniques (1912-1913)

Première Guerre balkanique : l'attitude des milieux arméniens et grecs d'Istanbul

La mort de Nâzım Paşa (1913)

Coup d'Etat de 1913 : les sympathies et les souhaits de Georges Rémond

Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)

Gustave Cirilli et la reprise d'Edirne (1913)

L'entrée d'Enver Paşa (Enver Pacha) au gouvernement (1914) : le commentaire de L'Illustration

Le patriotisme respectable des unionistes

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques

dimanche 26 septembre 2021

La participation de Halil et Nuri (oncle et frère d'Enver) à la guerre italo-turque (1911-1912)



Georges Rémond (correspondant de guerre de L'Illustration), Aux camps turco-arabes. Notes de route et de guerre en Tripolitaine et en Cyrénaïque, Paris, Hachette, 1913 :


"Msellata, 1er Mars 1912.

Depuis le départ de Tarhona, nous [Pol Tristan et lui] avons entendu le canon des Italiens tonner sans discontinuer du côté de Homs et de Zliten. Les Arabes rencontrés disaient qu'il y avait grande bataille et levaient les mains vers le ciel en invoquant l'aide de Dieu.

Dès le matin, le 28 février, nous entendons de nouveau le canon et, à mi-route entre Sidi M'Amer et Msellata, nous voyons arriver les premiers blessés, qui sur un âne, qui à pied, soutenus par leurs compagnons, regagnant leurs villages. Nous les interrogeons. Comme toujours, en de pareilles circonstances, les nouvelles sont contradictoires.

L'un dit : « Les Italiens étaient trop nombreux ! Nous avons été vaincus ; la montagne de Margueb, en avant de Homs, est dans leurs mains. Oh ! nous nous sommes battus là avec acharnement ; nous l'avons prise et reprise ; mais les munitions ont manqué, et ils ont tant et tant de canons ! Le commandant Khalil bey [oncle d'Enver Bey] pleurait et déchirait ses vêtements. » Mais un autre s'écrie : « Non, non ! Margueb est prise, c'est vrai ; mais nous aussi nous leur avons enlevé des canons, tué beaucoup d'hommes ; vingt-cinq ont été enfermés dans une maison et tous massacrés. J'y étais. Tiens ! voilà un de leurs fusils. Maintenant, ils sont serrés à leur droite par les volontaires de Silin, à leur gauche par ceux de Sahel. Tu verras là-bas ! Ils ne nous échapperont pas. »

.... De nombreux villages, une campagne riante, des bois de très vieux oliviers parmi des cultures d'orge, et nous voici à Msellata, gros bourg qui a des aspects de ville. Un capitaine de gendarmerie nous reçoit et nous donne comme demeure la maison de la municipalité. « Il y a grande bataille, nous dit-il, mais indécise et sans avantage marqué d'un côté ni de l'autre. » Par son entremise, nous télégraphions au commandant Khalil bey Mozaffer notre arrivée, lui disant que notre place de correspondants de guerre est à côté de lui, sur la ligne du feu et le priant de vouloir bien donner des ordres pour qu'on nous conduise à son camp. En attendant sa réponse, nous visitons la ville : un grand marché, quelques maisons à arcades, où des colonnes antiques ont été remployées, une sorte de terrasse où l'on accède par des escaliers et qui domine le marché ; là s'élèvent un petit kiosque à la turque dans lequel le kaïmakam siège le jour et traite les affaires, puis le konak, puis la municipalité où nous sommes installés. Hors de la ville, sur un sommet, une vieille citadelle aux murs énormes mais troués , ébréchés, éboulés sur plus d'un point ; de là on aperçoit la mer, par instants la fumée des canons italiens et, dans le ciel, planant au-dessus de Homs, le ballon captif militaire (Drachen ballon). Nous sommes ici à deux heures du quartier général des forces turco-arabes, lequel se trouve à une demi-heure ou trois quarts d'heure au plus de Homs. Les troupes ottomanes occupent également Sahel, non loin de la mer, tout près de Lebda (l'antique Leptis Magna) et, de l'autre côté de Homs, également à trois quarts d'heure, Silin.

