mercredi 30 juin 2021

La répression anti-socialiste sous les Jeunes-Turcs



Henry Nivet, La Croisade balkanique. La Jeune Turquie devant l'opinion française et devant le socialisme international, Paris, 1913, p. 116-122 :


"L'opinion socialiste française a manifesté sa sympathie pour la Turquie piétinée par les « puissances » et elle a réprouvé comme il convenait de le faire les atrocités commises par la Croisade balkanique. C'est elle — et elle seulement — qui a rendu justice à la campagne courageuse entreprise à titre personnel par Pierre Loti et Claude Farrère, pour stigmatiser les crimes commis en Turquie d'Europe, au nom de la Croix, et que l'on essayait de justifier par de bas mensonges répandus au sujet de la société turque. Cependant les socialistes français conservent à l'égard de la Turquie et surtout de la Jeune-Turquie des griefs certainement injustes qui méritent d'être mis en regard des faits.

Le principal des ces griefs est l'hostilité manifestée avant la guerre par le Comité « Union et Progrès » contre les organisations socialistes et syndicales de la Turquie d'Europe et particulièrement contre celles de la région de Salonique — hostilité qui nous est surtout connue par les plaintes de la Fédération des tabacs. Les socialistes français — sauf quelques individualités — ne connaissent que les signatures collectives de ces organisations et ils leur accordent la même qualité qu'aux grandes sections de l'Internationale. (...)

Vlahoff [Dimitar Vlahov] et surtout Bénéroyo [Abraham Benaroya] furent l'objet de poursuites gouvernementales, mais pendant qu'ils déclaraient avoir été inquiétés par les Jeunes-Turcs à cause de leur propagande socialiste et syndicaliste et qu'en les poursuivant on visait surtout les organisations ouvrières, les Jeunes-Turcs affirmaient au contraire n'avoir combattu chez les syndicalistes et les socialistes que la propagande en faveur des « libérateurs » bulgares. Le Comité « Union et Progrès » paraît bien renseigné sur la composition des organisations ouvrières de la Macédoine. Il a constaté que les Turcs étaient en majorité dans ces groupements et il s'étonne à bon droit que ce soient des Bulgares qui en aient conservé la direction. La plus élémentaire prudence conseillait à ces derniers de mettre en évidence des camarades d'origine ottomane à qui aucune préoccupation étrangère au socialisme n'aurait pu être reprochée.

Les Jeunes-Turcs affirment que le mouvement socialiste s'accordait avec la propagande des comitadjis et qu'elle préparait les voies à l'invasion bulgare. C'est dans cet esprit que Djavid bey avait déconseillé et combattu les grèves à Salonique. Leurs craintes pouvaient être exagérées ; ils ont pu voir une corrélation là où il n'y avait qu'une coïncidence, mais la guerre balkanique semble leur avoir donné raison.

Les socialistes de la Turquie d'Europe, bulgares ou non, devaient non seulement désavouer, mais chercher à empêcher les méfaits des comitadjis et des armées régulières chrétiennes. C'est par eux que l'Europe devait savoir comment se comportaient les Croisés balkaniques. Sans doute ils ont envoyé récemment (vers le 15 février) une protestation contre les atrocités dont ils ont été les témoins — sinon les victimes — mais la presse européenne avait inséré de pareilles protestations dès les premiers jours de décembre. Pourquoi, d'ailleurs, cette protestation n'est-elle venue qu'après les doléances de la Fédération des tabacs — qui, par parenthèse, semble avoir éprouvé quelque dépit de n'être pas « libérée » par les Bulgares.

La raison de la protestation socialiste contre les atrocités chrétiennes est sans doute que les socialistes et les syndicalistes turcs n'ont pas été distingués des autres musulmans par les massacreurs bulgares. Alors les rescapés n'ont pas pu tolérer indéfiniment de s'occuper uniquement, comme dans un pays calme, de questions syndicales ou ouvrières, quand tout autour d'eux sévissaient le pillage, le viol et le meurtre.

Si les socialistes de la Turquie d'Europe n'avaient pas eu pour but de détacher leurs régions de l'Asie-Mineure, ils devaient se dire que leur propagande ne pouvait s'exercer comme dans les autres Etats européens. En posant dans les mêmes termes les mêmes questions que dans les nations solidifiées de la vieille Europe, ils mettaient les Jeunes-Turcs dans l'impossibilité de rester au pouvoir ; car la grande masse des populations de la Turquie d'Asie n'était pas mûre pour la propagande socialiste. La tâche primordiale qui s'imposait aux uns comme aux autres était d'apprendre les mœurs démocratiques aux musulmans de l'Asie-Mineure et le concours de tous était indispensable pour cette tâche préalable. La lutte des classes en Turquie d'Europe a un caractère trop cosmopolite pour que le socialisme puisse en retirer un bénéfice sérieux. Par exemple une compagnie anglaise possède une usine que le gouvernement turc était tenu de protéger ; le directeur de cette usine était un Turc et les ouvriers des Grecs, des israélites et des Turcs. Qu'on le veuille ou non un conflit entre employeurs et employés dans un pareil établissement avait une portée tout à fait différente que tout conflit entre capitalistes et ouvriers d'une même nation.

Dans ces conditions la lutte politique entre les Jeunes-Turcs et les socialistes des Balkans ne peut être jugée impartialement que du dehors. Si les radicaux français pouvaient invoquer contre les Socialistes français des actes aussi équivoques point de vue turc que le Comité « Union et Progrès » en a relevés contre les socialistes de la Macédoine, la propagande socialiste deviendrait certainement difficile en France."


Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Etudes Balkaniques, volume 11, n° 1, 1975, p. 85 :


"Bien entendu, à cette époque, il n'est plus du tout question de soutenir la politique de l'Union et Progrès. C'est désormais vers l'Entente libérale (cartel des mécontents) que la FOS se tourne. Le Parti Socialiste Ottoman de Hüseyin Hilmi et les Arméniens Hentchak ont choisi la même voie. Ce n'est évidemment pas de gaieté de coeur que ces diverses organisations ont accepté de collaborer avec des adversaires de classe. D'autant que certains éléments de l'Entente apparaissent plus réactionnaires encore que les hommes au pouvoir. Mais il y a urgence. Devant l'effritement de leur majorité au Parlement, les Unionistes ont en effet décidé, le 17 janvier 1912, de recourir à des élections anticipées en vue de retrouver la maîtrise de la Chambre. Il s'agit de leur barrer la route et d'assurer la victoire de l'opposition. Cette considération prime toutes les autres."


Paul Dumont, "Bolchevisme et Orient", Cahiers du monde russe et soviétique, volume 18, n° 4, octobre-décembre 1977, p. 379 :

"(...) Mustafa Suphi agit au sein du parti constitutionnel national (Milli meşrutiyet fırkası) créé par un ex-député, Ferit Tek, et par un éminent idéologue d'origine tatare, Yusuf Akçura. Cette organisation avait pour but principal de déborder le comité Union et Progrès sur son « aile nationaliste » en promouvant sur le terrain politique, économique et social les doctrines élaborées par les cercles panturquistes. Mustafa Suphi participait notamment à la rédaction de son organe, l'Ifham (Commentaire).

Face au comité Union et Progrès, le parti constitutionnel national ne représentait, bien entendu, qu'une force politique mineure. Mais les dirigeants unionistes ne toléraient guère la contestation. L'assassinat, le 11 juin 1913, du Premier Ministre Mahmoud Chevket pacha ["accusé" d'être un Tsigane par l'organe de l'Entente libérale] leur donna l'occasion d'éliminer tous les opposants au régime [les leaders du Hintchak seront arrêtés plus tard, au cours de l'hiver 1913-1914, en raison d'un complot de ce parti visant à tuer les dirigeants unionistes]. Plus de deux cents personnalités furent envoyées en exil. Dans le lot, il y avait en particulier un certain nombre de militants socialistes [le marxiste arménien Tigrane Zaven fut épargné]. Mais la répression frappa également les milieux panturcs et Mustafa Suphi ne put échapper au bannissement."

 

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mardi 29 juin 2021

Le fédéralisme : une solution viable pour l'Empire ottoman ?



Henry Nivet, La Croisade balkanique. La Jeune Turquie devant l'opinion française et devant le socialisme international, Paris, 1913, p. 46-54 :


"Le second reproche fait aux Jeunes Turcs est de n'avoir pas su établir l'équilibre entre les différentes races habitant la Turquie d'Europe. Ils ont accordé en droit l'éligibilité à tous les membres de la nation ottomane dans les conditions indiquées par la Constitution, mais en fait ils ne l'ont tolérée que dans les limites où elle laissait la prédominance à la race turque.

Autrement dit les démocrates de l'Europe auraient voulu voir la Turquie se transformer une fédération d'Etats juxtaposant des éléments ethniques irréductiblement séparés au lieu de les fusionner de telle sorte que la prédominance appartînt à la race la plus nombreuse.

Parmi les écrivains ou les hommes politiques qui ont formulé ce grief, les uns ont été de bonne foi en raisonnant sur des abstractions juridiques ; les autres ont oublié d'exprimer leur idée véritable qui en était le désir de voir prédominer rapidement l'élément chrétien en Turquie d'Europe. Les réactionnaires, enfin, auraient vu d'un bon œil ce fédéralisme car la séparation des éléments ethniques était un moyen de détacher peu à peu de la Turquie tous les territoires où les chrétiens étaient en majorité. La séparation juridique étant admise, la séparation effective s'ensuivait fatalement à brève échéance.

Les uns et les autres ont oublié de passer en revue par la même occasion la situation administrative des grands Etats européens. Les arguments invoqués en faveur des chrétiens résidant en Turquie d'Europe ne peuvent manquer d'être valables en Russie pour les Finlandais, les Polonais et les Juifs, en Autriche pour les Polonais, les Serbes et les Musulmans et en Allemagne pour les Polonais.

Si d'ailleurs aux yeux des Jeunes Turcs, les populations musulmanes de la Thrace devaient avoir la même valeur que les Albanais catholiques, les Bulgares, les Serbes et les Grecs revendiquant leurs nationalités respectives et restant des sectateurs fervents de la religion orthodoxe et enfin que les Arabes du Yémen, il est permis de s'étonner que d'autres Etats démocratiques ne se soient pas placés au même point de vue :

Pourquoi n'accordons-nous pas le droit électoral aux Musulmans instruits dans les écoles françaises de l'Algérie ou aux Jaunes de l'Indo-Chine qui, eux aussi, sortent des écoles de la République française ? En ce qui concerne les Arabes de l'Algérie, par exemple, n'y a-t-il pas, une inégalité choquante entre le fait qu'un Arabe pourvu des diplômes de l'enseignement supérieur n'a aucun droit électif, tandis que l'Italien illettré, mais naturalisé, pourra contribuer son vote aux destinées de la France ?


Si le fédéralisme était d'une application facile pour les Jeunes Turcs, combien plus facile il doit l'être pour nos colonies déjà vieilles d'un demi siècle.


Les griefs de circonstance formulés contre la Jeune Turquie mettent au premier plan l'initiateur du mouvement qui a modernisé l'Empire ottoman : le sénateur Ahmed Riza bey.

Ce fut lui qui par une propagande inlassable de plus de vingt années fit surgir peu à peu de la Turquie les hommes qui devaient la sauver de la corruption et de la barbarie hamidiennes. A ceux qui seraient tentés d'oublier sa grande et noble figure, il faut signaler l'acharnement inouï que mettent contre lui dans leurs écrits les anciens serviteurs du Sultan rouge, dispersés un peu partout. Ces réactionnaires vaincus n'ont pas compris que c'est à la magnanimité d'Ahmed Riza bey et à la valeur morale de ses enseignements qu'ils doivent d'avoir survécu à la Révolution de 1908. Ahmed Riza bey, instruit à l'école positiviste, avait le droit de compter sur le concours et les encouragements de la libre-pensée européenne, ainsi que de ceux qui, en dehors du socialisme, semblaient être des apôtres convaincus des idées démocratiques.

