dimanche 4 avril 2021

L'intelligentsia panturquiste et la Russie



François Georgeon, Aux origines du nationalisme turc : Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, ADPF, 1980 :


"Le premier périodique en langue tatare paraissant dans la région de la Volga, le Messager de Kazan (Kazan Muhbiri), est fondé en octobre 1905 par un avocat, Seyid Geray Alkın ; Akçura est rédacteur en chef du nouveau journal et c'est lui qui signe les principaux articles politiques. Il collabore aussi activement au Temps (Vakit) créé en février 1906 par les frères Ramiev à Orenbourg. Deux journaux parmi les plus importants de la presse tatare ; ils poursuivent la voie ouverte par le Tercüman de Gasprinski. Ils militent pour l'unité des peuples musulmans de Russie, soutiennent l'Ittifak, et sont favorables à la Turquie.

Au printemps de l'année 1905, Akçura avait adhéré avec enthousiasme au projet élaboré par Abürreşid Ibrahimov, cadi à l'Assemblée Spirituelle d'Orenbourg, de réunir un grand Congrès musulman. Akçura semble avoir joué un rôle important aux côtés d'Ibrahimov dans l'organisation de ce Congrès. L'idée était de rassembler des délégués venant de toutes les régions musulmanes de la Russie, quelles que fussent leur appartenance linguistique, sociale ou même religieuse (les chiites étant particulièrement nombreux en Azerbaïdjan). Au mois d'août 1905, le Congrès se réunit à Nijni-Novgorod, à l'époque de la foire : une centaine de délégués appartenant pour la plupart à la bourgeoisie musulmane, et dont les Tatars constituaient le noyau le plus important. Si la présidence était assurée par un leader libéral azéri, l'avocat Ali Merdan bey Topçıbaşı, les deux vice-présidents étaient des tatars, Akçura et Ibrahimov. S'inspirant des idées des socialistes autrichiens Karl Renner et Otto Bauer, partisans d'une définition de la nationalité détachée de toute référence à un territoire, ils développaient l'idée d'une autonomie culturelle extraterritoriale pour les peuples musulmans de Russie. C'était la solution la plus conforme à l'état de dispersion de la population tatare, et aux ambitions panturques de la bourgeoisie commerçante de Kazan et d'Orenbourg. Le Congrès de Nijni-Novgorod décida la création d'un vaste rassemblement, l'Union des Musulmans de Russie (Rusya müslümanlarının Ittifakı) dont le programme comportait l'égalité des droits civils, culturels et religieux avec les Russes, l'établissement d'un gouvernement constitutionnel, et l'autonomie en matière d'éducation. Au total, une série de mesures modérées, assez proches de celles que réclamait la bourgeoisie libérale russe. Akçura devait être le secrétaire général de l'Ittifak.

Par la place qu'il occupe dans la presse tatare, et le rôle qu'il joue au sein de l'Ittifak, Akçura dispose désormais de deux puissants moyens pour exprimer ses idées et entreprendre son action. Après l'annonce en octobre 1905, de la réunion prochaine d'une assemblée, la Douma, il est désormais possible pour les musulmans de Russie d'envisager une action politique. Akçura défend l'idée que l'Ittifak doit s'allier avec le Parti Constitutionnel Démocrate (K.D., Cadet) qui vient alors de se fonder et qui regroupe les membres de la bourgeoisie libérale russe sous la direction de Milioukov. Les libéraux russes souhaitaient une véritable égalité civile et politique, pour toutes les catégories sociales, mais aussi pour les nationalités « allogènes », ainsi que les grandes libertés. Partisans de l'action légale, ils proposaient la réunion d'une constituante. Premier grand parti politique russe, le Parti Cadet va dominer la première Douma, où il aura 179 députés. Akçura a été le principal artisan de l'alliance entre l'Ittifak et le Parti Cadet. C'est en effet lui qui conduit, à la fin de janvier 1906, la délégation musulmane auprès de la Convention du Parti Constitutionnel Démocrate qui se tient à Saint-Pétersbourg. Au cours de cette Convention du Parti Cadet, il parvient à convaincre les délégués russes de l'intérêt du soutien des musulmans, et à les rassurer en leur affirmant que l'Ittifak (qui vient d'être officiellement créé par le deuxième Congrès des Musulmans tenu à Saint-Pétersbourg à la mi-janvier) est non pas un parti national turc, mais une union pour la défense de droits culturels, et que son programme met l'accent sur les questions de religion et d'éducation. A la suite de cette délégation Yusuf Akçura est élu au Comité central du Parti Constitutionnel-Démocrate.

