dimanche 11 avril 2021

Les racines de la révolte des Basmatchis



Jean-Jacques Marie, "Quelques divagations...", Cahiers du mouvement ouvrier, n° 46, avril-mai-juin 2010, p. 142-143 :


"L'évocation par Bruno Drweski de la politique de Lénine en Asie centrale est assez curieuse. De 1906 à 1912, Stolypine, pour encourager la colonisation par la paysannerie russe de la Sibérie et de l'Asie centrale, a envoyé 438 000 familles russes au Turkestan. Elles y ont colonisé 17,5 millions d'hectares de terres, occupées par la population kazakhe locale nomade (dite alors kirghize), massivement expropriée ! En 1916, cette population, mobilisée pour des travaux de fortification, s'est révoltée. La répression a été féroce. Des dizaines de villages ont été rasés.

Entre 1917 et 1920, ces Kazakhs-Kirghizes ont été surexploités par les colonisateurs russes d'hier, autoproclamés dictature du prolétariat ; un tiers de la population kazakhe est morte d'épuisement et de faim.

Lénine fait décider par le bureau politique, le 29 juin 1920, la liquidation de l'inégalité entre Kazakhs et Russes, la restitution aux Kazakhs de la plus grande partie des terres confisquées, en ne laissant aux colonisateurs russes qu'un petit lopin, et l'annulation de tous les contrats d'emploi léonins imposés par ces derniers aux Kazakhs. Il fait rappeler à Moscou “tous les communistes du Turkestan infectés par la mentalité colonisatrice et le colonialisme russe”. Il envoie au Turkestan Safarov, qui fait chasser des centaines de familles de paysans russes qualifiées de koulaks, dont les terres restent en friche. De nombreux dirigeants réclament son rappel. Lénine, désireux de convaincre les populations musulmanes de son hostilité radicale à l'héritage de l'impérialisme russe, fait venir à Moscou Safarov, accuse Tomski, envoyé par le bureau politique, et le dirigeant de la Tcheka au Turkestan, Peters, de chauvinisme russe. Lénine suspecte Tomski d'être favorable aux colons russes. Il envoie au Turkestan Adolphe Ioffé, chargé de tout vérifier et d'accorder une attention particulière à “la défense des intérêts des indigènes contre les exagérations russes, grandes-russes ou colonisatrices”. Il ajoute : “Il est diablement important pour toute notre Weltpolitik (...) de démontrer que nous ne sommes pas des impérialistes, que nous n'admettrons pas de déviation dans ce sens. C'est une question mondiale, sans exagération mondiale (…). Cela se répercutera sur l'Inde, sur l'Orient, là il est impossible de plaisanter.”"


Zbigniew M. Kowalewski, "Le trotskysme et le nationalisme révolutionnaire : introduction au cas cubain", Cahiers Léon Trotsky, n° 77, avril 2002, p. 20-21 :


"L'adhésion au parti bolchevique de la fraction la plus radicale du nationalisme révolutionnaire tatar (panturc et panislamique par vocation) joua un rôle également stratégique [à l'instar de celle de l'aile d'extrême gauche du nationalisme ukrainien], ouvrant la voie à l'extension de la révolution prolétarienne vers les confins turco-islamiques. Un dirigeant de cette fraction ralliée au bolchevisme, Sultan Galiev, écrivait :

« La situation des Tatars était telle que de leur attitude dépendait le développement favorable ou défavorable de la révolution dans la partie orientale de la Russie. Occupant une position intermédiaire entre l'Occident et l'Orient, non seulement du point de vue géographique, mais aussi économique, social et politique, les Tatars pouvaient orienter la marche de la révolution dans un sens ou dans l'autre. Dispersés dans toute l'étendue de la région Volgienne, de l'Ural, de la Sibérie et de l'Asie centrale, les travailleurs tatars étaient les meilleurs conducteurs de l'énergie révolutionnaire dans les territoires qu'ils habitaient, et plus loin encore, dans tout l'Orient. »

Pour se rendre compte de l'extraordinaire valeur politique du ralliement de l'extrême gauche du nationalisme tatar à la Révolution d'Octobre et au bolchevisme, il suffit de comparer cette expérience avec celle, souvent très tragique, vécue par la révolution dans de vastes régions islamiques de l'Asie centrale. Au pouvoir tsariste s'y substitua, sous le drapeau rouge, celui des « pieds noirs » russes excluant les peuples opprimés et reproduisant leur oppression. Dans ces régions, la révolution s'aliéna l'ensemble des courants nationalistes dont les militants, alliés initialement au bolchevisme comme le nationaliste panturc Enver Pacha. Cet ancien commandant de la résistance armée au colonialisme italien en Libye tomba en 1924 [1922] dans un combat contre les troupes soviétiques. La révolution ne s'y affirma que suite à une longue, pénible et politiquement très coûteuse conquête militaire."


