samedi 28 août 2021

Armistice de Moudros (1918) : les erreurs du gouvernement d'Ahmet İzzet Paşa



"Comment les Turcs ont demandé l'armistice", L'Intransigeant, 1er août 1921, p. 4 :


"L'Illustration publie, au sujet de l'armistice turc, des souvenirs du lieutenant-colonel Azan, qui nous paraissent particulièrement intéressants à reproduire en ce moment, en voici le passage principal :

Dans une réunion de la Chambre en comité secret, au début de septembre, Enver, interrogé par le député Djelal bey, répondait que l'armée bulgare se trouvait en parfait état et allait bientôt prendre l'offensive. Or, le 20 septembre suivant, à minuit, arrivaient des dépêches chiffrées, envoyées par les officiers turcs en Bulgarie, décrivant l'armée bulgare comme n'ayant plus ni moral, ni discipline, Enver, très ému par ces nouvelles, les télégraphia aussitôt aux quartiers généraux allemand et autrichien.

Le lendemain 21 septembre, avant le Conseil des ministres, Enver se concerta avec le grand vizir Talaat, le ministre des finances Djavid et le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères Ahmed Nessimi : ils jugèrent la situation si grave qu'ils envisagèrent les moyens d'obtenir la paix. C'est sur ces entrefaites que survint la débâcle bulgare et que fut conclu l'armistice du 29 septembre.

Le Comité « Union et Progrès » vivait une existence fiévreuse et inquiète : des réunions répétées se tenaient, soit au conseil des ministres, soit au comité. Enver proposa de faire venir des divisions d'Anatolie et d'organiser la résistance sur les lignes de Tchataldja ; mais sa proposition ne fut pas acceptée par ses collègues. Le cabinet décida de démissionner, à la condition d'être remplacé par une combinaison Izzet pacha [représentant à l'origine l'aile la plus germanophile de l'armée ottomane (avec Mahmut Şevket Paşa), le général Ahmet İzzet Paşa n'était pas membre du Comité Union et Progrès]. Le sultan [Mehmet VI] fit néanmoins appeler Tewfik pacha [Ahmet Tevfik Paşa] : celui-ci crut prudent de s'effacer.

Izzet pacha forma le nouveau cabinet et proposa de suite à ses collègues de demander un armistice. Fallait-il s'adresser aux Français ou aux Anglais ? Le conseil des ministres était divisé sur ce point : Izzet et Nabi étaient d'avis de s'adresser au général Flanchet d'Espèrey, commandant en chef des armées alliées ; Djavid et Raouf estimaient qu'il valait mieux s'adresser aux Anglais et charger Rahmi bey, gouverneur de Smyrne, d'entrer directement en relations avec eux.

L'avis d'Izzet prévalut. Un officier d'état-major, le colonel Mehmed bey, partit pour la Thrace, afin d'aller soumettre la demande d'armistice au général Franchet d'Espèrey. Mais il ne put dépasser Dédéagatch, où se trouvaient les Anglais, et dut revenir sur Constantinople. Dès son arrivée aux Dardanelles, il télégraphia à Izzet que les Anglais ne lui avaient pas permis d'accomplir sa mission ; qu'ils ne voulaient pas que la Turquie fît la paix avec les Français et que l'armée d'Orient continuait sa marche sur Constantinople.

Sans se laisser rebuter par ce contretemps, Izzet chargea un Français, M. Savoie, de se rendre secrètement auprès du général Franchet d'Esperey, afin de lui présenter la demande d'armistice. Mais M. Savoie fut examiné comme suspect à son arrivée aux avants-postes de la 122e division et retardé en outre par le mauvais état des routes.

Cependant il devenait urgent de remédier à une situation qui devenait chaque jour plus dangereuse.

Izzet, n'ayant rien reçu de M. Savoie, consulta de nouveau ses collègues. Le ministre des Finances, Djavid, déclara que l'Angleterre n'accepterait jamais que la France jouât en Orient un rôle prépondérant et que la meilleure solution consistait à s'adresser directement à elle. Le Conseil se rangea à cet avis. Djavid était l'ami de Rahmi bey, qui était alors en excellents termes avec les Anglais ; aussi un télégramme officiel fut-il envoyé à ce fonctionnaire, lui prescrivant d'entrer en relations avec ceux-ci.

