mardi 25 mai 2021

Le général Otto von Lossow et la Turquie



"En Orient", Le Temps, 17 juillet 1915, p. 2 :


"L'attaché militaire allemand à Constantinople

La Gazette de Francfort apprend de Munich que le colonel Otto von Lossow, chef de l'état-major général du 1er corps de réserve bavarois, est nommé attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne à Constantinople, en remplacement du colonel von Leipzig. Le colonel von Lossow a été au service turc de 1911 à 1913 ; il a professé à l'académie militaire à Constantinople et pris part à la guerre balkanique."


Le commandant Desmazes (René Desmazes), "Les débarquements alliés aux Dardanelles (fin)", Revue militaire française, n° 61, 1er juillet 1926, p. 13-14 :


"Essayons de dégager quelques leçons de cette aventure qui tient une place importante dans le chapitre de nos déceptions.

Nous avons dit au début de cette étude — et les faits paraissent l'avoir amplement démontré — que l'absence d'une direction suprême à la tête de notre coalition doit être regardée comme une des causes principales de notre échec. C'est à cette lacune que nous dûmes l'allure désordonnée, incohérente prise par cette expédition dès son origine, et qu'elle garda jusqu'à son dernier jour. C'est à cela que sont dus les retards dont se ressentirent nos premières opérations à Salonique, retards que la Serbie manqua payer de son existence.

Ce fait n'est pas nouveau dans l'histoire. Toutes les coalitions ont souffert du même mal, et il paraîtrait dans l'ordre normal des choses que les coalitions futures en souffrissent encore. Sans y voir une consolation à nos peines, il est d'ailleurs curieux de constater que celles de nos ennemis, dans le même ordre d'idées, n'étaient pas moindres. Le Turc supportait impatiemment la tutelle germanique, et Liman von Sanders souffrait des entraves sournoises que le commandement ottoman apportait à son activité. Par surcroît, Liman von Sanders se plaint dans ses souvenirs de la farouche guerre d'intrigues qu'il avait à mener contre l'attaché militaire allemand à Constantinople. Sans chercher à démêler qui avait tort ou raison dans cette querelle — cela nous importe peu — il nous suffit de noter ici que la division régnait dans le camp ennemi."


Le commandant Larcher
(Maurice Larcher), "Le commandement allemand et le commandement turc pendant la guerre", Revue militaire française, n° 50, 1er août 1925, p. 152-153 :

"La direction des organes militaires n'était pas centralisée en Turquie, et les renseignements qu'ils envoyaient en Allemagne étaient souvent contradictoires. Les conflits furent principalement aigus entre le général Liman von Sanders et l'attaché militaire général von Lossow, bien qu'ils dépendissent tous deux de la Direction suprême.

L'accord était encore moins facile entre les représentants de la Direction suprême et ceux des divers ministères allemands. Ceux-ci intervenaient directement en Turquie, par leurs fournitures de matériel, leurs nominations de personnel, leurs missions d'achat, d'étude et de liaison ; ils donnaient à leurs agents des instructions arbitraires, faisaient chacun de leur côté des démarches auprès des ministères ottomans, recherchaient des buts souvent divergents.

Cette organisation compliquée et chaotique a été jugée par le général Liman comme une des grandes causes de l'échec final des Allemands en Turquie.

(...) la personnalité de Goltz-Pacha était très populaire en Turquie, mais sa science militaire n'inspirait plus confiance aux Allemands. Au contraire, le général Liman jouissait de la faveur du général Ludendorff, mais était en lutte perpétuelle contre Enver Pacha qui écartait délibérément sa tutelle ; il avait des relations très pénibles avec les autres généraux et hauts fonctionnaires allemands détachés en Turquie, tels que l'amiral Souchon et le général de Falkenhayn. Ces rivalités et désaccords se retrouvaient aux échelons inférieurs de la hiérarchie. On constatait même des différences de rendement entre officiers prussiens, bavarois, saxons, etc..."


Le commandant Larcher, "La campagne du général de Falkenhayn en Palestine (1917-1918)", Revue militaire française, n° 52, 1er octobre 1925, p. 40 :


"2) Enver Pacha était véritablement l'arbitre de la situation, par sa toute-puissance en Turquie et son crédit près de la Direction suprême. Le 24 juin 1917, il avait réuni à Alep tous les commandants d'armée turcs d'Asie et leur avait imposé sa volonté : porter tous les efforts sur Bagdad, laisser la 4e armée défendre le front Gaza-Bir Séba. Il considérait les Allemands de Turquie comme un simple complément de cadres à utiliser, sauf ses amis personnels (général Bronsart von Schellendorf, général von Lossow)."


Olivier Guiheneuc, "L'Allemagne dans la Méditerranée", Correspondance d'Orient, n° 332, août 1925, p. 64-66 :


"Il est temps, grand temps..., plus que temps, que l'opinion publique se préoccupe de notre situation navale en Méditerranée. Celle-ci est menacée à l'Orient comme à l'Occident. D'ailleurs, la Méditerranée n'est plus qu'un vaste lac que les bâtiments à grande vitesse peuvent traverser en quatre jours de Gibraltar à Constantinople ; les nouvelles se propagent non seulement par le télégraphe, mais encore par les courriers qui apportent les détails, beaucoup plus rapidement que par le passé ; les réactions des peuples et des individus sont aussi plus promptes et plus soudaines qu'avant la guerre.

Or, à l'Orient comme à l'Occident, l'influence allemande sur l'Islam nous prépare et commence à nous causer les pires difficultés.

Voici d'abord ce qui se passe en Orient depuis la fin de l'année dernière. (1).

Le général allemand von Lossow, attaché militaire à Constantinople avant la guerre, a fait un voyage à Angora et à Stamboul, où il a eu toutes les facilités pour rencontrer ses anciens amis du Comité Union et Progrès, et il est rentré, par Moscou, à Berlin.

Qu'a-t-il pu faire en Turquie et en Russie soviétique ?...

D'après le commandant Isacco Yessua, voici la réponse qu'il convient de faire à cette question : Les Allemands, empêchés par le traité de Versailles de reconstituer leur marine de guerre, essaient de mettre la main sur les marines turque et russe. Cinquante ingénieurs navals allemands, tous sortis de la fameuse école de Charlottenbourg, travaillent dans les chantiers de Russie ; ils sont accompagnés de bien d'autres techniciens, artilleurs, officiers de marine, etc, qui animent, en outre, les ateliers de construction d'aviation. Mais, à nous en tenir à la Mer Noire, voici quelle est la situation : Un croiseur de 7.000 tonnes, 32 noeuds et 15 canons de 12 cm. et demi, le Tchernovnaya-Ukraina (ex-Nakhimow) mis sur cales en 1918, est achevé, et en état de prendre la mer ; un autre (l'ex-Amiral-Lagaroff), est en chantiers depuis la même époque, mais on n'a pas encore recommencé à y travailler sérieusement. Un troisième croiseur, bien plus âgé (1902), l'Otschakow (ex.-Kagul) de 7.200 tonnes également, armé de 12 canons de 15 centim., a été réparé à fond. Il semble que le gros effort porte maintenant sur le Wolija (ex-Alexandre-III), cuirassé de 24.000 tonnes armé de douze canons de 305, de vingt canons de 12 cm. 1/2, et filant 12 noeuds. Ce cuirassé donnerait, sans conteste, aux Bolcheviki, la domination de la Mer Noire, et la remise à leur gouvernement de la flotte de Wrangel viendrait encore renforcer leur puissance.

Or, le général von Lossow, représentant un groupe puissant d'industriels et de financiers allemands, qui ne serait pas sans attaches avec la Wilhelmstrasse, a proposé aux Russes comme aux Turcs de transformer leurs arsenaux de la Mer Noire, et en outre, pour les Turcs, ceux de la Mer de Marmara : Odessa, Teodosia, Sébastopol, Novorossisk pour la Russie ; Sténia, la Corne d'Or, Izmid, Inéboli et Trébizonde pour la Turquie. Ces arsenaux seraient réoutillés pour remettre en état les bâtiments existants. Ceux de la Turquie devraient, en outre, construire en quatre ans, deux dreadnoughts de 23.000 tonnes chacun, 8 sous-marins modernes, 18 destroyers, 8 pose-mines, 4 dragueurs, 3 croiseurs légers, et un porte avions.

Ces deux dreadnoughts joints au Goeben, dont la reconstruction est terminée, formeraient déjà une puissante division dreadnoughts, qui serait renforcée, en cas d'alliance, du Wolija russe, et, probablement, de son frère Demokratija (ex Nicolas II) commencé en 1914, lancé en 1916 à Nikolaïeff, mais abandonné depuis.

Ainsi, en temps de guerre, l'escadre Turco-Russo-Allemande, fortement appuyée sur de nombreux arsenaux outillés à la moderne, comprendrait quatre dreadnoughts, un croiseur de bataille, une douzaine de croiseurs légers, et douze ou quinze sous-marins, sans compter les destroyers, pose-mines, le porte avions, etc., etc...