Ainsi, l'homme qui, moins de deux ans auparavant, avait désigné la Russie comme le principal obstacle à la réalisation de l'idéal panturc, se retrouvait parmi les dirigeants du grand parti libéral russe ! Il est vrai qu'il s'agit essentiellement d'une tactique ; sous le couvert du Parti Cadet, l'objectif est de faire élire des députés musulmans à la Douma, et ainsi de faire parvenir jusqu'au gouvernement russe les revendications qui ont été exprimées aux deux premiers Congrès des musulmans de Russie. Ainsi que le notait Akçura lui-même, le Parti Constitutionnel-Démocrate « promettait mieux qu'aucun autre de travailler dans l'intérêt des musulmans ». Mais il convient d'ajouter que, en dehors des revendications proprement nationales, le programme de réformes proposé par l'Ittifak était très proche de celui des Cadets, dans sa forme modérée, dans son respect des voies légales, dans sa prudence aussi devant le problème de la réforme agraire. Les deux bourgeoisies, la bourgeoisie russe et la bourgeoisie tatare (qui dominait l'Ittifak) souhaitaient les réformes qui leur auraient permis de jouer un plus grand rôle politique dans l'Etat russe. Sous son dehors tactique, la politique d'Akçura pouvait donc apparaître comme une alliance de classes.

En tout cas, cette politique sembla dangereuse aux autorités russes, qui réagirent en arrêtant Yusuf Akçura en mars 1906, sous prétexte de son appartenance au Parti Social Démocrate. En fait ce que l'on cherchait, c'était d'empêcher qu'il ne se présente aux élections et ne soit élu député à la Douma ; il reste donc détenu à la prison centrale de Kazan jusqu'à la fin des élections, en avril. En arrêtant Akçura, remarque Cafer Seydahmed, « l'ennemi, qui voulait frapper au cœur le mouvement politique national, savait ce qu'il faisait ». Aux élections d'avril, l'Ittifak réussit à faire élire une trentaine de députés musulmans sous la bannière du Parti Cadet.

Une nouvelle étape dans la voie de l'action politique directe est franchie lors du IIIe Congrès des Musulmans de Russie qui se réunit à nouveau à Nijni-Novgorod, en août 1906, peu après la dissolution de la première Douma. La question de la transformation de l'Ittifak en parti politique se trouve au centre des débats, et ce projet d'un grand rassemblement politique trouve l'un de ses plus ardents défenseurs en la personne d'Akçura. Il est intéressant de voir qu'à l'appui de ce projet, Akçura cite l'exemple des Tchèques et des Polonais qui ont créé leurs propres partis politiques nationaux dans le cadre de la vie politique de l'Empire austro-hongrois ; preuve supplémentaire de ce que la question des nationalités dans l'Etat des Habsbourg a été un modèle constant pour lui. Au IIIe Congrès, le projet se heurte à l'opposition de Gasprinski, qui souhaite que la lutte demeure circonscrite aux domaines culturel et religieux (comme cela a été le cas dans les colonnes du Tercüman) ; mais surtout à l'hostilité des socialistes tatars, dont le principal groupe, les Tançılar (du nom de leur organe de presse le Tan Yıldızı, l'Etoile de l'aube), sous la conduite d'Ayaz Ishaki, était proche des socialistes-révolutionnaires russes. Les Tançılar soutenaient qu'il était impossible de constituer un parti politique unique représentant tous les intérêts de classe ; mais que si l'on voulait un organe commun entre tous les musulmans de Russie, il fallait maintenir la formule primitive de l'union culturelle. Tout en reconnaissant les divergences de tendance à l'intérieur de l'Ittifak, Akçura pensait, à l'inverse, qu'il fallait, pour pouvoir s'imposer au gouvernement russe, faire taire les dissensions, et s'appuyer sur les éléments d'unité, à savoir la parenté ethnique et la communauté religieuse, qui existaient entre les délégués. L'argumentation d'Akçura emporta l'adhésion du Congrès, et la création d'un parti politique, portant le même nom, l'Ittifak, fut décidée par les délégués.