Vincent Présumey, "L'Afghanistan : foyer de résistance permanent et point d'instabilité endémique", Carré Rouge, n° 20, hiver 2001-2002, p. 66-67 :


"L'idée d'une grande alliance anti-impérialiste entre les soviets et les mouvements de libération nationale, voire des forces « féodales » comme la monarchie afghane, a été fortement caressée par les bolcheviks en ces années. Trotski a pu écrire, en août 1919, un mémorandum expliquant que le « chemin le plus court » de la révolution vers Londres, Paris et Berlin pourrait bien, en cas de blocage de la révolution européenne, passer par Kaboul et Calcutta, ajoutant même, avec une imprudence qui ne lui est pas coutumière, qu'un « corps de cavalerie » gagnant l'Inde par les passes de Kaboul pourrait y aider opportunément. Au final, l'ordre impérialiste se maintient au Proche et au Moyen-Orient, le seul Etat nouveau étant la monarchie wahhabite d'Arabie saoudite qui va s'allier avec l'impérialisme des Etats-Unis plutôt que de la Grande Bretagne. La révolution ne semble triompher que dans les anciennes colonies russes d'Asie centrale, très proches géographiquement et culturellement de l'Afghanistan. Mais là, elle le fait en tant que révolution russe.

Sommairement, on peut dire que la soviétisation de l'Asie centrale a revêtu deux formes. Des soviets sont apparus dès 1917, dans l'industrie et les chemins de fer, mais ils étaient perçus et se percevaient eux-mêmes comme des institutions russes. Ainsi dans la République socialiste soviétique du Turkestan, créée dès 1918, les popes orthodoxes y étaient parfois admis, mais pas les musulmans ! L'Asie centrale a donc vu, pratiquement dès le début, le pouvoir soviétique se présenter sous la forme d'un appareil colonial russe, situation qui a suscité quelques coups de colère de Lénine appelant à associer les musulmans, et qui a joué son rôle dans la dégénérescence rapide de l'Etat soviétique. Du côté des musulmans, l'instance qui ressemblait le plus aux soviets, du moins formellement, était la choura, assemblée traditionnelle à coloration religieuse (et terme fréquemment employé pour toutes sortes d'instances représentatives, y compris récemment pour les conseils des chefs talibans). Mais de toute façon, ni les soviets ni les chouras n'ont eu d.existence réelle à partir de la consolidation de l'Etat bureaucratique.

Plus au Sud, là où les pouvoirs traditionnels des khanats de Khiva et de Boukhara, plus ou moins vassaux des Russes, s'étaient maintenus, des élites locales nationalistes, représentées par les mouvements « Jeune Boukhara » et « Jeune Khiva « (une appellation calquée sur le terme « Jeune Turc », ancêtre du kémalisme) ont fait bloc avec les partisans des soviets, aboutissant à l'intégration des deux anciens khanats à la nouvelle Union soviétique, et desdites élites à la bureaucratie stalinienne. Une partie de ces mêmes forces, ainsi que d'autres secteurs sociaux plus traditionnels ont pris le chemin inverse et formé des guérillas antisoviétiques, les basmatchis, dont les bastions se trouvaient dans les régions tadjiks proches de la frontière nord-est de l'Afghanistan. Enver Pacha, prédécesseur et rival historique de Mustapha Kemal en Turquie, fut tué à Douchambé, au futur Tadjikistan, lors d'un affrontement avec l'Armée rouge en 1922. Alimentées en hommes par la résistance à la collectivisation stalinienne, ces guérillas sont restées endémiques jusqu'à la fin des années trente si ce n'est plus tard encore."


