Georges Rémond (correspondant de guerre de L'Illustration), Aux camps turco-arabes. Notes de route et de guerre en Tripolitaine et en Cyrénaïque, Paris, Hachette, 1913 :"Msellata, 1er Mars 1912.
Depuis le départ de Tarhona, nous
[Pol Tristan et lui] avons entendu le canon des Italiens tonner sans discontinuer du côté de Homs et de Zliten. Les Arabes rencontrés disaient qu'il y avait grande bataille et levaient les mains vers le ciel en invoquant l'aide de Dieu.
Dès le matin, le 28 février, nous entendons de nouveau le canon et, à mi-route entre Sidi M'Amer et Msellata, nous voyons arriver les premiers blessés, qui sur un âne, qui à pied, soutenus par leurs compagnons, regagnant leurs villages. Nous les interrogeons. Comme toujours, en de pareilles circonstances, les nouvelles sont contradictoires.
L'un dit : « Les Italiens étaient trop nombreux ! Nous avons été vaincus ; la montagne de Margueb, en avant de Homs, est dans leurs mains. Oh ! nous nous sommes battus là avec acharnement ; nous l'avons prise et reprise ; mais les munitions ont manqué, et ils ont tant et tant de canons ! Le commandant Khalil bey
[oncle d'Enver Bey] pleurait et déchirait ses vêtements. » Mais un autre s'écrie : « Non, non ! Margueb est prise, c'est vrai ; mais nous aussi nous leur avons enlevé des canons, tué beaucoup d'hommes ; vingt-cinq ont été enfermés dans une maison et tous massacrés. J'y étais. Tiens ! voilà un de leurs fusils. Maintenant, ils sont serrés à leur droite par les volontaires de Silin, à leur gauche par ceux de Sahel. Tu verras là-bas ! Ils ne nous échapperont pas. »
.... De nombreux villages, une campagne riante, des bois de très vieux oliviers parmi des cultures d'orge, et nous voici à Msellata, gros bourg qui a des aspects de ville. Un capitaine de gendarmerie nous reçoit et nous donne comme demeure la maison de la municipalité. « Il y a grande bataille, nous dit-il, mais indécise et sans avantage marqué d'un côté ni de l'autre. » Par son entremise, nous télégraphions au commandant Khalil bey Mozaffer notre arrivée, lui disant que notre place de correspondants de guerre est à côté de lui, sur la ligne du feu et le priant de vouloir bien donner des ordres pour qu'on nous conduise à son camp. En attendant sa réponse, nous visitons la ville : un grand marché, quelques maisons à arcades, où des colonnes antiques ont été remployées, une sorte de terrasse où l'on accède par des escaliers et qui domine le marché ; là s'élèvent un petit kiosque à la turque dans lequel le kaïmakam siège le jour et traite les affaires, puis le konak, puis la municipalité où nous sommes installés. Hors de la ville, sur un sommet, une vieille citadelle aux murs énormes mais troués , ébréchés, éboulés sur plus d'un point ; de là on aperçoit la mer, par instants la fumée des canons italiens et, dans le ciel, planant au-dessus de Homs, le ballon captif militaire (
Drachen ballon). Nous sommes ici à deux heures du quartier général des forces turco-arabes, lequel se trouve à une demi-heure ou trois quarts d'heure au plus de Homs. Les troupes ottomanes occupent également Sahel, non loin de la mer, tout près de Lebda (l'antique Leptis Magna) et, de l'autre côté de Homs, également à trois quarts d'heure, Silin.