Le soir, par un grand clair de lune, comme nous sommes tranquillement attablés devant un excellent repas « à la turque », que vient de nous envoyer le capitaine de gendarmerie : soupe de poulet, beureks farcis, koufta, la fusillade éclate soudain, un grande tumulte se fait, les gens courent sur la place. Nous nous précipitons ; en contre-bas, nous apercevons un grouillement confus de burnous et de fusils éclairés par la lune et les lueurs des coups de feu ; une grande voix confuse monte de cette foule ; elle grimpe au galop les escaliers qui accèdent à la plate-forme élevée où se trouvent le konak et, en face, notre maison. Ce sont les volontaires arabes de Tarhona qui accourent à la bataille ; ils brandissent les fusils, poussent leurs cris de guerre et, au milieu d'eux, un grand diable frappe éperdument d'une longue corde un tambour attaché sur le dos d'un de ses compagnons. C'est une magnifique scène dans la lumière nocturne. Mais le mufti est monté sur une sorte d'estrade, de terrasse qui surplombe la place ; tous se groupent à ses pieds ; les notables sont à côté de lui ; je prends place au milieu d'eux, et, d'une voix lente, monotone, chantante, qui, tour à tour baisse de ton, puis s'élève sur une sorte de rythme grave, il commence la prière de la Fetha (la supplication) : « Puisse Dieu mettre le courage dans vos âmes, vous faire vaincre, chasser les Italiens, les infidèles, les idolâtres ! » Tous ont les deux mains ouvertes, demi-levées vers le ciel, les figures tendues vers le chef religieux, et disent : « Amin, amin ! »

Ce voyage, cette guerre m'offrent chaque jour de tels spectacles, religieux, guerriers ou pastoraux, d'un incomparable pittoresque. L'imagination, les yeux se grisent des plus beaux décors, des plus belles attitudes, des groupements les plus variés qu'il soit possible de voir ou de rêver. La seule lassitude, c'est de se sentir étranger à ces spectacles. On les admire du dehors, des yeux et de l'imagination ; on n'y participe point comme acteur. On ne va pas plus loin que l'admiration plastique du drapé, des gestes, des attitudes pieuses ou héroïques ; on éprouve l'impression profonde qu'on ne pénètre pas ces âmes façonnées par une autre religion, une autre civilisation, sinon égales aux nôtres au moins aussi fortes, ayant une emprise aussi complète sur les hommes et qui élèvent, entre ceux-ci et nous, une barrière absolue. C'est ce qui fait la monotonie des descriptions de l'Orient chez les meilleurs écrivains : elles sont toujours vues d'un seul côté, romantiques, brillantes, mais tout extérieures. (...)

... Nous avons reçu la réponse de Khalil bey. Il nous donne rendez-vous devant les positions italiennes et met des gendarmes à notre disposition. C'est qu'en effet la présence dans un camp arabe de deux Français ne va pas sans susciter quelques difficultés. En dépit du tarbouch, de la patine du soleil, de nos vêtements en lambeaux, nous avons l'air d'assez peu orthodoxes musulmans, et notre apparition excite une curiosité qui, sans de longues explications, dégénérerait vite en hostilité. On conçoit qu'un bédouin s'explique assez mal ce que c'est qu'un journal et qu'un correspondant de guerre.

Nous nous mettons en route à midi (le 29 février) et, en compagnie du capitaine de gendarmerie Hassan Fehmi, nous traversons un pays accidenté. Des sommets, la mer se découvre tout à coup. Le Drachen ballon plane au-dessus. La canonnade continue, mais moins violente que les jours précédents.

