
"Empire ottoman", Correspondance d'Orient, n° 129, 1er février 1914, p. 122 :
"La mission militaire allemande. — A la suite de la protestation russe, le général Liman von Sanders a été nommé maréchal et, par ordre impérial, inspecteur général ; il n'aura pas le commandement effectif du Ier corps d'armée. Enver pacha a déclaré de nouveau que la mission militaire allemande n'a pour programme que de donner à l'armée une instruction technique militaire ; le général Liman de Sanders ne sera qu'un simple inspecteur, recevant les ordres du ministre de la guerre ; il n'aura aucun commandement effectif ; à l'expiration d'un délai de cinq années, la mission retournera en Allemagne.
La solution a été retardée par le projet de nomination du commandant Bronsart von Schellendorf à la division de Scutari. Fidèle à sa maxime : « Pas de commandement allemand ni à Constantinople ni dans sa banlieue », le gouvernement russe ne pouvait admettre l'installation aux portes mêmes de la capitale d'un quartier général allemand. Il a reçu sur ce point satisfaction. Un iradé du sultan a nommé le commandant Bronsart aux fonctions d'adjoint chef de l'état-major général, fonction qu'on avait annoncée à tort comme étant déjà occupée par un autre membre de la mission allemande.
Dans ces conditions, aucun officier allemand n'ayant plus désormais de pouvoir direct sur une troupe, le but poursuivi par la Russie se trouve atteint et l'incident est clos."
Le commandant Larcher (Maurice Larcher), "Le commandement allemand et le commandement turc pendant la guerre", Revue militaire française, n° 50, 1er août 1925, p. 143-145 :
"(...) en octobre 1913, la mission Liman von Sanders fut formée.
Le contrat collectif de la mission militaire spécifiait nettement qu'elle constituait un organe allemand autonome, sous la direction d'un général relevant de l'Empereur d'Allemagne. Les officiers, au nombre de 42 et bientôt après de 70, conservaient leur statut allemand, mais avaient le droit d'exercer dans l'armée ottomane un commandement correspondant à leur grade turc (grade immédiatement supérieur à leur grade allemand). Ils étaient à la disposition du ministère de la Guerre turc, tout en restant sous les ordres du chef de mission.
Ce dernier était titulaire d'attributions extrêmement importantes : commandant du Ier corps d'armée et inspecteur général de l'armée, il était consulté obligatoirement pour la réorganisation des troupes, les plans de mobilisation et d'opérations, les promotions importantes, l'instruction, etc. Il collaborait avec le ministre de la Guerre turc, mais n'était subordonné qu'au Sultan et prenait place dans les cérémonies officielles immédiatement après le Conseil des ministres, sur le même rang que les ambassadeurs. Ces prérogatives permirent au général Liman de déployer une grande activité pendant le premier semestre 1914 le général s'arrogea un rôle politique en même temps que militaire, en vue de l'explosion de la grande guerre et de la conclusion de l'alliance germano-turque.
Le traité d'alliance germano-turc du 2 août 1914 prévit à son article 3 que : « En cas de guerre, l'Allemagne laissera sa mission militaire à la disposition de la Turquie. Celle-ci assurera à la mission militaire une influence effective sur la conduite de l'armée, conformément à ce qui a été convenu directement entre S. E. le ministre de la Guerre (turc) et S. E. le chef de la mission militaire (allemande). » En communiquant ce texte, l'ambassadeur d'Allemagne ajoutait en observation : « Les Turcs désiraient ce texte en tenant compte du fait que S. M. le Sultan est commandant en chef de l'armée turque. Le général Liman m'a toutefois informé officiellement auparavant, qu'il avait rédigé avec le ministre de la Guerre Enver Pacha (vice-commandant en chef) une convention détaillée, qui garantit la direction de fait de l'armée par la mission militaire. » Peu après, le Goeben et le Breslau trouvaient un refuge dans les Dardanelles où ils échappaient à la poursuite des escadres de l'Entente. La Turquie observait la neutralité armée, puis hostile aux Alliés ; elle en profitait pour pousser ses armements ; son entrée en guerre était un fait accompli le 31 octobre 1914.