Le soir, par un grand clair de lune, comme nous sommes tranquillement attablés devant un excellent repas « à la turque », que vient de nous envoyer le capitaine de gendarmerie : soupe de poulet, beureks farcis, koufta, la fusillade éclate soudain, un grande tumulte se fait, les gens courent sur la place. Nous nous précipitons ; en contre-bas, nous apercevons un grouillement confus de burnous et de fusils éclairés par la lune et les lueurs des coups de feu ; une grande voix confuse monte de cette foule ; elle grimpe au galop les escaliers qui accèdent à la plate-forme élevée où se trouvent le konak et, en face, notre maison. Ce sont les volontaires arabes de Tarhona qui accourent à la bataille ; ils brandissent les fusils, poussent leurs cris de guerre et, au milieu d'eux, un grand diable frappe éperdument d'une longue corde un tambour attaché sur le dos d'un de ses compagnons. C'est une magnifique scène dans la lumière nocturne. Mais le mufti est monté sur une sorte d'estrade, de terrasse qui surplombe la place ; tous se groupent à ses pieds ; les notables sont à côté de lui ; je prends place au milieu d'eux, et, d'une voix lente, monotone, chantante, qui, tour à tour baisse de ton, puis s'élève sur une sorte de rythme grave, il commence la prière de la Fetha (la supplication) : « Puisse Dieu mettre le courage dans vos âmes, vous faire vaincre, chasser les Italiens, les infidèles, les idolâtres ! » Tous ont les deux mains ouvertes, demi-levées vers le ciel, les figures tendues vers le chef religieux, et disent : « Amin, amin ! »
Ce voyage, cette guerre m'offrent chaque jour de tels spectacles, religieux, guerriers ou pastoraux, d'un incomparable pittoresque. L'imagination, les yeux se grisent des plus beaux décors, des plus belles attitudes, des groupements les plus variés qu'il soit possible de voir ou de rêver. La seule lassitude, c'est de se sentir étranger à ces spectacles. On les admire du dehors, des yeux et de l'imagination ; on n'y participe point comme acteur. On ne va pas plus loin que l'admiration plastique du drapé, des gestes, des attitudes pieuses ou héroïques ; on éprouve l'impression profonde qu'on ne pénètre pas ces âmes façonnées par une autre religion, une autre civilisation, sinon égales aux nôtres au moins aussi fortes, ayant une emprise aussi complète sur les hommes et qui élèvent, entre ceux-ci et nous, une barrière absolue. C'est ce qui fait la monotonie des descriptions de l'Orient chez les meilleurs écrivains : elles sont toujours vues d'un seul côté, romantiques, brillantes, mais tout extérieures. (...)
... Nous avons reçu la réponse de Khalil bey. Il nous donne rendez-vous devant les positions italiennes et met
des gendarmes à notre disposition. C'est qu'en effet la présence dans un camp arabe de deux Français ne va pas sans susciter quelques difficultés. En dépit du tarbouch, de la patine du soleil, de nos vêtements en lambeaux, nous avons l'air d'assez peu orthodoxes musulmans, et notre apparition excite une curiosité qui, sans de longues explications,
dégénérerait vite en hostilité. On conçoit qu'un bédouin s'explique assez mal ce que c'est qu'un journal et qu'un correspondant de guerre.
Nous nous mettons en route à midi (le 29 février) et, en compagnie du capitaine de gendarmerie Hassan Fehmi, nous traversons un pays accidenté. Des sommets, la mer se découvre tout à coup. Le
Drachen ballon plane au-dessus. La canonnade continue, mais moins violente que les jours précédents.
Dans une vallée étroite, au milieu d'un bois d'oliviers, voici le quartier général de Khalil bey. A ses côtés se trouvent le lieutenant Nory bey, frère d'Enver bey, organisateur de la défense
en Cyrénaïque, et le kaïmakam de Mesrata. On apporte le café, on nous offre quelques oranges, on nous présente le chien
Brigante (c'est le nom qui est inscrit sur son collier), capturé dans les tranchées italiennes qu'il gardait, seul, la nuit. Des chefs reviennent des avant-postes, s'assoient, parlent avec le commandant, repartent. La foule des volontaires nous entoure, curieuse, un peu inquiète, méfiante, hostile peut-être, demandant : « Qui sont ces roumis ? »
Khalil bey nous offre de faire avec lui le tour des avant-postes. Nous visitons Djava, son ancien quartier général, où il s'était construit une petite maison avec des planches, des madriers venus de Carinthie jusqu'à Homs avec les navires italiens, et enlevés aux tranchées et aux fortifications. Au-devant s'élève un portique de même provenance, où officiers et soldats se divertissaient à faire de la gymnastique.