En dehors de cette action au sein du mouvement des musulmans de Russie, Akçura ne perdait pas de vue l'Etat ottoman. Ainsi, en ce qui concerne la question de la langue, il soutenait les positions de Gasprinski, qui depuis plus de vingt ans, diffusait le Tercüman en langue générale, c'est-à-dire en un ottoman simplifié qui pouvait être compris par les différents peuples turcophones de Russie. Au IIIe Congrès des Musulmans de Russie, on avait d'ailleurs pris la décision d'introduire l'enseignement de cette langue générale dans les écoles secondaires et, si possible même, dans les écoles primaires et les médressés. La question de l'unification de la langue ne visait pas seulement à constituer un véhicule-commun entre les Turcs de Russie, mais aussi à les rapprocher de la Turquie. Akçura attachait beaucoup d'importance à cette question ; ce qu'il écrit à cette époque, brochures ou articles parus dans le Kazan Muhbiri ou le Vakit, est rédigé en langue générale. Par ailleurs, il restait en contact avec les milieux jeunes-turcs de Paris et du Caire. Il envoyait aux journaux des articles ou des correspondances pour les informer des événements se déroulant en Russie. Il se plaignait de l'indifférence manifestée par les Ottomans pour « les 20 millions de frères habitant la Russie ».

En février 1907, à la deuxième Douma, 39 députés musulmans furent élus, dont la plupart se joignirent aux Cadets ou coopérèrent avec eux. Mais ils n'eurent guère l'occasion de faire entendre les revendications des musulmans : dès le mois de juin, le tsar dissolvait la Douma. A la troisième Douma, la représentation musulmane tomba à sept députés, par suite d'une modification de la loi électorale très défavorable aux musulmans. L'Ittifak disparut ; la presse et l'édition, brusquement limitées par la censure, ne jouèrent plus qu'un rôle négligeable. L'élan qui durait depuis près de deux ans était donc brisé par la réaction tsariste." (p. 37-39)

"La question de l'origine du mouvement populiste dans l'Etat ottoman a fait l'objet de discussions. Certains soulignent l'influence sur les intellectuels ottomans d'écrivains et d'enseignants balkaniques. D'autres, sans doute plus justement, pensent qu'il est venu de Russie, apporté par les émigrés turcs de Russie. Il est certain que le  slogan « Vers le peuple » rappelle le mot d'ordre lancé moins d'un demi-siècle auparavant par les populistes russes. Selon Ziya Gökalp, l'idée d'« aller au peuple » aurait été introduite en Turquie par Hüseynzade Ali [azerbaïdjanais]. Akçura soutenait également la « thèse russe » : le populisme est un « produit du génie russe, égalitaire, compatissant, idéaliste », dont il n'existe aucun équivalent en Occident ; c'est la Russie, « patrie classique du populisme », qui a influencé les intellectuels ottomans. Il est certain qu'il était tentant pour ces derniers d'assimiler la situation de la société turque au début du XXe siècle avec celle de la Russie du milieu du XIXe siècle : un prolétariat ouvrier encore très peu nombreux, une paysannerie innombrable. Il était donc possible d'identifier la paysannerie avec l'ensemble du peuple. S'inspirant des idées russes, certains intellectuels ottomans partirent réellement auprès du peuple autour des années 20, mais moins pour lui prêcher la révolution que pour lui enseigner les règles élémentaires de l'hygiène." (p. 66-67)

"En plus des leçons qui se dégagent des événements des années 1905-1907, la période russe est également importante en ce qu'elle offre à Yusuf Akçura l'occasion de mieux connaître la civilisation et la pensée russes. D'après ce que nous comprenons, il avait oublié la langue russe apprise dans son enfance, et c'est très probablement après son retour en Russie qu'il a recommencé à l'apprendre. Il peut dès lors avoir un contact direct avec la tradition intellectuelle russe. A son éducation ottomane et à la culture française, s'ajoute désormais l'apport considérable de la culture russe. Nous nous contenterons de citer deux influences essentielles, celle de Tolstoï et celle du populisme.

