dimanche 28 février 2021

Enver Paşa (Enver Pacha) et l'indépendance du Nord-Caucase (1918)



Michael A. Reynolds, Shattering Empires : The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires 1908-1918, New York, Cambridge University Press, 2011, p. 248-250 :


"Au cours des dernières semaines de la guerre, Enver a rappelé à plusieurs reprises à Nuri [son frère] et Halil [son oncle] l'importance de garantir l'indépendance de l'Azerbaïdjan et du Caucase du Nord. Il a ordonné à Nuri de contacter les consuls britannique et américain à Téhéran et de les informer que l'Allemagne avait l'intention de déployer une force militaire à Bakou, dans l'espoir que cela inciterait Londres et Washington à reconnaître l'Azerbaïdjan. (...)

Le retrait de la Bulgarie de la guerre et l'effondrement du front macédonien ont incité Enver à rappeler la 10e division de Batoumi et la 15e de Bakou pour protéger Istanbul. Etant donné que l'embarquement de la 10e division bloquerait les installations portuaires de Batoumi pendant plusieurs semaines, il a été décidé d'envoyer la 15e division au Daghestan dans l'intervalle plutôt que de la laisser inactive en Transcaucasie. La libération du Daghestan offrirait à la fois une plus grande sécurité à Bakou et donnerait au gouvernement de la République des Montagnards du Caucase du Nord une chance de s'établir et peut-être d'obtenir sa reconnaissance.

Ne comptant que 2.200 hommes, la 15e division sous le commandement du colonel circassien ottoman Süleyman İzzet a marché vers le Nord le long de la côte caspienne pour rejoindre la force mixte de volontaires ottomans et d'irréguliers daghestanais de Berkok [le major İsmail Hakkı Berkok]. L'ancienne ville de Derbent, défendue par un méli-mélo de soldats russes et arméniens, est tombée le 6 octobre. Une semaine plus tard, Yusuf İzzet Pacha et les responsables de l'UMA [l'Union des Montagnards alliés du Caucase du Nord] ont organisé une cérémonie pour célébrer la restauration du gouvernement de l'UMA dans le Caucase du Nord. Les thèmes panislamique et pantouranique étaient absents. En effet, le président du Caucase du Nord, Tapa Tchermoev, a souligné dans ses premiers décrets la nature politique, et non fraternelle, de la relation UMA-ottomane et l'a comparée à l'aide de l'Allemagne à l'Ukraine et à la Géorgie. Il a souligné les principes libéraux de la République et sa reconnaissance des droits de tous, indépendamment de l'appartenance ethnique ou de la religion. Pour souligner le thème de l'œcuménisme, à la demande des Ottomans et des Caucasiens du Nord, des prêtres orthodoxes géorgien et russe, et un rabbin juif ont participé à la cérémonie.

Tchermoev avait des raisons de souligner la nature instrumentale des relations ottomano-nord-caucasiennes. Ecrivant depuis Istanbul en juillet, [Haïdar] Bammate [un Koumyk] l'avait averti, "au conseil des ministres, il n'y avait pas de programme ni même la moindre sympathie fiable pour nous". A l'exception d'Enver, expliqua-t-il, les unionistes étaient indifférents voire hostiles aux Nord-Caucasiens. Comme l'Azéri [Naki] Keykurun, Bammate avait trouvé l'élite politique ottomane plutôt distante envers les musulmans du Caucase, et en partie pour cette raison, Bammate avait donné la priorité au fait de courtiser l'Allemagne.

Lorsque, le 2 octobre, Enver a appris la décision de l'Allemagne de se rapprocher des Etats-Unis pour arranger un règlement de paix et mettre fin à la guerre, il a câblé à Nuri, en lui disant : "nous avons perdu la partie". "Dans notre état", a-t-il poursuivi, "garantir l'indépendance de l'Azerbaïdjan est extrêmement important." A cette fin, il a convaincu Nuri et Halil Pacha que les Azéris devaient s'entendre avec les Arméniens et traiter directement avec les Américains et les Britanniques. Il a prédit qu'un règlement de paix serait bientôt mis au point et reposerait sur le principe de l'autodétermination ethnique. Il a ordonné que la 5e division, désormais déployée dans le Haut-Karabakh, soit placée en dernier dans l'ordre du retrait dans l'espoir que la paix serait conclue avant qu'elle ne puisse être déplacée, permettant ainsi au personnel ottoman de continuer à entraîner l'armée azérie. Il a instamment demandé que certains membres du personnel se portent volontaires pour acquérir la citoyenneté locale afin qu'ils puissent rester légalement et ainsi poursuivre leur mission de formation, et a ordonné que davantage d'armes soient envoyées pour les Azéris et les Caucasiens du Nord, tant que cela était encore possible. Reconnaissant que le développement de l'Azerbaïdjan nécessitait plus qu'une armée puissante, il a demandé à Halil d'y envoyer également des experts juridiques, éducatifs et autres.

Face à une défaite inévitable, Talât en a conclu que lui et son cabinet devaient démissionner. Après tout, la guerre avait été leur projet. Malgré les objections du ministre de la Justice Halil (Menteşe), du ministre de l'Education Nâzım Bey et d'Enver, qui souhaitaient tous voir d'abord les conditions que l'Entente pouvait offrir, Talât prit la décision de démissionner le 8 octobre. Malgré cela, l'esprit d'Enver continua de tourner à la recherche d'un moyen de maintenir l'indépendance du Caucase. Le lendemain, il a écrit au représentant ottoman en Suisse, l'Egyptien Fuad Selim, pour lui dire d'envisager la possibilité pour l'Azerbaïdjan et le Caucase du Nord de conclure un accord avec les Britanniques, peut-être en échangeant l'accès aux ressources naturelles contre une garantie d'indépendance. Enver a même flirté avec l'idée de s'installer en Azerbaïdjan et de poursuivre la guerre. Il avait élaboré des plans d'urgence pour la mise en place d'un mouvement de résistance en Anatolie orientale et en Transcaucasie contre l'Entente si la guerre devait mal tourner."

Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires  

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales

Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

Le général Halil Paşa (oncle d'Enver) et les Arméniens

Le général Vehip Paşa (Vehib Pacha) et les Arméniens

La bataille de Sarıkamış : les points forts et les faiblesses des deux armées en lice (ottomane et russe)

Le rôle de l'Organisation Spéciale/Teşkilat-ı Mahsusa (dirigée par l'immigré tunisien Ali Bach-Hamba) pendant la Première Guerre mondiale

Les violences interethniques à Batoum-Kars (1914-1916)

Le "négationnisme" peu connu d'Anahide Ter Minassian

Les expulsions de musulmans caucasiens durant la Première Guerre mondiale

Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque

L'occupation-annexion ottomane de Batoum (1918)

La politique arménienne des Jeunes-Turcs et des kémalistes

Les tentatives de rapprochement turco-arménien en 1918

Le tournant "panturquiste" de 1918 ? Un "répit" pour les Arméniens

Les relations turco-arméniennes dans le contexte de la nouvelle donne du bolchevisme

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne

La rivalité germano-ottomane dans le Caucase (1918)

Le gouvernement de Talat Paşa (Talat Pacha) et la reconnaissance de la République d'Arménie (1918)

L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)

La piété filiale du major Enver Bey et du docteur Nâzım Bey


Philippe de Zara, Mustapha Kémal, dictateur, Paris, Fernand Sorlot, 1936, p. 49 :

"Le capitaine Enver bey, né en 1883 [1881], était le fils d'un conducteur des Ponts et Chaussées. Il sortait de l'Ecole Militaire de Constantinople, cette pépinière de mekteblis, d' « instruits », cauchemar d'Abdul-Hamid.

Plutôt petit de taille, il relève ce défaut par une rare élégance, une structure fine et proportionnée, une allure fière et racée, et surtout par un profond regard velouté."

Hercule Diamantopulo, Le Réveil de la Turquie. Etudes et croquis historiques, Alexandrie, I. Della Rocca, 1909, p. 72-73 :

"Dans un sentiment de filiale affection, Enver Bey tint à aller avant tout embrasser son vieux père [après le rétablissement de la Constitution ottomane, en juillet 1908]. Le cortège se reforma, et défila le long des quais [de Salonique] soulevant partout sur son passage l'enthousiasme le plus retentissant.

A la Tour Blanche où Enver Bey se rendit en quittant ses parents, un public élégant et choisi fit au courageux officier un accueil chaleureux. Le moment le plus pathétique de cette soirée fut celui où S. E. l'Inspecteur Général qui se trouvait au Parc donna l'accolade au vaillant fugitif, aux applaudissements prolongés du public.

Après le héros Enver Bey, arriva le 27 Juillet, le Dr Nazim Bey, un des membres du Comité qui (il y a une quinzaine d'années) fit ses études à Paris. Il y était caissier du Comité des Jeunes-Turcs, du temps de la présidence de Mourad Bey. Il fut un des principaux fondateurs du Mechveret et le Gouvernement turc le considérait comme un ennemi redoutable.