Ceux-là ne sont pas des internationalistes ; s'ils entrevoient vaguement dans l'avenir la nécessité de former les Etats-Unis d'Europe, ils seraient les premiers à protester si l'on insinuait qu'ils mettent en péril leurs nationalités respectives. Par quelle aberration peuvent-ils reprocher aujourd'hui à Ahmed Riza bey et à ses disciples du Comité « Union et Progrès » d'avoir voulu sauver avant tout la nationalité turque ? Ces hommes ne devaient-ils purifier leur pays, le rendre habitable, l'élever à la hauteur des autres nations civilisées que pour le transformer administrativement en un amalgame incohérent de peuples sans liens historiques communs séparés en outre par des religions différentes mœurs et atteignant des niveaux très distincts de culture morale ? On n'a pas osé s'exprimer clairement à ce sujet, mais on a invoqué contre le sentiment national indestructible des Jeunes Turcs le fait de la survivance de tant de nationalités sur le sol de la Turquie.

— « Cette persistance des nationalités en Turquie, répondit Ahmed Riza bey, (1) mais elle démontre notre magnanimité ! Comment ! Après cinq cents ans de massacres, il y avait encore des Serbes, des Bulgares, des Grecs chez nous !... Mais alors, on n'a donc pas massacré autant qu'on le dit ».

Et il ajouta ces paroles que les démocrates feront bien de méditer pour prendre définitivement position vis-à-vis de la Turquie.

« ... Je souhaite aux peuples que les Balkaniques vont annexer, des maîtres aussi bons que nous l'avons été. Et je souhaite que les œuvres, le commerce, l'influence de la France ne périclitent pas dans le pays que nous n'administrerons plus. »

Il faut dire la vérité entière à cet égard. Si la Question d'Orient s'est posée, ce n'est pas à cause des massacres dont la Turquie a été le théâtre, mais par suite de la faiblesse et de la magnanimité des Turcs à l'égard des Chrétiens vaincus. Les Turcs avaient le droit d'appliquer il y a 500 ans les procédés employés par les Inquisiteurs espagnols. Ils pouvaient ensuite sans inconvénients précéder la Russie dans ses méthodes de russification de la Pologne et de la Finlande et l'Allemagne dans sa façon de germaniser la Pologne et l'Alsace-Lorraine. Si ces mesures administratives, qui n'émeuvent que faiblement aujourd'hui les démocrates de l'Europe occidentale, avaient été appliquées dans l'Empire ottoman, l'Europe y chercherait vainement aujourd'hui des Chrétiens se réclamant de nationalités diverses. C'est parce que la Turquie n'a pas su ou voulu user de tous les privilèges du droit de conquête, à l'instar des autres Etats conquérant qu'elle a perdu peu à peu toutes ses possessions européennes. Si dans le passé la Turquie a pu être dupe d'idées fausses sur la tolérance religieuse et sur l'incorporation administrative des pays conquis, la France laïque a fait également un marché de dupes en prenant fait et cause pour les Chrétiens orthodoxes des Balkans. Sans doute les radicaux ont pu croire que la perte de notre influence auprès de l'élément turc était une éventualité de peu d'importance parce que la langue française a été enseignée surtout par les ordres religieux dans tout l'empire ottoman. Mais dans cette circonstance l'anticléricalisme français a eu la vue courte. L'enseignement congréganiste français en Turquie n'a pas la même portée qu'en France. Il s'adresse à un public d'enfants parmi lesquels les Chrétiens sont en minorité. Les élèves musulmans, par exemple, ne peuvent retirer de cet enseignement que ce qui ne touche pas à la religion musulmane, de sorte que sans le vouloir, les congrénistes français ont surtout propagé la culture laïque française. Que demain ils conservent la même influence — et c'est douteux — auprès des populations chrétiennes installées à la place des paysans turcs exterminés et la culture française ainsi propagée aura nécessairement un cachet clérical redoutable.

Le Temps s'en console en disant que sous la domination chrétienne les sociétés financières seront sans doute aussi favorisées qu'hier sous le régime turc. C'est pourquoi le philosophe désintéressé qu'est Ahmed Riza bey parle dans le désert quand il nous avertit du danger que courent les intérêts moraux de la France. (...)

(1) Interview du Journal."  

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lundi 28 juin 2021

La lutte des Jeunes-Turcs contre l'esclavage dans l'Empire ottoman



Francis McCullagh, The fall of Abd-Ul-Hamid, Londres, Methuen, 1910, p. 197 :


"Attaché à chaque régiment de nouvelles troupes qui arrivait [après l'écrasement de la contre-révolution à Istanbul (1909)], je remarquai un imam ou aumônier régimentaire, ce qui me parut étrange, car j'avais supposé que le calife [Abdülhamit II] avait au moins le clergé pour lui. Mais je découvris bientôt qu'il n'en était pas ainsi, car ces imams macédoniens étaient tous des Jeunes-Turcs qui se moquaient de l'Ombre de Dieu sur Terre et qui n'ont fait aucune objection lorsque des ulémas réactionnaires, venus déguisés de Constantinople pour pervertir les Macédoniens, ont été emprisonnés ou fusillés.

Les aumôniers des troupes de Salonique racontèrent à ces dernières le serment rompu du padishah et la violation de la Constitution, mais, chose étrange à dire, la fureur des soldats ne s'éveilla que lorsqu'ils apprirent le sang qui avait été versé à Constantinople, le sang qui cria vengeance au ciel, le sang qu'Allah leur a ordonné de venger. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il doit y avoir quelque chose de bon et de noble dans l'esprit de ces jeunes recrues anatoliennes. Est-ce l'influence chrétienne qui a causé ce changement, comme elle a causé un changement similaire au Japon, ou est-ce que le berger et paysan turc honnête, monogame et travailleur impose maintenant, pour la première fois, sa plus haute moralité à ses supérieurs débauchés ? Quelle qu'en soit l'explication, un esprit nouveau est évidemment entré en Turquie, comme le montre la désapprobation du meurtre, de la servitude, du système des eunuques, &c.*

S'agit-il des premières velléités d'une régénération morale qui pourrait finalement conduire l'opinion publique turque à condamner même le meurtre d'Arméniens ? (...)

* D'autres faits allant dans le même sens sont : l'abolition par Shefket Pacha [le général Mahmut Şevket Paşa (d'origine tchétchène)] de la traite des esclaves blancs de Constantinople vers l'Egypte [c'est-à-dire d'esclaves circassiens (musulmans), à la base tenus en esclavage par des maîtres eux-même circassiens, ceux-ci perpétuant leurs pratiques rétrogrades dans l'Empire ottoman après l'expulsion tsariste de l'ensemble de ce peuple], la perte d'influence du premier eunuque, la réduction de moitié du nombre des eunuques employés à la Cour et la proposition de les remplacer par des demoiselles d'honneur, également la tendance à libérer les esclaves."


Henry Nivet, La Croisade balkanique. La Jeune Turquie devant l'opinion française et devant le socialisme international, Paris, 1913, p. 122-124 :


"On a reproché aussi au Comité « Union et Progrès » d'avoir laissé subsister l'esclavage en Tripolitaine. Evidemment le Comité pouvait faire décréter la suppression des marchés d'esclaves [noirs], mais l'inscription d'une pareille disposition dans la loi aurait-elle eu une portée pratique ? Pour arriver à supprimer l'esclavage, il aurait fallu faire la chasse aux traitants jusque dans le Sahara et envoyer à cet effet une expédition armée en Tripolitaine. Or non seulement le gouvernement Jeune-Turc ne pouvait rien faire en ce sens, mais bien plus il a été obligé de retirer une partie des troupes d'Afrique après avoir reçu les protestations d'amitié de l'Italie — parce qu'il avait constaté l'état déplorable dans lequel le régime hamidien avait laissé l'armée active de la Turquie d'Europe.

Ceux qui ont lancé un tel reproche dans la presse l'ont fait certainement à la légère ; ils sont partis du point de vue faux que l'Empire ottoman était un Etat homogène fortement centralisé et qu'entre les Turcs et les Arabes ; il n'y avait aucune différence de mœurs et d'aspirations.


L'Italie qui a enlevé traitreusement la Tripolitaine à la Turquie démontrera aux incrédules combien était ardue la tâche que l'on exigeait des Jeunes-Turcs, alors qu'ils étaient forcés de se préoccuper avant tout de se défendre contre l'invasion balkanique."
 

Sur l'histoire de l'esclavage : La traite esclavagiste des Slaves par les Byzantins

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XVIe-XVIIe siècles : le rôle des Grecs dans les marchés aux esclaves de Sicile

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Contre-révolution de 1909 : les femmes en péril

jeudi 24 juin 2021

Second régime constitutionnel ottoman : les frondes (féodales, réactionnaires et séparatistes) parmi les musulmans non-turcs


Auguste Sarrou, La Jeune-Turquie et la Révolution, Paris, Berger-Levrault, 1912 :

"De quelque côté que le Sultan [Abdülhamit II] se tournât, il voyait se dresser devant lui le spectre des Jeunes-Turcs, dont il était devenu le prisonnier. Continuant les habitudes de l'ancien régime et poussées peut-être aussi par la réaction, des tribus kurdes se révoltèrent et se livrèrent aux excès du passé. A leur tête se trouvait le fameux Ibrahim pacha. Le Comité organisa une expédition militaire, traqua les brigands jusque dans leur repaire et les força à se soumettre. En Arabie, des révoltes partielles, toujours à l'état endémique, furent vite réprimées avec la dernière rigueur. Le vali du Yémen, qui refusait de reconnaître le nouveau régime, fut arrêté et conduit à Constantinople." (p. 50-51)

"Dès le premier jour de la Révolution, le Comité avait dispersé ses membres dans l'Anatolie, pour travailler à y consolider son influence en répandant ses nouvelles idées. Il y avait remplacé les fonctionnaires de l'ancien régime et avait cherché à faire partager aux populations de cette partie de l'Empire les bienfaits que la Constitution avait déjà apportés à la Turquie d'Europe. C'est ainsi que le brigandage des Kurdes avait été dominé et que des révoltes arabes avaient été étouffées, etc... Le Comité pouvait compter, en outre, sur le concours actif des régions de Smyrne et de Trébizonde et peut-être sur celui de l'Anatolie tout entière sauf dans les parties où la réaction avait pu susciter des troubles pour paralyser les forces du Comité et susciter des interventions étrangères." (p. 95-96)

"Devant l'attitude énergique de l'armée de Salonique, craignant une effusion de sang, la Chambre décida de charger une délégation de dix personnes d'aller prêcher le calme et la soumission dans les diverses casernes dont les troupes donnaient des signes évidents de repentir [en 1909]. Elle vota à l'unanimité une motion informant les valis et les commandants de la région d'Adana qu'ils répondraient sur leur tête de tout ce qui pourrait arriver, qu'ils devaient rechercher les coupables et les agitateurs et les punir avec la dernière rigueur.

L'armée de Salonique ne reconnaissait ni l'armée ni le Gouvernement de la capitale, mais seulement la Chambre. On donna ensuite lecture d'une foule de télégrammes affluant de tous les coins de l'Empire (Bitlis, Kastamouni, Mouche, Lattakié, Van, Trébizonde, Samsoun, Andrinople, Sinope, Radovitz, Pravichta, Monastir, Bagdad, Mossoul), lesquels déclaraient ne point reconnaître le Cabinet actuel et cesser toute relation avec le Gouvernement central, tant que l'ancien Cabinet et l'ancien président de la Chambre n'auraient pas repris le pouvoir.