Pendant ces événements, la mission militaire allemande exerça une pression violente sur les Turcs, en vue de précipiter leurs premières offensives contre l'Entente. Elle était en situation d'agir efficacement : le général Liman von Sanders commandait la principale armée turque et prenait part aux conférences ottomanes au sujet des plans de guerre et d'opérations. Son subordonné, le colonel Bronsart von Schellendorf était chef d'Etat-major général des armées ottomanes. Ses officiers étaient chefs de service, chefs d'état-major, commandants de division, de régiment ou de centre d'instruction. Des officiers allemands moins élevés en grade venaient renforcer l'encadrement des troupes turques, surtout d'artillerie ; le matériel allemand pénétrait en Turquie par mer, par terre et par air. Ainsi les Turcs aliénaient une partie de leur liberté d'action entre les mains de la mission, en échange d'une partie des renforts et approvisionnements qui leur manquaient.
De son côté, l'Allemagne consentait à son alliée des sacrifices, mais dans l'intérêt de sa propre politique. En 1915, elle avait le plus grand souci de maintenir les Dardanelles fermées, pendant qu'elle tentait de mettre les armées russes hors de cause en Pologne. Elle porta sa mission à 200 officiers, envoya ses sous-marins de Pola dans la mer Egée et rouvrit la communication directe Berlin-Constantinople par la campagne de Serbie.
Au sujet de chacune de ces opérations, l'entente s'établissait entre Enver Pacha et le général de Falkenkayn, chef d'état major des armées allemandes, soit par correspondance, soit par agents de liaison, soit par l'intermédiaire de la mission militaire. Beaucoup de personnages officieux s'entremirent, comme Erzberger et Goltz-Pacha. En général, l'accord finissait par se réaliser d'une manière satisfaisante pour les deux pays. On peut citer comme exemple l'envoi du 15e corps turc en Galicie, qui fut décidé et exécuté sur la proposition d'Enver Pacha et l'acceptation de l'Allemagne, chacun faisant grand étalage de générosité et de courtoisie.
En résumé, au début de 1916 la liaison entre les deux commandements fonctionnait régulièrement, par ententes successives, avec une prépondérance modérée des intérêts allemands."
Edouard Desbrière, recension de Fünf Jahre Türkei (Otto Liman von Sanders), Les Archives de la Grande Guerre et de l'histoire contemporaine, n° 26, septembre 1921, p. 744-752 :
"Nommé le 13 juin 1913 chef de la Mission militaire allemande en Turquie, le général Liman von Sanders, alors à la tête de la 22e division à Cassel, allait être chargé de réformer l'armée turque, et ses « propositions devaient servir de base à la préparation de la mobilisation et aux opérations par une guerre ultérieure. » Comme le disait l'ambassadeur Wangenheim, il était nécessaire de faire taire ceux qui rendaient responsable des défaites subies par l'armée turque l'enseignement donné par von der Goltz, et faire équilibre à l'influence anglaise, qui s'exerçait sur la marine. Après de longues négociations avec le Grand Vizir, on était parvenu à mettre sur pied un contrat qui assurait au chef de la mission allemande et à ses 42 adjoints de gros traitements dont ne parle pas Liman von Sanders, non plus que de diverses clauses dont il se réclamera souvent au cours de son récit. Malgré ces avantages, malgré un avancement exceptionnel, obtenu tout au début de sa mission par un tour de passe-passe qui sera raconté plus loin, Liman von Sanders va jouer le rôle de mécontent, rendre dix fois son tablier, être en désaccord constant avec les autorités turques, surtout avec Enver Pacha, sur lequel il rejette toute la responsabilité des erreurs commises, en même temps qu'il prend à son compte tout le mérite des succès, quand il y en a bien entendu, il nie la moindre participation pour lui et ses officiers dans les massacres, les déportations, les violences et les pillages, et, quand il sera expulsé de Constantinople et arrêté à Malte par les Anglais, il se gardera bien d'avouer qu'il est retenu, non pas, comme il le dit, en qualité de prisonnier de guerre, mais comme prévenu d'une série de crimes qui l'auraient fait passer devant un conseil de guerre sans une faiblesse encore inexpliquée.