Les autorités turques croyaient ne pouvoir agir contre lui, le supposant réfugié dans quelque ville européenne, tandis qu'en réalité, Nazim Bey était en Turquie, déguisé de diverses façons et faisant une active propagande en faveur de la cause à laquelle il avait sacrifié sa vie. En 1907 Nazim Bey s'était déguisé en hodja (!) (prêtre turc), afin de se rendre compte du mouvement des esprits.

A peine débarqué, il alla embrasser sa mère qu'il n'avait pas vue depuis quinze années. Ce spectacle si touchant émut à tel point les personnes présentes que plusieurs ne purent retenir leurs larmes, à la vue de deux êtres se chérissant tendrement et se trouvant réunis après une si longue séparation."

Voir également : Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs de Hüseyin Cahit Yalçın 

Le général Halil Paşa (oncle d'Enver) et les Arméniens

Le panislamisme et le panturquisme de Nuri Paşa (frère d'Enver Paşa)

samedi 27 février 2021

Les Jeunes-Turcs et le sionisme


Theodor Herzl (partisan de la création d'un foyer national juif sous suzeraineté ottomane et sous la protection de l'Allemagne wilhelmienne, intégrant les musulmans locaux), lettre à Abdülhamit II (sultan partiellement d'origine juive, dont le règne a correspondu à une augmentation de la proportion de Juifs dans la fonction publique ottomane et en Palestine), citée dans son journal intime, 17 juin 1901, source : Theodor Herzl, Theodor Herzls Tagebücher, 1895-1904, volume III, Berlin, Jüdischer Verlag, 1923, p. 72-73 :


"Je ne sais pas s'il m'est permis de mentionner une autre chose. Je le fais sous toutes réserves, désirant avant tout ne point déplaire à V. M. I. [Votre Majesté Impériale] On est venu me trouver pour me dire qu'il y a à Paris un écrivain Mr. Ahmed Riza qui s'est fait connaître par ses attaques contre le Gouvt. Imp. On m'a dit qu'il y avait moyen de faire cesser ces attaques. J'ai pris simplement note de cette proposition sans me prononcer d'aucune façon, car il ne m'appartient pas de me mêler en quoi que ce soit aux affaires de ce genre, si désireux que je sois de servir en toute occasion l'auguste personne de V. M. I. Je ne ferai rien sans ordre, je ne verrai même pas ce monsieur sans autorisation. Mais si V. M. I. le croit utile, je m'occuperai de la chose, et il reste bien entendu que pour faire cesser les attaques je n'accepterais aucune récompense, excepté un mot de contentement de V. M. I., qui est pour moi la plus haute des récompenses.

J'ai, Sire, l'honneur, d'être de V. M. I.
le très humble et très obéissant serviteur."


Sam Lévy (journaliste juif et antisioniste de Salonique, sympathisant de l'Entente libérale, parti d'opposition au Comité Union et Progrès), lettre au Journal de Genève, reproduite dans L'Univers israélite, n° 8, 29 octobre 1915, p. 202 :


"Votre correspondant dit que « les deunmés se sont posés en champions du sionisme intégral » ; que « le résultat de l'activité turbulente des deunmés fut la révolution turque » ; que Talaat bey est un deunmé de Salonique » et que « Djavid bey était un petit employé des postes ».

N'ayant absolument rien de commun avec les juifs et le judaïsme moderne, dont ils sont même les ennemis, les deunmés ne se sont jamais occupés de sionisme. Cette doctrine, qui veut la restauration du royaume de Judée, ne compte que peu d'adeptes à Salonique.

La révolution turque n'est nullement l'oeuvre des deunmés, malgré la présence d'un des leurs, Djavid bey, au sein du comité Union et Progrès. Talaat bey est un bon musulman et un brave et honnête garçon. Djavid bey, dont je n'aime pas la politique, était professeur d'économie politique à la Faculté de Constantinople. Il était très érudit.

Djavid bey, qui est un grand orateur, n'a jamais parlé du haut du balcon du Cercle de Salonique. Il se trouvait à Bucarest au moment où la révolution turque éclata."


"Turquie et Sionisme", L'Univers israélite, n° 21, 4 février 1910 :


"Le docteur Nazim Bey [issu d'une famille de Turcs ethniques de Macédoine, et non de dönme], un des chefs les plus écoutés du parti jeune-turc, a eu avec un rédacteur du Journal de Salonique [dirigé par Sam Lévy], au sujet du récent Congrès sioniste et des vues qui y ont été exposées, un entretien dont nous extrayons les principaux passages :

— Les israélites, déclare Nazim Bey, qu'on dit être si prosaïques, se lancent dans des utopies, dans des idées absolument irréalisables.

— Qui vous dit que l'idéal sioniste est du domaine du rêve ?

— Mais nous tous nous le soutenons et je crois que nous ne nous trompons pas. Vos sionistes effraient la masse turque. Quant à l'élite, elle ne permettra jamais une concentration juive en Palestine. Jamais, au grand jamais, tant que nous vivrons et je crois que nous n'avons pas le pied dans la tombe.

« Si nous sommes favorables à une émigration juive chez nous, ce n'est pas uniquement parce que nous y trouverons notre compte. Les israélites nous apporteront des intelligences ouvertes, des concours matériels, ils feront de très bons sujets ottomans, tout cela est vrai. Mais nous leur ouvrons nos bras pour les secourir dans la misère morale qui est la leur.

« Nous recevrons les juifs aussi par tradition. Quand la catholique Espagne les exila, nous fûmes heureux de les recevoir et nous ne nous sommes pas trouvés mal. Aujourd'hui que la Roumanie les soumet à tous les devoirs sans leur reconnaître presque aucun droit, nous sommes disposés à les accueillir encore une fois. Je crois que c'est un sentiment humain que celui de tendre les bras à celui qui souffre.

« Si nous voulons recevoir les juifs, c'est à condition de choisir nous-mêmes la région où ils devront immigrer. Ils viennent chez nous et déjà avant de venir ils posent des conditions. Avouez que c'est trop de prétention. Ils ne cachent pas qu'ils veulent venir en Palestine avec une nationalité et des revendications toutes faites. Nous qui avons déjà assez à faire avec les diverses nationalités, nous n'avons aucune envie de nous créer de nouveaux soucis." (p. 658-659)


Feroz Ahmad, The Young Turks and the Ottoman Nationalities : Armenians, Greeks, Albanians, Jews, and Arabs, 1908-1918, Salt Lake City, University of Utah Press, 2014 :


"Bien que le CUP n'ait eu aucun problème avec la communauté sépharade, il a eu des problèmes avec les sionistes ashkénazes qui s'étaient installés en Palestine ottomane et avaient conservé la citoyenneté russe, refusant de l'abandonner pour la citoyenneté ottomane. En 1914, les dirigeants sionistes négociaient avec la Porte à Istanbul, au sujet de la naturalisation des Juifs russes en Palestine. Alors que les négociations étaient en cours, le 17 décembre 1914, 500 Juifs russes ont été arrêtés par le kaymakam de Jaffa et déportés en Egypte. Arthur Ruppin [sioniste allemand et responsable de la colonisation juive en Palestine] s'est plaint aux autorités, mais sans effet. "Qu'un kaïmakam soit capable de détruire le travail de tant d'années en une seule journée m'a fait réaliser sur quelles bases faibles reposent tous nos efforts de colonisation." Le kaymakam Bahaeddin Bey se méfiait des intentions sionistes depuis un certain temps. Dans un article de journal cité par Ruppin, il affirmait que les sionistes "veulent établir leur propre gouvernement et émettent déjà des timbres... et des billets de banque... Ce qui est pire, il croit en fait toutes ces absurdités et a dit à d'autres responsables, en toute sincérité, que les sionistes ont déjà secrètement formé leur propre gouvernement... et que nous n'attendons que l'arrivée des Britanniques pour reconnaître ouvertement son existence." [Isaiah] Friedman attribue certaines des décisions prises contre les sionistes au caractère décentralisé du pouvoir ottoman ou à la faiblesse du gouvernement central. Le kaymakam Bahaeddin Şakir, écrivait-il, se sentait assez fort pour prendre la loi en main et ordonner l'expulsion des Juifs russes. Mais ce n'était pas un cas isolé pendant la guerre. Les gouverneurs agissaient souvent indépendamment des ordres de la Porte." (p. 107-108)


David Ben Gourion, Les Arabes, les Palestiniens et moi, Paris, Presses du temps présent, 1974 :