Seuls les kurdes de Diarbékir témoignaient leur attachement au Sultan ! Le vali d'Andrinople a remis à la Chambre copie d'une proclamation qui a été lancée dans cette ville. Le vali d'Andrinople a remis à la Chambre copie d'une proclamation qui a été lancée dans cette ville. Cet acte, rédigé dans un style éloquent, a fait une grande impression sur la Chambre. Il y était dit, entre autres, que la Turquie, dont les frontières s'étendaient autrefois jusqu'au Danube, a vu resserrer ses limites à une distance de quatre heures d'Andrinople. L'Autriche qui avait jeté les yeux sur Salonique, et la Bulgarie sur la Macédoine, ont vu leur espoir déçu lors de la proclamation de la Constitution. L'une s'annexait deux provinces et l'autre déclarait son indépendance. Une deuxième tuerie de Kerbéla a été commise par le meurtre de Sadik pacha , descendant du prophète. Des espions, déguisés en ulémas, trompaient le peuple et les soldats. Salonique, Monastir et Andrinople organisaient une milice et toute la nation se solidarisait. Cet appel était signé par l'Association patriotique des ulémas d'Andrinople." (p. 118-119)

"La journée [du 20 avril 1909] se passa à prodiguer des conseils aux troupes de Constantinople afin de les décider à ne pas résister à l'armée de Salonique. La conviction générale était, aussi bien dans le public que dans le monde officiel, qu'il n'y aurait aucune résistance. Les ministres tinrent un conseil extraordinaire de cinq heures, pendant lequel on discuta sur la situation intérieure de l'Etat et sur la marche des troupes de Macédoine. Quelques provinces d'Anatolie et tous les vilayets d'Europe, ne reconnaissant pas le Cabinet actuel, ne répondaient même pas aux dépêches du Gouvernement. Dans certaines provinces, des troubles avaient éclaté. A Adana, la tranquillité avait été rétablie. Dans d'autres villes, la panique durait encore. A Antioche, des querelles entre Turcs et Arabes avaient lieu et l'émotion n'était pas calmée à Marache et à Diarbékir." (p. 124-125)

"Pour surmonter certaines difficultés résultant de l'ancien régime, le gouvernement jeune-turc a été obligé de recourir à la force. En effet, nous avons dit que plusieurs régions de l'empire ottoman vivaient sous le régime féodal, reconnaissant l'autorité du sultan, mais n'admettant pas, en général, ses lois et ne s'y soumettant pas. La Jeune-Turquie ne pouvait tolérer longtemps un tel état de choses sans donner un démenti éclatant à ses principes ; il était impossible d'admettre l'anarchie, l'inégalité dans l'impôt, les charges et les droits des Ottomans. L'ordre devait régner également dans les différentes parties de l'Empire, l'impôt devait être payé par tous les contribuables, le service militaire accompli par tous les sujets indistinctement. Des résistances allaient se produire, il fallait les prévoir et les briser au besoin par la force. C'est ce qui eut lieu. L'Albanie fut la première à refuser qu'on portât atteinte aux droits féodaux des beys. Une expédition importante réprima la révolte albanaise et immédiatement la conscription et l'impôt furent appliqués pour la première fois dans cette région restée jalousement fermée à la civilisation et au progrès. On a reproché à la Jeune-Turquie de n'avoir pas obtenu la soumission de l'Albanie autrement que par la force.

Après avoir soumis l'Albanie, le Gouvernement ottoman procéda à la répression de la révolte [druze] du Hauran, autre région restée insoumise et impénétrable aux idées d'ordre et de justice. Cette région venait à peine d'être conquise que la révolte du Yemen éclatait, aussi violente et mieux organisée que par le passé. Actuellement le Gouvernement jeune-turc procède à la pacification de cette province, et tout fait espérer un prompt succès (1). L'expédition du Yemen clora-t-elle l'ère des révoltes et des répressions ? Nous ne le pensons pas ; car il reste encore des régions insoumises, telle que l'Assir, l'Irak et le Kurdistan. Il est très probable que celles-ci ne se décideront pas de bonne grâce à rentrer dans l'ordre et à adopter la loi commune. Il faudra alors recourir à la force. De plus, dans les provinces ainsi soumises, des secousses partielles pourront se produire de temps en temps ; c'est une loi naturelle à laquelle ces régions ne feront pas exception. Finalement force restera à la loi, c'est-à-dire au nouveau régime.

Il faut tenir compte du caractère sérieux que revêtent ces expéditions, qui ne ressemblent en rien aux répressions ou aux moyens de soumission dont se servait l'ancien régime. Ce dernier recourait généralement aux promesses, aux honneurs et aux récompenses pour amadouer les seigneurs ou beys et les faire tenir tranquilles sans jamais les soumettre à l'observation de la loi. Quand il se décidait à entreprendre des expéditions, celles-ci étaient mal préparées ; les troupes étaient expédiées dans les régions révoltées sans aucune ressource matérielle, sans plan, sans méthode. Tout au contraire, le nouveau régime porte le plus grand soin à l'organisation de ces expéditions ; les troupes sont dotées de tous les moyens perfectionnés et sont abondamment pourvues de toutes les ressources nécessaires : munitions, vivres, médicaments, télégraphie, etc., etc... Les opérations sont menées d'après un plan et avec méthode. Aussi le résultat ne se fait-il pas attendre longtemps. Ce sont là des dépenses considérables, dira-t-on ; cela est vrai, mais elles sont indispensables et appelées à assurer la rentrée régulière des impôts que les régions révoltées refusent de payer, et à permettre d'y introduire immédiatement le progrès et la civilisation qui constituent la meilleure source de richesse.

Ainsi donc dans la politique intérieure nous trouvons partout des efforts sérieux, couronnés le plus souvent de succès. Ces efforts et ces succès font bien augurer de l'avenir ; malgré les critiques que l'on adresse à tort ou à raison aux dirigeants, il est indéniable que le nouveau régime a fait faire à la Turquie des progrès d'autant plus considérables qu'ils sont souvent insoupçonnés. Que la Jeune-Turquie continue à se montrer prudemment libérale et sincère, et elle assurera un avenir brillant et certain à l'empire ottoman. (...)

(1) Aujourd'hui une entente est intervenue entre le Gouvernement turc et l'Iman Yahya, garantissant la paix au Yemen, au moyen d'une certaine autonomie administrative et religieuse." (p. 232-236)


Henry Nivet, La Croisade balkanique. La Jeune Turquie devant l'opinion française et devant le socialisme international, Paris, 1913 :

"Si d'ailleurs l'Europe chrétienne ne voyait pas d'un mauvais œil la régénération morale de la société turque par la Jeune Turquie, pourquoi la presse européenne soulignerait-elle avec tant de complaisance les révoltes des fanatiques musulmans de l'Arabie, les plaintes des ulémas réactionnaires ou les tendances séparatistes des Kurdes ?

Le jeu est trop clair : il s'agit uniquement d'encourager sinon de susciter toutes les résistances qui peuvent s'opposer à l'installation d'une civilisation musulmane forçant au respect les sociétés pourries de la vieille Europe." (p. 64)

"Le Congrès [socialiste] de Bâle [1912] a envisagé la possibilité d'un conflit entre l'Autriche et l'Italie à propos de l'Albanie, dont la suzeraineté est convoitée par l'une et par l'autre. N'est-ce pas avouer implicitement que le mouvement séparatiste des Albanais était dû ou à des influences italiennes, ou à des influences autrichiennes ? Dans ces conditions les « réformes » réclamées par les insurgés albanais au sujet de la prédominance des Jeunes-Turcs dans l'armée, apparaissent comme équivoques (1).

Chose plus grave : les décisions de Bâle expriment la crainte que le tsarisme étende demain sa griffe sur l'Albanie et sur Constantinople. Si cette crainte est fondée, c'est donc le gouvernement russe qui, en dernière instance, se trouve favorisé par la guerre actuelle. N'aurait-on décidément abouti qu'à donner d'autres maîtres à des pays qu'il s'agissait de « libérer » ? Ce qui est très certain, c'est que les peuples balkaniques ont été et seront encore demain des instruments entre les mains de leurs gouvernants, qu'ils ne seront pas appelés à décider dans quelles conditions la paix sera rétablie et que les victoires des « alliés » ne profiteront qu'aux dirigeants dont les intérêts n'ont aucun rapport nécessaire avec ceux de la civilisation. (...)

(1). — On remarquera que je ne fais pas état de l'opinion des Jeunes-Turcs à ce sujet. Or ils sont singulièrement précis quand ils exposent la genèse de l'insurrection albanaise combinée avec la révolte de la Ligue militaire [officiers partisans de l'Entente libérale]." (p. 104-106)


Voir également : Un aperçu de la diversité humaine dans l'Empire ottoman tardif : moeurs, mentalités, perceptions, tensions

Les reculs et les renoncements d'Abdülhamit II

XIXe siècle : les défaillances de l'Etat ottoman et le problème de l'affirmation du pouvoir parallèle des féodaux kurdes

Le choix difficile d'Abdülhamit II (Abdul-Hamid II) devant le conflit arméno-kurde en Anatolie orientale 

Le nationalisme albanais de la Renaissance nationale (Rilindja) et la civilisation ottomane

La montée du nationalisme arabe sous Abdülhamit II

Le conflit entre le régime d'Abdülhamit II et l'intelligentsia islamiste arabe

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses

L'opposition des non-Turcs à la mise en oeuvre de l'ottomanisme

Le vrai visage de l'"alternative libérale" au Comité Union et Progrès et au kémalisme

Contre-révolution de 1909 : les femmes en péril

Ernst Jäckh et les Arméniens

 
 
Les tentatives de mise au pas des chefs tribaux kurdes (tourmentant notamment les paysans arméniens) par les Jeunes-Turcs

L'alliance entre le Comité Union et Progrès et la FRA-Dachnak brouillée par l'agitation tribale kurde

 

mardi 22 juin 2021

Le maréchal Abdül Reşid Dostum, "Mon Ami" : un seigneur de guerre atypique en Afghanistan



"La bataille pour l'Afghanistan", Le Bolchévik (organe de la Ligue trotskyste de France), n° 91, mars 1989 :


"Pendant des dizaines d'années, le peu d'intellectuels modernisateurs que comptait l'Afghanistan étaient en général prosoviétiques. Quand ils regardaient l'Asie centrale soviétique, de l'autre côté de la frontière nord de leur pays, ils voyaient des enfants qui savaient lire, des femmes libérées du voile, et un niveau de bien-être social et économique en avance de plusieurs siècles sur l'Afghanistan. Grâce à la planification centralisée soviétique, le niveau de vie à Tachkent est aussi élevé qu'à Moscou.

En 1965, des cercles de gauche constituèrent le Parti démocratique du peuple d'Afghanistan. Le PDPA était un phénomène unique en Afghanistan : un parti laïque, non basé sur un groupe tribal ou ethnique. Il se réclamait du marxisme-léninisme, et sa structure était copiée sur celle du Parti communiste bureaucratisé de Staline. Cependant, son programme se limitait à des réformes modérées qui devaient être réalisées par un gouvernement d' « ouvriers, de fermiers, d'intellectuels éclairés et progressistes, d'artisans, de la petite-bourgeoisie et des capitalistes nationaux » (cité dans Raja Anwar, The Tragedy of Afghanistan [1988]).

Etiquetés comme « communistes » par leurs opposants, les cadres du PDPA étaient en fait des nationalistes petits-bourgeois modernisateurs, qui ressemblaient davantage aux Jeunes Turcs de Kemal Atatürk qu'aux bolchéviks de Lénine. Le PDPA se constitua trois bases : la petite intelligentsia urbaine du pays (par exemple les instituteurs), les étudiants, et les officiers (dont beaucoup avaient été formés en Union soviétique). Le parti scissionna presque immédiatement en deux fractions, le Khalq (les masses) et le Parcham (le drapeau). Quand Daoud Khan chassa le roi, en 1973, les dirigeants du Parcham lui servirent de conseillers, tandis que le Khalq préconisait « un gouvernement composé d'un "front unique" auquel participerait le PDPA ».

En avril 1978, le régime Daoud, poussé par les puissances occidentales et par le shah d'Iran, entreprenait de réprimer le PDPA, dont les principaux dirigeants étaient arrêtés et accusés de trahison. Mais les partisans du PDPA dans l'armée réussirent à contre-attaquer et à renverser Daoud. Cette « révolution de Saur » était en réalité un coup d'Etat militaire de gauche, soutenu par une partie importante de la population urbaine.