Bref, les Allemands disposeraient, dans quatre ans, en Méditerranée Orientale, d'une puissance navale équivalente à celle de la France ou à celle de l'Italie, mais constituée d'unités en général plus modernes, parce que ni la Russie, ni la Turquie n'ont signé les accords de Washington, et cette puissance serait appuyée sur les bases admirables que ferme le Goulet des Dardanelles. Si tel est le résultat que l'Angleterre a poursuivi par sa politique jalouse, elle peut en être fière. En cas de guerre, nous serions en présence d'une force navale plus que quadruple de celle que représentait la marine turque en 1914, quand elle fut augmentée du Goeben et du Breslau. (...)

(1) Ces renseignements sont extraits, pour la plupart, d'un excellent article publié par le capitaine de vaisseau italien Yessua dans le journal le Yacht du 6 décembre 1924."
 

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samedi 15 mai 2021

La longue mission du général Liman von Sanders dans l'Empire ottoman (1913-1918)



"Empire ottoman", Correspondance d'Orient, n° 129, 1er février 1914, p. 122 :


"La mission militaire allemande. A la suite de la protestation russe, le général Liman von Sanders a été nommé maréchal et, par ordre impérial, inspecteur général ; il n'aura pas le commandement effectif du Ier corps d'armée. Enver pacha a déclaré de nouveau que la mission militaire allemande n'a pour programme que de donner à l'armée une instruction technique militaire ; le général Liman de Sanders ne sera qu'un simple inspecteur, recevant les ordres du ministre de la guerre ; il n'aura aucun commandement effectif ; à l'expiration d'un délai de cinq années, la mission retournera en Allemagne.

La solution a été retardée par le projet de nomination du commandant Bronsart von Schellendorf à la division de Scutari. Fidèle à sa maxime : « Pas de commandement allemand ni à Constantinople ni dans sa banlieue », le gouvernement russe ne pouvait admettre l'installation aux portes mêmes de la capitale d'un quartier général allemand. Il a reçu sur ce point satisfaction. Un iradé du sultan a nommé le commandant Bronsart aux fonctions d'adjoint chef de l'état-major général, fonction qu'on avait annoncée à tort comme étant déjà occupée par un autre membre de la mission allemande.

Dans ces conditions, aucun officier allemand n'ayant plus désormais de pouvoir direct sur une troupe, le but poursuivi par la Russie se trouve atteint et l'incident est clos."


Le commandant Larcher (Maurice Larcher), "Le commandement allemand et le commandement turc pendant la guerre", Revue militaire française, n° 50, 1er août 1925, p. 143-145 :


"(...) en octobre 1913, la mission Liman von Sanders fut formée.

Le contrat collectif de la mission militaire spécifiait nettement qu'elle constituait un organe allemand autonome, sous la direction d'un général relevant de l'Empereur d'Allemagne. Les officiers, au nombre de 42 et bientôt après de 70, conservaient leur statut allemand, mais avaient le droit d'exercer dans l'armée ottomane un commandement correspondant à leur grade turc (grade immédiatement supérieur à leur grade allemand). Ils étaient à la disposition du ministère de la Guerre turc, tout en restant sous les ordres du chef de mission.

Ce dernier était titulaire d'attributions extrêmement importantes : commandant du Ier corps d'armée et inspecteur général de l'armée, il était consulté obligatoirement pour la réorganisation des troupes, les plans de mobilisation et d'opérations, les promotions importantes, l'instruction, etc. Il collaborait avec le ministre de la Guerre turc, mais n'était subordonné qu'au Sultan et prenait place dans les cérémonies officielles immédiatement après le Conseil des ministres, sur le même rang que les ambassadeurs. Ces prérogatives permirent au général Liman de déployer une grande activité pendant le premier semestre 1914 le général s'arrogea un rôle politique en même temps que militaire, en vue de l'explosion de la grande guerre et de la conclusion de l'alliance germano-turque.

Le traité d'alliance germano-turc du 2 août 1914 prévit à son article 3 que : « En cas de guerre, l'Allemagne laissera sa mission militaire à la disposition de la Turquie.
Celle-ci assurera à la mission militaire une influence effective sur la conduite de l'armée, conformément à ce qui a été convenu directement entre S. E. le ministre de la Guerre (turc) et S. E. le chef de la mission militaire (allemande). » En communiquant ce texte, l'ambassadeur d'Allemagne ajoutait en observation : « Les Turcs désiraient ce texte en tenant compte du fait que S. M. le Sultan est commandant en chef de l'armée turque. Le général Liman m'a toutefois informé officiellement auparavant, qu'il avait rédigé avec le ministre de la Guerre Enver Pacha (vice-commandant en chef) une convention détaillée, qui garantit la direction de fait de l'armée par la mission militaire. » Peu après, le Goeben et le Breslau trouvaient un refuge dans les Dardanelles où ils échappaient à la poursuite des escadres de l'Entente. La Turquie observait la neutralité armée, puis hostile aux Alliés ; elle en profitait pour pousser ses armements ; son entrée en guerre était un fait accompli le 31 octobre 1914.

Pendant ces événements, la mission militaire allemande exerça une pression violente sur les Turcs, en vue de précipiter leurs premières offensives contre l'Entente. Elle était en situation d'agir efficacement : le général Liman von Sanders commandait la principale armée turque et prenait part aux conférences ottomanes au sujet des plans de guerre et d'opérations. Son subordonné, le colonel Bronsart von Schellendorf était chef d'Etat-major général des armées ottomanes. Ses officiers étaient chefs de service, chefs d'état-major, commandants de division, de régiment ou de centre d'instruction. Des officiers allemands moins élevés en grade venaient renforcer l'encadrement des troupes turques, surtout d'artillerie ; le matériel allemand pénétrait en Turquie par mer, par terre et par air. Ainsi les Turcs aliénaient une partie de leur liberté d'action entre les mains de la mission, en échange d'une partie des renforts et approvisionnements qui leur manquaient.

De son côté, l'Allemagne consentait à son alliée des sacrifices, mais dans l'intérêt de sa propre politique. En 1915, elle avait le plus grand souci de maintenir les Dardanelles fermées, pendant qu'elle tentait de mettre les armées russes hors de cause en Pologne. Elle porta sa mission à 200 officiers, envoya ses sous-marins de Pola dans la mer Egée et rouvrit la communication directe Berlin-Constantinople par la campagne de Serbie.

Au sujet de chacune de ces opérations, l'entente s'établissait entre Enver Pacha et le général de Falkenkayn, chef d'état major des armées allemandes, soit par correspondance, soit par agents de liaison, soit par l'intermédiaire de la mission militaire. Beaucoup de personnages officieux s'entremirent, comme Erzberger et Goltz-Pacha. En général, l'accord finissait par se réaliser d'une manière satisfaisante pour les deux pays. On peut citer comme exemple l'envoi du 15e corps turc en Galicie, qui fut décidé et exécuté sur la proposition d'Enver Pacha et l'acceptation de l'Allemagne, chacun faisant grand étalage de générosité et de courtoisie.

En résumé, au début de 1916 la liaison entre les deux commandements fonctionnait régulièrement, par ententes successives, avec une prépondérance modérée des intérêts allemands."


Edouard Desbrière, recension de Fünf Jahre Türkei (Otto Liman von Sanders), Les Archives de la Grande Guerre et de l'histoire contemporaine, n° 26, septembre 1921, p. 744-752 :


"Nommé le 13 juin 1913 chef de la Mission militaire allemande en Turquie, le général Liman von Sanders, alors à la tête de la 22e division à Cassel, allait être chargé de réformer l'armée turque, et ses « propositions devaient servir de base à la préparation de la mobilisation et aux opérations par une guerre ultérieure. » Comme le disait l'ambassadeur Wangenheim, il était nécessaire de faire taire ceux qui rendaient responsable des défaites subies par l'armée turque l'enseignement donné par von der Goltz, et faire équilibre à l'influence anglaise, qui s'exerçait sur la marine. Après de longues négociations avec le Grand Vizir, on était parvenu à mettre sur pied un contrat qui assurait au chef de la mission allemande et à ses 42 adjoints de gros traitements dont ne parle pas Liman von Sanders, non plus que de diverses clauses dont il se réclamera souvent au cours de son récit. Malgré ces avantages, malgré un avancement exceptionnel, obtenu tout au début de sa mission par un tour de passe-passe qui sera raconté plus loin, Liman von Sanders va jouer le rôle de mécontent, rendre dix fois son tablier, être en désaccord constant avec les autorités turques, surtout avec Enver Pacha, sur lequel il rejette toute la responsabilité des erreurs commises, en même temps qu'il prend à son compte tout le mérite des succès, quand il y en a bien entendu, il nie la moindre participation pour lui et ses officiers dans les massacres, les déportations, les violences et les pillages, et, quand il sera expulsé de Constantinople et arrêté à Malte par les Anglais, il se gardera bien d'avouer qu'il est retenu, non pas, comme il le dit, en qualité de prisonnier de guerre, mais comme prévenu d'une série de crimes qui l'auraient fait passer devant un conseil de guerre sans une faiblesse encore inexpliquée.