Ce point a dû être abandonné, car les obus y pleuvaient plus dru que grêle : « Mais, me dit Khalil bey, vous voyez que nous ne nous sommes pas beaucoup éloignés ; les Arabes n'entendent rien aux exigences de la stratégie ; et nous non plus, nous n'y voulons rien entendre ; nous voulons être toujours sous le feu, toujours exposés. D'ailleurs, n'avons-nous pas la protection de Dieu pour nous ? Regardez ce soldat, cet autre : ils ont été blessés grièvement, celui-ci douze fois, eh bien, après quelques jours, voici qu'ils retournent au combat. »
C'est ici beaucoup mieux encore qu'à Azizié que je me rends compte à quel point les officiers turcs ont été conquis par l'ardeur de la foi des Arabes ; ils sentent profondément que tel est leur vrai
point de contact avec eux, et que c'est là qu'il faut toucher ces âmes primitives pour en faire jaillir l'héroïsme." (p. 75-80)
"Voici les monuments
[de Leptis Magna], enfoncés aux trois quarts dans le sable argenté, plus fin que la plus subtile poussière. Cependant des murs en émergent, des portes de marbre, aux montants d'un seul bloc haut de 10 mètres, des amoncellements de briques, de grandes arcades à travers lesquelles j'aperçois la mer et les navires qui ont amené les troupes italiennes et leur apportent les ravitaillements. Je vais de l'une à l'autre. Le filet d'eau claire de l'oued Lebda coule au travers. J'enfonce dans le sable, me retire, escalade les pierres, aidé par les Arabes. Ici un sommet de colonne apparaît encore avec sa feuille d'acanthe usée par le frottement régulier du sable que le vent fait perpétuellement ruisseler sur elle : là je caresse de la main un fût de « vert antique », d'une matière merveilleuse, aux veines nuancées. Notre présence échappe à la surveillance du ballon ou lui semble indifférente, car il s'incline vers la mer, descend et disparaît. Maintenant, nous pouvons errer un peu plus à l'aise, regarder à loisir. Mais quelques heures suffisent-elles à examiner en détail cette ville immense ?
La nuit vient. La pleine lune monte au moment où le soleil commence de s'éteindre à l'horizon : lune d'or pâle, ciel violet et améthyste sur les dunes d'argent fin, et sur les ruines d'une couleur un peu rouillée, d'une nuance de pain doré, d'un ton un peu plus chaud, un peu plus solide que le reste et qui, seules, gardent quelque réalité dans cette atmosphère céleste, diluée, nacrée, de mirage. Voici trois arcades gigantesques avec leurs colonnes de soutènement. D'entre les montagnes, à l'Orient, filtre un dernier rayon qui dore à leur sommet une frise mutilée.
Nous gagnons l'extrémité des ruines : blocs disjoints, informes. Maintenant nous sommes à un kilomètre à peine de Homs. Les maisons blanches se distinguent encore dans le crépuscule qui s'achève ; les transports sont là tout près, sur la mer immobile.
Et tandis que nous retournons en arrière, tout à coup le spectacle s'anime. Des dunes de sable, de dessous les grandes pierres, quelles sont ces statues drapées à l'antique, d'un style superbe, qui bougent, se dressent, courent, frise admirable, le long des murs, demeurent immobiles au fronton des temples et dont l'ombre montante et les rayons de lune se disputent les visages ? Les volontaires arabes sont campés dans cette nécropole. A notre approche, ils se lèvent, se rangent. Les chefs dégainent leurs sabres ; sur les colonnes renversées, les soldats se disposent en file, et leurs silhouettes se découpent sur le ciel nocturne .
Le lieutenant Nory bey s'approche d'eux, leur parle : « Vous êtes de Taourgha, de Mesrata, de Tarhona ? — Oui ! braves, fidèles
au Sultan, prêts à combattre jusqu'à la mort ! » Et quelques-uns, prenant du sable dans leurs mains, le baisent avec un geste passionné et, soufflant dessus, s'écrient : « Notre poussière s'éparpillera ainsi, notre poussière à tous avant que les Italiens soient maîtres de cette terre ! »
« Voyez, me dit Nory bey, celui-ci était un brigand. Quand il a appris le débarquement des Italiens, il est venu au camp trouver Khalil bey et lui a dit : « Tu es le père des guerriers ; veux-tu me pardonner ma vie passée et que je sois ton soldat ? »
— « Je te pardonne, lui a répondu le commandant. » Et depuis il s'est battu, toujours au premier rang. Beaucoup montrent leurs blessures : « Je veux donner tout mon sang ! » me dit l'un d'eux.