Ces relations étaient d'autant plus faciles à établir que les émissaires envoyés par Rahmi bey étaient revenus le 10 octobre à Smyrne et que l'amiral Calthorpe était arrivé le lendemain 11 en rade de Moudros.

L'amiral Amet avait peu de détails sur les événements politiques de Constantinople et sur les projets des Anglais. Il avait appris cependant, le 7 octobre, par le service de renseignements britannique, que le ministère d'Enver et de Talaat venait d'être renversé [afin de faciliter les pourparlers de paix (apparus comme nécessaires après la défection bulgare), le grand-vizir Talat Paşa s'était retiré de son propre chef, et avait imposé une démission collective aux autres ministres].

Le 11 octobre dans la matinée, lorsqu'il vit arriver en rade de Moudros le Foresight amenant le vice-amiral Calthorpe. Il envoya à son collègue anglais son chef d'état-major pour le saluer de sa part et l'inviter à un repas à sa convenance pendant la durée de son séjour. L'officier de liaison français auprès de l'amiral Calthorpe, le capitaine de corvette de Laurens, vint présenter ses devoirs à l'amiral Amet ; il lui dit que le ministre de la Marine et l'amiral Gauchet avaient été informés, dès le 8 octobre, du départ de l'amiral Calthorpe pour Moudros, en vue d'événements en Turquie. Il ajouta que l'amiral anglais s'exclamait sur sa passerelle, à son entrée en rade : « Du diable si je sais ce que je viens faire ici ! »

L'amiral Calthorpe fit dans l'après-midi une visite à l'amiral Amet : « Je serai très franc avec vous, lui dit-il, je suis venu ici sur l'ordre de mon Amirauté, mais sans savoir encore pour quelle besogne. N'auriez-vous rien reçu de votre côté ? »

Comme l'amiral français lui déclarait qu'il n'avait reçu aucune modification à ses instructions antérieures : « Eh bien, dit-il, c'est, je pense, que nos Amirautés sont en train d'arranger tout cela. »

Il y avait en effet une question de commandement qui se posait, au cas où des navires ennemis seraient sortis des Dardanellles. L'amiral Calthorpe était plus ancien de grade que l'amiral Amet mais, d'après l'accord franco-anglais de juin, l'amiral Amet avait le commandement des forces, alliées en Egée. L'amiral Calthorpe voulut bien admettre que son collègue français devait conserver la direction des opérations éventuelles tant que ses instructions ne seraient pas modifiées.

Le 15 octobre, le général Milne séjourna à Moudros de 19 h. 30 à 23 heures, pour s'entretenir avec l'amiral Calthorpe. Il organisait à ce moment le transport, par mer à Dédéagatch d'une division britannique, chargée de remonter la Maritza, de s'emparer d'une tête de pont et de coopérer à la marche sur Constantinople.

Les pourparlers que Rahmi bey était chargé de mener avec les Anglais étaient en bonne voie ; il avait pu télégraphier à Izzet pacha que l'amiral Calthorpe acceptait l'idée d'un armistice et qu'il conseillait l'intervention du général Townshend comme pouvant donner les meilleurs résultats.

Le général Townshend, le glorieux vaincu de Kut-el-Amara, interné aux îles des Princes, d'abord à Halki, puis à Prinkipo, y était bien traité : il avait même un officier d'ordonnance turc, Tewfik bey, formé dans la marine anglaise ; il n'avait cessé de répéter, depuis deux ou trois mois, que la seule chance de salut de la Turquie était de traiter avec l'Angleterre. Le 12 octobre, en apprenant l'avènement d'Izzet pacha au grand-vizirat, il lui écrivit ; le 15, il envoya une autre lettre à Raouf bey, le ministre de la Marine, qui était pour lui un véritable ami : il s'offrait à servir d'intermédiaire avec son gouvernement et exprimait l'espoir d'obtenir des conditions honorables pour la Turquie.

Izzet pacha convoqua le général Townshend à la Sublime-Porte le 17 octobre. Il s'entretint seul avec lui, déclara que la guerre contre l'Angleterre avait été un « crime », et lui rendit sa liberté pour lui permettre d'entamer des pourparlers de paix ; il se déclara prêt à ouvrir les Dardanelles s'il obtenait la protection de l'Angleterre. Le général estima qu'il pouvait atteindre Londres en sept jours.