"Je rencontrai l'expression d'une opposition politique arabe au printemps de 1915, après que la Turquie fut entrée dans la guerre aux côtés de l'Allemagne. Avec I. Ben-Zvi , j'étudiais le droit à l'Université de Constantinople, où j'avais des camarades et des amis parmi les étudiants turcs et arabes. Nous ne parlions jamais du problème juif... Nous rentrâmes en Palestine pour les grandes vacances, au début d'août 1914 ; nous étions en route quand la guerre éclata. Jemal Pacha vint en Syrie-Palestine superviser le front Sud de l'Empire Ottoman. Il commença par réprimer le mouvement nationaliste arabe et pendit à Beyrout certains de ses dirigeants. En Palestine, il s'en prit au mouvement sioniste  ; quand on trouva nos noms (celui d'Isaac Ben-Zvi et le mien) sur la liste des délégués au Congrès Sioniste, nous fûmes interrogés par un officier turc et Jemal Pacha ordonna de nous expulser de l'Empire « pour ne jamais y revenir ». Nous restâmes arrêtés jusqu'à l'expulsion mais, en notre qualité d'étudiants inscrits dans une université turque, on nous traita avec bienveillance et on nous permit, pendant la journée, de nous promener dans l'enceinte du Sérail (groupe de bâtiments officiels comprenant également la prison). J'y rencontrai un étudiant arabe, Yehia Effendi, que j'avais connu à Constantinople. Quand il me demanda ce que je faisais là, je répondis que j'étais détenu et qu'on avait ordonné de m'expulser de l'Empire. Mon ami Yehia Effendi réagit en ces termes : « En tant qu'ami, je le regrette ; en tant qu'Arabe, je m'en réjouis ». Pour la première fois, j'entendis un Arabe exprimer une hostilité politique à notre égard." (p. 11)


J., "Le Sionisme, la Turquie et l'Allemagne", L'Univers israélite, n° 51, 25 août 1916 :


"Un télégramme de La Haye à l'agence Central News porte : « La légation de Turquie a publié un démenti formel aux bruits relatifs à des négociations entre la Turquie et M. Morgenthau sur la cession de la Palestine aux sionistes » (Jewish Chronicle du 11 août). Ce démenti peut paraître intéressé. Il est conforme en tout cas à l'attitude constante du parti jeune-turc vis-à-vis du sionisme. Les Jeunes-Turcs, nationalistes et centralisateurs, se sont toujours méfiés des aspirations sionistes. Quelques années avant la guerre, le sionisme a été dénoncé et réprouvé à la Chambre des députés ottomane. La guerre n'a pas changé les dispositions du parti gouvernemental, au contraire. C'est ce dont témoignent des déclarations toutes récentes de personnages influents de Constantinople. Hussein Djahid Bey, vice-président de la Chambre, a déclaré à un rédacteur du journal Jüdisches Echo que « la Turquie ne peut tolérer la fondation d'un Etat — non ottoman — dans l'Etat » et que ce n'est pas après avoir supprimé les Capitulations pour éliminer les tendances particularistes des nations étrangères qu'elle favoriserait un séparatisme juif en Palestine (Israël du 3 août). Talaat Bey, ministre de l'Intérieur, interviewé par un correspondant de l'Evening Mail sur l'attitude du gouvernement turc vis-à-vis du mouvement sioniste, a répondu qu'il « regardait avec défaveur les sionistes qui ont des ambitions politiques sur la Palestine et qu'il les considérait comme des ennemis de la Turquie. Toutes les parties de l'Empire, a-t-il ajouté, à l'exception de la Palestine, sont ouvertes aux juifs qui désirent devenir sujets ottomans ». Les Jeunes-Turcs voient dans les sionistes des ennemis de leur politique et de leur gouvernement et sont prêts à les persécuter autant qu'ils peuvent (Jewish Chronicle du 4 août). Le fait est que Djemal Pacha, le « proconsul » de la Syrie, s'en est pris aux sionistes de Palestine et à leurs institutions.

On peut juger après cela à quel point il est vraisemblable que le gouvernement turc, « après avoir hésité pour la forme (?), ait admis... le principe de cette cession » de la Palestine aux sionistes." (p. 609-610)


"Nouvelles diverses", L'Univers israélite, n° 22, 23 février 1917 :


"— Le gymnase juif de Jaffa a pu se maintenir jusqu'à présent, malgré les grandes difficultés du moment. Il compte cette année 446 élèves et 27 professeurs. L'inspecteur ottoman de l'instruction publique en Palestine, Djemal Bey [à ne pas confondre avec Cemal Paşa], qui vient de le visiter, a exprimé son admiration pour la remarquable tenue de cet établissement." (p. 532)


Isaiah Friedman, Germany, Turkey and Zionism, 1897-1918, Oxford, Oxford University Press, 1977 :


"Une atmosphère de morosité a envahi le Yishouv lorsque Djemal Pacha est arrivé à Jérusalem. Le grand rabbin et un certain nombre de notables venus l'accueillir l'ont entendu dire crûment que les Juifs palestiniens entretenaient des "aspirations séparatistes" ; le sionisme était un "mouvement révolutionnaire et anti-turc, qui doit être éradiqué''. Quelques jours plus tard, Zakey Bey [gouverneur de Jérusalem] a été démis de ses fonctions et Beha-ed-Din, précédemment destitué par la Porte, a été nommé par Djemal comme son adjudant et conseiller politique. De ce poste, Beha-ed-Din pouvait lancer une campagne antisioniste plus vigoureuse qu'auparavant. Les ordres, une fois imposés au seul district de Jaffa, ont été étendus dans tout le pays ; les drapeaux sionistes ont été confisqués, l'utilisation de l'hébreu dans la correspondance a été interdite, l'Anglo-Palestine Bank a été fermée, la possession des timbres du Fonds national juif pouvaient entraîner la condamnation à mort et plusieurs personnalités de premier plan ont été arrêtées. De plus, les armes qui avaient été confisquées aux Juifs étaient distribuées librement aux mercenaires arabes. Le projet d'une milice juive qui avait été étudié au bureau de Zakey a été rejeté. Beha-ed-Din a déclaré à Djemal qu'il ne faisait pas confiance aux Arabes, mais encore moins aux Juifs : "si ces derniers étaient armés, ils se rangeraient du côté des Britanniques et lutteraient contre les Turcs". Un tel argument ne semblait pas étrange. Hassan Bey [gouverneur militaire], obsédé par la peur d'un débarquement britannique sur la côte palestinienne, partageait cette suspicion. Elle contamina bientôt Djemal, qui devint encore plus convaincu à la suite de la publication d'un article dans le Times de Londres proposant de "remettre la Palestine aux Juifs".

Il y avait encore une différence essentielle qui caractérisait la deuxième phase d'activité de Beha-ed-Din. Alors qu'autrefois elle était dirigée contre tous les Juifs étrangers, elle était maintenant concentrée uniquement contre les sionistes, même ceux qui étaient des sujets ottomans de longue date. Cette distinction est apparue grossièrement au grand jour dans sa proclamation publiée dans le journal hébreu Hacherut (25 janvier), dans laquelle il qualifiait les Juifs de "nos alliés'' et de "vrais fils de la patrie'', contrairement aux sionistes qui étaient qualifiés de "méchants éléments révolutionnaires", qui essayaient de créer dans la région palestinienne de l'Empire ottoman "un Etat juif... causant ainsi du tort aux personnes de leur propre race". C'est pourquoi le gouvernement avait ordonné la confiscation des drapeaux sionistes, des timbres, des billets de banque de la Compagnie Anglo-Palestine et avait décrété la dissolution des sociétés et organisations sionistes "secrètes". A leur égard, conclut Beha-ed-Din, "nous resterons à jamais des ennemis implacables".

Beha-ed-Din était allé trop loin. Sa tentative de creuser un fossé entre un Juif et un autre a suscité une vive protestation de la part du grand rabbin séfarade Moses Franco, qui a été publiée dans Hacherut ; tandis qu'à Constantinople des forces puissantes se sont mises en mouvement contre lui. Le 9 février, Lichtheim [sioniste allemand, représentant de l'Organisation sioniste mondiale à Istanbul] a câblé à l'exécutif sioniste à Berlin : "La culpabilité principale incombe à Beha-ed-Din, le secrétaire de Djemal. Mesures prises. Les ambassadeurs allemand et américain ont promis leur soutien. J'espère réussir..." L'espoir de Lichtheim était bien fondé. Il a noté à quel point Wangenheim était furieux d'apprendre la source du problème. "Ces deux scélérats [Beha-ed-Din et Hassan Bey] doivent partir... Je ne tolérerai pas ce comportement méprisable", s'est-il exclamé. Il a pris contact avec Morgenthau et ils ont tous deux exercé une pression concertée sur les ministres turcs. Normalement, Wangenheim a gagné sa cause par la diplomatie mais à cette occasion il n'a pas hésité à parler durement avec Talaat et à lui reprocher avec force. Sur ce, Talaat a demandé un rapport sur la Palestine et a ordonné que "les injustices soient rectifiées". Il a promis à Wangenheim que Beha-ed-Din serait rappelé. Talaat, à l'époque également ministre des Finances, avait ses propres griefs contre Djemal pour ne pas l'avoir consulté avant de fermer l'Anglo-Palestine Bank. Il a révélé à Morgenthau que les mesures mises en œuvre à son insu seraient révoquées. Enver Pacha, qui a également été approché par Morgenthau, a immédiatement informé Hassan Bey que "de la considération doit être montrée envers tous les Juifs".108 (...)