« Chaque fois que je pense à la Russie, avouera-t-il plus tard, c'est Tolstoï qui me vient à l'esprit. » Sans doute se sent-il des affinités sociales avec le patriarche de Iasnaïa Poliana au milieu de ses paysans. Tolstoï résume en lui les tendances libérales que l'on observe dans l'histoire de l'aristocratie russe. Accédant à l'universel à travers son amour pour le paysan russe, il avait résolu dans son œuvre et dans sa vie la contradiction entre l'humanisme et le nationalisme. En outre, très critique à l'égard des valeurs matérielles de l'Occident, il offrait aux Orientaux un modèle d'humanisme qui ne se résumait pas à l'humanisme occidental. Akçura était l'un de ses adeptes, parmi tant d'autres, musulmans comme le cheikh Abdoh, indiens comme Gandhi. Il semble avoir été également attiré par la conception d'une religion naturelle à laquelle était parvenu Tolstoï et qui lui avait valu d'être excommunié. Par ailleurs, de l'expérience tolstoïenne et de l'histoire du mouvement populiste, Akçura a retenu l'idée d'« aller au peuple » qu'il adaptera, avec un certain nombre de ses camarades, aux réalités sociales de l'Etat ottoman." (p. 39-40)

"Au cours des deux années 1915-1916, les turquistes et en particulier les émigrés de Russie fixés à Constantinople, vont déployer une activité intense dans le domaine de la diplomatie et de la propagande, au sein de laquelle Akçura joue un rôle de premier plan.

1. Pendant l'année 1915, Akçura participe à la création à Istanbul du Comité pour la Défense des Droits des Peuples Turco-Tatars musulmans de Russie, ou, en abrégé, Comité Turco-Tatar (Türk-Tatar heyeti). Nous savons peu de choses de cette organisation. Elle regroupait un certain nombre de musulmans de Russie exilés dans l'Empire ottoman ; outre Akçura y figuraient Hüseynzade Ali, Abdürreşid Ibrahimov, Ahmed Ağaoğlu, Mükimeddin Beğcan, Çelebizade Mehmed Esad. Il est probable que le Comité a été encouragé et même soutenu financièrement par le gouvernement ottoman. Il se proposait de « défendre les droits des Turcs et des musulmans du Caucase, du Turkestan, de Crimée et de Kazan, ou, plus exactement, d'exiger la restitution des droits qui leur appartenaient ». Ces droits étaient politiques (représentation plus juste à la Douma), religieux (rétablissement de l'autonomie accordée par Catherine II), scolaires (droit d'ouvrir des écoles normales), économiques (droit pour les Tatars de posséder des biens dans le Turkestan), etc.

2. A la fin de l'année 1915, une délégation de ce Comité, conduite par Akçura, se rend auprès des puissances centrales. Elle séjourne à Budapest, Vienne, Berlin et Sofia. Dans chacune de ces capitales, elle entre en contact avec les milieux politiques et scientifiques. Les délégués remettent aux autorités un memorandum (muhtıra) qui expose les griefs et les revendications des populations qu'ils représentent. Ce memorandum (qu'Akçura signe avec les trois autres délégués) réclamait l'indépendance des peuples turco-tatars. « Leur avenir, disait-il, ne peut être assuré qu'au moyen d'une pleine indépendance. » Le texte se terminait par un pressant appel aux puissances centrales : « Nous supplions les alliés et les amis du sultanat et du califat ottoman, l'empereur d'Autriche et le roi de Hongrie, l'empereur d'Allemagne et le roi de Bulgarie, et leurs héroïques nations : libérez-nous du joug russe ! » On peut se faire une idée des ambitions territoriales des délégués du Comité turco-tatar en examinant une carte publiée sous leur inspiration par une revue hongroise lors de leur passage à Budapest. A Budapest, à Berlin et à Sofia, Akçura prononce une conférence sur « l'état actuel et les aspirations des Turco-tatars musulmans de Russie ». Dans le texte de cette conférence, il demande pour les musulmans de Russie « l'autonomie culturelle » (medenî muhtariyet). Le texte de cette conférence sera publié plus tard à Lausanne. (Cf. ci-après, 5.)

3. L'hiver 1916 : selon la note déjà citée du Quai d'Orsay, Akçura séjourne à Berlin où il tente de faire admettre par le gouvernement allemand le droit des Tatars à l'autonomie en cas de défaite de la Russie. Nous n'avons pas de confirmation de ce séjour d'Akçura, mais il semble plausible.