Le soir de cette même journée du 17 octobre, à 10 h. 30, Raouf bey vint voir le général à Prinkipo et discuta pendant deux heures avec lui des conditions d'un armistice. Il avait abouti aux suivantes : « La Turquie désirait l'amitié de l'Angleterre et demandait sa protection. L'Angleterre arrêtait immédiatement ses opérations. Le gouvernement ottoman se déclarait prêt à accorder l'autonomie aux territoires ottomans occupés par les Alliés : l'Angleterre soutenait ce système. La Turquie obtenait son indépendance financière, politique et industrielle ; elle recevait une aide financière, s'il en était besoin pour dénouer une crise. » Raouf bey insista sur le fait que la Turquie désirait la protection de l'Angleterre ; il demanda que les Dardanelles ne fussent pas enlevées par la force, puisqu'elles allaient être ouvertes pacifiquement ; il ne cacha pas les succès du général Allenby en Asie et la situation lamentable de l'armée turque.

Le lendemain 18 octobre, Rahmi bey vint prendre à bord de son vapeur le général Townshend, qui emmena avec lui Tewfik bey, un capitaine anglais et ses ordonnances ; il le conduisit au petit port de Panderma, d'où il partit avec lui pour Smyrne dans son train spécial ; à leur arrivée, tous deux furent acclamés par la foule comme les messagers de la paix. Le général Townshend reprit la mer à Smyrne, arriva à Mytilène le 20 octobre à 3 heures du matin, et atteignit le même jour Moudros, où il fut l'hôte de l'amiral Seymour. Il y reçut bientôt un télégramme de son chef d'état-major général lui disant d'y rester jusqu'à nouvel ordre, et de « tenir sa présence aussi secrète que possible »."


"La crise turque : Les Alliés et la Turquie", Correspondance d'Orient, n° 304, avril 1923, p. 220 :

"Reouf bey explique l'origine du mouvement kemaliste

Londres, 1er mars.

Le Daily Mail publie une très intéressante interview du premier ministre turc, Reouf bey.

Celui-ci y explique la méfiance que la Turquie éprouve à l'égard du traité de Lausanne, qui ne lui assure pas toute l'indépendance qu'elle désire [d'où la révision du régime des Détroits, par la convention de Montreux (1936)].

Il accuse, en outre, l'Angleterre d'avoir violé l'armistice de Moudros :

« Lorsque j'ai conclu cet armistice, dit notamment Reouf bey, j'ai fait remarquer à l'amiral Calthorpe que je le signais parce que j'avais une confiance absolue dans la bonne foi de la nation anglaise. Il s'est montré très ému, m'a serré la main avec effusion et, se tournant vers ses officiers, leur dit : « C'est bien vrai, n'est-ce pas, messieurs, que la Grande-Bretagne tient toujours sa parole ? » Comme un seul homme, tous ses officiers ont répondu : « Oui ». Or, à peine quelques mois plus tard, l'armistice de Moudros a été violé, sous la protection des canons de l'amiral Calthorpe, par le débarquement à Smyrne des Grecs qui, en présence de la flotte britannique, se sont, de sang-froid, livrés au massacre de plusieurs centaines de Turcs.

« C'est cet incident qui a donné naissance au mouvement nationaliste turc qui a triomphé trois ans plus tard »."


Mehmet VI, manifeste au monde islamique, publié par le journal égyptien Al-Ahram, 16 avril 1923, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, "Sur le pèlerinage et quelques proclamations de Mehmed VI en exil", Turcica, volume 14, 1982, p. 238 :

"Tout le monde se souvient encore que le président de la délégation turque qui signa l'armistice de Moudros était Râuf Bak [Rauf Bey], président de l'actuel ministère à Ankara [Mehmet VI "oublie" de préciser que Rauf Bey avait été arrêté entre-temps (avec d'autres députés nationalistes) par les forces britanniques, à l'occasion de la dissolution du Parlement ottoman (mars 1920), une opération répressive que le sultan avait laissé faire : déporté à Malte, Rauf a été échangé contre un officier britannique en 1921]. (...)