Dans une vallée étroite, au milieu d'un bois d'oliviers, voici le quartier général de Khalil bey. A ses côtés se trouvent le lieutenant Nory bey, frère d'Enver bey, organisateur de la défense en Cyrénaïque, et le kaïmakam de Mesrata. On apporte le café, on nous offre quelques oranges, on nous présente le chien Brigante (c'est le nom qui est inscrit sur son collier), capturé dans les tranchées italiennes qu'il gardait, seul, la nuit. Des chefs reviennent des avant-postes, s'assoient, parlent avec le commandant, repartent. La foule des volontaires nous entoure, curieuse, un peu inquiète, méfiante, hostile peut-être, demandant : « Qui sont ces roumis ? »

Khalil bey nous offre de faire avec lui le tour des avant-postes. Nous visitons Djava, son ancien quartier général, où il s'était construit une petite maison avec des planches, des madriers venus de Carinthie jusqu'à Homs avec les navires italiens, et enlevés aux tranchées et aux fortifications. Au-devant s'élève un portique de même provenance, où officiers et soldats se divertissaient à faire de la gymnastique.

Ce point a dû être abandonné, car les obus y pleuvaient plus dru que grêle : « Mais, me dit Khalil bey, vous voyez que nous ne nous sommes pas beaucoup éloignés ; les Arabes n'entendent rien aux exigences de la stratégie ; et nous non plus, nous n'y voulons rien entendre ; nous voulons être toujours sous le feu, toujours exposés. D'ailleurs, n'avons-nous pas la protection de Dieu pour nous ? Regardez ce soldat, cet autre : ils ont été blessés grièvement, celui-ci douze fois, eh bien, après quelques jours, voici qu'ils retournent au combat. »

C'est ici beaucoup mieux encore qu'à Azizié que je me rends compte à quel point les officiers turcs ont été conquis par l'ardeur de la foi des Arabes ; ils sentent profondément que tel est leur vrai point de contact avec eux, et que c'est là qu'il faut toucher ces âmes primitives pour en faire jaillir l'héroïsme." (p. 75-80)

"Voici les monuments [de Leptis Magna], enfoncés aux trois quarts dans le sable argenté, plus fin que la plus subtile poussière. Cependant des murs en émergent, des portes de marbre, aux montants d'un seul bloc haut de 10 mètres, des amoncellements de briques, de grandes arcades à travers lesquelles j'aperçois la mer et les navires qui ont amené les troupes italiennes et leur apportent les ravitaillements. Je vais de l'une à l'autre. Le filet d'eau claire de l'oued Lebda coule au travers. J'enfonce dans le sable, me retire, escalade les pierres, aidé par les Arabes. Ici un sommet de colonne apparaît encore avec sa feuille d'acanthe usée par le frottement régulier du sable que le vent fait perpétuellement ruisseler sur elle : là je caresse de la main un fût de « vert antique », d'une matière merveilleuse, aux veines nuancées. Notre présence échappe à la surveillance du ballon ou lui semble indifférente, car il s'incline vers la mer, descend et disparaît. Maintenant, nous pouvons errer un peu plus à l'aise, regarder à loisir. Mais quelques heures suffisent-elles à examiner en détail cette ville immense ?

La nuit vient. La pleine lune monte au moment où le soleil commence de s'éteindre à l'horizon : lune d'or pâle, ciel violet et améthyste sur les dunes d'argent fin, et sur les ruines d'une couleur un peu rouillée, d'une nuance de pain doré, d'un ton un peu plus chaud, un peu plus solide que le reste et qui, seules, gardent quelque réalité dans cette atmosphère céleste, diluée, nacrée, de mirage. Voici trois arcades gigantesques avec leurs colonnes de soutènement. D'entre les montagnes, à l'Orient, filtre un dernier rayon qui dore à leur sommet une frise mutilée.

Nous gagnons l'extrémité des ruines : blocs disjoints, informes. Maintenant nous sommes à un kilomètre à peine de Homs. Les maisons blanches se distinguent encore dans le crépuscule qui s'achève ; les transports sont là tout près, sur la mer immobile.