4. En mai 1916, la Ligue des Nationalités Allogènes de Russie, à laquelle s'est associé le Comité Turco-Tatar, lance un appel au président Wilson pour qu'il prenne en considération les revendications des nationalités opprimées en Russie et intervienne en leur faveur. Le télégramme se terminait par ces mots : « Venez à notre secours et sauvez-nous de la destruction ! » Les membres du Comité Turco-Tatar qui signent ce télégramme sont Abdürreşid Ibrahimov, Ahmed Ağaoğlu, Hüseynzade Ali et Yusuf Akçura.

5. En juin 1916, le Comité Turco-Tatar envoie une délégation à la conférence de Lausanne (IIIe Conférence des Nationalités, 27-29 juin). Organisée par l'Union des Nationalités, fondée quelques années auparavant à Paris, cette conférence réunissait les représentants de 23 nationalités. Inspirée au départ par les pays de l'Entente, qui espéraient une mise en accusation des Empires multinationaux autrichien et ottoman, elle s'était en fait retournée contre elle, la Russie ayant été le pays le plus violemment attaqué par les délégués. Le Comité Turco-Tatar ne pouvant y présenter un texte commun, chaque délégué dut exprimer les revendications du peuple qu'il représentait. Certains réclamaient l'indépendance (représentants des Tcherkesses, du Daghestan, des Ouzbeks) ; d'autres souhaitaient l'autonomie (Kirghizes-kazakhs, Koumyks, Tatars). Akçura parle au nom de la nation tatare, pour laquelle il demande : « a) l'égalité des droits civils et politiques avec les Russes orthodoxes ; b) la liberté de langue, de l'enseignement et de la religion de la nationalité tatare ». Parallèlement à la Conférence, Akçura publie à Lausanne une petite brochure où, s'exprimant cette fois au nom des peuples turco-tatars dans leur ensemble, il affirme que leur but est « la conservation de leur personnalité religieuse, nationale, culturelle, autrement dit (...), la Kulturnaïa avtonomiia ».

6. En juillet 1916, Akçura se rend à Zurich et, à plusieurs reprises, au cours du mois d'août, il y rencontre Lénine, avec qui il était entré en contact par l'intermédiaire de Siefeldt. A ces entrevues participait également Aziz Meker, délégué des Tcherkesses à la Conférence de Lausanne. Nous ignorons si Akçura représentait le Comité Turco-Tatar auprès de Lénine ou s'il agissait de sa propre initiative. Son but était de connaître les intentions du chef des révolutionnaires russes sur le sort qui serait réservé aux peuples turcs de Russie après le triomphe de la révolution. D'après ce que nous savons de ces entrevues, Lénine s'était employé à rassurer ses interlocuteurs sur ce point.

7. Il faut croire que Lénine avait convaincu Akçura car pendant la révolution russe, celui-ci se montra favorable aux Bolcheviks. Il ne participa en fait à aucune des deux révolutions, ni la révolution bourgeoise de février ni la révolution soviétique d'octobre-novembre 1917. Pourtant, beaucoup de ses camarades pensaient qu'avec les désordres et les troubles qui secouaient la Russie, l'heure du turquisme avait enfin sonné. Dès le mois de mars, les musulmans de Russie avaient commencé à s'organiser, et en mai s'était tenu à Moscou le Premier Congrès des Musulmans de toute la Russie. D'autre part, des émigrés Turcs de Russie dans l'Empire ottoman avaient commencé à refluer vers la Russie, en un mouvement inverse de celui qui avait suivi la révolution jeune-turque. Renonçant à tout engagement politique, Akçura  choisit de se consacrer à une œuvre humanitaire : à la fin de l'été 1917, il est chargé par le Croissant-Rouge ottoman d'une mission au Danemark et en Suède pour s'occuper sort des prisonniers ottomans en Russie." (p. 78-79)

"Jusqu'à la fin de l'année 1917, il [Akçura] séjourne en Scandinavie (Danemark, Suède), et s'occupe du sort des prisonniers ottomans en Russie avec l'aide des Croix-Rouges des pays neutres. Au début de 1918, il passe en Russie et s'occupe directement de la question des prisonniers.