Dès son arrivée, Liman se trouve en rapport avec le Grand Vizir Saïd Halim, le ministre de la Guerre Izzet Pacha qui avait servi dans un régiment de hussards allemand ; Talaat, Djemal et plus tard Enver. Quelques jours après, Djemal le fait nommer commandant du 1er corps d'armée à Conslantinople.

Immédiatement l'ambassadeur russe de Giers, avec ses collègues anglais et français adresse à la Porte une réclamation formelle et si énergique que le Gouvernement allemand cède, et, pour sauver la face, imagine de nommer Liman von Sanders « général de la Cavalerie », c'est-à-dire « commandant de corps d'armée », et comme, « par contrat », Liman est du coup promu au grade supérieur dans l'armée turque, c'est-à-dire maréchal ; cette dignité ne le rend plus propre à commander un corps d'armée. Le litige se trouve ainsi résolu, mais Liman devient Inspecteur Général de l'armée turque, ce qui lui donne le droit de visiter foutes les troupes et toutes les forteresses de l'Empire.

Sur ces entrefaites, Enver, jusque-là simple colonel, devient ministre de la Guerre, et le Sultan apprend sa nomination en lisant le journal. Le trio Enver, Djemal et Talaat, appuyé sur le fameux « Comité Union et Progrès », allait être le maître absolu de la Turquie, et en faire, au mépris de ses traditions et de son intérêt, la vassale de l'Allemagne.

Cependant, à en croire Liman, ses relations avec Enver auraient été rien moins que faciles, et cela dès le début. Il aurait protesté contre le brutal renvoi de 1.100 officiers turcs décidé par Enver à peine arrivé au ministère, contre les arrestations d'autres officiers pour raison politique, contre la mise à la retraite d'office du chef de la 8e division, coupable d'avoir dit à Liman lors d'une inspection la vérité sur l'état réel de ses troupes ; enfin, quand la Turquie sort de la neutralité, Liman s'oppose au plan de campagne décidé par Enver et qui comporte l'attaque du canal de Suez ; il conseille, au contraire, d'employer les principales forces turques à un débarquement dans la région d'Odessa. Déjà, au moment où l'Allemagne est entrée en guerre, il aurait demandé pour lui et ses officiers à quitter le territoire turc pour aller combattre dans les rangs allemands, et il aurait fallu un ordre du Cabinet de Guillaume II pour qu'il conservât ses fonctions. Loin de rappeler les officiers détachés en Turquie, on en augmente le nombre qui finit par dépasser 800, sans, dit Liman, que toutes les garanties aient été prises pour s'assurer que tous avaient les aptitudes voulues pour les missions à l'étranger. En outre, les attachés militaires auprès de l'ambassade sont maintenus, et restent indépendants de Liman, qui leur reprochera de contrecarrer ses avis dans leurs rapports et d'induire souvent le Commandement allemand en erreur sur la valeur réelle de l'armée turque et les services qu'elle peut rendre à la cause commune. Il ne parle guère de ses rapports avec les ambassadeurs allemands à Constantinople, mais il insinue que les remplacements incessants des titulaires sont dus à des « intrigues allemandes » dont il ne juge pas à propos de dévoiler les auteurs.

Liman se donne donc l'aspect d'un mécontent, d'un aigri, qui seul a vu clair et qui n'a pas eu moins à se plaindre des Turcs que de ses compatriotes.


Le 6 décembre, Enver Pacha vient annoncer à Liman son intention de se rendre à Trébizonde pour aller de là prendre la direction de la 3e Armée destinée à envahir l'Arménie. Un corps, le 11e, doit attaquer de front sur la route d'Erzeroum à Sérikamich, deux autres, les 9e et 10e, doivent se rabattre de flanc. Malgré l'avis de Liman, l'entreprise est tentée et aboutit à un désastre : des 90.000 Turcs qui ont pris part à l'offensive, 12.000 seulement reviennent à Erzeroum. C'est moins le feu de l'ennemi que les privations et la rigueur du climat dans ces régions montagneuses qui ont causé ces lourdes pertes. Mais cet échec est l'occasion d'un nouveau conflit avec Enver.

Celui-ci a, en effet, envoyé l'ordre de diriger par mer de Scutari vers Trébizonde le 5e corps, qui fait partie de la 1re armée commandée par Liman von Sanders. Sous prétexte que ces troupes arriveront trop tard pour rétablir la situation au Caucase, Liman refuse d'obéir et obtient l'appui de l'ambassadeur allemand pour résister victorieusement à Enver, « qui naturellement prend cela fort mal ».

Il s'en venge en envoyant de Sivas une circulaire à toutes les troupes, expliquant que « seul il a le droit de donner des ordres et que ceux d'autres autorités n'ont pas de valeur ». Là-dessus protestation de Liman auprès du Grand Vizir qui, pour l'apaiser, doit lui dépêcher Ismaël Hakki Pacha pour lui remettre la Grand Croix de l'Osmanié. Mais quand, désireux de sauver la réputation de l'Etat-Major allemand, Liman veut forcer Enver à donner un commandement au général Bronsart, qui a rempli les fonctions de chef d'Etat-Major pendant la désastreuse expédition du Caucase, il se heurte à un refus formel et doit céder.


C'est encore un chef d'Etat-Major allemand, le colonel Frankenberg, qui va être adjoint à Djemal quand celui-ci se rend à Damas pour préparer l'expédition d'Egypte, laquelle échoue piteusement au début de février 1915. Quant à Liman, lorsque Enver veut l'envoyer à Erzeroum remplacer à la tête de la 3e armée Harvis [Hafiz] Hakki Pacha qui vient de mourir du typhus, il s'y refuse, trouvant le poste peu à son goût en raison des maladies régnantes et de la désorganisation des troupes, et, soutenu encore par l'ambassadeur, parvient à garder sa place, beaucoup plus avantageuse.

Celle-ci va lui permettre de jouer un rôle dans la défense des Dardanelles.


Les premières dispositions consistaient à placer la 1re armée sur la côte nord, la 2e sur la côte sud des détroits et de la mer de Marmara, en abandonnant la défense de l'extrémité de la presqu'île de Gallipoli et celle de la côte d'Asie sur la mer Egée.
Aux observations de Liman, Enver avait répondu d'abord fort sèchement. Toutefois, il s'était décidé à rappeler d'Andrinople vers Tchataldja le 2e corps et à porter le 4e de Panderma vers Ismidt. Comme la plupart des Turcs, il croyait en effet que les flottes alliées parviendraient à forcer les Dardanelles et à s'embosser près de Constantinople. Mais le grave échec du 18 mars et les préparatifs trop visibles d'une expédition combinée entre les forces de terre et de mer décidèrent enfin Enver, sous la pression de Liman, appuyé par l'ambassadeur et l'amiral Souchon, à constituer une 5e armée qui fut affectée spécialement à la défense des Dardanelles.

Liman en reçut et en accepta cette fois le commandement, et le 26 mars il s'installait à Gallipoli dans une maison qu'on devait plus tard l'accuser d'avoir pillée de fond en comble, et qui, d'après lui, ne contenait en fait de mobilier qu'une table et un miroir.


Ce ne sera pas la seule fois que ce personnage éprouvera le besoin de se justifier, et cela prouve au moins la réputation qu'il avait et qu'il a gardée en Turquie.

Il disposait de 5 divisions fortes, chacune, de 9 à 12 bataillons de 800 à 1000 hommes, et, en outre, de la 3e division commandée par l'Allemand Nicolaï et qu'on put faire venir de Constantinople pendant le délai de quatre semaines dont on disposa avant l'attaque. On forma trois groupes, savoir : les 5e et 7e divisions au golfe de Haros, les 9e et 19e à la pointe de la presqu'île, les 11e et 3e sur la côte d'Asie. Le 25 avril Liman eut à ce qu'il dit, la satisfaction de voir que l'attaque se produisait juste aux points qu'il avait prévus.

On ne saurait suivre le récit circonstancié de ces combats qui allaient durer huit mois et dont l'ensemble et les résultats sont trop connus. Mais ce dont il faut se souvenir, c'est que la défense, qui comptait au début 60.000 hommes au plus et qu'il fallut constamment renforcer, devait d'après l'aveu de Liman von Sanders perdre 218.000 hommes dont 66.000 morts. Ces chiffres sont d'ailleurs très au-dessous de la vérité, et la presqu'île de Gallipoli devait être le cimetière de l'Armée turque. Les contre-attaques constantes commandées par les officiers allemands, sans aucun égard pour le sang des soldats, les privations, l'absence de matériel pour creuser des tranchées et des abris, l'insuffisance des munitions d'artillerie suffisent à expliquer ces pertes énormes.