L'article spécial qui accordait aux Alliés le droit et le pouvoir d'occuper toute partie du pays dont ils jugeaient l'occupation indispensable pour maintenir la paix est celui-là même qui a incité à l'occupation d'Adana (Adana), de Mossoul, d'Antalya (Adâlyâ), de Constantinople (al-Astâna) et d'Izmir."

 
P. G. (Paul Gentizon), "Le cas de l'ex-président du conseil Réouf bey", Le Temps, 16 septembre 1926, p. 2 :

"Pendant la guerre mondiale, il [Rauf Bey] ne fut utilisé que pour des missions secondaires à l'étranger et pour une petite expédition dans le sud de la Perse, qui échoua complètement. A la fin des hostilités, toutefois, sa connaissance de l'anglais le fit choisir comme membre de la délégation turque qui se rendit à Moudros pour conclure l'armistice avec l'amiral Canthrope. Ces jours derniers, en relevant le rôle qu'aurait joué Réouf bey à cette occasion, la presse d'Angora s'est livrée à son égard à de violentes attaques. « Nous avions encore des troupes qui combattaient, écrit par exemple le Yeni-Sess, des troupes qui résistaient malgré leur recul, et les Détroits n'étaient pas encore ouverts. Il était donc possible de signer un armistice indemne des conditions qui ont ensuite causé tant de mal au pays, telles que le droit d'occupation par l'ennemi de toutes les régions qu'il désirait. Or, c'est le commandant Réouf bey qui a annulé cette possibilité par sa funeste conduite. Le fait est établi par l'aveu même d'un officier ennemi, le général Townshend. »

Ce général a laissé en effet entendre dans ses Mémoires que Réouf bey joua un rôle important dans l'armistice de Moudros en révélant aux délégués anglais certains côtés secrets de la situation intérieure du pays, en dévoilant toute la faiblesse de la Turquie."


Mustafa Kemal, Discours du Ghazi Moustafa Kemal. Président de la République turque. Octobre 1927 (Nutuk), Leipzig, K. F. Koehler, 1929, p. 286 :


"30 octobre 1918. Les articles de l'armistice de Moudros, spécialement l'article 7, étaient « un poison brûlant consumant tout cerveau de patriote ».

Ce dernier article suffisait à lui seul à compromettre le sort de ce qui restait de la patrie, puisqu'il faisait dépendre celui-ci du hasard de l'occupation et de l'envahissement par les ennemis."

Sur Hüseyin Rauf Bey (Rauf Orbay) : La rivalité germano-ottomane en Perse et en Afghanistan (1914-1918)

Les divergences entre les mencheviks géorgiens et les dachnaks face à l'Empire ottoman

L'opposition du Parti républicain progressiste (1924-1925)

Sur le général Townshend : Halil Paşa (Halil Pacha) et la victoire de Kut-el-Amara (1916)

Enver Paşa (Enver Pacha) et la captivité du général Charles Townshend

Le général Townshend : "la victoire définitive des armées turques, dont j'avais longtemps auparavant prédit le succès"

Voir également : L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)

Lutter jusqu'au bout : les exilés jeunes-turcs et la résistance kémaliste

Les officiers Auguste Sarrou, Gaston Alphonse Foulon et Wyndham Deedes : trois amis des Turcs

Mehmet VI et le califat ottoman dans le jeu de l'impérialisme britannique

La cause de l'indépendance turque (1919-1923) : entre le marteau britannique et l'enclume bolchevique

 

mercredi 4 août 2021

Les officiers Auguste Sarrou, Gaston Alphonse Foulon et Wyndham Deedes : trois amis des Turcs



Tevhîd-i Efkâr
, 6 novembre 1921 (texte traduit en français, conservé dans les archives d'Auguste Sarrou) :

Nous publions ci-dessous une lettre que nous venons de recevoir du Colonel Tayar Bey [Caferi Tayyar Bey, à ne pas confondre avec l'officier unioniste Cafer Tayyar Bey (Eğilmez)], officier supérieur en retraite et ancien collaborateur du Lt-Colonel SARROU, lequel a rendu on le sait, des services signalés lors de la conclusion de l'accord franco-turc.

à Monsieur le Rédacteur en Chef du Journal "Tehvid-Efkiar"

J'ai lu avec plaisir les lignes élogieuses que vous avez composées à Mr le Lt-Colonel SARROU dans votre numéro du 28 octobre 1921.

