"Comment les Turcs ont demandé l'armistice", L'Intransigeant, 1er août 1921, p. 4 :
"L'Illustration publie, au sujet de l'armistice turc, des souvenirs du lieutenant-colonel Azan, qui nous paraissent particulièrement intéressants à reproduire en ce moment, en voici le passage principal :
Dans une réunion de la Chambre en comité secret, au début de septembre, Enver, interrogé par le député Djelal bey, répondait que l'armée bulgare se trouvait en parfait état et allait bientôt prendre l'offensive. Or, le 20 septembre suivant, à minuit, arrivaient des dépêches chiffrées, envoyées par les officiers turcs en Bulgarie, décrivant l'armée bulgare comme n'ayant plus ni moral, ni discipline, Enver, très ému par ces nouvelles, les télégraphia aussitôt aux quartiers généraux allemand et autrichien.
Le lendemain 21 septembre, avant le Conseil des ministres, Enver se concerta avec le grand vizir Talaat, le ministre des finances Djavid et le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères Ahmed Nessimi : ils jugèrent la situation si grave qu'ils envisagèrent les moyens d'obtenir la paix. C'est sur ces entrefaites que survint la débâcle bulgare et que fut conclu l'armistice du 29 septembre.
Le Comité « Union et Progrès » vivait une existence fiévreuse et inquiète : des réunions répétées se tenaient, soit au conseil des ministres, soit au comité. Enver proposa de faire venir des divisions d'Anatolie et d'organiser la résistance sur les lignes de Tchataldja ; mais sa proposition ne fut pas acceptée par ses collègues. Le cabinet décida de démissionner, à la condition d'être remplacé par une combinaison Izzet pacha [représentant à l'origine l'aile la plus germanophile de l'armée ottomane (avec Mahmut Şevket Paşa), le général Ahmet İzzet Paşa n'était pas membre du Comité Union et Progrès]. Le sultan [Mehmet VI] fit néanmoins appeler Tewfik pacha [Ahmet Tevfik Paşa] : celui-ci crut prudent de s'effacer.
Izzet pacha forma le nouveau cabinet et proposa de suite à ses collègues de demander un armistice. Fallait-il s'adresser aux Français ou aux Anglais ? Le conseil des ministres était divisé sur ce point : Izzet et Nabi étaient d'avis de s'adresser au général Flanchet d'Espèrey, commandant en chef des armées alliées ; Djavid et Raouf estimaient qu'il valait mieux s'adresser aux Anglais et charger Rahmi bey, gouverneur de Smyrne, d'entrer directement en relations avec eux.
L'avis d'Izzet prévalut. Un officier d'état-major, le colonel Mehmed bey, partit pour la Thrace, afin d'aller soumettre la demande d'armistice au général Franchet d'Espèrey. Mais il ne put dépasser Dédéagatch, où se trouvaient les Anglais, et dut revenir sur Constantinople. Dès son arrivée aux Dardanelles, il télégraphia à Izzet que les Anglais ne lui avaient pas permis d'accomplir sa mission ; qu'ils ne voulaient pas que la Turquie fît la paix avec les Français et que l'armée d'Orient continuait sa marche sur Constantinople.
Sans se laisser rebuter par ce contretemps, Izzet chargea un Français, M. Savoie, de se rendre secrètement auprès du général Franchet d'Esperey, afin de lui présenter la demande d'armistice. Mais M. Savoie fut examiné comme suspect à son arrivée aux avants-postes de la 122e division et retardé en outre par le mauvais état des routes.
Cependant il devenait urgent de remédier à une situation qui devenait chaque jour plus dangereuse.
Izzet, n'ayant rien reçu de M. Savoie, consulta de nouveau ses collègues. Le ministre des Finances, Djavid, déclara que l'Angleterre n'accepterait jamais que la France jouât en Orient un rôle prépondérant et que la meilleure solution consistait à s'adresser directement à elle. Le Conseil se rangea à cet avis. Djavid était l'ami de Rahmi bey, qui était alors en excellents termes avec les Anglais ; aussi un télégramme officiel fut-il envoyé à ce fonctionnaire, lui prescrivant d'entrer en relations avec ceux-ci.