Et tandis que nous retournons en arrière, tout à coup le spectacle s'anime. Des dunes de sable, de dessous les grandes pierres, quelles sont ces statues drapées à l'antique, d'un style superbe, qui bougent, se dressent, courent, frise admirable, le long des murs, demeurent immobiles au fronton des temples et dont l'ombre montante et les rayons de lune se disputent les visages ? Les volontaires arabes sont campés dans cette nécropole. A notre approche, ils se lèvent, se rangent. Les chefs dégainent leurs sabres ; sur les colonnes renversées, les soldats se disposent en file, et leurs silhouettes se découpent sur le ciel nocturne .

Le lieutenant Nory bey s'approche d'eux, leur parle : « Vous êtes de Taourgha, de Mesrata, de Tarhona ? — Oui ! braves, fidèles au Sultan, prêts à combattre jusqu'à la mort ! » Et quelques-uns, prenant du sable dans leurs mains, le baisent avec un geste passionné et, soufflant dessus, s'écrient : « Notre poussière s'éparpillera ainsi, notre poussière à tous avant que les Italiens soient maîtres de cette terre ! »

« Voyez, me dit Nory bey, celui-ci était un brigand. Quand il a appris le débarquement des Italiens, il est venu au camp trouver Khalil bey et lui a dit : « Tu es le père des guerriers ; veux-tu me pardonner ma vie passée et que je sois ton soldat ? »

— « Je te pardonne, lui a répondu le commandant. » Et depuis il s'est battu, toujours au premier rang. Beaucoup montrent leurs blessures : « Je veux donner tout mon sang ! » me dit l'un d'eux.

« Ils ont une seule crainte, continue Nory bey, c'est que, dans la bataille, les balles trouent leur beaux burnous de laine tissés par leurs femmes. Ils les retirent et se vêtent seulement d'un sac gris et sale qui fait qu'on ne les distingue pas de la terre. »

Nous restons longtemps assis au sommet des ruines ; de plusieurs points, vient un chant allègre. Ce sont les volontaires qui vont aux avant-postes et chantent leur chanson de guerre. Elle rythme leurs pas. Ce n'est pas la grêle mélodie des soirs de campement, chanson d'homme qui s'endort, vacillante, transparente comme la flamme du brasier, aigre comme la note des petites flûtes en roseau. Celle-ci est ardente, sonore, chanson de marche à l'ennemi dont le cœur se grise tout entier : « Ils y vont d'une telle passion, me dit Nory bey, que la mort ne leur est pas une peine. Frappés en avant, ils sont aussitôt saisis dans les bras de l'ange qui les porte en Paradis. Et, à coup sûr, ils ne sont pas trompés ; l'accomplissement soudain d'un si grand désir doit leur faire sentir comme la caresse des ailes d'Azraël. »

Nous nous éloignons à regret. Sur notre passage, les volontaires se dressent et poussent un cri : « Allah younsour es Sultan ! » (Dieu fasse que le Sultan soit victorieux !) Un peu de brise s'est levée de la mer, et passant dans les burnous blancs qu'elle soulève, il semble qu'elle agite les draperies des victoires protectrices de la cité antique." (p. 83-86)

"Ces lettres de mères, de pères, qui envoient des souhaits, des bénédictions, qui ont peur, qui demandent des nouvelles, qui son angoissés, angustiati, écrivent-ils, et qu'on a retrouvées sur les corps de leurs fils [les militaires italiens tués au combat par les Arabes des émirs Ali Pacha et d'Abd el Kader (fils et petit-fils d'Abd el Kader), dans la Grande Syrte], font pitié. Mais quoi ! comme me disait Nory bey à Lebda : « La vie est ici à un très grand bon marché. » Et si loin de tout, ne se sent-on pas à moitié délié de toutes les chaînes qui attachent solidement à elle ?" (p. 109-110)


Pol Tristan, "La guerre italo-turque : Dans les ruines de Leptis-Magna sous les canons italiens", Le Petit Marseillais, 15 avril 1912 :


"Sahel, le 3 mars 1912.