« Ils ont une seule crainte, continue Nory bey, c'est que, dans la bataille, les balles trouent leur beaux burnous de laine tissés par leurs femmes. Ils les retirent et se vêtent seulement d'un sac gris et sale qui fait qu'on ne les distingue pas de la terre. »
Nous restons longtemps assis au sommet des ruines ; de plusieurs points, vient un chant allègre. Ce sont les volontaires qui vont aux avant-postes et chantent leur chanson de guerre. Elle rythme leurs pas. Ce n'est pas la grêle mélodie des soirs de campement, chanson d'homme qui s'endort, vacillante, transparente comme la flamme du brasier, aigre comme la note des petites flûtes en roseau. Celle-ci est ardente, sonore, chanson de marche à l'ennemi dont le cœur se grise tout entier : « Ils y vont d'une telle passion, me dit Nory bey, que la mort ne leur est pas une peine. Frappés en avant, ils sont aussitôt saisis dans les bras de l'ange qui les porte en Paradis. Et, à coup sûr, ils ne sont pas trompés ; l'accomplissement soudain d'un si grand désir doit leur faire sentir comme la caresse des ailes d'Azraël. »
Nous nous éloignons à regret. Sur notre passage, les volontaires se dressent et poussent un cri : « Allah younsour es Sultan ! » (Dieu fasse que le Sultan soit victorieux !) Un peu de brise s'est levée de la mer, et passant dans les burnous blancs qu'elle soulève, il semble qu'elle agite les draperies des victoires protectrices de la cité antique." (p. 83-86)
"Ces lettres de mères, de pères, qui envoient des souhaits, des bénédictions, qui ont peur, qui demandent des nouvelles, qui son angoissés,
angustiati, écrivent-ils, et qu'on a retrouvées sur les corps de leurs fils
[les militaires italiens tués au combat par les Arabes des émirs Ali Pacha et d'Abd el Kader (fils et petit-fils d'Abd el Kader), dans la Grande Syrte], font pitié. Mais quoi ! comme me disait Nory bey à Lebda : « La vie est ici à un très grand bon marché. » Et si loin de tout, ne se sent-on pas à moitié délié de toutes les chaînes qui attachent solidement à elle ?" (p. 109-110)
Pol Tristan, "La guerre italo-turque : Dans les ruines de Leptis-Magna sous les canons italiens", Le Petit Marseillais, 15 avril 1912 :"Sahel, le 3 mars 1912.
Les Arabes nous avaient dit vrai ! La colline du Margueb avait bien été enlevée, l'avant-veille, par l'armée italienne, sortie en forces de Homs. Malgré des efforts inouïs pour la conserver et plusieurs corps à corps, les Arabes avaient dû battre en retraite, alors qu'ils allaient manquer de munitions et que le flot des assaillants, plusieurs fois rejeté au bas de la colline, continuait, malgré tout, sa montée irrésistible. De ce fait, le quartier général ottoman avait dû s'établir un peu plus en arrière, pour ne pas être immédiatement sous le feu des canons de 63 de montagne disposés sur la crête.
Il nous fallut deux heures à peine pour y arriver de M'Sellata, d'où nous étions partis à midi — six heures à la turque — en compagnie du capitaine de gendarmerie Hassan Fehemi. Tapi aux creux d'un ravin, à deux kilomètres à peine des batteries italiennes, il est protégé contre leur tir par des collines avancées. Ces batteries, du reste, le cherchent, c'est visible, car, à droite, à gauche, en avant, en arrière, des shrapnels éclatent à quelque distance, alors que nous sommes quiètement assis, sous les oliviers, devant la tente du commandant. Il y a là, parmi d'autres officiers et chefs arabes, qui vont, viennent, affairés, donnant ou prenant des ordres, le lieutenant Noury bey, neveu de Khallil bey et frère d'Enver bey, qui commande, à l'extrême-droite, sur la mer, le poste de Sahel. Il y a aussi le caïmacan de Mystrata, que j'avais eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois à Azizié. Nous causons de choses et d'autres, en attendant le commandant, parti en reconnaissance sur le front, et-plus sevrés que nous encore de nouvelles de l'Europe-ils accueillent comme toutes fraîches pour eux les informations vieilles de plus d'un mois, que nous leur apportons.
Un chien superbe, tout différent de ceux que nous avons l'habitude de voir roder autour de nous, vient soudain nous frôler et poser familièrement ses deux pattes de devant sur les genoux de Noury bey. « Brigante », c'est le nom que je lis sur son collier, est un prisonnier de guerre, et aucun n'est plus choyé ni mieux soigné. Il fut pris, un beau soir, par ces Arabes qu'il avait mission de signaler, et amené au camp, où il est devenu, sans trop de difficultés, l'ami de ses nouveaux maîtres.