108 Lichtheim, She'or Yoskuv, p. 336 ; Rückkehr, p. 295 ; Manuel, op. cit, p. 126. Le professeur Manuel pense qu'Enver, en faisant cette déclaration, entendait simplement apaiser Morgenthau, "tandis que les fonctionnaires locaux procédaient comme d'habitude [dans leur] technique usée par le temps" (ibid., également p. 123, 128). Cependant, en ignorant le bras de fer entre la Porte et les autorités locales, l'accusation de duplicité turque de la part de Manuel dans cette affaire est intenable." (p. 218-221)

"En tout cas, Lichtheim a été soulagé d'apprendre que la Porte n'était pas responsable du procès du timbre [procès en cour martiale d'Arthur Ruppin, Jacob Thon et d'autres sionistes du Bureau palestinien]. Que le fait qu'elle a, à l'instigation juive, destitué Hassan Bey de ses fonctions et l'a remplacé par un commandant plus sympathique était de bon augure. Djemal Pacha, aussi, est devenu plus aimable et continuait d'employer des ingénieurs et des agronomes juifs dans son administration. Il les trouva si habiles et dignes de confiance qu'il se sentit justifié de rejeter une offre de Berlin de fournir à son armée des techniciens et des médecins allemands. A une occasion, il se vantait devant Enver que les réalisations de l'usine d'armement de Damas étaient dues à "notre homme [Abraham Krinitzi] et non à l'initiative allemande".28 (...)

28 Abraham Krinitzi, B'Koah Hamaase [En vertu de l'acte] (Tel Aviv, 1940), p. 42. En 1916-1918, Krinitzi a été directeur technique d'une usine de munitions à Damas. En 1922, il fut l'un des cofondateurs de Ramat Gan, près de Tel Aviv, et devint plus tard son premier maire, servant jusqu'à sa mort en 1969." (p. 274-275)

"Non seulement il [Cemal] était un membre important du triumvirat et le commandant suprême de la quatrième armée ottomane, mais avec les frictions croissantes entre Talaat et Enver, Talaat a été contraint de s'appuyer sur Djemal dont l'hostilité au sionisme était plus profonde que jamais. Dans une interview donnée à Ernst Jäckh en mai 1917, Djemal a déclaré qu'il n'autoriserait plus aucune immigration juive en Palestine ; le sionisme était "extrêmement préjudiciable" à l'empire ottoman. Si des doutes subsistaient sur l'attitude de Djemal, ses déclarations faites à Constantinople et à Berlin les dissipaient complètement. Lors de sa rencontre avec Waldburg [conseiller de l'ambassade allemande] à Constantinople, en route vers l'Allemagne, Djemal s'est déclaré "non pas un antisémite, mais un ennemi du sionisme". Il s'est fermement opposé au rapatriement des évacués de Jaffa, ce qui conduisit Ruppin à admettre que tous les efforts en vue d'un changement d'attitude au sein du gouvernement turc avaient échoué." (p. 329)

"Dix jours après l'évacuation de Jaffa [en avril 1917], Djemal a convoqué tous les consuls et leur a dit qu'en dépit des succès sur le front de Gaza, il devait évacuer la population civile de Jérusalem dans les vingt-quatre heures. L'ennemi pourrait avancer plus vite que prévu et il a exhorté les consuls à conseiller à leurs ressortissants respectifs de partir le plus tôt possible. Brode [consul allemand à Jérusalem], appuyé par d'autres consuls, a contesté la prémisse de Djemal, car, selon l'autorité compétente, aucun danger militaire ne menaçait Jérusalem. L'autorité à laquelle Brode se référait était le colonel bavarois (futur général) Friedrich Freiherr Kress von Kressenstein, chef d'état-major du huitième corps de la quatrième armée ottomane. Décrit comme son "cerveau militaire directeur", Kress était "un soldat vaillant, résolu et capable [qui] a toujours imposé le respect à ses adversaires britanniques". Rafael de Nogales, le gouverneur militaire ottoman du Sinaï, qui connaissait de près Kress, a témoigné qu'il était "l'idole de ses officiers'', pour qui le mérite d'avoir repoussé les Britanniques sur le front de Gaza lui revenait principalement. De l'avis de Kress, l'intention de Djemal de transférer toute la population de Jérusalem à l'est du Jourdain et à l'intérieur de la Syrie confinait à la folie. La position sur le front égyptien semble avoir été stabilisée et même si le haut commandement avait eu l'intention de défendre Jérusalem, les forces allemandes et ottomanes n'auraient guère été autorisées à combattre dans les limites de la ville sainte. Cela a éliminé toute nécessité d'évacuer la population civile. Kress soupçonnait fortement que Djemal nourrissait des "projets politiques cachés" de débarrasser Jérusalem de ses habitants étrangers et de la convertir en une ville purement musulmane et en un bastion turc. Si farouche que soit l'idée, elle n'était pas totalement en contradiction avec la constitution mentale de Djemal, car, bien qu'aimant afficher une certaine tolérance, il n'en était pas moins un fanatique musulman et un chauviniste turc [affirmation qui est très éloignée de la réalité historique]. Kress ne pouvait offrir aucune autre explication. "L'évacuation de Jérusalem", nous dit-il dans ses mémoires, "aurait été une grande erreur tactique" et aurait entraîné les personnes concernées dans des dangers terrifiants. (...)

C'étaient des mots audacieux [adressés à l'ambassade allemande] ; venant d'un officier aussi compétent que Kress, ils ne pouvaient rester ignorés. Kühlmann [ambassadeur allemand] a promis de soulever la question auprès de Talaat Pacha, le Grand Vizir, mais pas en des termes aussi drastiques.

Zimmermann [ministre des Affaires étrangères allemand] était plus efficace. Le 26 avril, lorsqu'il a abordé la question avec le haut commandement, il savait ce qu'il faisait. Les autorités militaires ont peu utilisé les subtilités diplomatiques et, sur leurs instructions explicites, Enver Pacha a ordonné à Djemal d'annuler l'évacuation. Kress était ravi de la défaite de son ennemi juré ; encore plus gratifiant fut le fait que Jérusalem, du moins pour le moment, fut sauvée." (p. 351-353)


Sean McMeekin, The Berlin-Baghdad Express : The Ottoman Empire and Germany's Bid for World Power, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2010 :


"Le rôle historique de l'Allemagne au Moyen-Orient, cependant, ne se limite guère à l'héritage du stratagème bâclé du djihad. Facile à oublier aujourd'hui, vivant comme nous le faisons dans la longue ombre morale de l'Allemagne nazie et de l'Holocauste, l'Allemagne wilhelmienne était aussi le foyer spirituel et politique du sionisme. Comme le Times de Londres s'en est plaint en 1911 — la même année, le pauvre Djavid Bey a été rituellement exploité en tant que crypto-juif au congrès du CUP pour l'édification des Britanniques — les dirigeants du mouvement sioniste étaient "des Juifs parlant yiddish, comprenant tous l'allemand". En effet, l'opinion dominante au sein du gouvernement britannique avant et pendant la Première Guerre mondiale était que "le sionisme n'était qu'un outil du ministère allemand des Affaires étrangères''. Comme Sir Ronald Graham l'écrivait à Arthur Balfour peu de temps avant que ce dernier ne publie sa fameuse déclaration : "Nous pourrions à tout moment être confrontés à un mouvement allemand sur la question sioniste et il faut se souvenir que le sionisme était à l'origine, sinon une idée juive allemande, en tout cas une idée juive autrichienne."

Il est facile de rejeter les craintes britanniques en temps de guerre sur la puissance du sionisme allemand, qui étaient en lien avec l'exagération générale de l'influence juive dans le monde entier à Whitehall. Certes, les notions anglaises sur les francs-maçons crypto-juifs dönme [on peut ajouter une composante "tsigane" à cette théorie du complot] tirant les ficelles du gouvernement du CUP étaient complètement exagérées. L'attente britannique, exprimée par Sir Mark Sykes après la révolution de Février, selon laquelle une adoption publique du sionisme aiderait à maintenir la Russie dans la guerre en enrôlant ses millions de Juifs derrière la cause alliée, était encore plus erronée. L'idée que les Juifs dirigeaient secrètement Constantinople ou Pétrograd était un sinistre fantasme.