Yusuf Akçura avait été précédé en Scandinavie par la mission d'Izzet bey (été 1917). C'est à la suite de cette mission qu'il part pour le Danemark septembre 1917. Nous ne savons pas dans quelles conditions s'est effectué le choix de Yusuf Akçura pour accomplir cette mission. Il faut noter toutefois, que, dans le Comité directeur du Croissant-Rouge ottoman, figuraient deux turquistes, le Dr Akil Muhtar et le Dr Abdülhak Adnan, qui connaissaient bien Akçura. Par ailleurs, Türk Yurdu avait fait une large place aux activités nationales et humanitaires du Croissant-Rouge ottoman, pendant la guerre en particulier. En tout cas, le choix s'est avéré heureux puisque les Bolcheviks acceptèrent qu'Akçura se rende en Russie pour accomplir sa mission sur place." (p. 144)

"Quelques mois après son ralliement à la résistance anatolienne, Akçura participe aux combats décisifs de la Sakarya en qualité de capitaine de réserve. A Ankara, il occupe diverses fonctions, d'abord au Ministère de l'Education Nationale, où il est affecté au bureau de traduction, puis au Ministère des Affaires Etrangères comme conseiller pour les Affaires Orientales. Il joue alors un rôle important dans l'affermissent des relations turco-soviétiques, en particulier lors de la visite de l'ambassadeur extraordinaire de la république d'Ukraine, Frunze (décembre 1921-janvier 1922). Au cours d'un banquet offert en l'honneur du diplomate soviétique, Akçura, prenant la parole après Mustafa Kemal, prononce, en russe, un vibrant éloge de la Russie et de sa civilisation. Il y célèbre la Russie, « patrie du populisme », y fait l'éloge de Lénine qu'il compare à Tolstoï, et en qui il voit « un héros, produit de l'idéalisme oriental, issu de la résistance à l'oppression et de la haine pour l'Occident, c'est-à-dire pour la tyrannie ». Il affirmait en conclusion que les peuples allogènes avaient obtenu leur autonomie culturelle, nationale et politique avec le nouveau régime." (p. 82) 


Paul Dumont, "La revue Türk Yurdu et les musulmans de l'Empire russe, 1911-1914", Cahiers du monde russe et soviétique, volume 15, n° 3-4, 1974 :

"Agé de soixante ans à l'époque de la parution du premier numéro de Türk Yurdu, Gasprinski [criméen] avait derrière lui un passé remarquable de journaliste, de pédagogue, et aussi d'homme politique. Il avait été, dès 1883, le fondateur d'un des plus importants journaux en langue turque de l'Empire russe, le Tercüman. Ici, il s'était fait le défenseur d'un panturquisme modéré, symbolisé par le mot d'ordre : « Unité de langue, de pensée et d'action ». En tant que pédagogue, il avait été à l'origine d'une nouvelle méthode d'enseignement musulman, largement répandue en Russie après 1884, l'usul-ü cedid (la nouvelle méthode). Cette méthode proposait non seulement un apprentissage rapide de la lecture et de l'écriture arabe, mais aussi une formation en langue turque et en matières « laïques » comme les mathématiques, l'histoire, la géographie. Elle avait, bien évidemment, des visées socio-politiques : redresser le niveau culturel des Turcs à l'intérieur de l'Empire russe ; encourager, par l'enseignement du turc, l'idée d'union « raciale » ; et surtout, créer un terrain propice à l'implantation des sciences et techniques d'Occident parmi les musulmans de Russie. En tant qu'homme politique, enfin, Gasprinski avait eu son heure de gloire aux congrès de l'Ittifak (Union des musulmans de Russie) de 1905-1906, dont il avait été un des principaux artisans.

Cette activité incessante dans les domaines les plus variés lui avait valu un prestige immense à travers le « monde turc ». Ses idées, même si elles étaient jugées parfois trop modérées, étaient toujours prises en considération avec le plus grand respect. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que nous retrouvions dans Türk Yurdu les principales lignes de force de sa pensée : modernisation et turquisation de l'enseignement ; nécessité, au-delà de la multiplicité des dialectes, d'une langue commune à tous les Turcs ; panturquisme, enfin, mais très nettement teinté de respect pour le dominateur russe." (p. 320-321)

"Les idées pantouranistes d'Akçura imprégnaient aussi, bien sûr, ses articles relatifs à l'actualité de l'Asie. Ces articles, intitulés pour la plupart « A travers le monde turc », embrassaient d'un vaste coup d'oeil tout l'univers touranien, de la Chine au Danube, et interprétaient les événements de Chine ou d'Iran, par exemple, comme autant de manifestatiqns d'un même esprit révolutionnaire soufflant à travers Touran.