Ces relations étaient d'autant plus faciles à établir que les émissaires envoyés par Rahmi bey étaient revenus le 10 octobre à Smyrne et que l'amiral Calthorpe était arrivé le lendemain 11 en rade de Moudros.
L'amiral Amet avait peu de détails sur les événements politiques de Constantinople et sur les projets des Anglais. Il avait appris cependant, le 7 octobre, par le service de renseignements britannique, que le ministère d'Enver et de Talaat venait d'être renversé [afin de faciliter les pourparlers de paix (apparus comme nécessaires après la défection bulgare), le grand-vizir Talat Paşa s'était retiré de son propre chef, et avait imposé une démission collective aux autres ministres].
Le 11 octobre dans la matinée, lorsqu'il vit arriver en rade de Moudros le Foresight amenant le vice-amiral Calthorpe. Il envoya à son collègue anglais son chef d'état-major pour le saluer de sa part et l'inviter à un repas à sa convenance pendant la durée de son séjour. L'officier de liaison français auprès de l'amiral Calthorpe, le capitaine de corvette de Laurens, vint présenter ses devoirs à l'amiral Amet ; il lui dit que le ministre de la Marine et l'amiral Gauchet avaient été informés, dès le 8 octobre, du départ de l'amiral Calthorpe pour Moudros, en vue d'événements en Turquie. Il ajouta que l'amiral anglais s'exclamait sur sa passerelle, à son entrée en rade : « Du diable si je sais ce que je viens faire ici ! »
L'amiral Calthorpe fit dans l'après-midi une visite à l'amiral Amet : « Je serai très franc avec vous, lui dit-il, je suis venu ici sur l'ordre de mon Amirauté, mais sans savoir encore pour quelle besogne. N'auriez-vous rien reçu de votre côté ? »
Comme l'amiral français lui déclarait qu'il n'avait reçu aucune modification à ses instructions antérieures : « Eh bien, dit-il, c'est, je pense, que nos Amirautés sont en train d'arranger tout cela. »
Il y avait en effet une question de commandement qui se posait, au cas où des navires ennemis seraient sortis des Dardanellles. L'amiral Calthorpe était plus ancien de grade que l'amiral Amet mais, d'après l'accord franco-anglais de juin, l'amiral Amet avait le commandement des forces, alliées en Egée. L'amiral Calthorpe voulut bien admettre que son collègue français devait conserver la direction des opérations éventuelles tant que ses instructions ne seraient pas modifiées.
Le 15 octobre, le général Milne séjourna à Moudros de 19 h. 30 à 23 heures, pour s'entretenir avec l'amiral Calthorpe. Il organisait à ce moment le transport, par mer à Dédéagatch d'une division britannique, chargée de remonter la Maritza, de s'emparer d'une tête de pont et de coopérer à la marche sur Constantinople.
Les pourparlers que Rahmi bey était chargé de mener avec les Anglais étaient en bonne voie ; il avait pu télégraphier à Izzet pacha que l'amiral Calthorpe acceptait l'idée d'un armistice et qu'il conseillait l'intervention du général Townshend comme pouvant donner les meilleurs résultats.
Le général Townshend, le glorieux vaincu de Kut-el-Amara, interné aux îles des Princes, d'abord à Halki, puis à Prinkipo, y était bien traité : il avait même un officier d'ordonnance turc, Tewfik bey, formé dans la marine anglaise ; il n'avait cessé de répéter, depuis deux ou trois mois, que la seule chance de salut de la Turquie était de traiter avec l'Angleterre. Le 12 octobre, en apprenant l'avènement d'Izzet pacha au grand-vizirat, il lui écrivit ; le 15, il envoya une autre lettre à Raouf bey, le ministre de la Marine, qui était pour lui un véritable ami : il s'offrait à servir d'intermédiaire avec son gouvernement et exprimait l'espoir d'obtenir des conditions honorables pour la Turquie.