Dans le cas allemand, cependant, l'idée britannique d'une influence sioniste omniprésente avait une base plus solide.
Lorsque la guerre est arrivée en Europe en 1914, l'exécutif sioniste international était basé à Berlin au 8 Sachsische Strasse, et deux de ses six membres étaient des Allemands. Alors que l'empereur Guillaume s'était considérablement refroidi dans son soutien au sionisme depuis son alliance malheureuse en 1898, la plupart des sionistes allemands sont restés de fervents partisans du trône des Hohenzollern, en particulier après que l'Allemagne a livré bataille à la Russie tsariste, universellement considérée comme le plus grand ennemi de la communauté juive mondiale. Le ministère allemand des Affaires étrangères, comme nous l'avons vu dans "Aperçu de l'activité révolutionnaire que nous entreprendrons dans le monde islamo-israélite" d'août 1914 [mémorandum d'Otto Günther von Wesendonk, orientaliste et diplomate], considérait le sionisme comme une arme politique tout aussi dangereuse pour la Russie que le djihad d'Oppenheim [orientaliste au service de la Wilhelmstrasse] l'était pour la Grande-Bretagne. Pas moins que les Britanniques qui craignaient le lien germano-juif, Wesendonck considérait le sionisme international comme "similaire à l'ordre jésuite dans la rigueur de sa discipline", les membres observant "la plus stricte obéissance envers leurs dirigeants". Il était donc possible, a-t-il proposé, pour Berlin de "gagner toute l'organisation des sionistes à notre cause", ce qui s'avérerait "un outil d'une valeur incalculable" pour détruire l'effort de guerre de la Russie." (p. 342-343)

"Les Allemands auraient tant aimé inonder la Palestine avec les Juifs sionistes généralement pro-allemands d'Europe de l'Est, cependant, les Turcs étaient beaucoup moins enthousiastes à cette idée. C'était l'avertissement du ministre ottoman des Affaires étrangères à Wilhelm qui avait mis un frein sur le soutien officiel allemand au sionisme en 1898. De la même manière, c'est l'inquiétude quant à la réaction de la Porte qui a empêché le sous-secrétaire d'Etat allemand de publier sa propre déclaration Balfour en juin 1915. Tandis que Zimmermann concluait avec délicatesse sa lettre au rabbin Jacobus, "la suggestion de la création progressive d'une province juive avec une administration autonome rencontrerait de grandes difficultés".

La question de la politique sioniste ottomane pendant la guerre reste controversée. Talaat, qui en tant que ministre de l'Intérieur est généralement blâmé pour les pires excès de la campagne de déportation arménienne, était remarquablement plus amical envers les minorités juives en Turquie. Pendant la guerre, Talaat s'est efforcé de rester en bons termes avec l'ambassadeur américain Morgenthau, qui était lui-même juif et, comme beaucoup d'Américains, vivement intéressé par le sort des colons juifs de Palestine. Djemal, qui dirigeait la majeure partie de la Syrie et de la Palestine pendant la guerre en tant que dictateur de fait, n'était pas un partisan de la poursuite de la migration sioniste, mais cela ne signifiait pas qu'il était hostile aux colons juifs vivant déjà sur le territoire ottoman. Alors que Djemal avait d'abord acquiescé à la répression antisioniste de Beha-ed-Din à Jaffa pendant le premier hiver de la guerre, il s'est ensuite rétracté. Djemal a travaillé en étroite collaboration avec plusieurs ingénieurs et agronomes juifs venus travailler dans son administration. Djemal a trouvé ces colons sionistes "si habiles et dignes de confiance'', qu'il "a rejeté une offre de Berlin de fournir à son armée des techniciens et des médecins allemands", et s'est même vanté que les réalisations de l'usine d'armement de Damas étaient dues à "notre homme'' — un sujet juif — "pas le résultat de l'initiative allemande".

Malgré sa reconnaissance pour les contributions des colons juifs à la vie économique ottomane, Djemal a refusé d'embrasser le sionisme. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. Alors que très peu de colons juifs ont participé à des activités séditieuses de quelque nature que ce soit pendant la guerre, la propagande sioniste de plus en plus stridente émanant des capitales de l'Entente en 1916 et 1917, sans parler du recrutement ouvert par Vladimir Jabotinsky d'un "régiment juif '' pour rejoindre l'offensive britannique en Palestine, était difficile à ignorer pour le gouvernement ottoman. Les populations minoritaires ottomanes avaient longtemps été utilisées, sciemment ou non, par des puissances extérieures comme des chevaux de Troie pour l'intervention et l'invasion : la guerre de Crimée avait été littéralement faite pour des "droits de protection" contestés pour les chrétiens du Levant. Les partisans arméniens n'avaient-ils pas aidé les Russes à Sarıkamış et à Van ? La plupart des conspirateurs arabes exécutés par Djemal en 1915-16 n'ont-ils pas été compromis par un lien avec la France (comme le montrent les documents saisis au consulat de Damas) ? Et qu'en est-il de la rébellion de Hussein, ouvertement aidée et encouragée par des agents britanniques ? Il n'est pas nécessaire de défendre la brutalité ottomane pendant la guerre pour comprendre que le potentiel de sédition était très réel, que les sionistes soutenus par les Britanniques aient ou non jamais mis des hommes armés sur le champ de bataille.

Alors que l'intrigue entourant la question sioniste atteignit son point culminant à l'été 1917, Djemal était l'homme du moment. Les Turcs et les Allemands savaient très bien que les sionistes de Londres se rapprochaient d'un soutien britannique. Mais Berlin pourrait-il leur barrer la route ? Sans le consentement de son allié turc, le gouvernement allemand n'a pas pu faire d'appel public ; les journaux allemands non plus (la Wilhelmstrasse s'est même appuyée sur la Frankfurter Zeitung à un moment donné pour empêcher un éditorial pro-sioniste, "au vu des soupçons du gouvernement turc sur les aspirations sionistes"). Ainsi, lorsque Djemal est venu à Berlin à la fin du mois d'août, les dirigeants sionistes allemands ont essayé de lui forcer la main. Lors d'une réunion avec Arthur Hantke et Richard Lichtheim le 28 août 1917, Djemal a réitéré ses promesses antérieures de protéger les Juifs ottomans et a même encouragé de nouvelles migrations juives vers l'empire — tant que les nouveaux arrivants s'installeraient ailleurs qu'en Palestine. Ce n'était pas simplement le potentiel de sédition parrainée par l'Entente en Palestine qui préoccupait Djemal, mais l'hostilité écrasante de la population arabe là-bas envers les Juifs. Faisant écho au point de vue de Djemal avec une formulation encore plus forte, peu de temps avant la publication de la déclaration Balfour, Talaat (à présent Grand Vizir) a déclaré à l'ambassadeur allemand Bernstorff que "je serais heureux d'établir un foyer national pour les Juifs [en Palestine]". Mais l'entreprise n'aurait guère de sens, a averti Talaat, car à la fin, "les Arabes auraient uniquement tué les Juifs"." (p. 349-351)

"Il est intéressant de constater que Djemal et Talaat, qui avaient une expérience réelle de l'administration des populations minoritaires, souvent hostiles les unes aux autres, de l'Empire ottoman, étaient beaucoup moins optimistes que les Britanniques quant aux relations arabo-juives. Alors que Djemal a été critiqué à plusieurs reprises pendant la guerre pour ses persécutions antisémites, comme nous l'avons vu, il avait en fait une haute estime pour les Juifs qui travaillaient pour lui. De manière révélatrice, le commandant de la quatrième armée ottomane a admis à un moment donné au début de 1915, devant Albert Antebi [un Sépharade de Syrie], porte-parole de la colonie juive du Yishouv en Palestine, que ses persécutions contre les Juifs étaient politiquement motivées, en raison de son "besoin d'apaiser les Arabes''. Talaat, pour sa part, était convaincu qu'une nouvelle colonisation sioniste enflammerait les Arabes contre les Juifs, quelle que soit la puissance qui contrôlerait la Palestine après la guerre. De manière presciente, le Grand Vizir prédit en juillet 1918 (après la chute de Jaffa et Jérusalem aux mains d'Allenby) que, suite à l'inévitable explosion des tensions ethniques, "l'Angleterre émergerait comme une protectrice des Arabes". Bernstorff, l'ambassadeur allemand qui a rapporté ces propos, était également convaincu que la promesse de Balfour aux sionistes n'était pas sincère, car elle allait directement à l'encontre du désir de Londres de "fonder un empire anglo-arabe"." (p. 354)


"Question juive", Bulletin quotidien de presse étrangère, n° 692, 22 janvier 1918 :

"OPINION ALLEMANDE. — Pour la première fois, dans les déclarations de M. Balfour à Lord Rothschild, le sionisme a été reconnu officiellement par une grande puissance comme problème politique, et comme tel il a été inscrit au programme du Congrès de la paix. Il est compréhensible que les sionistes aient salué avec joie cette consécration attendue par eux depuis si longtemps, et il est probable qu'ils attendent de l'Angleterre plus que l'Angleterre n'a l'intention de leur accorder. Car pour l'Angleterre la question de la Palestine n'est qu'un aspect de son vaste programme oriental ; elle est une étape sur la route qui mène de l'Egypte aux Indes. Il est naturel que l'Angleterre ne songe à faire de la Palestine autre chose qu'une colonie anglaise ; elle ne favorisera l'accès du pays qu'aux juifs de l'Entente et l'interdira probablement aux autres. Wilson a aussitôt désigné Brandeis, le chef des sionistes d'Amérique, comme plénipotentiaire des Etats-Unis au Congrès de la paix et l'a chargé d'étudier dès maintenant la question. Il s'acquiert ainsi la reconnaissance de plus de 2 millions de juifs américains, pour la plupart sionistes, et il s'assure une représentation efficace de l'Amérique dans toutes les questions orientales que soulèveront les négociations de paix. — Les puissances centrales ne peuvent rester étrangères au problème. Le comte Czernin [ministre des Affaires étrangères austro-hongrois] s'est déclaré favorable au sionisme ; von dem Busche [sous-secrétaire d'Etat à la Wilhelmstrasse] l'a imité. Mais il est évident que les déclarations du gouvernement allemand sont gênées par la nécessité de ne pas heurter l'impérialisme turc, qui est absolument hostile au sionisme, comme l'a laissé entendre déjà le Grand Vizir Talaat Pacha, bien qu'avec une prudence toute diplomatique. Il n'admet pas que les juifs de Palestine, après la suppression des Capitulations, ne deviennent pas sujets turcs. Quoi qu'il en soit, le problème sioniste mérite d'être suivi avec la plus grande attention par les hommes politiques d'Allemagne ; son importance est considérable en ce qui concerne les relations économiques de l'Allemagne avec l'Orient. — (Carl Endres) Münchner Neueste Nachrichten, 16.1." (p. 4)