Le PDPA se retrouva à  la tête d'un pays de quinze millions d'habitants, dans leur immense majorité ruraux et dispersés dans des vallées isolées. Au niveau local, des chefs tribaux partageaient le pouvoir et la terre avec quelque trois cent mille mollahs, lesquels constituaient une caste privilégiée de propriétaires fonciers. Dans tout le pays, il y avait environ un ouvrier d'usine pour huit mollahs ! Les paysans étaient sous la dépendance complète des khans, qui contrôlaient le crédit, les semences, les engrais et, dans ce pays aride, l'eau elle-même. Inutile d'envisager une révolution prolétarienne l'Afghanistan ne pouvait même pas engendrer de révolte paysanne généralisée du genre de celles qu'ont connues la France, la Russie ou la Chine.

C'est pourquoi, quand le gouvernement du PDPA essaya d'instituer un programme de réformes démocratiques minimales (réforme agraire, suppression du prix de l'épousée, école obligatoire pour les deux sexes), celles-ci dépassèrent immédiatement ce que les forces sociales disponibles pouvaient soutenir. Les khans et les mollahs, enragés par des mesures comme apprendre à lire aux petites filles, déclenchèrent une Jihad réactionnaire et commencèrent à massacrer instituteurs et militants du PDPA [pratiques terroristes qui rappellent celles du PKK en Anatolie du Sud-Est]." (p. 2)


Jean-Marie Montali et Jacques Torregano, "L'autre Afghanistan", Le Figaro Magazine, 4 janvier 1997 :


"Le général ouzbek Rachid Dostom est né en 1955 à Shiberghan, petite ville proche de Mazar-e Charif, où se trouve aujourd'hui le siège de son parti : le Junbish (mouvement national islamique d'Afghanistan). Très jeune, il adhère au parti démocratique du peuple afghan (PDPA) - dénomination banalisée du parti communiste, dont il devient très rapidement cadre. Il s'engage également dans l'armée et sert dans la cavalerie motorisée. Avec l'invasion russe, il devient un serviteur zélé de l'armée Rouge et du gouvernement prosoviétique de Kaboul. A la tête de ses hommes - tous des Afghans -, il se bat contre les moudjahidin dans la vallée du Panjshir, dans le Kundunz ou à Kandahar. Très vite, la guérilla apprend à craindre celui pour qui il n'existe qu'un seul mot d'ordre : guerre totale. (...) En 1990, il est nommé général de division. Un an plus tard, il est membre du comité central du parti et devient général de corps d'armée. En 1992, il change une première fois de camp et rejoint celui de la guérilla du légendaire Ahmed Sha Massoud, le héros de la résistance. L'alliance - qui a probablement hâté la fin du communisme - ne dure pas : Dostom tente de prendre Kaboul et trahit Massoud. Puis, c'est l'arrivée des talibans sur la scène afghane. Dostom hésite, tergiverse et décide enfin de se ranger, une nouvelle fois, du côté de Massoud. Un dernier détail : Dostom n'est pas son vrai nom. C'est un surnom qui veut dire « mon ami ». Il existe plusieurs versions sur son origine. La plus répandue prétend que ce sont les Russes qui, les premiers, l'ont appelé ainsi."


Jean-Pierre Clerc, "Rachid Dostom, le seigneur des Ouzbeks", Le Monde, 29 mai 1992 :


"Si l'homme fort de l'Afghanistan demeure Ahmed Shah Massoud, un autre personnage y occupe une position cruciale : le chef milicien Abdul Rashid, dit "Dostom" (mon ami). Allié depuis mars au jeune ministre de la défense tadjik après avoir été le fer de lance du régime communiste, le commandant des Ouzbeks, nommé général par le président Modjaddedi, n'est pas seulement, en effet, le chef d'une des forces les plus "compactes" installées à Kaboul - tenant l'aéroport, le vieux fort de Bala Hissar, les ministères de l'intérieur et de la défense, la radio et la télévision, ainsi que les quartiers du sud de la ville, où il a affronté les fondamentalistes de M. Gulbuddin Hekmatyar ; il est aussi le "patron" de douze provinces du Nord, le maître de Mazar-I-Sharif, deuxième ville du pays, et le "contrôleur" de la route Kaboul-Asie centrale, ainsi que d'une portion de la frontière septentrionale.

Sans doute Rashid Dostom se vante-t-il lorsqu'il affirme qu'il peut lever 300 000 hommes dans cette vaste steppe du Nord où il est maître et seigneur. Le chiffre de ses effectifs opérationnels varie de quelques milliers à 30 000 selon les sources. Nul ne doute pourtant que ses tout jeunes miliciens sont des guerriers redoutables : n'ont-ils pas souvent vaincu les très martiaux Pashtouns eux-mêmes, tant à l'époque du président Najibullah que lors de la récente "bataille de Kaboul" contre M. Hekmatyar ? On comprend que le chef du Hezb ait fait du renvoi de M. Dostom sa principale condition à un accord avec le régime islamique de Kaboul. (...)

Rashid Dostom et sa milice sont nés au début des années 80, de la conjugaison d'une volonté, celle de l'Union soviétique occupant alors le pays, et d'une clairvoyance, celle de M. Najibullah, alors patron de la police secrète afghane. L'URSS voulait placer le long de sa frontière, pour la garder au sud, une troupe plus fiable que l'armée, déchirée par les luttes de factions au sein du PDPA communiste. M. Najibullah put, quant à lui, mettre au service de ses protecteurs du KGB sa connaissance du tissu ethnico-social du pays : multipliant les "protocoles" de non-agression avec ses "frères" des tribus pashtounes du Sud, il créait dans le Nord une multitude de milices locales aux fins de défendre ici un village, là une ville contre les rebelles islamistes."


Gilles Dorronsoro, "Territoire, communauté et mobilisation politique en Afghanistan", Hérodote, n° 84, 2e trimestre 1997 :

"Depuis le retrait soviétique d'Afghanistan, en 1989, la guerre civile a connu des retournements de situation déroutants. Alors que la plupart des observateurs attendaient la chute de Kaboul après le départ de l'armée soviétique, le régime communiste de Mohammed Nadjiboullah a survécu trois ans de plus en raison du soutien accru de Moscou et des erreurs de la résistance, alors sous l'influence du Pakistan et des Etats-Unis.
Au printemps 1989, les moudjahidin (« combattants de la foi ») tentèrent de précipiter l'effondrement du régime en prenant Jalalabad, une grande ville proche de la frontière pakistanaise. L'échec de l'opération, prévisible pour des combattants peu rompus aux grandes attaques frontales, aggrava les conflits internes de la résistance. De plus, les incidents sanglants dont se rendirent coupables certains moudjahidin au moment du siège de la ville justifièrent les craintes d'une partie de la population citadine.

Dans l'autre camp, la politique de Réconciliation nationale, engagée par Nadjiboullah dans la perspective du retrait soviétique (décidé à Moscou dès l'été 1986 2), commence à porter ses fruits. La « décommunisation » du régime amène notamment la reconnaissance de l'islam comme religion d'Etat, la référence religieuse devenant un passage obligatoire des discours officiels. Par ailleurs, le PDPA (Parti démocratique du peuple afghan), d'obédience communiste, se transforme en Hezb-é watan (Parti de la patrie), parti nationaliste qui abandonne son rôle dirigeant et accepte le multipartisme. En fait, la portée de ce changement est limitée, tous les dirigeants du Hezb-é watan sont d'anciens dignitaires du PDPA et le multipartisme reste fort théorique. La liberté du commerce, enfin, élargit la base sociale du régime dans certaines couches citadines. Ces changements, dénoncés comme purement tactiques par les moudjahidin, ont probablement accru la popularité du régime néo-communiste, alors que beaucoup s'effrayaient de la place croissante des fondamentalistes au sein de la résistance. Par ailleurs, l'action de l'ONU, très critiquée des moudjahidin, servit de facto à stabiliser la situation au profit du régime de Kaboul en créant des zones de cessez-le-feu. En 1990, la guérilla, affaiblie politiquement, a une progression marginale sur le terrain, même si le commandant Ahmad Shah Massoud, du Djamiat-é islami [parti islamiste relevant de la mouvance des Frères musulmans], continue d'étendre son emprise sur le Nord-Est. L'arrêt de l'aide soviétique, après le coup d'Etat d'août 1991, sera fatale aux néo-communistes afghans, désormais privés de l'appui de Moscou. Le régime de Kaboul est alors victime de l'autonomie grandissante des milices gouvernementales et des rivalités entre dirigeants du parti. En avril 1992, le régime s'effondre à la suite d'une alliance inattendue entre Massoud et Abdoul Rachid Dostom, qui prend la tête des milices et des garnisons-révoltées du Nord et fonde un nouveau parti, le Djoumbesh. Après une tentative pour gagner l'aéroport, Nadjiboullah se réfugie dans un bureau de l'ONU où il restera jusqu'à la prise de Kaboul par les Taleban, qui le pendront en place publique, fin septembre 1996." (p. 217-218)

"Au contraire du Hezb-é wahdat [parti hazara], le Djoumbesh a misé sur la création « par le haut » d'un nationalisme « turc » qui n'avait pas d'existence dans la conscience populaire. La création d'un territoire politique précède ici la mobilisation communautaire, qui en est un produit dérivé. La conjonction de deux phénomènes a permis l'apparition du Djoumbesh. Dans le cadre de sa politique de contre-insurrection, le gouvernement central avait financé très généreusement les milices pour retourner des commandants locaux et affaiblir les moudjahidin. Cette stratégie de contre-insurrection, baptisée « Réconciliation nationale » à la fin de 1986, amena des résultats remarquables dans certaines régions, comme Hérat ou le Nord-Ouest, mais imposa une charge financière très lourde au gouvernement, très dépendant de Moscou. Le second facteur est l'opposition interne, au sein du régime, entre les différentes tendances que les Soviétiques ne purent jamais réunifier. Le Djoumbesh est né de l'union entre les cadres partchamis 22 proches de l'ancien dirigeant Babrak Karmal (1980-1986) et les milices du Nord à dominante ouzbèke. Au moment de la chute du régime, le Djoumbesh se réclame des « peuples du Nord » (Ouzbeks, Turkmènes — tous deux turcophones — et ismaéliens) victimes de la domination pashtoune sur le système politique 23. Cette construction idéologique apparaît particulièrement arbitraire pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les cadres du Djoumbesh, généralement d'anciens communistes, sont souvent persanophones (non ouzbeks) et, dans les troupes mêmes de Dostom, on trouve un nombre significatif de Tadjiks. Les ismaéliens (communauté religieuse et non ethnique) sont inclus dans le Djoumbesh, d'où l'utilisation de la catégorie « peuples du Nord » quand il faut un terme englobant les ismaéliens et, dans le même temps, la revendication d'une identité « turque » pour créer une solidarité entre Turkmènes et Ouzbeks. En réalité, les communistes fournissent des administrateurs aux milices ouzbèkes qui ont une implantation locale, mais manquent de cadres administratifs et militaires. L'idéologie nationaliste 24 n'est, au départ en tout cas, qu'une tentative pour légitimer la survie politique d'un groupe d'anciens communistes. Par ailleurs, dans la population rurale, Ouzbeks et Turkmènes n'ont pas conscience d'appartenir à une ethnie « turque », l'appartenance clanique est le cadre habituel des solidarités. Pour construire cette identité nouvelle, le Djoumbesh organise sa propagande dans les villes : rues débaptisées, diffusion de textes nationalistes ouzbeks, abandon de l'enseignement du pashtoune dans les écoles d'instituteurs... La définition d'un ennemi (pashtoune) et la reconstruction d'une mémoire historique sont, comme souvent, à la base de la création nationaliste.

22. Le Partcham est l'un des deux courants à l'intérieur du parti communiste afghan (PDPA). Eliminé par le courant concurrent, le Khalq, en 1978-1979, il revient au pouvoir avec l'invasion soviétique.