Evidemment, une partie importante de ces textes concerne plus spécialement l'Empire ottoman et les « provinces turques » de Russie. Il est intéressant de noter que dans ce cadre restreint, les analyses d'Akçura, loin d'être réactionnaires, témoignent d'un progressisme bourgeois de bon aloi. Ce descendant d'industriels donne la réussite économique des hommes d'affaires tatars en modèle à leurs homologues ottomans ; il approuve les bourgeois de Kazan et des autres régions d'avoir su emprunter aux Russes certains éléments de civilisation porteurs de progrès ; il considère, enfin, le recul du conservatisme religieux comme une victoire fondamentale sur la voie du développement." (p. 325-326)


Michael A. Reynolds, Shattering Empires : The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires 1908-1918, New York, Cambridge University Press, 2011 :

"En fait, les Russes d'Istanbul avaient déjà détecté une tendance "russophile" parmi les cercles sociaux et la presse à l'automne 1913. Lorsqu'un correspondant de l'Agence télégraphique de Saint-Pétersbourg, V. Ianchevetskii, proposa d'amener un groupe de professionnels ottomans de premier plan en tournée en Russie, et y envoyer des jeunes Ottomans étudier afin d'améliorer les relations, l'éminent unioniste et ministre de l'Intérieur Mehmed Talât Pacha a promis son soutien. L'idée d'envoyer des étudiants en Russie n'était pas seulement de Ianchevetskii. L'expatrié bien connu de l'Azerbaïdjan russe, Ahmed Ağaoğlu (Agaïev) était au service du ministère de l'Education et avait publié des articles dans les journaux Tercüman-ı Hakikat et Jeune Turc appelant à l'envoi d'étudiants ottomans en Europe, y compris en Russie, pour y étudier. Après avoir rencontré le journaliste, le ministre de l'Education a chargé Ağaoğlu de rédiger un plan pour l'envoi de jeunes en Russie. En plus d'être un expatrié de Russie et un expert en éducation, Ağaoğlu a également enseigné le russe à l'université d'Istanbul, le Dar ül-Fünun, et était donc un choix évident pour superviser un tel programme. Ağaoğlu souhaitait envoyer certains de ses propres étudiants en Russie, déplorant devant Ianchevetskii qu'en dépit de la proximité de la Russie, la plupart des Ottomans ne connaissaient les Russes que comme des Moskoflar, des oppresseurs barbares moscovites.

En mars, un "Comité turco-russe" a été créé à Istanbul pour le développement de liens culturels, économiques et politiques plus étroits. Il prévoyait d’atteindre ces objectifs en influençant la presse des deux pays, en publiant un journal mensuel, en organisant des voyages et en organisant des conférences. Il avait un conseil exécutif de douze membres et un total de quarante membres, ottomans pour moitié, russes pour moitié. Les membres ottomans comprenaient Ağaoğlu et étaient tous unionistes.

Qu'Ağaoğlu et les unionistes aient été enthousiasmés par un tel comité peut sembler surprenant, voire suspect. En tant que figure occasionnelle du turquisme et membre des Foyers turcs (Türk Ocakları), il avait écrit de nombreux articles critiquant le gouvernement russe et son traitement des Turcs et des musulmans. Bien qu'il soit possible que ces Ottomans ménageaient simplement les Russes avec le Comité, ils l'ont soutenu financièrement et étaient plus désireux que les Russes d'ouvrir une succursale à Saint-Pétersbourg. L'ambassadeur austro-hongrois à Istanbul n'a pas vu le Comité comme une simple vitrine et a blâmé sa formation." (p. 42-43)


Voir également : La pensée de Yusuf Akçura

La pensée d'Ahmet Agaïev/Ağaoğlu

La pensée de Ziya Gökalp

Halide Edip Adıvar : féministe, musulmane, nationaliste turque

Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan

L'historien bachkir Zeki Velidi Togan

Le panturquisme, un épouvantail sans cesse agité par les nationalistes dachnaks

Archak Zohrabian et Alexandre Parvus : anti-tsarisme, nationalisme économique et ralliement aux Centraux

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?

Les liens entre les Foyers turcs et le Parti républicain libéral