Dès son arrivée, Liman se trouve en rapport avec le Grand Vizir Saïd Halim, le ministre de la Guerre Izzet Pacha qui avait servi dans un régiment de hussards allemand ; Talaat, Djemal et plus tard Enver. Quelques jours après, Djemal le fait nommer commandant du 1er corps d'armée à Conslantinople.
Immédiatement l'ambassadeur russe de Giers, avec ses collègues anglais et français adresse à la Porte une réclamation formelle et si énergique que le Gouvernement allemand cède, et, pour sauver la face, imagine de nommer Liman von Sanders « général de la Cavalerie », c'est-à-dire « commandant de corps d'armée », et comme, « par contrat », Liman est du coup promu au grade supérieur dans l'armée turque, c'est-à-dire maréchal ; cette dignité ne le rend plus propre à commander un corps d'armée. Le litige se trouve ainsi résolu, mais Liman devient Inspecteur Général de l'armée turque, ce qui lui donne le droit de visiter foutes les troupes et toutes les forteresses de l'Empire.
Sur ces entrefaites, Enver, jusque-là simple colonel, devient ministre de la Guerre, et le Sultan apprend sa nomination en lisant le journal. Le trio Enver, Djemal et Talaat, appuyé sur le fameux « Comité Union et Progrès », allait être le maître absolu de la Turquie, et en faire, au mépris de ses traditions et de son intérêt, la vassale de l'Allemagne.
Cependant, à en croire Liman, ses relations avec Enver auraient été rien moins que faciles, et cela dès le début. Il aurait protesté contre le brutal renvoi de 1.100 officiers turcs décidé par Enver à peine arrivé au ministère, contre les arrestations d'autres officiers pour raison politique, contre la mise à la retraite d'office du chef de la 8e division, coupable d'avoir dit à Liman lors d'une inspection la vérité sur l'état réel de ses troupes ; enfin, quand la Turquie sort de la neutralité, Liman s'oppose au plan de campagne décidé par Enver et qui comporte l'attaque du canal de Suez ; il conseille, au contraire, d'employer les principales forces turques à un débarquement dans la région d'Odessa. Déjà, au moment où l'Allemagne est entrée en guerre, il aurait demandé pour lui et ses officiers à quitter le territoire turc pour aller combattre dans les rangs allemands, et il aurait fallu un ordre du Cabinet de Guillaume II pour qu'il conservât ses fonctions. Loin de rappeler les officiers détachés en Turquie, on en augmente le nombre qui finit par dépasser 800, sans, dit Liman, que toutes les garanties aient été prises pour s'assurer que tous avaient les aptitudes voulues pour les missions à l'étranger. En outre, les attachés militaires auprès de l'ambassade sont maintenus, et restent indépendants de Liman, qui leur reprochera de contrecarrer ses avis dans leurs rapports et d'induire souvent le Commandement allemand en erreur sur la valeur réelle de l'armée turque et les services qu'elle peut rendre à la cause commune. Il ne parle guère de ses rapports avec les ambassadeurs allemands à Constantinople, mais il insinue que les remplacements incessants des titulaires sont dus à des « intrigues allemandes » dont il ne juge pas à propos de dévoiler les auteurs.
Liman se donne donc l'aspect d'un mécontent, d'un aigri, qui seul a vu clair et qui n'a pas eu moins à se plaindre des Turcs que de ses compatriotes.