D'après Liman von Sanders, le rôle des sous-marins allemands pendant la défense des Dardanelles n'aurait pas été aussi efficace qu'il a été dit. Il se serait réduit aux torpillages effectués les 25 et 26 Mai des cuirassés anglais Triumph et Majeslic, puis à celui d'un seul transport. Ni le Goeben, ni le Breslau, ni aucun navire turc n'aurait participé aux opérations, dont Liman revendique tout le mérite. Toutefois il reconnaît que la défense fut parfois difficile à assurer et qu'un débarquement des alliés partout ailleurs que sur les points où ils s'obstinaient à attaquer aurait trouvé les côtes sans la moindre protection. D'après certains témoignages, les alliés étaient attendus à Constantinople et y auraient été reçus avec enthousiasme par une grande partie de la population.

Liman est forcé d'avouer que l'évacuation de la presqu'île par les Anglo-Français, opération délicate entre toutes, fut habilement exécutée. Aussi s'en prend-il à ses subordonnés qui laissèrent l'ennemi se rembarquer sans encombre, et s'étend-il complaisamment sur l'énormité du matériel qui tomba au pouvoir des Turcs.

Pendant la campagne des Dardanelles, les opérations sur les autres fronts avaient été peu importantes. Mais il convient de signaler la présence d'officiers allemands comme chefs d'Etat-Major des diverses armées, notamment celle du major Gusce [Felix Guse] à la 3e, et surtout celle du colonel von Kress auprès de Djemal en Syrie. Leur responsabilité dans les massacres des Arméniens et dans l'organisation du cordon militaire qui affama le Liban et fit périr près de 100.000 personnes n'est donc pas douteuse [une des principales causes de cette famine est en réalité le blocus maritime franco-britannique...]. Liman glisse sur ces horreurs, s'en dégage personnellement, sous le prétexte que, de sa personne, il n'était pas sur les lieux et accuse les Arméniens de s'être révoltés, notamment à Van et à Bitlis [il a également reconnu (à l'instar d'autres officiers allemands) les nombreuses atrocités arméniennes dont ont été victimes les populations musulmanes d'Anatolie orientale, et dont l'existence est corroborée par les sources russes, britanniques et américaines], ce qui, suivant la méthode allemande, excuse tous les excès commis. Par ailleurs, il s'étend sur les services rendus par les médecins allemands, notamment le docteur Colleri, pour combattre les épidémies qui décimèrent les populations et les armées turques, et sur les bienfaits de l'administration allemande, surtout de la sienne, partout où elle n'est pas entravée. Cela ne l'empêche pas d'entrer de nouveau en conflit avec Enver et de demander en janvier 1916 son rappel, qui est de nouveau refusé. Un mois après, Enver, ayant émis la prétention de disposer seul des officiers allemands détachés dans l'armée turque, les choses sont près de se gâter tout à fait. Cependant Liman conserve le commandement de la 5e armée, dont le Quartier Général s'installe à Panderma et qui doit garder les côtes depuis Midia sur la Mer Noire jusqu'à Adalin sur la Mer Egée, soit une étendue de 2000 kilomètres.

C'est en cette qualité que Liman dirige quelques petites opérations, notamment la reprise de l'Ile de Keusten dans le golfe de Smyrne, tout en censurant les mesures prises sur les autres théâtres d'opérations, surtout l'envoi de divisions turques en Galicie, les attaques sur le front du Caucase et les tentatives du côté de la Perse. Son opinion est que le Haut Commandement Allemand s'illusionne sur la valeur de la coopération des Turcs, qui déjà sont à peine capables de garder leur territoire.

L'événement devait montrer qu'il avait raison. Mais ses rapports n'ayant pas suffi à convaincre, Liman se rend le 18 décembre 1916 à Pleiss auprès d'Hindenburg, puis à Potsdams, où il est reçu assez fraîchement par l'Empereur. Ses compte-rendus seraient, paraît-il, constamment contredits par d'autres renseignements provenant d'agents allemands en Turquie et qui agiraient indépendamment de lui. En tous cas, il ne peut ébranler la confiance qu'ont dans les talents et le dévouement d'Enver Hindenburg et Ludendorff, confiance dont leurs mémoires publiés depuis portent l'empreinte manifeste.

Une fois rentré en Turquie, de nouvelles déceptions l'attendaient.

Les échecs subis vers Erzeroum et Bagdad, sans parler de l'insuccès des tentatives vers la Perse et le canal de Suez, devaient déterminer la création sous le nom « d'Ilderim » (l'Eclair, en turc) d'un organe nettement allemand et tout à fait indépendant de Liman von Sanders. Il comprenait un Etat-Major de groupe d'armées désigné par la lettre F, diverses troupes et de nombreux détachements techniques (artillerie, mitrailleuses, aviation, téléphones, T.S.F., service de santé), le tout sous les ordres du général von Falkenhayn, ancien ministre de la guerre prussien, plus tard Chef d'Etal-Major allemand, et enfin commandant d'une armée en Roumanie.

C'était, disait Liman, pour l'Allemagne prendre une grave responsabilité que de substituer à l'aide qu'on avait jusque là donnée à la Turquie une main-mise complète sur la direction des opérations. « Un échec subi dans ces conditions ne pouvait manquer d'être mis au compte des Allemands ». Or la situation de la Turquie au point de vue militaire devenait déplorable, et, dans un rapport daté du 13 décembre 1917, Liman la dépeignait sous les couleurs les plus sombres. (...)

Invité à aller en janvier 1918 s'expliquer sur la situation, Liman va en Belgique, puis à Kreuznach, où il reçoit la « surprenante nouvelle » que le major général von Seckt [von Seeckt] est nommé Chef d'Etat-Major Général de l'Armée turque, qu'il va prendre la direction du service des étapes organisé par la Mission Militaire et exercer, sous l'autorité d'Enver, la direction générale de toutes les Armées turques. Furieux, Liman demande son rappel. Mais cette fois encore, on l'oblige à retourner en Turquie, où on lui confie le commandement du groupe d'Armées de Palestine.

C'est en cette qualité que Liman allait subir la série de défaites qui amènent les Anglais à Damas et à Alep, et qui sont pour Liman l'occasion de récriminations amères contre Enver qui ne le soutient pas et von Seckt qui dispose constamment des fractions allemandes mises sous ses ordres. D'Alep, Liman s'est réfugié de sa personne à Adana, puis à Bozanti. Son armée est presque complètement dispersée ou détruite au moment où est conclu l'armistice. Mais les officiers et soldats allemands obtiennent la faculté de rentrer librement dans leur pays.

Le 31 octobre, Liman remet le commandement à Mustapha Kemal et part pour Constantinople, où viennent peu à peu se rassembler les débris des détachements allemands et autrichiens qui ont servi en Turquie.

Liman assiste donc à la réception enthousiaste faite aux troupes alliées, lors de leur entrée à Constantinople, et s'installe avec son personnel sur la côte d'Asie à Moda et à Scutari.

Il déclare n'avoir eu qu'à se louer des autorités anglaises, spécialement des généraux Curry et Fuller. Mais il se garde bien d'avouer que les 10.000 Allemands sont désarmés et surveillés par des sentinelles françaises et anglaises disposées autour de leurs camps.


On avait eu d'abord la fâcheuse idée de renvoyer les Allemands dans leur pays par Odessa et l'Ukraine, et naturellement les événements dont ces pays étaient le théâtre firent avorter ce projet. Internés d'abord aux Iles de Prinkipo et Halki, les Allemands furent plus tard embarqués sur les navires Etha Rickmers, Lelli Rickmers, Patmos, Kerkira et Akdenis, et partirent peu à pou pour Bremerhafen et Hambourg. De sa personne Liman était parti le 29 janvier par l'Etha Rickeners pour Malte, où il était arrêté le 25 février. Le 21 août seulement, il était transporté sur le navire de guerre Anglais Ivy à Venise, d'où il rentrait en Allemagne. Un certain revirement dans les dispositions de nos alliés avait évité à Liman von Sanders la cour martiale devant laquelle, tout le monde en Turquie, croyait qu'il aurait à répondre de ses méfaits."