Izzet pacha convoqua le général Townshend à la Sublime-Porte le 17 octobre. Il s'entretint seul avec lui, déclara que la guerre contre l'Angleterre avait été un « crime », et lui rendit sa liberté pour lui permettre d'entamer des pourparlers de paix ; il se déclara prêt à ouvrir les Dardanelles s'il obtenait la protection de l'Angleterre. Le général estima qu'il pouvait atteindre Londres en sept jours.
Le soir de cette même journée du 17 octobre, à 10 h. 30, Raouf bey vint voir le général à Prinkipo et discuta pendant deux heures avec lui des conditions d'un armistice. Il avait abouti aux suivantes : « La Turquie désirait l'amitié de l'Angleterre et demandait sa protection. L'Angleterre arrêtait immédiatement ses opérations. Le gouvernement ottoman se déclarait prêt à accorder l'autonomie aux territoires ottomans occupés par les Alliés : l'Angleterre soutenait ce système. La Turquie obtenait son indépendance financière, politique et industrielle ; elle recevait une aide financière, s'il en était besoin pour dénouer une crise. » Raouf bey insista sur le fait que la Turquie désirait la protection de l'Angleterre ; il demanda que les Dardanelles ne fussent pas enlevées par la force, puisqu'elles allaient être ouvertes pacifiquement ; il ne cacha pas les succès du général Allenby en Asie et la situation lamentable de l'armée turque.
Le lendemain 18 octobre, Rahmi bey vint prendre à bord de son vapeur le général Townshend, qui emmena avec lui Tewfik bey, un capitaine anglais et ses ordonnances ; il le conduisit au petit port de Panderma, d'où il partit avec lui pour Smyrne dans son train spécial ; à leur arrivée, tous deux furent acclamés par la foule comme les messagers de la paix. Le général Townshend reprit la mer à Smyrne, arriva à Mytilène le 20 octobre à 3 heures du matin, et atteignit le même jour Moudros, où il fut l'hôte de l'amiral Seymour. Il y reçut bientôt un télégramme de son chef d'état-major général lui disant d'y rester jusqu'à nouvel ordre, et de « tenir sa présence aussi secrète que possible »."
"La crise turque : Les Alliés et la Turquie", Correspondance d'Orient, n° 304, avril 1923, p. 220 :
"Reouf bey explique l'origine du mouvement kemaliste
Londres, 1er mars.
Le Daily Mail publie une très intéressante interview du premier ministre turc, Reouf bey.
Celui-ci y explique la méfiance que la Turquie éprouve à l'égard du traité de Lausanne, qui ne lui assure pas toute l'indépendance qu'elle désire [d'où la révision du régime des Détroits, par la convention de Montreux (1936)].
Il accuse, en outre, l'Angleterre d'avoir violé l'armistice de Moudros :
« Lorsque j'ai conclu cet armistice, dit notamment Reouf bey, j'ai fait remarquer à l'amiral Calthorpe que je le signais parce que j'avais une confiance absolue dans la bonne foi de la nation anglaise. Il s'est montré très ému, m'a serré la main avec effusion et, se tournant vers ses officiers, leur dit : « C'est bien vrai, n'est-ce pas, messieurs, que la Grande-Bretagne tient toujours sa parole ? » Comme un seul homme, tous ses officiers ont répondu : « Oui ». Or, à peine quelques mois plus tard, l'armistice de Moudros a été violé, sous la protection des canons de l'amiral Calthorpe, par le débarquement à Smyrne des Grecs qui, en présence de la flotte britannique, se sont, de sang-froid, livrés au massacre de plusieurs centaines de Turcs.
« C'est cet incident qui a donné naissance au mouvement nationaliste turc qui a triomphé trois ans plus tard »."