23. A partir des années trente, la légitimation de l'Etat afghan se fait par référence au nationalisme pashtoune, plus qu'à l'islam. Largement en réaction, il se développe des mouvements nationalistes hazara ou tadjik, qui revendiquent un statut pour les minorités afghanes. Les relations entre le nationalisme d'Etat, pashtoune, et les nationalismes infraétatiques sont nécessairement tendues.

24. Il n'y a pas historiquement un mouvement nationaliste ouzbek en Afghanistan, sauf un petit groupe, Kar, qui aurait été actif dans le Nord-Ouest pendant les années soixante-dix.
" (p. 229-230)

"Depuis 1992, la guerre a changé de nature : les opérations d'envergure, mobilisant parfois des milliers d'hommes et des armes lourdes, ont remplacé le harcèlement caractéristique de la guérilla des années quatre-vingt. Avec la prise des villes, les évolutions militaires peuvent être rapides, comme le montrent la chute d'Hérat (septembre 1995) et celle de Jalalabad (septembre 1996). Cette forme de guerre plus classique nécessite des moyens économiques importants. Or, les partis politiques ont désormais une base territoriale qui permet l'accumulation de richesses et fournit les moyens d'une centralisation accrue. Les Taleban contrôlent maintenant les principales zones de production d'opium qui leur autorisent un financement pratiquement illimité. Jusqu'en septembre 1996, le Djamiat comptait plutôt sur le contrôle de Kaboul qui permet de faire de la contrebande avec le Pakistan. La contrebande vers le Pakistan des produits arrivés à Kaboul est suffisamment importante pour être une source de tensions avec Islamabad qui perd d'importants droits de douane. Ces nouveaux moyens militaires ne sont pas utilisés par les partis pour conserver, de façon statique, une partie du territoire. Au contraire, depuis 1992, la reconstruction de l'Etat et l'unification du pays est le problème commun à toutes les forces politiques.

Loin d'être un glissement progressif dans le chaos, l'Afghanistan de ces dernières années montre, au contraire, la pertinence d'une analyse politique de la stratégie des acteurs. Si les partis afghans n'ont pas pu se mettre d'accord sur la nature du système politique à construire, c'est que, au-delà de la rhétorique religieuse commune à tous, des intérêts irréconciliables s'opposent. Certains partis travaillent pour la construction d'un Etat centralisé, unitaire, c'est notamment le cas du Djamiat, du Hezb-é islami et des Taleban. D'autres, au contraire, souhaitent un système décentralisé avec la reconnaissance des identités régionales. C'est le cas du Hezb-é wahdat, qui souhaite la création d'une province hazara et la reconnaissance du droit chiite, et du Djoumbesh, qui milite pour un système fédéral. En effet, dans un Etat centralisé, qui serait (probablement) dominé par les fondamentalistes sunnites, le particularisme hazara serait brimé et les anciens communistes du Djoumbesh éliminés. Les autres partis, fondamentalistes ou islamistes sunnites, ont une légitimité assurée dans le nouveau système politique, ils ne craignent pas tant la reconstruction d'un centre politique que d'être absents de l'alliance gagnante, ce qui est finalement arrivé au Hezb-é islami. Cette divergence d'intérêts explique l'ambiguïté qui préside aux ententes entre partis. Par exemple, c'est grâce à son alliance avec les milices du Nord de Dostom que Massoud a pu s'emparer de la capitale en 1992, alors que les deux hommes avaient en vue des objectifs fort différents. Pour Dostom, l'alliance avec Massoud est le premier pas vers une réorganisation régionale-ethnique du système politique, et la coalition doit apparaître comme celle des « peuples du Nord » contre la domination historique des Pashtounes sur l'Etat. C'est d'ailleurs l'interprétation de la plupart des observateurs à ce moment. A l'inverse, pour Massoud, la régionalisation n'est qu'une étape et l'alliance avec Dostom a pour principal objectif de prendre la capitale non pour la neutraliser, mais pour commencer la reconquête du pays." (p. 233-234)


"Afghanistan : la lutte pour le pouvoir entre moudjahidins : La troisième bataille de Kaboul a provoqué un nouvel exode de civils", Le Monde, 24 janvier 1993 :

"L'ONU a dû en effet évacuer Kaboul le 25 août, durant la précédente bataille, et ses camions de nourriture ne parviennent qu'au compte-gouttes à une capitale affamée et épuisée. La route du Pakistan est en effet rendue très incertaine par la multiplication des postes de contrôle des différentes factions et, à nouveau ces derniers jours, du fait des combats qui se livrent sur ses abords.

Sur l'ensemble du pays, les principaux besoins d'urgence, outre l'aide alimentaire et sanitaire, sont : le déminage accéléré de vastes zones afin de favoriser cette année le retour de deux autres millions de réfugiés (ce qui n'en laisserait plus qu'un million au Pakistan et autant en Iran) ; et la fourniture de semences et d'engrais pour les villages ayant accueilli le plus grand nombre de rapatriés, afin que ceux-ci puissent reprendre leur vie d'avant la guerre.

Les "hezbis" à 4 kilomètres de la ville

A Peshawar, où sont installés quatre des neuf chefs des principaux partis afghans, les nouvelles vont vite. La prudence est de mise, mais chacun ici juge que la bataille est cruciale pour le pouvoir du Jamiat-i-Islami à Kaboul, dont le chef, M. Rabbani, a été confirmé président le 30 décembre, et dont l'homme fort, M. Ahmed Shah Massoud, occupe le poste-clé de ministre de la défense.

Après que le président Rabbani eut, une nouvelle fois, proposé le poste de premier ministre au Hezb-i-Islami - c'est en tout cas ce que dit le chef de ce parti, M. Hekmatyar, - les troupes du ministre du commandant Massoud sont passées à l'offensive pour éloigner la menace fondamentaliste au sud de Kaboul, où les "hezbis" ne sont guère éloignés que de 3 ou 4 kilomètres de la ville. C'est dans cette direction aussi que sont installés les batteries de roquettes qui pilonnent la capitale depuis le 2 janvier, jour de la prestation de serment de M. Rabbani. C'est aussi vers le sud, à Sharasyab, que M. Hekmatyar a son poste de commandement.

Cette offensive gouvernementale s'est heurtée à une grande résistance des combattants du Hezb, dont les tirs accroissent sans nul doute le sentiment d'exaspération de la population envers les moudjahidins et ont provoqué un nouvel exode. Des problèmes semblent avoir d'autre part émergé chez les soldats gouvernementaux, auxquels s'ajoutent les très dures conditions des combats, dans une ville enneigée et transie par le gel.

Fissures dans le "bloc pashtoun"

Un porte-parole du Hezb à Peshawar assure enfin que les chiites de l'alliance Wahdat qui, lors des combats de l'automne, avaient pris le contrôle d'une grande partie de l'ouest de Kaboul, ont ouvert un deuxième front, s'emparant de Bagh-Balo, la colline où est édifié l'hôtel Continental. Cette faction, qui a soudain révélé la puissance dans la capitale des populations hazaras, naguère si méprisées, paraît cependant moins intéressée à s'immiscer dans les combats entre sunnites qu'à imposer sa requête d'un quart des postes dans toutes les instances de pouvoir.

Le Jamiat ne bénéficie pas de l'appui des terribles miliciens ouzbeks, en principe alliés du commandant Massoud. Leur chef, le général Dostom, est, selon des informations en provenance d'organisations humanitaires, en train de livrer bataille à Baghlan, près de son fief de Kunduz, dans le nord du pays. On estime ici que le général ouzbek pourrait bien voir sonner son heure lorsque les autres combattants [tous islamistes] se seront entretués."


Sophie Shihab, "Orages sur l'Amou-Daria : Les réfugiés tadjiks en Afghanistan peuvent provoquer de nouveaux embrasements en Asie centrale", Le Monde, 6 février 1993 :


""On reviendra armés. Et alors, les Turcs ne nous arrêteront pas avant Samarcande et Boukhara..." L'homme qui promet ainsi de se venger en portant la guerre au coeur de l'Asie centrale est l'un des soixante mille réfugiés tadjiks en Afghanistan (chiffre du Haut Commissariat pour les réfugiés). Tout au long de décembre, ils ont été chassés du sud du Tadjikistan par la terreur "néocommuniste" installée à Douchanbe au nom du combat contre les "islamistes" (le Monde du 27 janvier).

Autour de lui, une dizaine de compagnons de malheur, transis de froid dans leurs caftans. Ils sont huit mille parqués dans ce seul camp boueux, vaste enclos de ce qui fut une usine d'égrenage du coton, dans la région agricole d'Imam-Sahib, à vingt kilomètres de la frontière. Femmes et enfants pataugent entre les tentes du HCR, l'hôpital de campagne de Médecins sans frontières, et l'unique point d'eau. Trois personnes, dont deux enfants, sont encore mortes cette nuit, de maladie ou d'épuisement. Et les hommes débattent depuis des semaines des voies, toutes incertaines, d'un retour au pays.

Les armes ? Pour certains, "il n'y a pas d'autre issue". D'autres avouent qu'ils préfèrent s'installer pour un temps "en Ukraine, en Iran ou n'importe où".

L'intellectuel du groupe (un animateur de théâtre) leur dit de ne "pas rêver". Et relève au passage qu'il ne faut pas parler d'un ennemi "turc". "Notre ennemi, c'est les communistes et leurs bandes d'assassins, des Tadjiks comme nous, même s'ils reçoivent une aide militaire décisive de l'Ouzbékistan", le grand voisin turcophone.

Les autres admettent la mise au point, mais à contre-coeur : l'opposition ancestrale entre mondes turc et iranien (les Tadjiks sont des persanophones sunnites) a été réveillée par la guerre civile du Tadjikistan, où une forte minorité ouzbèke, menacée par le réveil du nationalisme tadjik, s'est retrouvée du côté des "communistes", soutenus par l'Ouzbékistan. Que cette opposition se creuse aussi en Afghanistan du Nord, et c'est toute la région qui risque de s'enflammer.

Car on retrouve au sud de la frontière, marquée par le fleuve Amou-Daria, des clivages ethnico-politiques rappelant en pointillé ceux du Nord : des Tadjiks, majoritaires surtout à l'est, tenu par des partis de la résistance islamique, alors qu'à l'ouest, le pays est aux mains des puissantes milices ouzbèkes du général Rachid Dostom, qui fut pro-soviétique.


Les réfugiés, au hasard de l'endroit où ils ont traversé le fleuve, se sont retrouvés happés par l'un ou l'autre camp afghan : A l'ouest, par celui des "moustachus" Ouzbèks, qualifiés par leurs ennemis de communistes, à l'est par celui des "barbus" islamistes, qui, ici sont surtout tadjiks. Ces deux camps s'étaient unis en 1992 contre un retour à une domination des Pachtounes du sud à Kaboul, mais semblent se scinder à nouveau, à la faveur de la guerre au Tadjikistan.

Le général Dostom, qui "règne" sur la région, la plus "sûre" d'Afghanistan, de Mazar-i-Cherif, la grande ville du nord-ouest où se sont repliées les organisations internationales depuis la reprise des combats à Kaboul,  a laissé installer chez lui un grand camp de toile, baptisé Sakhi ("le Généreux"), dans la steppe près de la route menant en Ouzbékistan. Il y a attiré à ce jour 15 000 réfugiés ; tous les autres se sont retrouvés sous le contrôle de plus en plus pesant des partis islamistes (surtout le Jamiat), plus à l'est de Tach-Kourgane à Koundouz et Imam-Sahib, voire plus loin encore, vers le Pamir, où personne n'a été les compter et où se regrouperait la "résistance" tadjik.