R. A., recension de Cinq ans de Turquie (Otto Liman von Sanders), Revue militaire française, n° 43, 1er janvier 1925, p. 133 :


"Les souvenirs du général Liman von Sanders présentent un très grand intérêt à la fois politique et militaire. Arrivé à Constantinople à la tête d'une importante mission militaire en 1913, l'auteur a dirigé la réorganisation de l'armée ottomane au lendemain de sa défaite dans la guerre des Balkans. Son rôle a été nécessairement des plus actifs pendant la période qui a précédé l'entrée en guerre de la Turquie et, cette dernière ayant pris parti, Liman von Sanders commande l'armée des Dardanelles. Plus tard, nous le retrouvons en Palestine et en Syrie. Sur toutes ces campagnes, des renseignements entièrement inédits nous sont fournis ainsi que des points de vue qui éclairent la question d'un jour nouveau. Liman von Sanders porte, à diverses reprises, des appréciations sévères sur la Turquie, sur son personnel civil et militaire. Il reconnaît d'ailleurs que l'Allemagne avait trop demandé à son alliée. Dans les projets de Berlin « la Turquie n'avait pas seulement à défendre les détroits, à protéger ses frontières sur leur prodigieuse étendue, mais elle aurait dû encore conquérir l'Egypte, soulever la Perse, préparer en Transcaucasie la création d'états indépendants afin de pouvoir, dans la suite, menacer de là les Indes par l'Afghanistan et enfin, apporter un concours efficace sur les théâtres de guerre européens. » Cela dépassait de beaucoup ses moyens."


Otto Liman von Sanders, Five Years in Turkey, Annapolis, US Naval Institute, 1927, p. 320 :


"Le 31 octobre, j'ai remis le commandement à Mustapha Kemal Pacha à Adana.

J'ai fait mes adieux aux troupes sous mon ancien commandement, dans l'ordre suivant :

Adana, 31 octobre 1918.

Au moment où je remets le commandement du groupe d'armées entre les mains, qui ont fait leurs preuves dans de nombreuses batailles glorieuses, de S. E. le général Mustapha Kemal, j'exprime mes sincères remerciements à tous les officiers, fonctionnaires et soldats pour les services rendus sous mon commandement, pour le bien de l'Empire impérial osmanique.

Les jours glorieux de Gallipoli, qui m'ont étroitement attaché à de nombreux officiers et soldats du groupe d'armées, resteront à jamais inoubliables dans l'histoire de tous les temps, ainsi que de nombreuses entreprises audacieuses sur la côte d'Asie Mineure.

En Palestine, outre la défense acharnée et ininterrompue de six mois et demi, un enchaînement de victoires pour nous, ce sont les batailles du Tell Azar, Turmus Aja, El Kafr et les deux batailles de Jordanie qui ont donné des preuves, à l'ennemi bien supérieur, de la bravoure dévouée de l'armée osmanique, et des troupes allemandes et autrichiennes combattant à l'unisson avec eux.

Le souvenir de ces actes me donne la conviction que l'Empire osmanique, confiant en ses valeureux fils, peut affronter l'avenir avec confiance.


J'espère que Dieu pourra accorder au peuple osmanique et à ses alliés pour l'avenir, la paix, la tranquillité et la guérison des blessures infligées par la longue guerre.


Signé Liman v. Sanders


Le 31, à midi, je quittai Adana avec les quelques officiers allemands de ma suite. Mustapha Kemal, avec tous les officiers présents à Adana, était à la gare pour me dire au revoir. La haie d'honneur fut la dernière organisation turque que j'aie saluée en Turquie."


"La Turquie et l'Allemagne.", Bulletin périodique de la presse turque, n° 71, 17-19 octobre 1929, p. 11 :


"2. La mort du général Liman von Sanders.

La Djumhouriet du 27-8 publie, avec le portrait en uniforme turc du général Liman von Sanders, la note suivante :

« Nous avons donné, dans notre numéro d'hier, la dépêche, datée de Munich, et nous annonçant la mort du général Liman von Sanders Pacha.

Liman pacha était le président de la mission militaire allemande arrivée en Turquie après la guerre balkanique pour réformer l'armée. Il commanda la 5e armée aux Dardanelles et succéda, dans la suite, au général de Falkenstein [Falkenhayn] sur le front de Palestine. Il est l'auteur de l'ouvrage Cinq années en Turquie, où il ne put se retenir d'être partial en disant que la plupart des victoires de la Turquie était l'œuvre des Allemands. »

Plus indulgente, la Milliet du 2-9 rappelle les services rendus par le général à l'armée turque, et l'hommage du Gâzi à sa courtoisie."
 

Sur le général Liman von Sanders :
Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales  

Constantin Ier de Grèce et la Turquie

24 avril 1915 : l'arrière-plan géostratégique d'une descente de police

La victoire germano-ottomane de Gallipoli/Çanakkale

Le capitaine Hans Humann et les Arméniens

Les relations entre Hans von Seeckt et Enver Paşa (Enver Pacha)

La précocité du nationalisme turc de Mustafa Kemal

Le mensonge selon lequel cinq des « documents Andonian » auraient été « authentifiés » au procès Tehlirian (1921)

Talat Paşa (Talat Pacha), d'après diverses personnes

Le grand-vizir Sait Halim Paşa et les Arméniens

Atrocités arméniennes : une réalité admise par les Allemands contemporains (en public et en privé)

Les doutes émis par le général Liman von Sanders sur la capacité de l'armée grecque à vaincre en Anatolie

Les antisémites arméniens croient dans l'existence d'un "complot juif" derrière la Turquie (hamidienne, unioniste et kémaliste), l'Allemagne wilhelmienne et la révolution bolchevique

Voir également : Ainsi parle le Turc : la participation à la Première Guerre mondiale vue par les hauts dignitaires ottomans

La bataille de Sarıkamış : les points forts et les faiblesses des deux armées en lice (ottomane et russe)

Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques

L'amitié entre Hans Humann et Enver Paşa (Enver Pacha)

Les impressions du maréchal Mackensen sur Enver Paşa (Enver Pacha)

Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs du maréchal Hindenburg

Mémoires de guerre : les contradictions entre le général Ludendorff et le maréchal Hindenburg

Le général Friedrich Bronsart von Schellendorf et les Arméniens

Le général Otto von Lossow et les Arméniens

Le général Friedrich Kress von Kressenstein et les Arméniens 

Le général Hans von Seeckt et les Arméniens

Franz von Papen et la Turquie

La gouvernance de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en Syrie (1914-1917)

Les Jeunes-Turcs et le sionisme

La rivalité germano-ottomane dans le Caucase (1918)

lundi 3 mai 2021

L'amitié entre Hans Humann et Enver Paşa (Enver Pacha)



Dorothée Guillemarre-Acet, Impérialisme et nationalisme. L'Allemagne, l'Empire ottoman et la Turquie (1908-1933), Würzburg, Ergon Verlag, 2009 :


"L'Allemagne, à cette époque, commence également à considérer l'archéologie comme un domaine dans lequel peut s'affirmer le prestige national. Jusqu'à la fin du 19ème siècle, l'intérêt des archéologues se concentrait sur la Grèce antique et sur la mise en valeur de ses liens avec la culture allemande. Au moment de l'accession au trône de Guillaume II, les chercheurs se tournent vers l'Orient antique. En 1878, le Musée de Berlin lance son premier projet archéologique dans l'Empire ottoman, à Pergame, sous la direction de Carl Humann54. L'intensification des relations entre l'Allemagne et l'Empire ottoman à la fin des années 1880 donne une impulsion à ces recherches. (...)

54 Carl Humann (1839-1896) était à l'origine un ingénieur. Après les fouilles de Pergame, il restera jusqu'à la fin de sa vie à Izmir. Il est le père de Hans Humann, qui entretiendra comme nous le verrons une amitié privilégiée avec Enver et qui occupera le poste d'attaché pendant la Grande Guerre. Sa fille, par ailleurs, est amie avec celle de Hamdi bey, directeur des musées ottomans entre 1881 et 1910." (p. 14)

"Le personnage d'Enver est lié à la question de l'entrée de l'Empire ottoman dans la guerre aux côtés des puissances centrales. En ce sens, l'historiographie a souvent expliqué cette question par le fait qu'Enver était sous l'influence de l'Allemagne. Même si cette vision, qui présente la politique d'Enver de manière réductrice, a été corrigée, il nous semble essentiel pour notre sujet de revenir sur « le cas Enver », pour reprendre les termes de l'ambassadeur allemand.

Enver est né en 1881 à Istanbul, la même année que Mustafa Kemal (Atatürk). Il a grandi à Monastir, puis a poursuivi son éducation à l'école militaire d'Istanbul dont il est sorti en 1902 avec le grade de capitaine d'état-major. Nommé à la 3ème armée postée en Macédoine, il a rejoint en 1906, comme beaucoup d'autres officiers de cette armée, la Société ottomane de la Liberté fondée à Salonique, qui reprendra bientôt le nom de Comité union et progrès. Enver a alors été chargé de fonder un groupe à Monastir, où se trouvaient les quartiers généraux de la 3ème armée, et a effectué la liaison entre les deux comités. Après avoir pris le maquis lors des révoltes qui ont mené à la révolution de juillet 1908, il est devenu l'un des « héros de la liberté ». Il a également participé à la libération d'Istanbul en 1909 sous le commandement de Mahmud Şevket pacha, puis a été envoyé en Allemagne comme attaché militaire où il est resté deux ans. Il est présenté par Şevket Süreyya Aydemir, auteur de la biographie la plus détaillée sur lui, comme étant un grand admirateur de l'Allemagne, de Guillaume II et de l'armée allemande. Son séjour à Berlin reste cependant peu connu. Selon Aydemir, comme « héros de la liberté » et comme « possible leader militaire », il a eu droit à des égards particuliers de la part des autorités allemandes, et a été reçu par le Kaiser. A part quelques lettres adressées à sa fiancée ou à sa soeur, nous disposons en réalité de très peu de témoignages d'Enver sur son séjour en Allemagne. Quoiqu'il en soit, Enver y a noué des contacts personnels, en particulier avec Hans Humann et avec sa soeur44.