J'ai voulu également dire quelques mots au sujet de cet officier supérieur français.

Notre camaraderie avec le Lt-Colonel SARROU est assez ancienne ; elle date de l'année 320 [1320]/1904, pendant laquelle j'occupais le poste de Commandant de la gendarmerie de Serrés.

En ma qualité de Président de la Commission d'Inspection chargé d'appliquer les mesures adoptées par la mission de réorganisation de la gendarmerie, j'ai parcouru avec le Lt Colonel SARROU, dans toute leur étendue, les vilayets et sandjaks de Constantinople, Brousse, Balikesser, Ismidt, Bolou et Castamoni. A mon retour, vers la fin de l'année 1329/1913, j'ai été mis à la retraite.

Je considère, donc, que ce serait, d'une part, rendre service à ma nation et, d'autre part, remplir un devoir dicté par le respect et l'affection que je porte au Lt-Colonel SARROU, que de signaler à mes concitoyens les mérites personnels de cet officier supérieur, que j'ai été à même d'apprécier.

En effet, il est de l'intérêt des nations de connaître leurs amis et de leur réserver dans leur coeur une place spéciale.

Il est vrai qu'au cours de notre voyage en Anatolie j'ai eu avec le Lt-Colonel SARROU certaines différences de vue sans importance, résultant de l'application des mesures édictées par la mission de réorganisation. Mais cela n'est qu'un détail ; au fond, on doit admettre sans hésitation que le Lt-Colonel SARROU est un ami fidèle des Turcs et de la Turquie. Son amitié est tellement solide, qu'aucun événement imprévu ne peut l'ébranler.

Il y a 18 ans environ, la Macédoine était un champ clos où s'entre heurtaient les aspirations nationales des Hellènes et des Bulgares, où les pires excitations et provocations politiques se donnaient libre cours.

D'une part, les Bulgares, d'autre part les Grecs indigènes et les Hellènes se livraient à des menées insidieuses et à des calomnies, dans le but d'indisposer contre notre Gouvernement et notre Nation les officiers étrangers chargés de la réorganisation de la gendarmerie.

Les meneurs réussirent dans certaines régions à atteindre leur but. Ils ne purent pourtant faire changer d'opinion le Lt-Colonel SARROU, alors Capitaine, qui résidait à Serrés et à Démir-Hissar, localités qui s'apprêtaient particulièrement à ces intrigues.

Les Turcs ont eu en Mr. le Lt-Colonel SARROU un ami, ne s'écartant jamais de la vérité.

Bref, le Lt-Colonel Sarrou est une personnalité importante, qui a travaillé, pendant de longues années, avec un zèle inlassable, une conscience imprégnée de sentiments de justice et des connaissances toutes spéciales au bien de notre pays et à la réorganisation de notre gendarmerie.

Parmi les centaines d'officiers étrangers venus en Turquie pour entreprendre la réorganisation de la gendarmerie.

Je connais trois officiers seulement qui ont appris à parler correctement la langue turque. Un de ceux-ci est le Lt-Colonel SARROU, le second, mon intime ami le Général FOULON, qui malheureusement a succombé dernièrement aux suites d'une opération chirurgicale. (Le Général, qui avait le grade de de Commandant, était chargé de la réorganisation de la gendarmerie de Serrés lorsque je l'ai connu) et le troisième le Capitaine anglais Deeds [Wyndham Deedes], qui était un officier très intelligent, chargé de la réorganisation de la Compagnie de Gendarmerie de Smyrne. Cet officier, promu dernièrement au Grade de Général, s'est rendu à Constantinople, après l'armistice, d'où il est rentré quelque temps après en Angleterre.

Avant son arrivée à Constantinople, le Général Deeds est passé par Beyrouth, où il est resté pendant quelques temps. Dans ces heures critiques le Général Deeds a accueilli avec une grande courtoisie et a manifesté une protection bienveillante aux Turcs qui se sont adressés à lui. N'oublions pas de rendre aussi hommage à cet officier général anglais.

Ceci dit, revenons à notre sujet.

Je citerai un cas qui prouve jusqu'à quel point le Lt-Colonel SARROU aime les Turcs.