Mehmet VI, manifeste au monde islamique, publié par le journal égyptien Al-Ahram, 16 avril 1923, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, "Sur le pèlerinage et quelques proclamations de Mehmed VI en exil", Turcica, volume 14, 1982, p. 238 :
"Tout le monde se souvient encore que le président de la délégation turque qui signa l'armistice de Moudros était Râuf Bak [Rauf Bey], président de l'actuel ministère à Ankara [Mehmet VI "oublie" de préciser que Rauf Bey avait été arrêté entre-temps (avec d'autres députés nationalistes) par les forces britanniques, à l'occasion de la dissolution du Parlement ottoman (mars 1920), une opération répressive que le sultan avait laissé faire : déporté à Malte, Rauf a été échangé contre un officier britannique en 1921]. (...)
L'article spécial qui accordait aux Alliés le droit et le pouvoir d'occuper toute partie du pays dont ils jugeaient l'occupation indispensable pour maintenir la paix est celui-là même qui a incité à l'occupation d'Adana (Adana), de Mossoul, d'Antalya (Adâlyâ), de Constantinople (al-Astâna) et d'Izmir."
P. G. (Paul Gentizon), "Le cas de l'ex-président du conseil Réouf bey", Le Temps, 16 septembre 1926, p. 2 :
"Pendant la guerre mondiale, il [Rauf Bey] ne fut utilisé que pour des missions
secondaires à l'étranger et pour une petite expédition dans le sud de la Perse, qui échoua complètement. A la fin des hostilités, toutefois,
sa connaissance de l'anglais le fit choisir comme membre de la
délégation turque qui se rendit à Moudros pour conclure l'armistice avec l'amiral Canthrope. Ces
jours derniers, en relevant le rôle qu'aurait joué Réouf bey à cette
occasion, la presse d'Angora s'est livrée à son égard à de violentes
attaques. « Nous avions encore des troupes qui combattaient, écrit par exemple le Yeni-Sess,
des troupes qui résistaient malgré leur recul, et les Détroits
n'étaient pas encore ouverts. Il était donc possible de signer un
armistice indemne des conditions qui ont ensuite causé tant de mal au
pays, telles que le droit d'occupation par l'ennemi de toutes les
régions qu'il désirait. Or, c'est le commandant Réouf bey qui a annulé
cette possibilité par sa funeste conduite. Le fait est établi par l'aveu
même d'un officier ennemi, le général Townshend. »
Ce général a laissé en effet entendre dans ses Mémoires que Réouf bey
joua un rôle important dans l'armistice de Moudros en révélant aux
délégués anglais certains côtés secrets de la situation intérieure du
pays, en dévoilant toute la faiblesse de la Turquie."
Mustafa Kemal, Discours du Ghazi Moustafa Kemal. Président de la République turque. Octobre 1927 (Nutuk), Leipzig, K. F. Koehler, 1929, p. 286 :
"30 octobre 1918. Les articles de l'armistice de Moudros, spécialement l'article 7, étaient « un poison brûlant consumant tout cerveau de patriote ».
Ce dernier article suffisait à lui seul à compromettre le sort de ce qui restait de la patrie, puisqu'il faisait dépendre celui-ci du hasard de l'occupation et de l'envahissement par les ennemis."
Sur Hüseyin Rauf Bey (Rauf Orbay) : La rivalité germano-ottomane en Perse et en Afghanistan (1914-1918)
Les divergences entre les mencheviks géorgiens et les dachnaks face à l'Empire ottoman
L'opposition du Parti républicain progressiste (1924-1925)
Sur le général Townshend : Halil Paşa (Halil Pacha) et la victoire de Kut-el-Amara (1916)
Enver Paşa (Enver Pacha) et la captivité du général Charles Townshend
Voir également : L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)
Lutter jusqu'au bout : les exilés jeunes-turcs et la résistance kémaliste
Les officiers Auguste Sarrou, Gaston Alphonse Foulon et Wyndham Deedes : trois amis des Turcs
Mehmet VI et le califat ottoman dans le jeu de l'impérialisme britannique