De Tripolitaine, où il a été chargé d'organiser la résistance des Arabes, il a envoyé des lettres45 à une amie allemande, dans un français parfois approximatif. Certaines de ces lettres ont été transmises à Ernst Jäckh, qui lui-même en a fait publier dans la presse dans le but de gagner l'opinion allemande à la cause ottomane durant la guerre de Tripolitaine. Pendant la Première Guerre mondiale, par ailleurs, un certain nombre d'entre elles, soigneusement choisies, seront publiées sous forme d'un ouvrage intitulé Enver Pascha Um Tripolis en 1918. Ainsi les partisans d'un rapprochement de l'Allemagne avec l'Empire ottoman ont contribué à faire d'Enver une légende. Il faut dire que le personnage s'y prête, et toutes les sources s'accordent à le décrire comme un jeune homme beau, élégant, fin, qui comme certains s'en étonnent, reste fidèle à ses fiançailles avec l'une des très jeunes nièces du Sultan bien qu'il soit très courtisé en Allemagne. Pour parfaire le tableau, Enver, préoccupé par son image, n'hésite pas à porter la moustache à la manière de Guillaume II. (...)

44 Hans Humann, né à Izmir, était le fils d'un ingénieur allemand. Il a travaillé pour l'ambassade allemande à Istanbul, et a été attaché militaire pendant la Guerre.


45 Hanioğlu, Şükrü, Kendi Mektuplarında Enver Paşa, op. cit. L'historien Hanioğlu, qui a eu accès aux archives personnelles de Ernst Jäckh conservées à l'Université de Yale, a retrouvé les lettres d'Enver écrites entre mars 1911 et septembre 1913. La plupart sont en français, certaines aussi en allemand. Elles présentent l'intérêt d'apporter des renseignements sur la personnalité d'Enver, et, pour notre sujet plus précisément, sur ses prises de position concernant l'Allemagne. La destinataire de ces lettres était probablement la soeur de Hans Humann." (p. 117-118)

"Toutefois, les relations entre les autorités allemandes et Enver, après que celui-ci est nommé ministre de la Guerre au début de l'année 1914, sont tendues. Le Kaiser, notamment, a fortement condamné le coup d'Etat de 1913, durant lequel le ministre de la Guerre a été tué. Par ailleurs, Mahmud Muhtar Pacha, l'un des ennemis personnels d'Enver, a été nommé ambassadeur à Berlin, et Guillaume II semble très bien s'entendre avec lui. Surtout, au-delà de cette querelle personnelle, la politique allemande de cette période est ambiguë, et le Kaiser semble soudain vouloir se rapprocher de la Grèce.

Dans l'une de ses lettres datée du 17 août 1913, Enver écrit ainsi : « Je suis touché, chère amie, de la sympathie que l'Allemagne privée nous montre. Mais l'Allemagne officielle n'a pas les mêmes sentiments ! Quand même je prévois que l'Allemagne officielle finira aussi par nous être favorable pour sauvegarder son intérêt. »


Wangenheim est conscient de ce problème, et note dans un rapport envoyé à la Wilhelmstrasse :
« Il est prévu qu'Enver bey vienne bientôt à Berlin pour se faire à nouveau opérer. Cela me donne l'occasion de revenir encore une fois sur le 'cas Enver'. J'ai appris de source sûre qu'Enver continue à penser qu'il n'a pas mérité la disgrâce de Berlin. » Or, ajoute t-il, « cet aspect ne peut nous laisser indifférents en ce qu'Enver, au cas où il reste en vie, va sans aucun doute jouer un grand rôle en Turquie, et que nous ressentirons alors son antipathie. » Ainsi, il recommande « de tirer profit du séjour d'Enver à Berlin pour l'attirer à nouveau quelque peu vers nous. Ceci dit, il faudrait que ce rapprochement se fasse prudemment, de manière à ce qu'il ne paraisse pas intentionnel. » Insistant sur la nécessité de rester discret, il précise : « Le seul fait que des membres de l'ambassade se soient enquis de sa santé pendant sa grave maladie semble avoir éveillé sa méfiance, ainsi que j'ai pu en conclure d'une remarque légèrement ironique. »

L'ambassadeur souligne par ailleurs qu'un jeune frère d'Enver, du nom de Kâmil61, est parti à Berlin faire des études de physique, et ajoute : « D'après ce que je sais, il a l'intention d'étudier pendant cinq ans en Europe pour ensuite devenir fonctionnaire d'Etat dans le domaine de l'électricité, un poste qui est en ce moment occupé par un Arménien. Kâmil (...) s'est laissé convaincre d'aller à Berlin par le lieutenant capitaine Humann, commandant de la Loreley et ami d'Enver. Eu égard à de futures commandes, il serait bon d'attirer l'attention de l'industrie électrique sur Kâmil. Il habite chez un compatriote nommé Hakki qui travaille pour la Deutsche Bank. »


Ce détail est intéressant parce qu'il nous montre qu'Enver avait de solides contacts en Allemagne.
Il semble aussi que Humann et Enver, dans le cadre de la politique nationaliste des unionistes, aient eu dès cette date pour projet d'élaborer un programme pour envoyer de jeunes Turcs en Allemagne étudier le génie civil et électrique afin de remplacer les Arméniens qui dominaient dans cette branche. Le frère d'Enver, Kâmil bey, a ainsi été l'un des premiers à partir, d'abord à Lausanne puis ensuite à Berlin pour qu'il ne subisse pas l'influence française. Humann lui fit par ailleurs rencontrer l'industriel Walther Rathenau. (...)

61 Kâmil [Killigil] est le plus jeune frère d'Enver." (p. 120-121)


George Abel Schreiner, La détresse allemande, Paris, Hachette, 1918 :

"Voici comment les choses se passaient en Bulgarie. Dans ce pays, essentiellement agricole, sur une population totale de 5 millions et demi d'habitants, 90 pour cent devaient normalement leur subsistance à la culture et à l'élevage. Les produits alimentaires étaient le plus clair de son exportation, si bien qu'il put dans une certaine mesure remédier à la disette allemande et austro-hongroise. La direction du bureau allemand d'achats de Sofia était confiée à un officier que je connaissais, le capitaine Westerhagen, qui possédait jadis une banque dans Wall street. Il achetait toutes sortes de victuailles, blé, seigle, orge, pois, fèves, pommes de terre, beurre, oeufs, lard, viande de porc, mouton, et, de plus, des peaux brutes, de la laine, du lin, du poil de chèvre, du foin et des fourrages. Inversement, il importait en Bulgarie les produits manufacturés qui y étaient demandés, instruments de ferme de fer ou d'acier, machines agricoles, fers de construction, quincaillerie, machines de toute sorte, verrerie, papier, instruments, appareils et fournitures de chirurgie, matériel de chemin de fer, produits pharmaceutiques, produits chimiques. Lorsque les produits alimentaires acquis par le capitaine Westerhagen n'étaient pas indispensables à l'armée, ils allaient à la population civile. Il achetait tout ce qui lui tombait sous la main, tant et si bien que les Bulgares s'en trouvaient gênés à de certaines heures. En ce cas, il suffisait à l'état-major bulgare de suspendre pour un temps tout achat du bureau, ce qui avait pour contrecoup immédiat que les Allemands suspendaient leurs propres importations. D'où parfois des frottements, que le plénipotentiaire militaire allemand, le colonel von Massow, eut parfois quelque peine à adoucir. Mais, en somme, tout le système fonctionnait sans accrocs.

Il en était de même en Turquie. Les Allemands avaient à Constantinople un de leurs hommes les mieux doués, un homme plein d'intelligence, d'énergie, d'adresse et de persévérance, le capitaine de corvette Humann, fils de l'archéologue connu qui a fouillé Pergame et d'autres villes d'Asie Mineure. Le capitaine était né à Smyrne, et il était lié de longue date avec Enver Pacha, aujourd'hui ministre de la guerre, et vice-généralissime de l'armée ottomane. Elevé en Orient, Humann connaissait à fond le peuple auquel il avait affaire, et lisait dans l'âme turque comme dans un livre ouvert. Il avait ce grand avantage d'être considéré comme un demi-Turc, étant né en Turquie. Il avait le titre officiel de commandant de la base navale allemande de Constantinople et d'attaché naval. En fait il était l'alpha et l'oméga de toutes les relations germano-ottomanes.