Youssef Courbage, "Les Juifs dans l'Empire ottoman jusqu'à la déclaration Balfour (1917)", Carep-paris.org, 28 octobre 2018 :


"En définitive, les efforts d'un Ben Gourion ou d'un Jabotinsky pour convertir l'Empire ottoman au sionisme étaient superflus car ses dirigeants y répugnaient. Ce ne sont pas non plus les manoeuvres tardives de Talaat Pacha qui changèrent le cours des choses. En effet, après la déclaration Balfour et quelques mois avant la défaite de l'Empire, ce membre du triumvirat (également composé d'Enver Pacha et Jamal Pacha) avait exprimé sa sympathie pour l'idée d'un foyer national juif en Palestine [et non un Etat séparé]. Il s'agissait d'une tentative désespérée pour damer le pion aux Britanniques plutôt que d'une aspiration sincère."


Voir également : Abdülhamit II et Theodor Herzl

Theodor Herzl, décoré de l'ordre du Medjidié par Abdülhamit II

Theodor Herzl a refusé de soutenir le terrorisme visant Abdülhamit II 

David Ben Gourion et la Turquie

L'engagement de Moshe Sharett dans l'armée ottomane

Nahum Goldmann et les Empires centraux

Le Comité pour la libération des Juifs de Russie

Une des "raisons" de l'antisémitisme arménien : la loyauté des Juifs ottomans à leur Etat, sous Abdülhamit II (Abdul-Hamid II) et les Jeunes-Turcs

Les antisémites arméniens croient dans l'existence d'un "complot juif" derrière la Turquie (hamidienne, unioniste et kémaliste), l'Allemagne wilhelmienne et la révolution bolchevique

Un thème récurrent de la propagande arménienne : le soi-disant complot judéo-maçonnique et dönme derrière la révolution jeune-turque

Le vrai visage de l'"alternative libérale" au Comité Union et Progrès et au kémalisme

Les Jeunes-Turcs, fidèles à la vieille tradition ottomane d'accueil des immigrants juifs

Le plan jeune-turc de peuplement juif de la Macédoine ottomane

Le bektachi Mehdi Frashëri : de l'administration jeune-turque au Haut Conseil de régence

Lucien Sciuto et la fraternité turco-juive

Cemal Paşa et les Juifs

Enver Paşa et les Juifs

Talat Paşa et les Juifs

La gouvernance de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en Syrie (1914-1917)

Le nationalisme turc est-il la cause de la Grande Révolte arabe de 1916 ?

Les Arabes ont trahi l'Empire ottoman

Ali Fuat Erden et Hüseyin Hüsnü Erkilet : d'une guerre mondiale à l'autre

Enver Paşa (Enver Pacha) et les chrétiens de Jérusalem

Talat Paşa (Talat Pacha) et la Palestine

La déportation des Arméniens : une mesure conjoncturelle et temporaire

samedi 20 février 2021

La propagande "islamophile" de l'Entente contre le régime jeune-turc


Le colonel Brémond, Conseils pratiques pour les cadres de l'armée appelés à servir au Levant ou en Afrique, Paris, Charles-Lavauzelle & Cie, 1922, p. 56-60 :

"L'empire islamique arabe reconstitua rapidement une puissance méditerranéenne en conflit avec les tentatives adverses des Carlovingiens et de la papauté et avec le reste de l'empire romain qui s'effritait autour de Byzance. Il est à noter que les khalifes adoptèrent les formes administratives byzantines et perses en leur donnant simplement des noms arabes.

D'après le Coran, la seule condition imposée par le Prophète à ses successeurs est d'être koréichite, c'est-à-dire d'appartenir à la tribu noble de La Mecque qui portait ce nom et avait la garde du « Bit Allah », la Maison de Dieu, lorsque N. S. Mohammed commença son apostolat.

Il est évident que le sultan turc, qui n'est même pas arabe, ne remplit pas cette condition. Mais, tandis que, dès le début de la papauté et malgré ses efforts, les pouvoirs spirituels et temporels se sont séparés chez les chrétiens, chez les musulmans, au contraire, le pouvoir temporel, signe de la grâce d'Allah, entraîne le pouvoir spirituel ; il n'y a eu qu'une exception au moment des sultans seldjoukides. Les musulmans, à l'heure actuelle, se rendent tous compte que la disparition de la Turquie, seul Etat musulman indépendant, est un dommage pour l'Islam. Ils ne la désirent donc pas ; mais leur résistance à cet événement est loin d'être uniforme. Elle n'est pas sans quelque ressemblance avec celle qui se manifesta chez les catholiques contre la disparition des Etats du pape.

Il existe d'ailleurs, chez beaucoup de Turcs cultivés (mais pas dans le peuple qui demeure obstinément fidèle à son padishah khalifa), l'opinion que le sultan aurait intérêt à abandonner son caractère religieux pour devenir un souverain civil ; c'est la même catégorie de Turcs qui envisage l'abandon des caractères arabes et l'emploi des caractères occidentaux, réforme à laquelle le clergé musulman est formellement opposé, mais qui est déjà pratiquée en Albanie.

Il est à noter, d'ailleurs, que l'islamisme des Turcs dirigeants est très sujet à caution ; au cours de la guerre, assiégés dans le fort Djiad, à La Mecque, ils n'ont pas hésité à tirer sur le « Bit Allah » que leurs obus ont atteint, tuant et blessant des musulmans en prière dans le temple, sans aucune utilité militaire.

A Médine, le général Fakri-Pacha [Fahrettin Paşa] avait fait dépouiller le tombeau du Prophète et envoyer à Constantinople les objets précieux qu'il contenait [ces reliques sont toujours conservées au palais de Topkapı], notamment le fameux diamant Koukab (l'Etoile). Il fit raser toutes les maisons autour du temple pour le transformer en réduit, dans lequel il fil arriver la voie ferrée, faisant de ce lieu vénéré, sa gare, son magasin et son poste de commandement [le patrimoine architectural de Médine sera en fait largement détruit sous la dynastie des Saoud, pour des raisons dogmatiques (les wahhabites s'étaient déjà lancés dans cette entreprise au début du XIXe siècle) et pratiques]. Pendant ce temps, le malik Hossein ben Ali, qui, lui, est un koréichite, nous interdisait de couper l'eau à la ville de Médine pour ne pas empêcher les ablutions de la prière, et défendait aux aviateurs anglais de survoler le temple et de le bombarder, interdictions qui ont enlevé la possibilité de prendre la ville.

Fakri-Pacha a, d'ailleurs, amené des officiers allemands jusqu'à Médine. Nos détachements en ont tué plusieurs sur la voie ferrée.

Enfin, au cours de la guerre, imitant ses maîtres allemands qui reprenaient le culte d'Odin et de Wotan [le régime de l'Allemagne wilhelmienne reposait sur l'alliance entre les Hohenzollern (une dynastie passée du calvinisme au luthéranisme) et les Junkers (aristocratie prussienne et luthérienne) : à noter que le général Ludendorff ne deviendra un anti-chrétien convaincu et déclaré que sous Weimar], Enver-Pacha fit officiellement reprendre les vieux cultes turcs antérieurs à la conversion de leurs hordes à l'Islam [Enver était un musulman croyant et pratiquant (ce qui était connu de son entourage), bien que partisan résolu de la modernisation de la société et de l'Etat ottomans, ainsi que du multi-confessionnalisme]." 

Voir également : La montée du nationalisme arabe sous Abdülhamit II

Le projet islamiste de division et d'arabisation de l'Empire ottoman

Le conflit entre le régime d'Abdülhamit II et l'intelligentsia islamiste arabe

Un thème récurrent de la propagande arménienne : le soi-disant complot judéo-maçonnique et dönme derrière la révolution jeune-turque

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Les intellectuels islamistes et la révolution jeune-turque

Le panislamisme en Turquie : d'Abdülhamit II à Mustafa Kemal

La gouvernance de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en Syrie (1914-1917)

Le nationalisme turc est-il la cause de la Grande Révolte arabe de 1916 ?