Les Arabes nous avaient dit vrai ! La colline du Margueb avait bien été enlevée, l'avant-veille, par l'armée italienne, sortie en forces de Homs. Malgré des efforts inouïs pour la conserver et plusieurs corps à corps, les Arabes avaient dû battre en retraite, alors qu'ils allaient manquer de munitions et que le flot des assaillants, plusieurs fois rejeté au bas de la colline, continuait, malgré tout, sa montée irrésistible. De ce fait, le quartier général ottoman avait dû s'établir un peu plus en arrière, pour ne pas être immédiatement sous le feu des canons de 63 de montagne disposés sur la crête.

Il nous fallut deux heures à peine pour y arriver de M'Sellata, d'où nous étions partis à midi — six heures à la turque — en compagnie du capitaine de gendarmerie Hassan Fehemi. Tapi aux creux d'un ravin, à deux kilomètres à peine des batteries italiennes, il est protégé contre leur tir par des collines avancées. Ces batteries, du reste, le cherchent, c'est visible, car, à droite, à gauche, en avant, en arrière, des shrapnels éclatent à quelque distance, alors que nous sommes quiètement assis, sous les oliviers, devant la tente du commandant. Il y a là, parmi d'autres officiers et chefs arabes, qui vont, viennent, affairés, donnant ou prenant des ordres, le lieutenant Noury bey, neveu de Khallil bey et frère d'Enver bey, qui commande, à l'extrême-droite, sur la mer, le poste de Sahel. Il y a aussi le caïmacan de Mystrata, que j'avais eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois à Azizié. Nous causons de choses et d'autres, en attendant le commandant, parti en reconnaissance sur le front, et-plus sevrés que nous encore de nouvelles de l'Europe-ils accueillent comme toutes fraîches pour eux les informations vieilles de plus d'un mois, que nous leur apportons.

Un chien superbe, tout différent de ceux que nous avons l'habitude de voir roder autour de nous, vient soudain nous frôler et poser familièrement ses deux pattes de devant sur les genoux de Noury bey. « Brigante », c'est le nom que je lis sur son collier, est un prisonnier de guerre, et aucun n'est plus choyé ni mieux soigné. Il fut pris, un beau soir, par ces Arabes qu'il avait mission de signaler, et amené au camp, où il est devenu, sans trop de difficultés, l'ami de ses nouveaux maîtres.

Le commandant Khallil rentre sur ces entrefaites et nous propose de faire immédiatement un tour aux avant-postes. Chemin faisant, il nous raconte les diverses phases du combat de la veille, et nous dit son désespoir d'avoir été obligé d'évacuer le Margueb. Ce n'est pas tant à cause de sa situation stratégique, d'une importance fort relative pour l'armée turco-arabe qui — faute d'artillerie — ne l'utilisait guère que comme un poste d'observation sur la ville distante de deux kilomètres à peine, que pour la satisfaction d'amour-propre des Arabes, qui tiennent, quoi qu'il advienne, à être sur le dos de l'ennemi, que Khallil bey ne se console pas de son échec. Il le considère, au surplus, comme momentané, car les Italiens, qui l'avaient occupé une première fois, en avaient été délogés, dans la suite, par les Arabes, et ceux-ci ont juré de le reconquérir derechef. Il avait dû céder devant le nombre, et il était parfaitement exact qu'il pleura de rage et s'arracha les vêtements lorsqu'il se vit débordé, près de manquer de munitions et dans l'impossibilité d'en faire arriver rapidement du camp par les sentiers de chèvre qui accèdent à la crête. C'est la mort dans l'âme qu'il donna à ses compagnons, dont plus de quatre-vingts étaient tombés autour de lui, l'ordre formel de battre en retraite, et qu'il dut reporter son quartier général un peu plus en arrière.