La situation n'avait jamais cessé d'être tendue entre Turcs et Allemands. Les Turcs ne voyaient pas de raison d'aller vite en besogne, alors que les Allemands étaient, à leur sentiment, dans une précipitation perpétuelle. Les Turcs avaient une tendance naturelle à tout faire avec nonchalance et sans beaucoup d'ordre ; les Allemands prétendaient obtenir d'eux qu'en toutes matières, économique, militaire et diplomatique, toutes choses fussent toujours tenues en ordre parfait. Les officiers allemands n'avaient pas toujours la main légère, ni le tact qu'il fallait, et il en résultait de l'irritation. Et, qui pis est, les Turcs eurent toujours l'impression d'être exploités. Enfin les Allemands se refusaient impitoyablement à distribuer des bakchiches aux fonctionnaires de leurs alliés.

Tout cela aurait pu tourner fort mal sans le capitaine Humann. Il était à tu et à toi avec Enver Pacha, et, lorsqu'il surgissait quelque grosse difficulté, il avait vite fait d'appeler son ami au Harbiyeh Nasaret de Stamboul, et de remettre toutes choses à flot. Si Turcs et Allemands n'en sont pas venus aux mains au cours de la première année de guerre, c'est à Humann qu'ils le doivent. Son influence était si grande que le successeur du baron de Wangenheim à l'ambassade de Constantinople, le prince de Metternich, en prit ombrage, et le fit rappeler à Berlin, où il resta à ronger son frein au ministère de la Marine jusqu'au jour où les choses eurent si bien empiré à Constantinople qu'il fallut bien se résigner à l'y renvoyer, bien que l'empereur fût fort monté contre lui : le capitaine Humann n'est pas de naissance noble, et, en ces jours-là, les aristocrates qui sont les maîtres de la Prusse n'étaient pas encore disposés à accepter de bon gré qu'un roturier, quelle que fût sa valeur, se vît confier un rôle qui revenait de droit à un homme bien né.

Bien que les achats ne rentrassent pas officiellement dans ses fonctions, Humann dut fréquemment y mettre la main. J'ai eu connaissance de 120 000 livres de laine dûment achetées par les Allemands, mais que les Turcs se refusaient à lâcher parce qu'après coup ils étaient mécontents du prix qu'on les leur payait. L'affaire en était venue au point d'être délicate au possible. Chacun s'obstinait. L'ambassadeur, après maintes vaines tentatives, considérait le cas comme désespéré ; Humann fut appelé, et arrangea tout.

Ce ne fut pas l'unique affaire qui ait causé des frottements entre les alliés. Les marchandises qui parvinrent à remonter le Danube le firent bien plus souvent grâce à des relations personnelles qu'en vertu des traités. Tout était affaire de personnes, surtout lorsque les Turcs n'avaient pas un besoin urgent d'armes et de munitions. Du fait même que l'Allemagne était la clef de voûte de l'Europe centrale il résultait que les membres secondaires de la combinaison se montraient volontiers récalcitrants dans toutes les matières qui touchaient à leurs droits et à leur souveraineté." (p. 181-184)


Alp Yenen, The Young Turk Aftermath : Making Sense of Transnational Contentious Politics at the End of the Ottoman Empire, 1918-1922 (thèse de doctorat), Université de Bâle, 2016 :


"Au cours de l'été 1919, Enver Pacha arriva également dans un salon politique de premier plan à Neubabelsberg, près de Berlin. De mai à juillet 1919, Enver put envoyer des lettres depuis sa cachette, vraisemblablement en Crimée, aux adresses de son vieil ami Hans Humann et de sa sœur Maria Sarre (mariée au directeur du musée d'art islamique, le professeur Friedrich Sarre), à Berlin. Hans Humann et Maria Sarre étaient les enfants de Carl Humann, ingénieur et archéologue allemand, qui avait découvert le temple de Pergame. Ainsi, Hans et Maria avaient passé leur enfance dans la colonie d'expatriés allemands de l'Empire ottoman. Les Humann/Sarre et Enver devinrent amis de la famille car Enver était attaché militaire à Berlin de 1909 à 1911. Les lettres d'Enver, de ces années, à la sœur de Humann, Marie Sarre, sont une source importante sur son développement intellectuel et un sujet de potins sur une laison amoureuse. En tant que fier impérialiste allemand et expert de l'Empire ottoman, Hans Humann a servi d'attaché naval dans l'Empire ottoman et a joué un rôle clé dans les relations germano-ottomanes pendant la Première Guerre mondiale.

Bien que la lettre d'Enver à Maria Sarre et Hans Humann soit absente, Hans Humann a demandé au général von Seeckt, en tant que « bon vieux mentor » d'Enver, de lui donner quelques conseils sur sa « solitude » actuelle. Concernant la position politique d'Enver, Humann a commenté :


Dans son buen retiro involontaire actuel, il n'entend probablement que des voix turques ou bolcheviques. Chacunes sont en partie superficielles, en partie non indépendantes d'une tendance indésirable. Il aura ce biais en tant qu'homme d'Etat ou du moins l'acquerra.


Une fois arrivé à Berlin, Enver a d'abord séjourné au sanatorium de Sinn avec Talat Pacha, mais a rapidement trouvé refuge dans la Villa Sarre à Neubabelsberg, qui appartenait à son couple d'amis Maria et Friedrich Sarre. La Villa Sarre était un lieu de rencontre populaire des orientalistes, militaristes, impérialistes et de nombreuses autres personnalités publiques à Berlin. Un contemporain a écrit :

Chez les Humann, de nombreuses politiques ont été élaborées, notamment en ce qui concerne la Turquie. Je me souviens que l'ancien conseiller privé [le père de Maria Sarre, Carl Humann] était un grand connaisseur de la situation en Orient et que des diplomates entraient et sortaient de chez lui. Et maintenant, à la [maison de] la famille Sarre, les anciennes relations se poursuivent et les ficelles politiques se tissent.


Le fils de Maria et Friedrich, Hans Sarre, a écrit dans ses mémoires, comment Enver Pacha se cachait dans une chambre d'amis dans le grenier de sa maison d'enfance. Bien que les enfants aient vite appris ce qui se passait, la présence d'Enver a été gardée secrète. Sa nourriture était apportée dans sa chambre et Enver quittait rarement ses quartiers. Chaque fois qu'il croisait les enfants dans le couloir, Enver avait l'habitude de se masquer le visage, de manière espiègle, avec ses mains." (p. 154-156)

"Alors que les plans étaient en cours d'élaboration pour le vol vers Moscou, Hans Humann a écrit une lettre au général Hans von Seeckt le 19 septembre 1919, qui expliquait la possibilité d'une route terrestre via la région de la Baltique. Dans cette lettre, Humann mentionne un ami commun de Constantinople (encore une fois) du nom de Said Emin Efendi, un soi-disant « confident et émissaire d'Enver Pacha », qui désire voyager incognito à Moscou pour des raisons politiques. Nul autre qu'Enver lui-même. Curieusement, Enver était déjà au courant des fausses rumeurs sur son sort et espérait utiliser ces rumeurs comme une tromperie. Humann a expliqué :

Il insiste avec une grande ténacité sur l'incognito absolu. La raison n'est pas son désir de sécurité personnelle, mais la délibération selon laquelle cela sert les intérêts politico-militaires de la Turquie actuelle pour tromper les Anglais sur sa localisation actuelle. Les Anglais le croient en Anatolie et orientent leurs mesures en conséquence. Cette condition lui paraît avantageuse et souhaitable.

Le plan de Humann était d'envoyer Enver Pacha à travers la Prusse orientale et les Etats baltes en Russie. Humann espérait l'aide de responsables militaires allemands, toujours en poste dans la région, qui avaient établi des contacts avec le front de l'Armée rouge. Par conséquent, il avait besoin d'une lettre de recommandation ou peut-être même du soutien du général von Seeckt qui avait été le chef d'état-major des bataillons du Nord ayant des liens avec les troupes dans les Pays baltes. Le 1er octobre 1919, Seeckt a été nommé chef du Truppenamt (Bureau des troupes) nouvellement fondé, une organisation de camouflage pour l'état-major allemand, ce qui était formellement interdit par le traité de Versailles. Humann suggéra à Enver de contacter le général Rüdiger von der Goltz qui était alors en poste à Joniškis dans le nord de la Lituanie. Là, Enver passait la frontière avec l'aide de Goltz ou seul. Le général von der Goltz était dans la région de la Baltique depuis le début de 1919, d'abord en tant que gouverneur militaire et plus tard en tant que commandant des Freikorps, où il a combattu de manière agressive le gouvernement soviétique letton.