Les Arabes ont trahi l'Empire ottoman

La précocité du nationalisme turc de Mustafa Kemal

L'empreinte d'Enver et Kemal sur les luttes anticoloniales du monde musulman

La cause de l'indépendance turque (1919-1923) : entre le marteau britannique et l'enclume bolchevique 

Le facteur kémaliste dans les révoltes anticoloniales en Syrie

L'impact de l'oeuvre d'Atatürk sur les musulmans d'Inde

Le panislamisme en Turquie : d'Abdülhamit II à Mustafa Kemal


Documents diplomatiques français (1871-1914), 2e série : "1901-1911", tome XII : "9 février 1909-26 octobre 1910", Paris, Imprimerie nationale, 1954, p. 870-872 :

"556.

M. BOPPE, CHARGE D'AFFAIRES DE FRANCE A CONSTANTINOPLE,
A M. PICHON, MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.


D. n° 340. Thérapia, 30 août 1910.

(Reçu : Cabinet, 3 septembre ; Dir. pol., 5 septembre.)

Répondant, dans son numéro du 28 de ce mois, à une série d'articles que le Lloyd Ottoman avait publiés récemment pour signaler les dangers que faisaient courir à la France, à l'Angleterre et à la Russie les progrès de la propagande panislamique, le Tanine, sous la signature d'Hussein Djahid, déclare qu'il n'y a, dans l'union des musulmans, rien qui puisse menacer les Puissances désignées par le journal allemand, et il demande à ce dernier de s'abstenir, désormais, de chercher dans les questions musulmanes des arguments pour la campagne qu'il mène à Constantinople contre la politique de la Triple Entente.

« Sa Majesté le Sultan, écrit Djahid, est le souverain de tous les Ottomans et le Khalife des musulmans du monde entier. Il est donc naturel que tout musulman ait les yeux tournés vers Stamboul, centre du Khalifat ; mais il n'y a là qu'un lien religieux, moral, un lien de sentiment ; il serait absolument contraire à nos principes et à nos vues d'abaisser ce lien sacré au niveau d'un instrument d'intrigues politiques... Si nous nous occupons aujourd'hui des musulmans de la Chine, du Japon, de l'Amérique, ce n'est pas pour aller conquérir ces pays... Nous nous intéressons au progrès intellectuel et moral de tous nos coreligionnaires à l'étranger, mais cet intérêt est au-dessus de toute politique... La Jeune-Turquie ne sera jamais un danger pour la paix générale, un foyer d'intrigues. »

En dépit de ces déclarations du Directeur du Tanine, il semble bien que le panislamisme des Jeunes-Turcs soit plus dangereux pour certaines Puissances, et pour la France en particulier, que le panislamisme d'Abdul Hamid. Le Sultan déchu cherchait à grouper les musulmans autour du Khalifat dans un but égoïste et personnel ; les Jeunes-Turcs n'utilisent le prestige du Khalifat que pour servir leurs visées nationalistes, et on les a même vus oublier les rivalités religieuses qui éloignaient depuis des siècles les sultans de Constantinople des sultans du Maroc, pour nouer avec ce dernier pays au moyen d'officiers instructeurs des relations qui auraient semblé impossibles à établir sous le Khalifat d'Abdul Hamid. L'union des musulmans se fait aujourd'hui à la fois au nom de la religion et au nom de la politique : Stamboul, centre du Khalifat, est également le centre du constitutionnalisme, et l'on y voit arriver en même temps un envoyé des musulmans du Turkestan chinois et des émissaires des Jeunes-Egyptiens, le premier n'ayant en vue que de rendre hommage au chef de la religion, les autres ayant pour mission de s'entretenir avec les membres du comité « Union et Progrès ».

Les anciennes confréries religieuses, qui avaient eu une influence si considérable sous le règne d'Abdul Hamid, n'ont plus maintenant à s'occuper de politique panislamique ; ce rôle est joué par d'autres sociétés secrètes. La part prise par ces associations dans les événements qui ont amené le rétablissement de la Constitution est encore peu connue. Je n'ai, par exemple, appris que tout récemment, et pour ainsi dire par surprise, que les idées jeunes-turques étaient, depuis un certain nombre d'années déjà, propagées parmi les musulmans par les adeptes de la secte des « mukatawifs », organisée, sous des dehors religieux, par l'un des fondateurs du Comité « Union et Progrès», le major Tahir, maintenant député de Brousse. Le silence et le mystère dont le musulman aime à s'entourer rendent très difficiles les enquêtes que nous aurions tant d'intérêt à entreprendre sur les associations qui envoient des officiers combattre au Maroc notre influence, ou qui, comme le « Hilal Osmanié » — dont M. Piat a récemment révélé l'existence au Département — s'efforcent de ramener sous la domination ottomane les pays musulmans placés sous des dominations étrangères.

Certains journaux pourraient toutefois nous aider à suivre les progrès de la politique panislamique de la Jeune-Turquie. Sous l'ancien régime, il était interdit à la presse de traiter des questions religieuses ; mais, dès le rétablissement de la Constitution, des ulémas avisés fondèrent des journaux où ils essayèrent de prouver que les principes du Chériat (1) s'accommodaient du régime parlementaire ; le Sirati Mustakim (Conduis-nous dans le droit chemin) et le Beyan ul Hakk (La manifestation de la vérité) rendirent alors les plus grands services à la cause jeune-turque par la lutte courageuse qu'ils soutinrent contre le Volkan, organe des partis réactionnaires. Le Cheik ul Islam actuel, Moussa Kiazim, formait avec Ismaïl Hakki, sénateur et iman du Sultan, et Khalil Halid, professeur à l'Université de Cambridge, la rédaction du Sirati Mustakirn, tandis que le Beyan ul Hakk était dirigé par le vice-président de la Chambre des députés, l'uléma Moustapha Assim, et par Moustapha Sabri effendi, député de Tokat. Depuis que la Constitution est plus affermie, ces journaux laissent à d'autres organes récemment fondés, comme le Hikmet ou le Avam, le soin de répandre dans le peuple les idées de droit et de justice, et ils s'occupent plus spécialement de questions intéressant la religion et la situation des musulmans dans le monde ; et il faut reconnaître qu'ils le font avec un fanatisme dont on s'étonne de rencontrer l'expression sous la plume de si fervents constitutionnels. Chacun des numéros de ces deux revues contient des attaques très vives contre la politique suivie par la France dans ses relations avec les musulmans, et fait par contre l'éloge de l'Allemagne. Cette tendance est également très sensible dans une autre revue, qui paraît depuis quelques mois en arabe à Constantinople sous le titre de Dar ul Kihlafé (Le centre du Khalifat).

Le Téarufi Musslimyn (La connaissance des musulmans les uns les autres) est, au contraire, nettement xénophobe, et se plaint également des Français et des Allemands ; il représente ces derniers comme aussi hostiles à la Turquie que les autres Européens, et appelle l'attention du Gouvernement sur les dangers que fait courir à la Palestine et à la Syrie l'extension des colonies allemandes.

Je ne puis, aujourd'hui, qu'indiquer à Votre Excellence l'intérêt qu'aurait, pour la défense de notre situation en Algérie et en Tunisie, une connaissance plus complète de la presse religieuse musulmane. L'ambassade ne manquera pas d'y suivre avec soin les diverses manifestations de la politique panislamique des Jeunes-Turcs, aussitôt que l'arrivée du drogman, dont la nomination lui a été annoncée le 26 juillet 1909, lui aura permis d'organiser sérieusement son service de traduction.

J'ai l'honneur d'envoyer ci-joint à Votre Excellence un exemplaire des revues Sirati Mustakim, Beyan ul Hakk, Téarufi Musslimyn et Dar ul Khilafé. (...)

(1) Loi religieuse et civile musulmane."


Dorothée Guillemarre-Acet, Impérialisme et nationalisme. L'Allemagne, l'Empire ottoman et la Turquie (1908-1933), Würzburg, Ergon Verlag, 2009, p. 116 :

"Le CUP, par ailleurs, ne rejette pas complètement le panislamisme. A partir de janvier 1913, il finance une ligue panislamique à Istanbul dont le grand vizir Said Halim est nommé secrétaire général. L'association compte des membres éminents, comme l'oncle d'Enver Halil bey [Kut]. A la veille de la Guerre, l'union des musulmans est mise en valeur par un certain nombre d'intellectuels. Ainsi, en 1913, Celal Nuri [İleri], journaliste de formation juridique, publie une brochure intitulée İttihad-ı İslam : İslamın mazisi, hali, istikbali (« L'union de l'Islam : le passé, le présent et le futur de l'Islam ») dans laquelle il met en évidence la nécessité d'une union islamique contre l'agression européenne et dans laquelle il défend la nécessité de l'appropriation des méthodes et de la technologie européenne tout en restant fidèle à l'esprit de l'islam.

Ainsi, à la suite des guerres balkaniques, les dirigeants et les intellectuels ottomans sont de plus en plus sensibles aux arguments anti impérialistes et s'intéressent de plus près aux courants nationalistes et panislamistes. Ces changements, évidemment, ont des conséquences sur leur appréhension de la situation internationale."