Le 6 décembre, Enver Pacha vient annoncer à Liman son intention de se rendre à Trébizonde pour aller de là prendre la direction de la 3e Armée destinée à envahir l'Arménie. Un corps, le 11e, doit attaquer de front sur la route d'Erzeroum à Sérikamich, deux autres, les 9e et 10e, doivent se rabattre de flanc. Malgré l'avis de Liman, l'entreprise est tentée et aboutit à un désastre : des 90.000 Turcs qui ont pris part à l'offensive, 12.000 seulement reviennent à Erzeroum. C'est moins le feu de l'ennemi que les privations et la rigueur du climat dans ces régions montagneuses qui ont causé ces lourdes pertes. Mais cet échec est l'occasion d'un nouveau conflit avec Enver.
Celui-ci a, en effet, envoyé l'ordre de diriger par mer de Scutari vers Trébizonde le 5e corps, qui fait partie de la 1re armée commandée par Liman von Sanders. Sous prétexte que ces troupes arriveront trop tard pour rétablir la situation au Caucase, Liman refuse d'obéir et obtient l'appui de l'ambassadeur allemand pour résister victorieusement à Enver, « qui naturellement prend cela fort mal ».
Il s'en venge en envoyant de Sivas une circulaire à toutes les troupes, expliquant que « seul il a le droit de donner des ordres et que ceux d'autres autorités n'ont pas de valeur ». Là-dessus protestation de Liman auprès du Grand Vizir qui, pour l'apaiser, doit lui dépêcher Ismaël Hakki Pacha pour lui remettre la Grand Croix de l'Osmanié. Mais quand, désireux de sauver la réputation de l'Etat-Major allemand, Liman veut forcer Enver à donner un commandement au général Bronsart, qui a rempli les fonctions de chef d'Etat-Major pendant la désastreuse expédition du Caucase, il se heurte à un refus formel et doit céder.
C'est encore un chef d'Etat-Major allemand, le colonel Frankenberg, qui va être adjoint à Djemal quand celui-ci se rend à Damas pour préparer l'expédition d'Egypte, laquelle échoue piteusement au début de février 1915. Quant à Liman, lorsque Enver veut l'envoyer à Erzeroum remplacer à la tête de la 3e armée Harvis [Hafiz] Hakki Pacha qui vient de mourir du typhus, il s'y refuse, trouvant le poste peu à son goût en raison des maladies régnantes et de la désorganisation des troupes, et, soutenu encore par l'ambassadeur, parvient à garder sa place, beaucoup plus avantageuse.
Celle-ci va lui permettre de jouer un rôle dans la défense des Dardanelles.
Les premières dispositions consistaient à placer la 1re armée sur la côte nord, la 2e sur la côte sud des détroits et de la mer de Marmara, en abandonnant la défense de l'extrémité de la presqu'île de Gallipoli et celle de la côte d'Asie sur la mer Egée. Aux observations de Liman, Enver avait répondu d'abord fort sèchement. Toutefois, il s'était décidé à rappeler d'Andrinople vers Tchataldja le 2e corps et à porter le 4e de Panderma vers Ismidt. Comme la plupart des Turcs, il croyait en effet que les flottes alliées parviendraient à forcer les Dardanelles et à s'embosser près de Constantinople. Mais le grave échec du 18 mars et les préparatifs trop visibles d'une expédition combinée entre les forces de terre et de mer décidèrent enfin Enver, sous la pression de Liman, appuyé par l'ambassadeur et l'amiral Souchon, à constituer une 5e armée qui fut affectée spécialement à la défense des Dardanelles.
Liman en reçut et en accepta cette fois le commandement, et le 26 mars il s'installait à Gallipoli dans une maison qu'on devait plus tard l'accuser d'avoir pillée de fond en comble, et qui, d'après lui, ne contenait en fait de mobilier qu'une table et un miroir.
Ce ne sera pas la seule fois que ce personnage éprouvera le besoin de se justifier, et cela prouve au moins la réputation qu'il avait et qu'il a gardée en Turquie.
Il disposait de 5 divisions fortes, chacune, de 9 à 12 bataillons de 800 à 1000 hommes, et, en outre, de la 3e division commandée par l'Allemand Nicolaï et qu'on put faire venir de Constantinople pendant le délai de quatre semaines dont on disposa avant l'attaque. On forma trois groupes, savoir : les 5e et 7e divisions au golfe de Haros, les 9e et 19e à la pointe de la presqu'île, les 11e et 3e sur la côte d'Asie. Le 25 avril Liman eut à ce qu'il dit, la satisfaction de voir que l'attaque se produisait juste aux points qu'il avait prévus.