Dans la même lettre, Humann a déclaré qu'il avait été nommé nouveau directeur du Bureau du renseignement naval, qui devait bientôt être uni avec le renseignement de l'armée au sein d'un Bureau conjoint du renseignement militaire. Le travail de renseignement, comme l'écrit Humann, était son « ancienne expertise » (altes Arbeitsgebiet). Le rôle de Humann dans le rapprochement germano-soviétique initial en 1919, en particulier dans sa position de chef du Bureau du renseignement naval dans l'organisation du vol d'Enver Pacha à Moscou, requiert de l'attention.

En ce qui concerne les préparatifs du voyage d'Enver Pacha, le général von Seeckt n'était associé que de manière distante au début. Comme Humann demanda l'aide du général von Seeckt, Seeckt était, selon son journal, en congé et non à Berlin, mais une lettre de référence pour le général von der Goltz était encore en quelque sorte préparée. Il n'y a aucune source qui indique qu'Enver a eu des contacts avec le général von Seeckt jusqu'à la fin octobre 1919. Cela contredit l'opinion commune selon laquelle le général von Seeckt était l'homme qui tirait les ficelles concernant la fuite d'Enver à Moscou en 1919. Néanmoins, il est certain que le général von Seeckt devint plus tard l'allié allemand le plus important d'Enver à Berlin. Cela étant dit, Seeckt fut en effet l'un des premiers militaristes à envisager l'idée d'une coopération germano-russe (avant même l'arrivée d'Enver à Berlin)." (p. 201-203)

"De plus, l'Auswärtiges Amt, comme Humann l'a découvert lors d'une réunion avec Otto Göppert, avait des objections quant à l'envoi de Radek avec Enver à Moscou, parce que le gouvernement allemand pourrait être compromis. Alors que Humann a reçu une douche froide de la part de l'Auswärtiges Amt, il a beaucoup apprécié le ministre social-démocrate de la Défense Gustav Noske, laissant entendre qu'il était disposé à coopérer. « Travailler avec Noske est très agréable », a expliqué Humann, car il « comprend avec une extrême facilité, et a non seulement beaucoup de courage, mais aussi la responsabilité et la détermination typiques de la < rage de perfection > [en français dans le texte] du savoir-faire allemand. » L'aide allemande officielle aux projets de voyage d'Enver à Moscou était limitée et n'a jamais été une politique gouvernementale entièrement officielle, mais elle a atteint les étages supérieurs de Berlin. Pourtant, elle est restée comme une conspiration confidentielle et semi-officielle d'un groupe de fonctionnaires d'Etat de haut rang.

Hans Humann lui-même a rencontré Radek à la mi-octobre. Humann a parlé avec Radek des possibilités de conclure un accord pétrolier entre la Russie soviétique et la Turquie afin d'affaiblir la Grande-Bretagne, ce qui implique que la Russie soviétique était de plus en plus un partenaire éligible pour l'ancien régime allemand. Les plans de Hans Humann pour transporter Enver à Moscou étaient également une affaire de famille. Dans les coulisses, sa sœur Maria Sarre a pris les choses en main. Plus tard, elle admettra qu '« elle avait été pratiquement l'initiatrice de l'entreprise ». Quant au pilote, le lieutenant Hans Hesse, connu sous le nom d'« aviateur de Bagdad » (Bagdadflieger) pour avoir volé de Berlin à Bagdad, il était ami avec les Sarre depuis son enfance. Un jour, Maria Sarre lui a demandé s'il accepterait de faire voler Enver Pacha à Moscou. Après s'être entretenu avec Enver au sanatorium de Sinn, Hesse s'est rendu dans sa ville natale de Dessau pour rejoindre les Junkers-Werke, l'une des principales compagnies aériennes allemandes, où il entretenait de bonnes relations avec son fondateur et directeur." (p. 204-205)

"Les problèmes persistants qui gênaient leur arrivée à Moscou devenaient de plus en plus un fardeau pour leur entreprise politique. Lorsque Cemal Pacha a dit à Cavid Bey, à la fin de février, qu'il avait décidé d'accompagner Enver Pacha lors de sa prochaine tentative de vol à Moscou, Cavid les a exhortés à se dépêcher, car « il n'y avait pas de temps à perdre dans l'état actuel de la politique ». « Notre ami E. [alias Enver] est toujours à Berlin », écrivait le même jour Hans Humann et se plaignait que « c'est est un grand dommage, étant donné la situation au Proche-Orient et dans l'Orient russe, qu'aucun de ces matadors ne soit là. » « Enver a déclaré à un ami il y a environ deux mois », a rapporté Lord Kilmarnock à Londres depuis Berlin, « que toutes les mines seraient posées en juin et qu'il serait possible d'allumer la mèche en septembre. » En effet, les dirigeants jeunes-turcs manquaient à l'action. Les troubles au Moyen-Orient avaient commencé à s'accumuler. Après son arrivée à Moscou, leur nouveau camarade Karl Radek a été nommé nouveau secrétaire du Comité exécutif de l'Internationale communiste, ce qui était certainement une opportunité prometteuse pour de futures collaborations avec les bolcheviks. Tout se mettait en place, et seulement eux étaient à la traîne. Mais une fois à Moscou, pensaient-ils, ils rattraperaient leur retard et atterriraient au sommet." (p. 231)

"De Russie, Enver a envoyé d'autres messages au lieutenant Tschunke et au lieutenant Fischer de l'état-major du général Seeckt, à Ago von Maltzan de l'Auswärtiges Amt, et enfin et surtout à Hans Humann (traçant le réseau de ses relations à Berlin). Le 12 août, les responsables de l'Armée rouge ont emmené Enver et ses compagnons de voyage à Grodno (Hrodna en Biélorussie) en voiture. De là, ils ont voyagé en voiture-lits via Minsk et Smolensk jusqu'à Moscou. D'après une lettre qu'il a écrite à Talat après avoir traversé la frontière russe, il a dit que son voyage avait été « très facile et confortable ». « Quoi qu'il en soit, loué soit Allah, il est enfin arrivé », a été la réaction de Talat." (p. 251)

"Enver lui-même retourna en Allemagne en octobre 1920, afin d'organiser la livraison d'armes pour la Turquie. A Berlin, Enver a rencontré Hans Humann et le professeur Friedrich Sarre, ainsi que quelques officiers militaires à la Villa Sarre. L'informateur de l'Auswärtiges Amt, Paul Weitz, a recommandé « de ne pas soulever le sujet dans le cabinet » et de ne pas avoir « de connection directe ou indirecte » avec Enver, car les responsables alliés étaient déjà au courant de la présence d'Enver à Berlin. Si possible, Enver devrait être empêché de livrer des armes depuis l'Allemagne. Le plan d'Enver était d'organiser des transports d'armes et d'uniformes vers l'Anatolie via la Russie et Bakou. Pour cela, il faisait des investigations sur les contrôles alliés des navires dans la mer Baltique. En réaction, les autorités allemandes ont décidé l'expulsion d'Enver d'Allemagne." (p. 256)

"Les milieux sociaux cosmopolites-revanchards du Berlin d'après-guerre, ainsi que les anciens réseaux militants de la Teşkilat-ı Mahsusa et du Bureau allemand des renseignements pour l'Orient, continuaient à publier des publications de propagande, malgré l'érosion constante des fonds et du soutien gouvernementaux en Allemagne.

Officieusement, cependant, le soutien des revanchards allemands aux activités de propagande anti-britanniques n'avait pas disparu. Le crédit pour la distribution de Liwa-el-Islam [revue du Club oriental de Talat à Berlin] par la Deutsche Allgemeine Zeitung au niveau national et mondial revient au vieil ami d'Enver, Hans Humann. Après avoir perdu son poste de chef du renseignement militaire à la suite du putsch de Kapp, Humann a trouvé un emploi en tant que directeur de la Deutsche Allgemeine Zeitung. Le 4 juin 1920, le magnat industriel et homme politique national-libéral Hugo Stinnes avait acheté le journal. Anciennement connu sous le nom de Norddeutsche Allgemeine Zeitung (renommée le 18 novembre 1918), c'était un journal semi-officiel avec l'Auswärtiges Amt comme l'un de ses actionnaires. La Deutsche Allgemeine Zeitung était l'un des observateurs attentifs de la Turquie et affichait des positions très fortement turcophiles. Il y avait aussi d'autres personnages intéressants qui n'appartenaient peut-être pas idéologiquement aux milieux sociaux irrédentistes-revanchards du Berlin d'après-guerre, mais faisaient toujours partie des réseaux autour des Jeunes-Turcs et de leurs amis militaristes allemands, tels que l'orientaliste social-démocrate Friedrich Schrader [censé être un "témoin allemand du génocide arménien"] qui connaissait les dirigeants du CUP de Constantinople et a travaillé comme journaliste pour la Deutsche Allgemeine Zeitung. Selon l'en-tête d'une lettre, le célèbre expert du Moyen-Orient de l'Auswärtiges Amt, Otto Günther von Wesendonk, était également employé par la Deutsche Allgemeine Zeitung." (p. 324-325) 

 

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