Nariman Narimanov (dirigeant bolchevik azerbaïdjanais), mémoire adressé au Comité central du Parti communiste soviétique, 1924, source : Cahiers du mouvement ouvrier, n° 33, 1er trimestre 2007, p. 62-63 :


"Enfin, avant mon départ pour Gênes, j'ai fait un rapport au camarade Staline au sujet de notre politique, où je disais à peu près : Gênes ne nous donnera rien. Pour contraindre l'Europe à faire des concessions, il est indispensable de mettre la question de l'Orient sur les rails. Mais comme nous avions commis de grosses erreurs et qu'en conséquence l'Orient ne nous faisait plus confiance, que ses masses exploitées s'étaient détournées de nous, je proposais de commencer par redresser ces erreurs dans les républiques voisines, et en particulier au Turkestan et à Boukhara.

D'ailleurs, dans tous mes rapports depuis 1919, j'ai attiré l'attention sur le Turkestan, dans le but de nous rapprocher de l'Afghanistan pour un travail révolutionnaire ultérieur en Inde, ce qui aurait brouillé toutes les cartes de Lloyd Georges. (...)

Mais je sais que l'Afghanistan avait décidé fermement de se jeter dans les bras de la Russie pour échapper aux griffes de l'Angleterre. Probablement déçu par nous, l'ambassadeur d'Afghanistan a dit qu'il partait en Europe, en Angleterre. Le camarade Tchitchérine lui ayant répondu que de Moscou il n'y avait pas de liaison directe avec l'Europe, l'ambassadeur a fait savoir qu'il était décidé à retourner à Kaboul, et, de là, à rejoindre l'Europe. Que d'efforts il m'a fallu pour l'en dissuader.

On peut voir combien j'attachais d'importance à notre politique au Turkestan et aux liens que nous pouvions, à partir de là, nouer avec l'Afghanistan, dans le rapport où je proposais au camarade Staline de partir avec moi au Turkestan avant la conférence de Gênes, pour y constater sur place la situation anormale que nous y avions créée nous-mêmes.

Les événements qui ont suivi au Turkestan et à Boukhara et l'aventure avec Enver Pacha, tout cela est le résultat de notre incapacité à nous orienter sur la question orientale.
"


Mikhaïl Toukhatchevski (chef de l'état-major général de l'Armée rouge), "La lutte contre les soulèvements contre-révolutionnaires", Voina i Revolioutsia, n° 7, 1926, source : Cahiers du mouvement ouvrier, n° 8, décembre 1999, p. 53 :


"ON peut diviser les formes de l'insurrection paysanne ou du banditisme paysan en trois groupes les plus caractéristiques :

1. - la lutte armée de la paysannerie contre la dictature de la classe ouvrière, suite à la rupture de l'alliance entre les ouvriers et les paysans ;

2. - l'insurrection paysanne sur un territoire frontalier avec un Etat bourgeois, organisée de l'étranger par le capital étranger ;

3. - l'insurrection de paysans, et parfois de populations nomades, qui est le résultat non seulement de l'alliance brisée entre les ouvriers et les paysans, mais aussi la conséquence d'une politique nationale incorrecte (exemple : le mouvement des basmatchis)."
 

Voir également : 1916 : le régime de Nicolas II ensanglante le Turkestan dans l'indifférence de l'Angleterre et de la France

Les Arméniens (notamment dachnaks), troupes de choc de la dictature bolcheviste en Asie centrale

Drastamat "Dro" Kanayan : de Staline à Hitler, parcours d'un "héros national" arménien

L'empreinte d'Enver et Kemal sur les luttes anticoloniales du monde musulman

Les relations entre Hans von Seeckt et Enver Paşa (Enver Pacha)

La rivalité entre Enver et Kemal : une réinterprétation communiste

La cause de l'indépendance turque (1919-1923) : entre le marteau britannique et l'enclume bolchevique

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national 

L'intelligentsia panturquiste et la Russie 

L'historien bachkir Zeki Velidi Togan

Mustafa Tchokay et Pierre Renaudel

Mustafa Tchokay : "La question d'un Etat Touranien"

Archak Zohrabian et Alexandre Parvus : anti-tsarisme, nationalisme économique et ralliement aux Centraux

Vladimir Lénine et la révolution jeune-turque

Léon Trotsky et la Turquie

Karl Radek et les Jeunes-Turcs

L'élimination de Lev Karakhan (Karakhanian) par Staline et le refroidissement des relations turco-soviétiques

Joseph Staline et le mont Ağrı/Ararat