Ils sont installés dans des débris d'usines, des écoles (la plupart ne fonctionnent pas), des villages abandonnés, un aéroport (à Koundouz, contrôlé par un général du parti Ittihad, soutenu par les Saoudiens) ou, simplement, chez l'habitant. Les réfugiés ont été, là aussi, pris en charge au départ par le HCR, mais celui-ci hésite à poursuivre son action dans des régions (Koundouz et Imam-Sahib) ou des affrontements se poursuivent sporadiquement entre groupes islamistes rivaux et où ses convois sont attaqués le long des routes. Mais aussi parce qu'il ne souhaite pas favoriser l'installation de camps de réfugiés gardés par des moudjahidins en armes, et conçus par ces derniers comme des viviers humains pour leurs propres combats, comme des «boucliers» contre une attaque adverse ou encore comme une source de revenus, à prélever sur l'aide humanitaire.

Les réfugiés tadjiks s'y trouvent donc en situation d'otages : chez les islamistes, favorisés s'ils épousent la cause du Jihad, menacés dans le cas inverse ; et vice-versa chez Dostom. Ils doivent s'en remettre, en tout cas, à la générosité des Afghans.
"


Jean-Pierre Clerc, "Le dilemme des réfugiés du Tadjikistan : Plus de trente mille personnes aimeraient rentrer dans leur pays mais le manque de sécurité les obligera à hiverner à nouveau en Afghanistan", Le Monde, 25 novembre 1993 :


"Le voyageur qui, de Mazar, se dirige vers Hayratan, ville-frontière entre l'Afghanistan et l'ex-URSS (aujourd'hui l'Ouzbékistan) dépasse, après 20 kilomètres, une concentration humaine isolée dans la vaste plaine du Nord fouettée par les vents. C'est Sakhi, le camp abritant les réfugiés tadjiks qui, fin 1992, ont traversé l'Amou-Daria en un flot tumultueux pour échapper à la guerre civile qui ensanglantait leur pays, comme les milices néo-communistes y reprenaient l'offensive. Tous sont gens du Pamir, la partie montagneuse du Tadjikistan, au sud-est du pays, où l'empreinte musulmane est la plus forte.

Ils sont à présent quelque 20 000 dans cette enceinte bien organisée par le HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), et solidement gardée par les soldats du général Dostom, l'homme fort du nord de l'Afghanistan. Environ 15 000 autres sont à Kunduz, autre ville importante située à 200 kilomètres à l'est de Mazar, pris en charge, pour leur part, par des organisations islamistes, sous la supervision de commandants afghans de diverses étiquettes, hors de toute responsabilité, à ce jour, des instances de l'ONU ou d'ONG (organisations non gouvernementales) occidentales. Enfin, 2 500 autres réfugiés attendent à Sher-Khan-Bandar, sur l'Amou-Daria, au nord de Kunduz, leur rapatriement.

Pour élevés qu'ils soient, ces chiffres témoignent pourtant d'une réalité : près de la moitié des 60 000 à 70 000 Tadjiks qui avaient cherché refuge en Afghanistan l'hiver dernier ont regagné leur pays, pour l'essentiel au cours du printemps et de l'été derniers. Autant, à peu près, sont rentrés par leurs propres moyens que sous l'égide du HCR. Et ceux qui restent "ont très envie de retourner eux aussi", reconnaît à présent Graciela Diab, coordinatrice, à Mazar, de Médecins sans frontières, une organisation qui a longtemps craint un rapatriement forcé. Le 29 octobre encore, un groupe de 284 Tadjiks a retraversé la frontière par Sher-Khan-Bandar. Cette localité, tenue comme une enclave en territoire islamiste afghan par les troupes du général Dostom, a, le 4 novembre, été attaquée et prise par des groupes extrémistes venus de Kunduz, hostiles au rapatriement."


Jean-Pierre Clerc, "Le puzzle afghan II. — Mazar, le fief industrieux de Rashid Dostom", Le Monde,  20 novembre 1993 :


"Voici la ville la plus vibrante d'Afghanistan, la vraie capitale économique d'un pays pas encore sorti de la plus terrible épreuve de son histoire, une cité en proie à une frénésie de commerce et, selon un voyageur, "le seul bazar digne de ce nom dans toute l'Asie centrale accablée par la crise du post-soviétisme".

Le grouillement des camions, jeeps, bus, tracteurs, motos, soulève à longueur de journée une poussière qui auréole les mouvements plus lents des charrettes à âne, des dromadaires lourdement bâtés et des carrioles à cheval, et blanchit en un tournemain les chaussures des hommes qui passent revêtus du tchapan (manteau) des Ouzbeks et des femmes en tchadri (voile) bleu pâle ou vert d'eau.

Partout sur les trottoirs, des montagnes de melons d'eau, d'immenses tas de bois, comme approche le terrible hiver du Nord, des échoppes toujours approvisionnées. Autour de la mosquée (une des merveilles du monde musulman avec ses coupoles et ses minarets turquoise), des marchands ont étalé leurs tapis à fond rouge et tout un souk de vêtements. Y a-t-il vraiment eu la guerre, ici - ce terrible conflit déclenché par l'invasion soviétique de 1979 ? La cité, en tout cas, n'a connu aucune destruction : Mazar était si près de l'URSS (Termez, aujourd'hui porte de l'Ouzbékistan, est à 80 kilomètres) que l'armée rouge était ici chez elle, ne laissant que peu d'initiative aux moudjahidins, confinés à la plaine aride et aux montagnes proches.

Aux entrées de la ville, pourtant, l'oeil est attiré par des montagnes de fûts d'essence et des centaines de conteneurs, utilisés à présent comme boutiques. Vers l'aéroport, le voyageur dépasse des parcs où rouillent des douzaines de tanks et canons, et des véhicules militaires. Ce sont là les décombres d'un conflit qui tint le monde en haleine, et les vestiges d'un empire défunt qui s'est ici cassé les dents.

Pour le reste, Mazar n'est qu'une paire de mains crispées sur une brouette remplie de matériaux de construction, un jeu d'échafaudages dressés vers le ciel. Les marchands enrichis par la guerre, les commandants moudjahidins et les officiers de l'ancien régime sont à présent désireux de mettre leur famille à couvert, et Mazar est ainsi le théâtre d'un boom immobilier. Sa population, en quelques lustres, a quadruplé, pour dépasser, à présent, le demi-million d'habitants.

Le bâtiment va, donc tout va ? Non, les problèmes ne manquent pas, dont le plus notable est l'insuffisance des infrastructures de base (de l'eau courante aux établissements scolaires et aux centres de soins) dérivée, précisément, de l'expansion brutale de Mazar, aujourd'hui deuxième ville du pays après Kaboul. Comme le général Dostom, de facto le "patron" de ce "gouvernement du Nord de l'Afghanistan", n'a pratiquement plus un sou (sauf pour payer ses soldats, et encore), ce sont souvent les riches marchands qui sont sollicités, parfois vivement, de mettre la main à la poche dans l'intérêt de la communauté. Les Nations unies s'activent, elles aussi, à travers leurs agences (PAM, Unicef, HCR, etc.), dont les véhicules blancs à l'écusson bleu ciel sont une note familière de la région. (...)

La convenable prospérité et la (relative) tranquillité des lieux ont elles-mêmes engendré des problèmes. C'est ainsi que des dizaines de milliers de Kaboulis sont venus ici chercher un havre en attendant la fin des combats fratricides dans la capitale. La clé de voûte de ce miracle, c'est le "camarade hadji Rashid Dostom", selon l'expression d'un "onusien" ; "camarade" pour son passé de chef d'une milice de l'ex-régime communiste, les redoutés "jowzjanis" ouzbeks dits "les voleurs de tapis" ; "hadji", parce que le naguère peu pieux général n'a pas manqué, après la victoire des moudjahidins en 1992, de faire son pèlerinage à La Mecque... et d'en tirer une affiche.

Cette transformation n'est pas la seule que l'on puisse observer chez cet officier de l'ancien régime confirmé par le nouveau. La plus remarquable est sans doute que cet homme tenu pour illettré (adolescent, il était gardien d'installations sur le champ de gaz de sa ville natale de Shebargan) se soit coulé, aux abords de la quarantaine, dans son nouveau rôle de leader d'une région stratégique de l'Afghanistan. Comment ce chef de bande nullement étouffé par les scrupules ou la pitié est-il devenu l'un des Afghans les plus portés à la recherche du consensus ? C'est là tout le "mystère Dostom".

"Il a grandi, note un agent de l'ONU. Il a poussé à la naissance d'un front unissant les forces politiques du coin, le Mouvement national islamique (Jumbish). Bien que regroupant, outre ses partisans néo-communistes, des forces intégristes (sunnites et chiites, Jamiat et Hezb, entre autres), ce front n'a pas connu de fracture depuis 18 mois. Il s'est efforcé de limiter les combats locaux au strict nécessaire, c'est-à-dire au désarmement, autant qu'il est possible, des groupes d'anciens combattants".

Désormais, dans la journée, c'est la police urbaine, la "garnizyoun", qui assure l'ordre. La nuit des éléments militaires, en uniforme de l'ancien régime communiste, prennent position, dès 21 h 30 aux carrefours et assurent l'un des couvre-feux les plus stricts d'Afghanistan.


"Seuls quelques hauts fonctionnaires ont été changés, poursuit notre interlocuteur ; sinon, l'ex-administration de l'époque communiste reste intacte". Supervisant, en principe, six provinces du nord de l'Afghanistan, Rashid Dostom est à la fois chef du "conseil militaire supérieur" de la zone et président du Jumbish, ainsi que vice-ministre de la défense de l'Afghanistan, ce qui lui permet d'avoir son mot à dire à Kaboul et d'être officiellement invité à l'étranger.

Les gens qui comptent, aujourd'hui, pour Rashid Dostom sont certains généraux de l'ancien régime communiste, tel le chef de l'aviation Hilal ou le commandant des blindés de la ville-frontière septentrionale de Hayratan, le général Momen, dont l'insubordination, le 26 janvier 1992, a déclenché la chaîne des événements qui ont conduit, en trois mois, à la chute du président Najibullah. "Beaucoup de ses confidents sont ouzbeks, comme lui, ajoute notre interlocuteur ; mais il reçoit beaucoup de visiteurs : leaders de communautés, anciens des villages, chefs religieux. En somme, il fait ce qu'il veut, mais pas sans beaucoup de consultations et une réelle volonté de ne pas abuser de son pouvoir."

Les succès de cet homme pourraient-ils le conduire à se tailler son fief - une mini-République d'inspiration plus laïque que le reste du pays ; qui serait un havre pour les ex-communistes en difficulté ? "En aucune façon, nous répond M. Tukhian, ex-gouverneur de Kaboul sous Naijibullah, devenu "ministre de l'économie et des affaires sociales" du "gouvernement du Nord". "Nous entendons bien rester membres de l'Afghanistan. Simplement, le général Dostom a proposé de rebâtir le pays sur un modèle fédéral. On a beaucoup dit que cette position était isolée. Je puis vous assurer que Massoud lui-même n'est pas si hostile qu'on le croit à cette formule."

De fait, les relations de "l'homme fort de Kaboul", Ahmed Shah Massoud, et de celui de Mazar sont certainement une des clés de l'avenir à moyen terme du pays. D'abord devenus les plus proches alliés pour faire tomber M. Najibullah puis pour tenir hors de Kaboul le fondamentaliste pashtoun Gulboddin Hekmatyar, le Tadjik et l'Ouzbek avaient laissé leurs liens se distendre au tournant de 1992 et 1993. Ils se sont pourtant retrouvés ce printemps, par commodité tactique. Ils luttent ensemble, ces jours-ci, contre les troupes du premier ministre Hekmatyar à Tagab, à l'est de Kaboul. "Nos relations sont bien meilleures", nous confirme M. Tukhian. De fait, Dostom s'est rendu dans la capitale afghane le 12 juillet pour la première fois depuis avril 1992, jouant même les médiateurs entre les factions combattantes."


Bruno Philip, "Les talibans essuient des revers dans le nord de l'Afghanistan", Le Monde, 11 octobre 1996 :


"Après la débâcle de Kaboul, les troupes d'Ahmed Shah Massoud, chef militaire du gouvernement renversé, sont passées à la contre-offensive depuis mardi 8 octobre. Des combats se déroulent dans la vallée du Salang, au pied du tunnel qui commande l'accès au nord de l'Afghanistan, entre les talibans et les troupes restées fidèles à l'ex-président Burhanuddin Rabbani.

