lundi 13 décembre 2021

Les contacts des Jeunes-Turcs avec les nationalistes ukrainiens


Michael A. Reynolds, Shattering Empires : The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires 1908-1918, New York, Cambridge University Press, 2011, p. 133-134 :

"En même temps que l'archimandrite [géorgien] Nicolas créait le Comité géorgien, un certain nombre d'Ukrainiens de la ville de Lemberg fondaient l'"Union pour la libération de l'Ukraine" (ULU). Leurs objectifs comprenaient le fait d'amener les puissances centrales à proclamer l'établissement d'une Ukraine indépendante comme objectif de guerre et à former des unités militaires à partir de prisonniers de guerre ukrainiens. L'ULU a rapidement dépêché Mariian Basok-Melenev'skii, un chef du groupe socialiste ukrainien Spilka, à Istanbul pour rallier le soutien. La communauté des expatriés socialistes de la ville, cependant, a trouvé peu convaincante la tentative de l'émissaire de l'ULU de concrétiser le projet d'une monarchie constitutionnelle dirigée par un prince allemand aux principes socialistes. Basok-Melenev'skii a eu plus de chance lorsqu'il a renoué ses contacts avec Parvus, qui a aidé à mettre l'ULU en contact avec la Teşkilât-ı Mahsûsa. L'ULU s'est vu confier des rôles clés dans les plans des puissances centrales visant à fomenter une rébellion en Ukraine, à mener des opérations amphibies à Odessa et au Kouban et à inciter à la mutinerie dans la flotte russe de la mer Noire. Les membres de l'ULU ont pris part aux discussions sur ces plans avec le chef de la Teşkilât-ı Mahsûsa, le major Süleyman Askerî Bey, Enver et des responsables militaires allemands et austro-hongrois. Parce que ces plans exigeaient tous des capacités au-delà de ce que les puissances centrales possédaient, rien n'en est sorti au-delà de l'infiltration des membres de l'ULU d'Istanbul en Russie. Pendant ce temps, les responsables de l'ULU recrutaient parmi les prisonniers de guerre russes à Izmir, séparant les prisonniers non pas en fonction de leur auto-identification, mais selon que le prisonnier était né ou non à l'intérieur des frontières de l'Etat ukrainien imaginaire. Ils ont donné des cours à ces prisonniers sur l'histoire ukrainienne et la politique révolutionnaire pour leur inculquer leur identité ethnopolitique "propre". Ces prisonniers étaient censés être enrôlés dans une légion ukrainienne qui combattrait aux côtés des armées des puissances centrales.

Les activités et les contacts de l'ULU ne se limitaient pas aux canaux militaires et de renseignement. Ils ont réussi à obtenir que la presse d'Istanbul publie des articles sur leur cause et, en décembre, deux Ukrainiens ont obtenu des réunions avec Saïd Halim et d'autres ministres du cabinet. Les pertes du champ de bataille contre les Russes et le spectre du séparatisme ukrainien en Galicie ont freiné l'enthousiasme de Vienne pour l'ULU et la cause ukrainienne, et ainsi le quartier général de l'ULU a déménagé à Berlin au printemps 1915. La délégation de l'ULU à Istanbul a poursuivi ses efforts pour renforcer le soutien parmi les Ottomans, en publiant des livres et des brochures et en faisant du lobbying auprès des responsables. Au début de 1915, Basok-Melenev'skii obtint de Talât la première approbation publique d'une Ukraine indépendante par une puissance centrale. Pendant les trois années suivantes, cette approbation ne signifierait rien, mais la chute du tsar et l'effondrement de l'Empire russe donneraient à la relation ULU-ottomane une signification géopolitique."


Elie Borschak, "La paix ukrainienne de Brest-Litovsk (9 février 1918)", Le Monde slave, n° 4, avril 1929, p. 34-38 :


"Quelle a été la politique des Empires centraux dans la question ukrainienne jusqu'à la Révolution d'octobre ?