On ne saurait suivre le récit circonstancié de ces combats qui allaient durer huit mois et dont l'ensemble et les résultats sont trop connus. Mais ce dont il faut se souvenir, c'est que la défense, qui comptait au début 60.000 hommes au plus et qu'il fallut constamment renforcer, devait d'après l'aveu de Liman von Sanders perdre 218.000 hommes dont 66.000 morts. Ces chiffres sont d'ailleurs très au-dessous de la vérité, et la presqu'île de Gallipoli devait être le cimetière de l'Armée turque. Les contre-attaques constantes commandées par les officiers allemands, sans aucun égard pour le sang des soldats, les privations, l'absence de matériel pour creuser des tranchées et des abris, l'insuffisance des munitions d'artillerie suffisent à expliquer ces pertes énormes.
D'après Liman von Sanders, le rôle des sous-marins allemands pendant la défense des Dardanelles n'aurait pas été aussi efficace qu'il a été dit. Il se serait réduit aux torpillages effectués les 25 et 26 Mai des cuirassés anglais Triumph et Majeslic, puis à celui d'un seul transport. Ni le Goeben, ni le Breslau, ni aucun navire turc n'aurait participé aux opérations, dont Liman revendique tout le mérite. Toutefois il reconnaît que la défense fut parfois difficile à assurer et qu'un débarquement des alliés partout ailleurs que sur les points où ils s'obstinaient à attaquer aurait trouvé les côtes sans la moindre protection. D'après certains témoignages, les alliés étaient attendus à Constantinople et y auraient été reçus avec enthousiasme par une grande partie de la population.
Liman est forcé d'avouer que l'évacuation de la presqu'île par les Anglo-Français, opération délicate entre toutes, fut habilement exécutée. Aussi s'en prend-il à ses subordonnés qui laissèrent l'ennemi se rembarquer sans encombre, et s'étend-il complaisamment sur l'énormité du matériel qui tomba au pouvoir des Turcs.
Pendant la campagne des Dardanelles, les opérations sur les autres fronts avaient été peu importantes. Mais il convient de signaler la présence d'officiers allemands comme chefs d'Etat-Major des diverses armées, notamment celle du major Gusce [Felix Guse] à la 3e, et surtout celle du colonel von Kress auprès de Djemal en Syrie. Leur responsabilité dans les massacres des Arméniens et dans l'organisation du cordon militaire qui affama le Liban et fit périr près de 100.000 personnes n'est donc pas douteuse [une des principales causes de cette famine est en réalité le blocus maritime franco-britannique...]. Liman glisse sur ces horreurs, s'en dégage personnellement, sous le prétexte que, de sa personne, il n'était pas sur les lieux et accuse les Arméniens de s'être révoltés, notamment à Van et à Bitlis [il a également reconnu (à l'instar d'autres officiers allemands) les nombreuses atrocités arméniennes dont ont été victimes les populations musulmanes d'Anatolie orientale, et dont l'existence est corroborée par les sources russes, britanniques et américaines], ce qui, suivant la méthode allemande, excuse tous les excès commis. Par ailleurs, il s'étend sur les services rendus par les médecins allemands, notamment le docteur Colleri, pour combattre les épidémies qui décimèrent les populations et les armées turques, et sur les bienfaits de l'administration allemande, surtout de la sienne, partout où elle n'est pas entravée. Cela ne l'empêche pas d'entrer de nouveau en conflit avec Enver et de demander en janvier 1916 son rappel, qui est de nouveau refusé. Un mois après, Enver, ayant émis la prétention de disposer seul des officiers allemands détachés dans l'armée turque, les choses sont près de se gâter tout à fait. Cependant Liman conserve le commandement de la 5e armée, dont le Quartier Général s'installe à Panderma et qui doit garder les côtes depuis Midia sur la Mer Noire jusqu'à Adalin sur la Mer Egée, soit une étendue de 2000 kilomètres.