Le 12 Mars 1913/329 [1329], nous nous étions rendus à Moudama [Mudanya] pour inspecter et réorganiser la gendarmerie. Arrivés là-bas, nous apprîmes la chute d'Andrinople.

Cette triste nouvelle, qui nous a accablés, a frappé, je puis dire sans exagération, le Lt-Colonel SARROU d'un coup aussi rude que nous autres Turcs. La douleur qu'il a ressentie a été vraiment surprenante.

Je ne savais pas jusqu'alors que le Lt-Colonel SARROU était un si grand ami des Turcs. Cet événement a suffi pour m'éclairer ; aussi, mon affection envers lui a-t-elle augmentée.

Le 31 Janvier 329 [1329]/1912 [1913], je m'étais rendu à Angora avec le Lt-Colonel SARROU. Nous avons eu la pensée d'offrir de cette ville turque de l'Anatolie notre hommage à ce grand ami des Turcs, Mr. Pierre Loti.

Le Lt-Colonel SARROU a rédigé de sa propre main le télégramme suivant, que mon fils Mehmet Ali [Mehmet Ali Bağana] a signé.

"A Monsieur Pierre Loti — Rochefort — "

"Les Turcs sont heureux d'exprimer du fond de l'Anatolie leur reconnaissance infinie à Mr. Pierre Loti, champion de la civilisation".

Qui aurait pu prévoir alors qu'Angora aurait été destinée à devenir, après 8 ou 9 ans, le berceau de la résurrection turque le centre organique d'où devait partir et s'étendre la bravoure turque ! qui aurait pu prédire que le même Lt-Colonel SARROU retournerait à Angora, chargé d'une importante mission politique, ayant pour but d'assurer et de faciliter la réconciliation de son Gouvernement avec la Turquie, qu'il aime après sa propre Patrie !

De tels événements mondiaux arrivent quelquefois.

En Apprenant le départ pour Angora du Lt-Colonel SARROU les personnes qui le connaissaient de près n'avaient pas hésité à considérer ce départ comme de bonne augure.

L'heureux accord intervenu entre les deux Gouvernements a prouvé que ces personnes ne s'étaient pas trompées.

La modération et l'esprit de conciliation montrés par Monsieur Franklin Bouillon et le Lt-Colonel SARROU méritent d'être appréciés, autant que les personnalités élevées d'Angora sont dignes de félicitations pour l'heureux résultat qu'elles ont pu obtenir.

Source : https://archives.saltresearch.org/handle/123456789/32524

Sur Auguste Sarrou : L'officier français Auguste Sarrou : un témoin de premier plan de la révolution jeune-turque

L'officier Auguste Sarrou et les Grecs

"Génocide arménien" : le rôle de la gendarmerie ottomane

Second régime constitutionnel ottoman : les frondes (féodales, réactionnaires et séparatistes) parmi les musulmans non-turcs

Le gouvernorat de Cemal Bey (futur Cemal Paşa) à Adana (1909-1911)

La gouvernance de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en Syrie (1914-1917)

Un aperçu de la diversité humaine dans l'Empire ottoman tardif : moeurs, mentalités, perceptions, tensions

Le philocatholicisme de la Turquie de Bayar-Menderes

Sur Gaston Alphonse Foulon : Le lieutenant-colonel Foulon et les Grecs

Le général Baumann et les Grecs

Voir également : Le "culte" de Pierre Loti dans l'armée ottomane

Henri Gouraud

Le général Gouraud face au problème des crimes arméniens en Cilicie

Proclamation du général Gouraud (9 novembre 1921)

Enver Paşa (Enver Pacha) et la captivité du général Charles Townshend

Le général Townshend : "la victoire définitive des armées turques, dont j'avais longtemps auparavant prédit le succès"

Joseph Kenworthy : "Ce qui pourrait arriver de plus fâcheux pour l'empire britannique, ce serait une victoire des Grecs"

Le rapport de la Commission interalliée d'enquête sur l'occupation grecque de Smyrne et des territoires adjacents (1919)

Les crimes de guerre massifs des forces armées grecques en Anatolie occidentale : le rapport du Comité international de la Croix-Rouge (1921)

dimanche 1 août 2021

L'introduction du scoutisme dans l'Empire ottoman : Enver Paşa (Enver Pacha) et la mission de Harold Parfitt (1914)