Dès le début de la guerre, les Empires centraux ont décidé d'utiliser le mouvement national ukrainien au mieux de leurs intérêts. Ces intérêts ont été bien définis dans une circulaire de la Wilhelmstrasse datée du 23 février 1915 et adressée à ses représentants dans les pays neutres : « Dans le pays où vous vous trouvez, on a fondé des bureaux spéciaux de propagande en pays ennemis. Cette propagande aura pour but de provoquer un mouvement social, des grèves, des révolutions et un mouvement séparatiste ».

Ces instructions visaient surtout la Russie des tsars, où la présence de nationalités diverses constituait la plus grande faiblesse de l'Etat. Mais les Ukrainiens de Russie, malgré la lutte à outrance entreprise contre eux par le gouvernement russe (suppression du seul journal ukrainien, Nova Rada, arrestation et déportation du professeur M. Hruševskij, régime de terreur en Galicie occupée) s'étaient ralliés loyalement à la Russie dans la lutte contre les Empires centraux. Berlin et Vienne utilisèrent alors quelques émigrés ukrainiens qui s'étaient réfugiés en Autriche après l'échec de la révolution de 1905. Ainsi naquit le trop fameux Bund zur Befreiung der Ukraina.

Les tendances de cette Union pour la libération de l'Ukraine sont clairement exposées dans l'appel qu'elle lança le 26 août 1914 « à toute l'Europe ».

« La provocation inouïe de la politique russe a déclanché dans toute l'Europe une catastrophe presque sans exemple dans l'histoire. Nous, Ukrainiens, fils d'un grand peuple, partagés entre l'Autriche-Hongrie et la Russie et terriblement opprimés par le tsarisme, nous avons conscience de la vraie signification de cette guerre. Il ne s'agit nullement de l'hégémonie du pangermanisme ou du panslavisme. C'est la civilisation qui lutte contre la barbarie. La guerre est faite pour briser définitivement la force de l'idée panslave qui a fait un mal immense à toute l'Europe.

« En exploitant mala fide la politique aveugle des peuples slaves, la Russie a fait de l'idée panslave l'instrument de ses projets belliqueux. Cette idée a déjà anéanti l'Ukraine en tant qu'Etat indépendant, supprimé la Pologne, affaibli la Turquie et dans les derniers temps atteint l'Autriche-Hongrie elle-même. La Galicie devait être la porte par laquelle le panmoscovisme triomphant gagnerait l'Autriche-Hongrie pour la briser. Notre peuple, partagé entre deux puissances, devait aider la Russie à s'emparer des Dardanelles et de Constantinople, et Vienne est sur cette route...


« Si on ne sépare pas les provinces ukrainiennes de la Russie, la plus grande débâcle de cette puissance dans la guerre actuelle ne sera qu'un faible choc, dont le tsarisme se rétablira dans quelques années pour reprendre son ancien rôle d'assassin de la paix européenne. Seule l'Ukraine libre dans une alliance étroite avec le Triple Alliance pourrait, avec son territoire qui va des Carpathes au Don et à la Mer Noire, constituer une barrière protégeant l'Europe contre la Russie... »

Les proclamations de l'Union pour la libération de l'Ukraine lancées par les troupes des Empires centraux qui envahirent l'Ukraine étaient encore plus éloquentes.


« En Turquie il y a plus de liberté qu'en Russie. Sais-tu ; soldat ukrainien, qu'en Allemagne règnent la lumière et la liberté, que l'ouvrier et le paysan allemand possèdent depuis longtemps déjà leurs droits ? L'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Turquie marchent non pour te supprimer, toi soldat innocent, mais pour supprimer ta prison.

« Elles marchent pour donner la liberté et l'indépendance à l'Ukraine et aux autres peuples. »

Comme on le voit, l'Union se liait étroitement aux états-majors de Berlin et de Vienne. Mais l'Ukraine ne réagissait nullement à ces proclamations et d'ailleurs, un mois après le début de la guerre, la Galicie elle-même était occupée par les troupes russes. Il fallut délaisser l'Ukraine. Berlin et Vienne trouvèrent alors un autre emploi à l'Union. Ce fut tout d'abord la propagande parmi les prisonniers ukrainiens de l'année russe qui se trouvaient dans les camps de concentration en Allemagne et en Autriche-Hongrie.