C'est en cette qualité que Liman dirige quelques petites opérations, notamment la reprise de l'Ile de Keusten dans le golfe de Smyrne, tout en censurant les mesures prises sur les autres théâtres d'opérations, surtout l'envoi de divisions turques en Galicie, les attaques sur le front du Caucase et les tentatives du côté de la Perse. Son opinion est que le Haut Commandement Allemand s'illusionne sur la valeur de la coopération des Turcs, qui déjà sont à peine capables de garder leur territoire.
L'événement devait montrer qu'il avait raison. Mais ses rapports n'ayant pas suffi à convaincre, Liman se rend le 18 décembre 1916 à Pleiss auprès d'Hindenburg, puis à Potsdams, où il est reçu assez fraîchement par l'Empereur. Ses compte-rendus seraient, paraît-il, constamment contredits par d'autres renseignements provenant d'agents allemands en Turquie et qui agiraient indépendamment de lui. En tous cas, il ne peut ébranler la confiance qu'ont dans les talents et le dévouement d'Enver Hindenburg et Ludendorff, confiance dont leurs mémoires publiés depuis portent l'empreinte manifeste.
Une fois rentré en Turquie, de nouvelles déceptions l'attendaient.
Les échecs subis vers Erzeroum et Bagdad, sans parler de l'insuccès des tentatives vers la Perse et le canal de Suez, devaient déterminer la création sous le nom « d'Ilderim » (l'Eclair, en turc) d'un organe nettement allemand et tout à fait indépendant de Liman von Sanders. Il comprenait un Etat-Major de groupe d'armées désigné par la lettre F, diverses troupes et de nombreux détachements techniques (artillerie, mitrailleuses, aviation, téléphones, T.S.F., service de santé), le tout sous les ordres du général von Falkenhayn, ancien ministre de la guerre prussien, plus tard Chef d'Etal-Major allemand, et enfin commandant d'une armée en Roumanie.
C'était, disait Liman, pour l'Allemagne prendre une grave responsabilité que de substituer à l'aide qu'on avait jusque là donnée à la Turquie une main-mise complète sur la direction des opérations. « Un échec subi dans ces conditions ne pouvait manquer d'être mis au compte des Allemands ». Or la situation de la Turquie au point de vue militaire devenait déplorable, et, dans un rapport daté du 13 décembre 1917, Liman la dépeignait sous les couleurs les plus sombres. (...)
Invité à aller en janvier 1918 s'expliquer sur la situation, Liman va en Belgique, puis à Kreuznach, où il reçoit la « surprenante nouvelle » que le major général von Seckt [von Seeckt] est nommé Chef d'Etat-Major Général de l'Armée turque, qu'il va prendre la direction du service des étapes organisé par la Mission Militaire et exercer, sous l'autorité d'Enver, la direction générale de toutes les Armées turques. Furieux, Liman demande son rappel. Mais cette fois encore, on l'oblige à retourner en Turquie, où on lui confie le commandement du groupe d'Armées de Palestine.
C'est en cette qualité que Liman allait subir la série de défaites qui amènent les Anglais à Damas et à Alep, et qui sont pour Liman l'occasion de récriminations amères contre Enver qui ne le soutient pas et von Seckt qui dispose constamment des fractions allemandes mises sous ses ordres. D'Alep, Liman s'est réfugié de sa personne à Adana, puis à Bozanti. Son armée est presque complètement dispersée ou détruite au moment où est conclu l'armistice. Mais les officiers et soldats allemands obtiennent la faculté de rentrer librement dans leur pays.
Le 31 octobre, Liman remet le commandement à Mustapha Kemal et part pour Constantinople, où viennent peu à peu se rassembler les débris des détachements allemands et autrichiens qui ont servi en Turquie.