Nicolas Palluau, "L'alliance contrariée de la pédagogie et de la politique dans le dessin de Jean Droit", in Thierry Scaillet et Françoise Rosart (dir.), Scoutisme et guidisme en Belgique et en France. Regards croisés sur l'histoire d'un mouvement de jeunesse, Louvain-la-Neuve, ARCA/Académie-Bruylant, 2004, p. 122-123 :


"La loi belge de 1913 sur le prolongement du service militaire est vécue par les catholiques comme une concurrence déloyale à leur place sociale. La fondation d'un scoutisme catholique lui est contemporaine. Il convient de mettre cette nouvelle réalisation éducative au service de l'Eglise. Cette opposition fondatrice dans la genèse du scoutisme belge traduit un conflit de préséance entre religion révélée et religion patriotique, posant la question de la transcendance. Les jeunes mis en mouvement par le scoutisme le sont-ils au nom de la nation ou bien au nom de Dieu ? Il semble que le problème soit posé de façon similaire dans les pays d'Europe occidentale où l'Etat se mêle de l'organisation du  scoutisme. La Belgique, la France et l'Italie présentent au même moment des similitudes dans les réponses apportées à cette question. Dans ces pays de culture catholique, l'Eglise interpelle le mouvement avant de l'organiser à son profit. Ses initiatives constituent les miroirs de celles d'agents de l'Etat qui voient dans la méthode de Baden-Powell [Robert Baden-Powell, fondateur britannique du scoutisme] le creuset  d'une éducation véritablement « nationale », plaçant l'édification religieuse au plan subalterne. On peut se demander si les Britanniques présents aux origines du scoutisme dans ces pays catholiques (Harold Parfitt à Bruxelles, Francis Vane à Rome) ne participent pas à cette construction de la problématique nationale. Celle-ci se place de plus dans une étonnante géopolitique européenne, comme incite à le penser le choix par le même Harold Parfitt du Livre de l'Eclaireur du capitaine Royet [le Français Léonce Royet] pour le scoutisme ottoman à Istanbul. L'alliance anglo-franco-belge des politiques publiques de jeunesse paraît ici être une certitude 15. Les Boy-scouts de Belgique trouvent aisément leur place dans cet esprit d'édification nationale. Jean Droit est dès 1912 le chef de la 4e troupe de Bruxelles où il a le fils d'Antoine Depage pour assistant. Ce dernier le fait entrer au conseil technique des BSB avec Parfitt. Autant belge que français, cet éducateur participe à une œuvre d'union éminemment nationale. On peut se demander si, dans cette construction, le catholicisme ne contribue pas à enjamber deux identités nationales. La frontière se déplacerait alors entre un catholicisme libéral et celui de la contre-réforme, structurant dans l'identité belge au moment où le parti catholique exerce un pouvoir sans partage. C'est une étonnante configuration de voir le Français Droit et l'Anglais Parfitt compléter le projet libéral d'éducation de la jeunesse belge de Graux et Depage dans un triangle anglo-franco-belge. (...)

15 Rappelons qu'Harold Parfitt, organiste de la paroisse anglicane de Bruxelles et premier « chief commander » des BSB, organise le scoutisme ottoman durant le premier trimestre de 1914 à la demande des autorités impériales. Voir Jean-Luc HERRIN, op. cit., p. 258-261."


Banu Turnaoğlu, The Formation of Turkish Republicanism, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2017, p. 162 :

"Pour élever une jeune génération de personnes en bonne santé et en forme, moralement et physiquement prêtes à servir leur nation en tant que soldats et à défendre la patrie, l'Etat a organisé des clubs sportifs et juvéniles. Les Clubs de la Force ottomane (Osmanlı Güç Dernekleri) ont été fondés en mai 1914 à l'initiative d'Enver Paşa126 et pendant la Première Guerre mondiale, pour fournir des effectifs à l'armée, les Clubs des Jeunes Ottomans (Osmanlı Genç Dernekleri), une autre organisation paramilitaire, ont été créés en 1916 à Istanbul sous la supervision du colonel Von Hoff [Heinrich von Hoff], un disciple de Goltz127, et des réseaux associatifs se propagèrent dans diverses villes de l'Empire.(...)