Selon des témoins, les talibans auraient essuyé de lourdes pertes, et l'on a vu hier certains d'entre eux quitter la ville de Jabul Saraj, l'ancien quartier général du commandant Massoud, situé au pied de la vallée du Salang. L'offensive des talibans lancée sur la vallée du Panshir piétine et certaines informations non confirmées font état de la reprise du village de Gulbhar, situé en lisière de ce berceau des forces de Massoud.

L'appui logistique offert aux hommes de Massoud et de Rabbani dans le Salang par le "seigneur de la guerre" du Nord-Ouest, Rachid Dostom, le chef ouzbek, a également contribué à renforcer la détermination de la résistance au nouveau régime taliban. Personne ne sait au juste si les soldats ouzbeks participent directement aux combats mais il est certain que ces derniers ont laissé au minimum le commandant Salangi, homme fort de Massoud dans cette vallée, attaquer les troupes des talibans retranchées plus au sud. (...)

La rencontre, mardi, entre l'ancien président Rabbani et Rachid Dostom, vient de marquer une réconciliation au moins tactique entre les deux hommes, anciens adversaires. Si une telle reprise de contacts devait déboucher sur un front commun anti-talibans, il y a fort à parier que l'Afghanistan continuerait à s'enfoncer dans la guerre.

Les talibans doivent en outre faire face à un problème d'image en Occident. Le ministre de l'information et de la culture, Modaqi, s'est indigné lors d'une conférence de presse de la méfiance des Occidentaux à l'égard des talibans : "Durant la guerre antisoviétique, les pays étrangers avaient aidé la résistance afghane contre l'URSS parce que cette guerre servait leurs intérêts. Mais aujourd'hui, alors que nous avons le soutien de la majorité des Afghans, ils refusent de reconnaître notre gouvernement. C'est très injuste.""


"Kaboul se prépare au siège après l'échec du cessez-le-feu", Libération, 24 octobre 1996 :


"Les combats ont continué hier au nord de Kaboul où les belligérants massent leurs troupes, alors qu'une nouvelle tentative de cessez-le-feu, proposée par l'ONU, a échoué. (...)  Le ministre de l'Information des taliban, Amir Khan Muttaqi, a affirmé que la capitale serait défendue « jusqu'à la dernière goutte de sang » et « jusqu'au dernier taliban ». Les fondamentalistes islamistes ont aussi promis de riposter à toute attaque qui serait menée par les troupes du général Abdul Rashid Dostom, l'autre grande force de la coalition antitaliban qui comprend aussi le mouvement chiite pro-iranien de Karim Khallili. Ces développements militaires se sont produits alors que l'émissaire de l'ONU, Norbert Holl, a échoué à obtenir un cessez-le-feu, après s'être entretenu pendant trois heures avec le général Dostom et le ministre pakistanais de l'Intérieur Nasirullah Babar, à Mazar-i-Sharif, fief de Dostom. Plusieurs centaines de femmes ont manifesté à Mazar-i-Sharif leur solidarité avec les femmes afghanes actuellement sous la férule intégriste des taliban. « Les femmes à Kaboul et dans les autres régions contrôlées par les taliban se sont vues nier leurs droits », a estimé un professeur, Mme Suhaila Fazim : « Nous voulons leur montrer que nous ne les oublions pas et montrer au reste du monde que les femmes en Afghanistan n'accepteront pas ce traitement. » (D'après AFP)"


"Dostom, seigneur de guerre afghan en sa tanière", Libération, 14 novembre 1996 :


"La ville pourrait s'appeler Dostomgrad tant le seigneur des lieux, le général ouzbek Abdul Rachid Dostom, l'a façonnée et tant son portrait est omniprésent dans les artères de la grande cité du Nord afghan. Sur les peintures et photos, il a abandonné son habituel treillis militaire pour un strict costume sombre, à peine égayé par une cravate ; le chef de guerre joue au chef d'Etat et, malgré des manières de grizzly, il ne réussit pas si mal. Sous sa griffe, Mazar-I-Charif vit en paix, préservée des combats, plutôt prospère à cause du commerce avec les républiques musulmanes de l'ex-URSS et plutôt libre au regard des normes islamiques en vigueur en Afghanistan. Au bazar, on trouve de l'alcool en vente libre. Dans les rues, des femmes en tchadri (le voile afghan qui couvre le corps et le visage, avec un grillage devant les yeux), en foulard léger et plus rarement nu-tête, se partagent les trottoirs. Si l'Afghanistan est aujourd'hui un miroir brisé avec des cultures qui s'affrontent et s'excluent, Mazar-I-Charif en rassemble les morceaux. Ici, c'est l'Afghanistan traditionnel, avec des dromadaires qui dodelinent, des marchés bien approvisionnés qui entourent le sanctuaire d'Ali autour duquel la ville s'articule, et c'est aussi l'Asie centrale post-soviétique, avec des boutiques aux noms écrits en russe et une bureaucratie cravatée et paperassière, dévouée au seigneur de guerre du Nord.

La force et l'intrigue. Autour de Mazar, s'étend ce que les diplomates appellent « le Dostomland », soit six provinces (majoritairement tadjiks et ouzbeks) qu'il a unifiées par la force ou la diplomatie, l'intrigue ou le glaive. (...)

Terre brûlée. Fantastique destin que celui d'Abdul Rachid, surnommé Dostom (« mon ami », formule qu'il emploie systématiquement), né en 1955 de parents modestes, près de Shebergan. Après une douzaine d'années passées à travailler à la ferme familiale et trois autres dans un complexe d'exploitation de gaz, il rejoint le PDPA (le parti communiste afghan), qui en fait un de ses cadres et l'infiltre dans l'armée. En avril 1978, il commande déjà un escadron de cavalerie blindée. Le 13 mars 1990, il est promu général de division et, la même année, élu à l'unanimité membre du comité central du Watan (le parti « patriotique » qui a succédé au PDPA). Les succès qu'il remportent contre la guérilla lui valent d'être nommé général de corps d'armée, puis sacré « héros de la République ». (...)

A Mazar, la guerre semble loin. La ville a des coquetteries turquoises et bleues, couleurs de l'immense sanctuaire, des magasins qui l'encerclent et même des tchadris des femmes. Au marché des changes, l'activité est frénétique et l'on y accepte n'importe quelle devise. Et, si les rues de Kaboul sont frappées de mutisme par les oukases des taliban, celles de Mazar semblent gouvernées par les chanteuses indiennes captées sur les radios de New Delhi et dont les portraits occupent les trottoirs. (...)

Une armée dévouée. Après la chute de Najibullah, Mazar a accueilli nombre d'anciens dirigeants communistes, ce qui a permis au seigneur de guerre de bâtir le « Dostomland ». Celui-ci a désormais sa propre monnaie (fabriquée au Tadjikistan), sa propre compagnie aérienne (Balkh) et délivre ses propres visas. Mais la principale réussite de l'ex-général communiste est d'avoir su convertir ses milices en une véritable armée d'environ 20 000 hommes, équipée par l'Ouzbékistan. Aussi, ses ennemis l'accusent-ils d'être un féal du puissant voisin, lequel l'aurait chargé de défendre les frontières de l'Asie centrale contre la guérilla islamiste qui a des bases en Afghanistan. En réalité, les relations ne sont pas toujours bonnes entre Tachkent et l'ombrageux général. « Dostom se sent profondément afghan. Il pourrait être indépendant, mais il ne veut pas l'être. Comme les autres chefs afghans, il est à la fois très attaché à l'Afghanistan tout entier et à sa propre ethnie, dont il veut accroître la part dans l'ensemble », analyse depuis Kaboul Frédéric Roussel, l'un des meilleurs spécialistes de l'Afghanistan. Dès lors, il ne fait guère de doute que le puissant Ouzbek du Nord n'exclut pas de troquer un jour sa forteresse de Mazar contre un palais de Kaboul."


Françoise Chipaux, "La mort du commandant Massoud, figure de proue de la résistance afghane", Le Monde, 17 septembre 2001 :

"L'espoir né de la prise du pouvoir par les Moudjahideen [en 1992], après quatorze années de guerre, sera toutefois de courte durée. Incapables de s'entendre, ceux-ci décident d'une présidence tournante. Mais, une fois son tour fini, le président Burhanuddin Rabbani convoque une Choura (Assemblée) pour se faire confirmer. D'alliances rompues à peine formées en féroces oppositions, les Moujahideen se déchirent Kaboul. En 1993, Ahmad Shah Massoud détruit notamment le quartier chiite [hazara] de la ville, faisant des milliers de morts. Dans un conflit devenu de plus en plus ethnique, Massoud est d'abord un Tadjik et, dans son entourage immédiat, les autres ethnies (Pashtouns, Ouzbeks, Hazaras) sont absentes.

A l'arrivée des talibans, ces étudiants en religion qui, avec l'aide du Pakistan, bouleversent la carte afghane depuis 1994, Massoud rassemble ses hommes et quitte Kaboul, parmi les derniers, pour se réfugier dans la plaine de Shomali, à l'entrée de son fief du Panshir. Depuis cette date, Massoud symbolisait l'opposition à un régime qui n'a cessé de gagner du terrain. Incapable de vaincre militairement les talibans, la stratégie de Massoud consistait surtout à entretenir des fronts divers pour fixer les miliciens islamistes et les empêcher de se jeter ensemble contre ses troupes. A plusieurs reprises, les chefs de l'opposition, Karim Khalili pour les chiites, Abdel Rachid Dostom pour les Ouzbeks, et Ismaïl Khan, ancien chef d'Hérat, rentré récemment d'Iran, s'étaient regroupés derrière la bannière de Massoud. Mais la méfiance caractérisant leurs relations empêchait toute véritable stratégie militaire."


Natalie Nougayrède, "Quand Moscou cherchait à renforcer Massoud contre les talibans", Le Monde, 10 octobre 2001 :


"A Moscou, les entretiens réunissaient, aux côtés de Massoud, des représentants des ministères de la défense et des organes de sécurité de Russie, du Tadjikistan, d'Ouzbékistan, d'Iran et d'Inde, affirme également cette source. "Il s'agissait des vice-ministres de la défense. Seuls les Indiens se sont fait représentés à un niveau plus bas, envoyant des fonctionnaires de leur ministère. Côté russe, un adjoint du chef du Conseil de sécurité était, en outre, présent." Le thème des discussions, les premières tenues à ce niveau, avec cette dimension régionale, et en présence du chef de l'opposition afghane intérieure, était "l'action commune contre les extrémistes et les terroristes"...

Quelle fut l'issue de cette rencontre secrète ? La même source indique que la réunion de Moscou a été le point de départ d'une consolidation des forces antitalibans en Afghanistan. "En avril, le général Dostom (chef de guerre ouzbek rallié à l'Alliance du Nord) est rentré de Turquie vers l'Afghanistan", qu'il avait quitté après la défaite de ses forces à Mazar e-Charif en 1998. "Quelque temps plus tard, Ismaïl Khan (chef de guerre tadjik également rallié à l'opposition, ancien commandant de Hérat et ancienne figure de la résistance à l'invasion soviétique) est à son tour rentré en Afghanistan" à partir de l'Iran, où il s'était réfugié avec ses hommes après la prise de Hérat par les talibans en 1995.

Aujourd'hui, les poches de territoire contrôlées dans le nord et le centre de l'Afghanistan par les forces de Rachid Dostum et d'Ismaïl Khan constituent des éléments importants de la stratégie de l'Alliance du Nord, qui espère profiter des attaques aériennes américaines pour refouler militairement les talibans et prendre le pouvoir à Kaboul. Le rôle de Moscou apparaît ainsi déterminant."