Le commandant Khallil rentre sur ces entrefaites et nous propose de faire immédiatement un tour aux avant-postes. Chemin faisant, il nous raconte les diverses phases du combat de la veille, et nous dit son désespoir d'avoir été obligé d'évacuer le Margueb. Ce n'est pas tant à cause de sa situation stratégique, d'une importance fort relative pour l'armée turco-arabe qui — faute d'artillerie — ne l'utilisait guère que comme un poste d'observation sur la ville distante de deux kilomètres à peine, que pour la satisfaction d'amour-propre des Arabes, qui tiennent, quoi qu'il advienne, à être sur le dos de l'ennemi, que Khallil bey ne se console pas de son échec. Il le considère, au surplus, comme momentané, car les Italiens, qui l'avaient occupé une première fois, en avaient été délogés, dans la suite, par les Arabes, et ceux-ci ont juré de le reconquérir derechef. Il avait dû céder devant le nombre, et il était parfaitement exact qu'il pleura de rage et s'arracha les vêtements lorsqu'il se vit débordé, près de manquer de munitions et dans l'impossibilité d'en faire arriver rapidement du camp par les sentiers de chèvre qui accèdent à la crête. C'est la mort dans l'âme qu'il donna à ses compagnons, dont plus de quatre-vingts étaient tombés autour de lui, l'ordre formel de battre en retraite, et qu'il dut reporter son quartier général un peu plus en arrière.
Nous voilà précisément à Djava, que peuvent battre, maintenant, les projectiles ennemis, et nous entrons dans la petite cabane faite de planches et de madriers de sapin, amenés de Carinthie par les transports italiens, comme l'indique l'estampille dont ils sont marqués et qui ont été enlevés à l'ennemi. Devant la porte, un trapèze, dont la barre mobile est soutenue par des fils de fer arrachés sur des glacis des retranchements italiens, a la même origine. Le commandant jette un coup d'œil de regret sur ce petit coin auquel il s'était accoutumé pendant plusieurs semaines, et nous nous dirigeons vers Ras-el-Kheulé, la montagne grise, qui dresse sa cime juste en face, à huit cent mètres, et à la hauteur du Margueb. Un poste turc est installé sur ce sommet, et nous allons y grimper. (...)
Il fait presque nuis lorsque nous rentrons au camp, en même temps que quatre cents nouveaux volontaires de Tarhôna, qui dévalent comme un ouragan en poussant leurs cris de :
Ya ouled Bouazaïn, que scande le tabal frappant à tour de bras, de sa corde, le tam-tam de guerre accroché sur le dos d'un de ses compagnons. Le cheick, qui marche en avant, presse le commandant Khallil bey dans ses bras, puis un grand silence succède au rugissement formidable sorti de toutes ces poitrines et dans lequel je devine le souhait de la victoire du sultan.
L'iman dit la prière, et sa voix s'enfle, grandit, a des éclats de trompette qui sonne la charge, alors que les mains tendues, le fusil au poing, les « mouyaïdines » qui l'entourent répondent grièvement et comme prêts à se lancer furieusement en avant...
Le soir, nous sommes les hôtes de Khallil bey. Vous ai-je dit que le commandant, esprit fin et cultivé, de complexion délicate, est tout jeune
[Halil était même un peu plus jeune que son neveu Enver ; à noter qu'il avait précédé ce dernier dans son adhésion au mouvement jeune-turc]. Il a été, cependant, lui aussi, empoigné par l'ambiance et « père des guerriers », comme l'appellent ses soldats, il a fait, comme eux,
le sacrifice de son existence. Lorsque nous formulons l'espoir
de le retrouver un jour en France, à Marseille, à Paris, pour lui rendre son aimable accueil, il se défend de pouvoir prendre un rendez-vous désormais, et nous dit non au revoir, mais adieu !
Le lendemain matin, nous accompagnons le lieutenant Noury, qui va rejoindre son poste au Sahel, dans la palmeraie, et nous acceptons avec empressement l'invitation du cheick Bechir, qui met sa maison à notre disposition. (...)
Longtemps nous marchons à l'abri des hautes palmes ou sous le couvert des monstrueux figuiers de Barbarie qui bordent le chemin. Mais bientôt nous voici à terrain découvert, et les éclats d'obus que nous trouvons à chaque pas nous avertissent surabondamment du danger que nous courons. Pour plus de précautions, nous nous déployons en tirailleurs. Diable ! nous avons été signalés. Une fumée blanche couronne soudain le sommet du Margueb, un coup sourd lui succède, et à quatre cent mètres à notre gauche, un éclatement qui soulève une colonne de poussière. Un deuxième coup, et un second obus tombe un peu plus loin cette fois. Fausse alerte ! Ce n'est évidemment pas nous que l'on visait ! Nous reprenons notre chemin, et le lieutenant Noury nous montre le draken-ballon qui, dédaigneux de notre marche en avant, s'incline légèrement vers la mer, hâlé sur ses amarres, pour cesser sa faction. Nous n'avons plus, désormais, à craindre que les coups de fusil des postes avancés italiens ou peut-être un obus de croiseur auquel nous signalerait l'œil d'une sentinelle indiscrète." (p. 1)
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