126. Les Clubs de la Force ottomane ont absorbé le Comité scout ottoman (Keşşaflık Cemiyeti İzci Ocağı), établi à Istanbul en avril 1914 sous la supervision de Harold Parfitt, à l'invitation d'Enver Paşa. Ces clubs étaient principalement établis à Istanbul, Bursa, Izmit et Beyrouth. Voir notamment Zafer Toprak, « II. Meşrutiyet Dönemi'nde Paramiliter Gençlik Örgütleri », dans Tanzimat'tan Cumhuriyet'e Türkiye Ansiklopedisi (Istanbul : İletişim Yayınları, 1985) ; « Meşrutiyet ve Mütareke Yıllarında Türkiye'de İzcilik », Toplumsal Tarih 9, n° 52 (1998) 13-21.

127. Goltz avait fondé une association similaire en Allemagne en 1911, der Jungdeutschlandbund, qui fonctionnait dans le cadre de l'armée allemande et visait à préparer les jeunes garçons allemands au service militaire. Grâce à cette association, Goltz fit la connaissance de Von Hoff, qu'il recommanda pour la supervision de la Ligue de la Jeunesse ottomane. Beşikçi, The Ottoman Mobilization of Manpower, 216-18."


Voir également : Le développement de l'athlétisme et de l'éducation physique sous les Jeunes-Turcs

Première Guerre mondiale : le problème des orphelins musulmans dans l'Empire ottoman

L'action du général Kâzım Karabekir en faveur de l'enfance en détresse

L'intégration et l'émancipation des femmes sous les Jeunes-Turcs

Enver Bey et le sacrifice de Stuart Smallwood en Libye

L'officier français Auguste Sarrou : un témoin de premier plan de la révolution jeune-turque

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Le pape Benoît XV et l'Empire ottoman

Enver Paşa (Enver Pacha) et la captivité du général Charles Townshend

Vie et mort d'Enver Paşa (Enver Pacha) : les regrets de L'Action française

Enver Bey et le sacrifice de Stuart Smallwood en Libye



"La guerre italo-turque", Le Temps, 15 mai 1912, p. 2 :


"Mort d'un correspondant de guerre

D'après un télégramme de Rome au Daily Chronicle, une patrouille italienne commandée par le lieutenant Vitalini se trouvant aux alentours de Derna fut attaquée par un groupe d'Arabes cachés dans un ravin. Dans l'engagement qui suivit, une personne d'allures distinguées qui se trouvait avec les Arabes et que l'on prit pour un officier turc fut blessée mortellement. On trouva sur elle des papiers signés par le consul anglais du Caire en octobre 1911, au nom de John Warren Stuart Smallwood, sujet anglais, âgé de vingt-neuf ans, journaliste, voyageant dans l'empire ottoman. Les balles l'avaient atteint à l'estomac et au bras droit. Il expira en arrivant à l'hôpital.

M. Stuart Smallwood était le correspondant du Daily Chronicle. Il était en Tripolitaine depuis plusieurs mois, et avait accompagné les forces turques à Derna, Tobrouk et Benghazi."


Enver Pascha, Um Tripolis, Munich, Hugo Bruckmann, 1918, p. 45-46 :


"8 mai 1912.

Dans le camp, nous avions un officier anglais qui s'était converti à l'islam avant de venir se porter volontaire parmi nous. C'était un brave garçon avec une audace que je n'ai jamais vue de ma vie. C'était un sport pour lui de se glisser sous les fils de fer des Italiens et de repérer les retranchements ennemis ou même de s'en emparer.

Il y a quelques jours, il a pénétré profondément dans les positions italiennes avec une garde arabe, a été découvert, attaqué et tué.

Ce soir, je me souviens de ce mort osmanli, dont le vrai nom était Stuart Smallwood ; je revois ses traits disgracieux, ses mouvements angulaires. Il était aimé dans tout le camp. Mais pour arracher son nom à l'oubli, j'ai écrit au ministère de la Guerre que sa famille recevrait la médaille d'or Imtias [İmtiyaz (Mérite)]. La mère recevra la médaille de la Schefakat [Şefkat (Charité)] et son nom sera inscrit dans le livre d'or du ministère de la Guerre."

Voir également : La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)

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