Liman assiste donc à la réception enthousiaste faite aux troupes alliées, lors de leur entrée à Constantinople, et s'installe avec son personnel sur la côte d'Asie à Moda et à Scutari.
Il déclare n'avoir eu qu'à se louer des autorités anglaises, spécialement des généraux Curry et Fuller. Mais il se garde bien d'avouer que les 10.000 Allemands sont désarmés et surveillés par des sentinelles françaises et anglaises disposées autour de leurs camps.
On avait eu d'abord la fâcheuse idée de renvoyer les Allemands dans leur pays par Odessa et l'Ukraine, et naturellement les événements dont ces pays étaient le théâtre firent avorter ce projet. Internés d'abord aux Iles de Prinkipo et Halki, les Allemands furent plus tard embarqués sur les navires Etha Rickmers, Lelli Rickmers, Patmos, Kerkira et Akdenis, et partirent peu à pou pour Bremerhafen et Hambourg. De sa personne Liman était parti le 29 janvier par l'Etha Rickeners pour Malte, où il était arrêté le 25 février. Le 21 août seulement, il était transporté sur le navire de guerre Anglais Ivy à Venise, d'où il rentrait en Allemagne. Un certain revirement dans les dispositions de nos alliés avait évité à Liman von Sanders la cour martiale devant laquelle, tout le monde en Turquie, croyait qu'il aurait à répondre de ses méfaits."
R. A., recension de Cinq ans de Turquie (Otto Liman von Sanders), Revue militaire française, n° 43, 1er janvier 1925, p. 133 :
"Les souvenirs du général Liman von Sanders présentent un très grand intérêt à la fois politique et militaire. Arrivé à Constantinople à la tête d'une importante mission militaire en 1913, l'auteur a dirigé la réorganisation de l'armée ottomane au lendemain de sa défaite dans la guerre des Balkans. Son rôle a été nécessairement des plus actifs pendant la période qui a précédé l'entrée en guerre de la Turquie et, cette dernière ayant pris parti, Liman von Sanders commande l'armée des Dardanelles. Plus tard, nous le retrouvons en Palestine et en Syrie. Sur toutes ces campagnes, des renseignements entièrement inédits nous sont fournis ainsi que des points de vue qui éclairent la question d'un jour nouveau. Liman von Sanders porte, à diverses reprises, des appréciations sévères sur la Turquie, sur son personnel civil et militaire. Il reconnaît d'ailleurs que l'Allemagne avait trop demandé à son alliée. Dans les projets de Berlin « la Turquie n'avait pas seulement à défendre les détroits, à protéger ses frontières sur leur prodigieuse étendue, mais elle aurait dû encore conquérir l'Egypte, soulever la Perse, préparer en Transcaucasie la création d'états indépendants afin de pouvoir, dans la suite, menacer de là les Indes par l'Afghanistan et enfin, apporter un concours efficace sur les théâtres de guerre européens. » Cela dépassait de beaucoup ses moyens."
Otto Liman von Sanders, Five Years in Turkey, Annapolis, US Naval Institute, 1927, p. 320 :
"Le 31 octobre, j'ai remis le commandement à Mustapha Kemal Pacha à Adana.
J'ai fait mes adieux aux troupes sous mon ancien commandement, dans l'ordre suivant :
Adana, 31 octobre 1918.
Au moment où je remets le commandement du groupe d'armées entre les mains, qui ont fait leurs preuves dans de nombreuses batailles glorieuses, de S. E. le général Mustapha Kemal, j'exprime mes sincères remerciements à tous les officiers, fonctionnaires et soldats pour les services rendus sous mon commandement, pour le bien de l'Empire impérial osmanique.
Les jours glorieux de Gallipoli, qui m'ont étroitement attaché à de nombreux officiers et soldats du groupe d'armées, resteront à jamais inoubliables dans l'histoire de tous les temps, ainsi que de nombreuses entreprises audacieuses sur la côte d'Asie Mineure.