Philippe Grangereau, "Dostom, le petit Gengis Khan de Mazar-i-Sharif", Libération, 12 novembre 2001 :


"Abdul Rashid Dostom l'Ouzbek est de retour dans son fief de Mazar-i-Sharif. Quatre ans et demi après que les talibans l'en eurent chassé, l'impitoyable seigneur de la guerre afghan [Impitoyable comparé à qui ? Au criminel de guerre (islamiste et tadjik) Massoud, idolâtré par le mythomane BHL ?] s'apprête à réintégrer son ancien quartier général, le Qila-e-Jhangi (« fort de guerre »). Cette citadelle d'aspect médiéval, bâtie au XIXe siècle, est cernée de douves et d'épais remparts d'argile. Au milieu des années 1990, le chef de guerre turcophone y recevait comme un seigneur. Avec les journalistes étrangers, il trinquait au whisky en relatant ses prouesses guerrières. (...)

Tantôt comparé à Gengis Khan, tantôt au conquérant turco-mongol Tamerlan, Dostom est un homme bâti pour la guerre. Sa carrure massive est impressionnante. Son rire tonitruant a fait mourir de peur plus d'un de ses ennemis, assurent certains Ouzbeks. Mais c'est aussi un homme de contradictions. Semi-illettré, il a promu l'éducation du temps où il « régnait » sur Mazar-i-Sharif : l'université Balkh ­ la seule qui fonctionnait alors dans tout l'Afghanistan ­ comptait 1800 étudiantes, la plupart en jupe. Samedi, au lendemain de sa reconquête, l'un des premiers gestes de Dostom a été d'annoncer que les écoles, interdites aux femmes par les talibans, leur étaient à nouveau « ouvertes ».

Dostom, né en 1955 dans une famille de paysans, rejoint très jeune le Parti communiste afghan (PDPA) et l'armée. A 23 ans, il commande déjà un escadron de blindés. Formé en Union soviétique après l'invasion de l'Afghanistan (1979), il prend la tête d'une milice procommuniste de 20 000 hommes très redoutée par la résistance afghane. Il est nommé « héros de la République » en 1991."


Sophie Shihab, "Dans le Nord, la minorité hazara est menacée par une alliance des Tadjiks et des Pachtounes", Le Monde, 19 décembre 2001 :


"Il semble cependant peu probable que cette affaire [des attaques et pillages commis par des Pachtounes de l'Alliance du Nord contre des villageois hazaras] dégénère en guerre ouverte entre l'aile dominante tadjike de l'Alliance du Nord et la coalition en puissance que constituent ses "minorités nationales", toutes déçues des accords de Bonn : les Ouzbeks de Dostum et les Hazaras, répartis entre chiites (du Hizb-i-Wahdat) et ismaéliens (de Naderi). D'autres conflits ponctuels entre eux ne sont pourtant pas à exclure, dont les talibans vaincus seront encore soupçonnés de vouloir tirer parti.

Car les principaux "alliés" du Nord afghan ne veulent eux-mêmes pas de cette guerre, conscients de la nouvelle donne introduite par les Américains, avec leurs​ bombes et, espèrent-ils, avec leurs futurs dollars. "Les généraux Dostum et Fahim, Sayid Jaafar et moi-même, nous nous sommes joints pour mettre fin à ces combats, où un conflit local a dégénéré en affrontement interethnique", a déclaré au Monde samedi le professeur Khalili, chef du parti Hizb-i-Wahdat, dans son fief de Bamyan. Selon lui, "après les premiers tirs, les Pachtounes de Baghlan se sont alliés aux Tadjiks pour faire la chasse aux Hazaras"."


Sophie Shihab, "Dans son fief de Mazar-e-Charif, le général Dostom tente de préserver son pouvoir", Le Monde, 25 décembre 2001 :


"Les divisions ethniques restent en effet un sujet trop sensible pour être débattues publiquement, si ce n'est pour jurer qu'elles n'ont plus lieu d'exister. Les Ouzbeks, en particulier - ethnie minoritaire et largement paysanne qui n'a jamais, dans l'histoire afghane, pu prétendre à une parcelle de pouvoir central, contrairement aux Tadjiks - restent soudés derrière leur leader, le général Rachid Dostom. Ils s'insurgent à l'idée que ce dernier, "bon et généreux envers toutes les ethnies", pourrait prendre l'initiative de briser la paix. Or c'est précisément pour prévenir un tel risque que le nouveau pouvoir afghan aurait cédé, lundi 24 décembre, à l'exigence pressante du général : être promu au sein du gouvernement provisoire.

Disposant, affirme-t-il, de 50 000 hommes en armes (ses rivaux tadjiks situent plutôt ce chiffre entre 15 000 et 20 000), le général règne sans partage dans sa province natale du Jozjan, ainsi que dans celles, voisines et frontalières de l'Ouzbékistan, où son ethnie est majoritaire. Mais cet ancien sous-officier soviétique, qui a multiplié ensuite les allégeances diverses et les trahisons, n'a pas retrouvé, après la chute des talibans, son ancienne influence aux périphéries orientales de son fief. Notamment à Kunduz, d'où il a été évincé par les Tadjiks de l'Alliance du Nord. Ce sont eux aussi qui n'ont pas laissé un vieil allié du général Dostom, l'Ismaélien Jaafar Naderi, se réinstaller à Pul-e-Khumri. Les combats pour cette ville industrielle très convoitée ont d'ailleurs été les seuls à avoir éclaté au sein de l'Alliance du Nord depuis la chute des talibans. L'hypothèse n'est donc pas exclue que le poste de vice-ministre de la défense ait été donné au général Dostom en compensation de ces échecs, pour l'inciter (lui et ses alliés, dont les Hazaras et le maître de Herat, Ismaïl Khan) à ne pas chercher de revanche par les armes.

En tout état de cause, les compagnons du défunt commandant Massoud semblaient isolés dans leur souhait de réduire au maximum l'influence du général Dostom. A l'encontre, d'ailleurs, de la volonté de leur chef assassiné : c'est Ahmed Chah Massoud qui avait permis la réintégration du général (alors en exil en Turquie) dans les rangs de sa coalition anti-talibans. Mais ce sont surtout les Américains, fermement présents aux côtés d'un général moustachu et radicalement "anti-​islamiste", qui auraient pesé pour qu'il obtienne satisfaction.

Les Tadjiks estimaient pourtant que les accords de Bonn, dénoncés par Rachid Dostom comme injustes à son égard, lui faisaient déjà la part belle avec les deux ministères de "l'industrie minière" et de "l'énergie et [de] l'eau", celui de l'agriculture, qui devait aussi lui être attribué, étant finalement cédé à son allié de Hérat. Cela laisse au général Dostom la gestion des rares sources potentielles de devises du pays (hors opium), c'est-à-dire du gaz et du pétrole présents dans sa zone, le Nord-Ouest afghan, mais aussi des mines, nombreuses dans les montagnes, tadjikes et autres. De quoi, théoriquement, payer ses soldats et augmenter leur nombre, souci traditionnel des chefs de guerre afghans, et de Rachid Dostom en particulier. (...)

Les soupçons étaient vifs, en effet, entre "partenaires" de l'Alliance du Nord, chacun accusant l'autre de continuer à armer son camp tout en parlant de "désarmement" : les Ouzbeks accusaient la Russie d'armer les hommes de Massoud, lesquels reprochaient aux Américains d'aider Dostom. L'issue évidente était d'impliquer les uns et les autres dans la construction transparente d'une armée nationale.

Le problème était particulièrement sensible à Mazar-e-Charif, ville multiethnique comme beaucoup d'autres, mais qui garde la particularité de ne pas être dominée par un seul camp : le pouvoir de Dostom y est aujourd'hui rogné par les Tadjiks de l'Alliance du Nord, représentés ici par le général Mohammed Atta, un des compagnons de Massoud. Ce dernier admettait n'être que "l'adjoint" du général Dostom pour les affaires militaires, mais la promotion du général ouzbek devrait officialiser cette hiérarchie locale. Un troisième chef de guerre, entré avec les deux premiers dans Mazar-e-Charif lors de la chute des talibans, y tient aussi garnison : le général hazara Mohaqiq, dont l'ethnie est traditionnellement l'alliée des Ouzbeks."


Thierry Zarcone, "L'islam d'Asie centrale et le monde musulman : Restructuration et interférences", Hérodote, n° 84, 2e trimestre 1997 :


"La politique religieuse officielle de la Turquie, qui dispose dans ses ambassades d'« attachés religieux », s'exerce par la voie diplomatique et à travers des projets généralement visibles : soutien financier aux directions spirituelles ; aide à la restauration ou à la construction de mosquées (comme dans le cas de la restauration du mausolée d'époque timouride d'Ahmad Yasawi au Kazakhstan ou le projet de la construction de la grande mosquée d'Achkhabad au Turkménistan) ; formation d'imams ; envoi de délégations de religieux ; soutien de l'édition religieuse, etc. Cette politique d'aide concerne également l'Afghanistan du Nord qui est sous le contrôle de l'Ouzbek Rachid Dostom, avec la construction, à Mazar-i Sharif, d'une mosquée liée au mausolée de l'imam Ali. Cette politique est le fait d'un Etat laïque mais néanmoins conscient de son identité musulmane, et qui entend ainsi aider les républiques soeurs musulmanes de l'ex-URSS à reconstruire leur identité religieuse, sur un modèle parfois conseillé. Le projet paraît en ce sens plus culturel que religieux à proprement parler." (p. 66)


Saban Kardas, "Dostum says he is not in exile in Turkey and remains a potent force in Afghanistan", Eurasia Daily Monitor, volume 5, n° 233, 8 décembre 2008 :


"Dans l'ensemble, Dostum était sympathique à l'endroit de la Turquie et aurait bénéficié du soutien turc. Pour exprimer son admiration pour la Turquie, il a nommé son fils Mustafa Kemal d'après Atatürk, le fondateur de l'Etat turc moderne. Dans une interview, il a particulièrement noté le soutien apporté aux groupes ouzbeks par l'ancien Premier ministre et président Turgut Ozal, et l'ancien Premier ministre et président Suleyman Demirel. Leur soutien avait aidé les Ouzbeks à survivre à des moments difficiles pendant la guerre civile (Milliyet, 27 juin 1997). Cependant, il aurait été insatisfait du soutien des gouvernements suivants. Il a déclaré aux journalistes turcs que s'il avait reçu plus de soutien économique et politique de la Turquie, il aurait pu amener le nord de l'Afghanistan sous son contrôle en 1996 et 1997 (Radikal, 31 mai 2002). Certains observateurs ont émis l'hypothèse que le gouvernement turc de l'époque, dirigé par l'islamiste Necmettin Erbakan [Erbakan (d'origine circassienne) était par ailleurs apprécié par le PKK à l'époque], aurait pu, en fait, pencher davantage pour les talibans idéologiquement, donc se serait abstenu de soutenir Dostum (Radikal, 15 novembre 2001).

Le fait demeure : Dostum a trouvé un foyer en Turquie en ces temps difficiles, bien qu'il n'ait pas pu obtenir le soutien total qu'il aurait pu souhaiter. En avril 2001, il est retourné en Afghanistan pour rejoindre la nouvelle campagne de Massoud contre les talibans (Zaman, 7 avril 2001). Le lancement de l'opération Enduring Freedom a remis Dostum au premier plan. Sa décision stratégique de travailler avec les forces américaines lui a donné un rôle plus important dans le gouvernement afghan intérimaire. La collaboration de la Turquie avec la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis contre les talibans a également facilité l'intégration de Dostum dans la nouvelle structure politique afghane."


Voir également : Timurlenk (Tamerlan)

Le statut de la femme turque au Moyen Age

L'intégration et l'émancipation des femmes sous les Jeunes-Turcs 

Féminisme et nationalisme turc

La mission de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en Afghanistan (1920-1922)

Les racines de la révolte des Basmatchis

Les relations entre la Turquie kémaliste et l'Afghanistan

Citations de Süleyman Demirel

La Turquie entre trois mondes

Le monde turc, un monde humainement et matériellement riche

Le panturquisme