Nous voilà précisément à Djava, que peuvent battre, maintenant, les projectiles ennemis, et nous entrons dans la petite cabane faite de planches et de madriers de sapin, amenés de Carinthie par les transports italiens, comme l'indique l'estampille dont ils sont marqués et qui ont été enlevés à l'ennemi. Devant la porte, un trapèze, dont la barre mobile est soutenue par des fils de fer arrachés sur des glacis des retranchements italiens, a la même origine. Le commandant jette un coup d'œil de regret sur ce petit coin auquel il s'était accoutumé pendant plusieurs semaines, et nous nous dirigeons vers Ras-el-Kheulé, la montagne grise, qui dresse sa cime juste en face, à huit cent mètres, et à la hauteur du Margueb. Un poste turc est installé sur ce sommet, et nous allons y grimper. (...)

Il fait presque nuis lorsque nous rentrons au camp, en même temps que quatre cents nouveaux volontaires de Tarhôna, qui dévalent comme un ouragan en poussant leurs cris de : Ya ouled Bouazaïn, que scande le tabal frappant à tour de bras, de sa corde, le tam-tam de guerre accroché sur le dos d'un de ses compagnons. Le cheick, qui marche en avant, presse le commandant Khallil bey dans ses bras, puis un grand silence succède au rugissement formidable sorti de toutes ces poitrines et dans lequel je devine le souhait de la victoire du sultan.

L'iman dit la prière, et sa voix s'enfle, grandit, a des éclats de trompette qui sonne la charge, alors que les mains tendues, le fusil au poing, les « mouyaïdines » qui l'entourent répondent grièvement et comme prêts à se lancer furieusement en avant...

Le soir, nous sommes les hôtes de Khallil bey. Vous ai-je dit que le commandant, esprit fin et cultivé, de complexion délicate, est tout jeune [Halil était même un peu plus jeune que son neveu Enver ; à noter qu'il avait précédé ce dernier dans son adhésion au mouvement jeune-turc]. Il a été, cependant, lui aussi, empoigné par l'ambiance et « père des guerriers », comme l'appellent ses soldats, il a fait, comme eux, le sacrifice de son existence. Lorsque nous formulons l'espoir de le retrouver un jour en France, à Marseille, à Paris, pour lui rendre son aimable accueil, il se défend de pouvoir prendre un rendez-vous désormais, et nous dit non au revoir, mais adieu !

Le lendemain matin, nous accompagnons le lieutenant Noury, qui va rejoindre son poste au Sahel, dans la palmeraie, et nous acceptons avec empressement l'invitation du cheick Bechir, qui met sa maison à notre disposition. (...)

Longtemps nous marchons à l'abri des hautes palmes ou sous le couvert des monstrueux figuiers de Barbarie qui bordent le chemin. Mais bientôt nous voici à terrain découvert, et les éclats d'obus que nous trouvons à chaque pas nous avertissent surabondamment du danger que nous courons. Pour plus de précautions, nous nous déployons en tirailleurs. Diable ! nous avons été signalés. Une fumée blanche couronne soudain le sommet du Margueb, un coup sourd lui succède, et à quatre cent mètres à notre gauche, un éclatement qui soulève une colonne de poussière. Un deuxième coup, et un second obus tombe un peu plus loin cette fois. Fausse alerte ! Ce n'est évidemment pas nous que l'on visait ! Nous reprenons notre chemin, et le lieutenant Noury nous montre le draken-ballon qui, dédaigneux de notre marche en avant, s'incline légèrement vers la mer, hâlé sur ses amarres, pour cesser sa faction. Nous n'avons plus, désormais, à craindre que les coups de fusil des postes avancés italiens ou peut-être un obus de croiseur auquel nous signalerait l'œil d'une sentinelle indiscrète." (p. 1)

 

Sur Halil Kut et Nuri Killigil (leurs noms sous la République turque) : Les relations entre les Jeunes-Turcs et les révolutionnaires de Perse 

"Génocide arménien" : le rôle de la gendarmerie ottomane

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Cevdet Bey (beau-frère d'Enver) à Van : un gouverneur jeune-turc dans la tempête insurrectionnelle     

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Halil Paşa (Halil Pacha) et la victoire de Kut-el-Amara (1916)

Le général Friedrich Kress von Kressenstein et les Arméniens 

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