"Turquie", Correspondance d'Orient, n° 278, 30 janvier 1922, p. 90-91 :


" « Le panislamisme est une chimère » déclare Moustapha Kémal.

La presse de Damas publie en partie le texte d'un discours prononcé récemment à Angora par Moustapha Kémal pacha.

En voici quelques extraits :

« Nous sommes un gouvernement populaire.....

« Notre politique est claire et stable. Ce n'est pas celle du groupe démocratique ou du Parti Socialiste.... Nous ne sommes d'aucun parti, le genre d'administration que nous allons adopter ne convient qu'à nous et s'adapte à des nécessités particulières.

« Nous ne voulions ressembler à rien de ce qui existe déjà ; nous avons la fierté de vouloir être personnels.

« Nous souhaitons, la prospérité de tous les peuples d'Islam ; et nous demandons l'indépendance de tous les Gouvernements d'Islam. Nous tendons à assurer le bien-être du monde musulman.

« Mais le panislamisme, constituant un empire dont nous aurions le gouvernail, n'est qu'une chimère. Et si nous voulons donner corps à cette chimère, nous devons nous déclarer les ennemis de tous les peuples du monde ».
"


Philippe de Zara, "La bataille chinoise : Ce que la Russie combine en Asie", Le Petit Marseillais, 20 septembre 1926, p. 1 :

"Constantinople, septembre. — Je n'ai pas, bien entendu, la prétention de vous entretenir du conflit anglo-chinois ; mais Constantinople est en Turquie, la Turquie est bien près de la Russie, qui elle-même touche par tant de points à la Chine, alors !

Jamais, même au temps des tsars, les Turcs ne s'étaient autant intéressés aux faits et gestes de leurs ex-ennemis séculaires. Du Bosphore à Canton, un fil mystérieux relie les Asiatiques, dont Moscou tient le bon bout, qu'elle agite à son gré.


L'aviation soviétique, par exemple, s'étend d'une façon extraordinaire. Sans venir jusqu'en Turquie, les avions rouges survolent trop souvent la Perse et l'Afghanistan et pullulent en Asie centrale. Les armées chinoises sont ravitaillées en hommes et en munitions, via Sibérie. Les traités d'amitié ouvrent les routes d'Angora et de Téhéran jusqu'ici fermées. Les routes du Moyen-Orient sont désormais largement ouvertes et elles conduisent, comme chacun sait, aux frontières des Indes.

L'Angleterre a pu croire un instant qu'elle contrebalançait l'influence rouge par l'accord de Mossoul, comme nous l'avions cru, il y a quelques années, ruiner une autre influence par l'accord d'Angora. Rien n'y fait. Les Turcs recevront argent et munitions, mais agiront comme si rien ne s'était passé. L'Europe n'a pas fini d'être dupée par eux.


En Perse, l'influence anglaise semble s'être consolidée avec le nouveau régime de Riza Khan et, en Afghanistan, elle a réussi à se maintenir sur un périlleux et faux équilibre, cependant que l'aviation afghane n'est plus un projet et que le communisme mystique des Hindous commence à posséder des cadres sérieux. Et voici que la Chine entre désormais en bataille contre l'Occident.

Qui ne voit là l'offensive de grand style menée par la Russie contre sa concurrente traditionnelle en Asie ? Une reprise de l'éternelle lutte entre l'ours et la baleine. Sans doute, les conditions et les moyens de cette compétition, ses buts apparents même se sont modifiés, mais le fond demeure. Il se stabilise même dans l'utilisation des haines asiatiques et s'étend au delà de l'Angleterre, à tout ce qui vient de l'Occident.

L'on nous racontait récemment que, à Hong-Kong, les Européens n'arrivaient plus à trouver de domestiques chinois. Ces messieurs s'étaient syndiqués, affiliés à des sociétés secrètes communistes et ne passaient chez leurs maîtres occidentaux que le temps strictement nécessaire à leurs investigations d'espionnage. Cette correspondance ajoutait que si l'Europe ne prenait pas d'énergiques mesures, les Occidentaux, d'ici dix ans, seraient tous chassés de là-bas. Ce serait l'élimination de l'Angleterre au profit de la Russie asiatisée.

Depuis deux siècles, les Anglais, par mer, les Russes par voie de terre, montent à l'assaut du continent jaune. Celui-ci a perdu peu à peu de son isolement, il allait peut-être, être conquis à la civilisation de l'Occident, lorsque avec la guerre mondiale, est arrivée la terrible transformation de la Russie. Ce qui était autrefois concurrence entre deux Etats occidentaux est devenu maintenant lutte à mort entre deux civilisations, la Russie ayant opté pour l'Asie, croyant la mieux dompter. Une immense migration d'idées se produit avec les migrations d'hommes et d'avions. Toutes les forces primitives, toutes les anarchies locales que comprimaient les luttes anglo-russes se sont trouvées libérées et lâchées toutes frémissantes de barbarie.

Dans ce double assaut de raz de marée, trois Etats ont pu surnager et se tenir à peu près indépendantes par-dessus ou à côté de la tempête : la Perse, la Turquie, l'Afghanistan. Si l'Islamisme était encore une flamme vivante, ces trois Etats auraient pu lier solidement leurs sorts communs et agir utilement, dans un sens pacifique sans doute sur les musulmans, chinois ou hindous. Mais depuis la mort d'Enver pacha, le dernier champion du panislamisme, la partie a été abandonnée.

L'Asie centrale est aux mains des Russes qui opèrent en Chine, sous les yeux indifférents de la Turquie kémaliste, alliée des Soviets comme la Perse et comme les Afghans. Débarrassée ainsi de tout souci en Asie occidentale, la Russie peut presque en sécurité soulever l'Extrême-Orient, prendre par là une revanche des insuccès sans nombre que le communisme connaît en Europe
.

Prendre l'Europe à revers ! Tandis que nous palabrons à Genève, nous querellant autour de six ou neuf fauteuils, tandis que l'Islam a perdu sa force et son prestige modérateur, les Soviets exercent impunément leur néfaste toute-puissance dans l'Extrême-Asie. Le plus grand Etat de l'Europe est ainsi devenu l'ennemi de l'Europe et le gardien de cet esprit asiatique que l'on croyait anéanti. Et c'est l'Angleterre qui, indirectement, par la haine qu'en a la Russie, maintient l'excitation asiatique !

De tout ce brouillamini, de ces querelles fratricides des Européens entre eux, de cette trahison de l'Occident par les Soviets, pourraient bien naître du Bosphore au Japon, les plus irréductibles des nationalismes asiatiques
qu'animeraient de plus toutes les puissances antiques des religions de l'Asie.

Œuvre démocratique, dont la Russie des Soviets combine la réalisation cependant que ses ambassadeurs trônent à Paris, à Londres et à Rome. Voilà ce qu'il faut lire sous les dépêches qui viennent de nous annoncer le bombardement des côtes chinoises par la flotte britannique."

 

Voir également : Les reculs et les renoncements d'Abdülhamit II

L'indignation d'Ahmet Rıza devant les lâchetés du sultan Abdülhamit II

Abdülhamit II (Abdul-Hamid II) : un sultan autoritaire et réformateur

La montée du nationalisme arabe sous Abdülhamit II

Le projet islamiste de division et d'arabisation de l'Empire ottoman

Le conflit entre le régime d'Abdülhamit II et l'intelligentsia islamiste arabe

Les intellectuels islamistes et la révolution jeune-turque

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires 

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales

La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)

L'admiration de Georges Rémond pour Enver Bey

Les anticolonialistes tunisiens et l'expérience jeune-turque  

La gouvernance de Cemal Paşa (Djemal Pacha) en Syrie (1914-1917)

Le nationalisme turc est-il la cause de la Grande Révolte arabe de 1916 ?

Les Arabes ont trahi l'Empire ottoman

Le panislamisme et le panturquisme de Nuri Paşa (frère d'Enver Paşa)

La libération nationale de l'Azerbaïdjan, dans la vision du monde de Memmed Emin Resulzade

La précocité du nationalisme turc de Mustafa Kemal

Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc

La rivalité entre Enver et Kemal : une réinterprétation communiste

L'empreinte d'Enver et Kemal sur les luttes anticoloniales du monde musulman

Le triangle Vahdettin-Kemal-Enver dans le contexte du conflit entre l'Entente et la Russie bolcheviste  

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste 
 

Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national

Mehmet VI et le califat ottoman dans le jeu de l'impérialisme britannique

La cause de l'indépendance turque (1919-1923) : entre le marteau britannique et l'enclume bolchevique 

Le facteur kémaliste dans les révoltes anticoloniales en Syrie

L'impact de l'oeuvre d'Atatürk sur les musulmans d'Inde

Fermeté kémaliste, mollesse hamidienne

Le contexte de l'abolition du califat en Turquie (1924)  

L'opposition du Parti républicain progressiste (1924-1925)

Les révoltes réactionnaires kurdes dans la Turquie de Mustafa Kemal

L'émir druze Chekib Arslan, la Turquie et les impérialismes