En Palestine, outre la défense acharnée et ininterrompue de six mois et demi, un enchaînement de victoires pour nous, ce sont les batailles du Tell Azar, Turmus Aja, El Kafr et les deux batailles de Jordanie qui ont donné des preuves, à l'ennemi bien supérieur, de la bravoure dévouée de l'armée osmanique, et des troupes allemandes et autrichiennes combattant à l'unisson avec eux.
Le souvenir de ces actes me donne la conviction que l'Empire osmanique, confiant en ses valeureux fils, peut affronter l'avenir avec confiance.
J'espère que Dieu pourra accorder au peuple osmanique et à ses alliés pour l'avenir, la paix, la tranquillité et la guérison des blessures infligées par la longue guerre.
Signé Liman v. Sanders
Le 31, à midi, je quittai Adana avec les quelques officiers allemands de ma suite. Mustapha Kemal, avec tous les officiers présents à Adana, était à la gare pour me dire au revoir. La haie d'honneur fut la dernière organisation turque que j'aie saluée en Turquie."
"La Turquie et l'Allemagne.", Bulletin périodique de la presse turque, n° 71, 17-19 octobre 1929, p. 11 :
"2. La mort du général Liman von Sanders.
La Djumhouriet du 27-8 publie, avec le portrait en uniforme turc du général Liman von Sanders, la note suivante :
« Nous avons donné, dans notre numéro d'hier, la dépêche, datée de Munich, et nous annonçant la mort du général Liman von Sanders Pacha.
Liman pacha était le président de la mission militaire allemande arrivée en Turquie après la guerre balkanique pour réformer l'armée. Il commanda la 5e armée aux Dardanelles et succéda, dans la suite, au général de Falkenstein [Falkenhayn] sur le front de Palestine. Il est l'auteur de l'ouvrage Cinq années en Turquie, où il ne put se retenir d'être partial en disant que la plupart des victoires de la Turquie était l'œuvre des Allemands. »
Plus indulgente, la Milliet du 2-9 rappelle les services rendus par le général à l'armée turque, et l'hommage du Gâzi à sa courtoisie."
Sur le général Liman von Sanders : Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales
Constantin Ier de Grèce et la Turquie
24 avril 1915 : l'arrière-plan géostratégique d'une descente de police
La victoire germano-ottomane de Gallipoli/Çanakkale
Le capitaine Hans Humann et les Arméniens
Les relations entre Hans von Seeckt et Enver Paşa (Enver Pacha)
La précocité du nationalisme turc de Mustafa Kemal
Le mensonge selon lequel cinq des « documents Andonian » auraient été « authentifiés » au procès Tehlirian (1921)
Talat Paşa (Talat Pacha), d'après diverses personnes
Le grand-vizir Sait Halim Paşa et les Arméniens
Atrocités arméniennes : une réalité admise par les Allemands contemporains (en public et en privé)
Les doutes émis par le général Liman von Sanders sur la capacité de l'armée grecque à vaincre en Anatolie
Les antisémites arméniens croient dans l'existence d'un "complot juif"
derrière la Turquie (hamidienne, unioniste et kémaliste), l'Allemagne
wilhelmienne et la révolution bolchevique
Voir également : Ainsi parle le Turc : la participation à la Première Guerre mondiale vue par les hauts dignitaires ottomans
La bataille de Sarıkamış : les points forts et les faiblesses des deux armées en lice (ottomane et russe)
Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques
L'amitié entre Hans Humann et Enver Paşa (Enver Pacha)
Les impressions du maréchal Mackensen sur Enver Paşa (Enver Pacha)
Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs du maréchal Hindenburg
Mémoires de guerre : les contradictions entre le général Ludendorff et le maréchal Hindenburg
Le général Friedrich Bronsart von Schellendorf et les Arméniens
Le général Otto von Lossow et les Arméniens
Le général Friedrich Kress von Kressenstein et les Arméniens
Le général Hans von Seeckt et les Arméniens
Franz von Papen et la Turquie
La gouvernance de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en Syrie (1914-1917)
Les Jeunes-Turcs et le sionisme
La rivalité germano-ottomane dans le Caucase (1918)