Vint ensuite la propagande dans la presse et les publications des pays neutres, l'envoi de missionnaires spéciaux de l'Union en Turquie (M. Melenevski), en Bulgarie (M. Hankevič), en Italie (M. Semenov), en Suisse (M. Nazaruk), en Roumanie (2).

Les dirigeants de l'Union rêvaient de voir l'Allemagne traiter leur organisation comme les pays de l'Entente traitèrent plus tard les comités nationaux tchécoslovaque, polonais, yougoslave ; mais Berlin n'eut jamais cette intention. Au fond, jusqu'à octobre 1917, la politique officielle allemande ne se souciait pas de créer une Ukraine vraiment indépendante. Elle voulait, par une diversion dans la question ukrainienne, affaiblir la Russie et lui faire accepter une paix séparée. La question ukrainienne était pour Berlin un moyen de chantage contre la Russie (3). L'Ukraine n'était pas un but, mais un moyen. Différence, comme on le voit, essentielle avec la politique de l'Entente envers les nationalités slaves de l'Empire des Habsbourgs. Ce n'est qu'après octobre 1917, quand la Russie révolutionnaire eut proclamé les droits de tous les peuples à se séparer, que l'Allemagne posa sérieusement la question de l'Ukraine indépendante. (...)

(2) A Constantinople les émissaires de l'Union furent reçus par Enver-Pacha et Talaat-Pacha. Le premier déclara, une carte de l'Ukraine à la main, que « l'Ukraine et la Turquie ont un ennemi commun, Moscou, et c'est pourquoi la Turquie désirerait que la guerre fît une Ukraine libre et indépendante... » Voir les souvenirs publiés sur ce voyage à Constantinople dans le journal Dilo de Lviv (Lwów) du 1er mai 1924. — La direction de l'Union était composée de V. Dorošenko, A. Zuk, O. Skoropis-Joltukhovskij, M. Melenevski. La source la plus précieuse de documentation pour l'action de l'Union et — chose non moins intéressante — sur la mentalité de ses dirigeants, est constituée par les souvenirs de Skoropis-Joltukhovskij, publiés dans la revue Khliborobska Ukraina, Vienne, 1920-1921. Avec une étrange sincérité, l'auteur décrit en détail ses relations avec l'état-major allemand, donne même un relevé des fonds mis à sa disposition par les Allemands. Voir aussi l'Almanach (Pamjatkova Knižka) de l'Union pour 1917 (Vienne) et surtout la collection du Journal officiel de l'Union (Vistnik Sojuzu Vyzvolenia Ukraïni) qui parut à Vienne d'octobre 1914 à novembre 1918. Cette collection est extrêmement rare.

(3) Le 13 octobre 1916, le Berliner Tageblatt publia un article de M. Hans Forst, grand connaisseur de la Russie. Cet article protestait contre le bruit que « l'Allemagne voulait séparer de la Russie ses provinces méridionales ». Voir les articles des organes conservateurs Post (20 octobre 1916), Kreuzzeitung (25 octobre 1916) et de la revue socialiste Sozialistische Monatshefte (4 octobre 1916). Les études vraiment ukrainophiles des publicistes allemands Axel Schmidt et Paul Rohrbach [un arménophile d'origine germano-balte], où le premier par exemple adjurait le chancelier « d'arracher à la Russie 15 millions d'Ukrainiens et de les englober dans le Mitteleuropa » (Deutsche Politik, 20 octobre 1916) n'étaient tolérées par la Wilhelmstrasse que dans le seul dessein de terroriser la Russie."


"Faits divers", L'Ukraine (Lausanne), n° 1, 1er juin 1915, p. 1 :


"L'Action diplomatique.

Le Comité du Conseil général ukrainien s'est mis en rapports réguliers avec le gouvernement d'Autriche-Hongrie et celui de son alliée l'Allemagne. Un représentant du Conseil, muni de pouvoirs spéciaux, a fait un séjour prolongé à Berlin, pour faciliter les relations entre le gouvernement et le monde politique d'Allemagne et les milieux ukrainiens.

Les émissaires du Conseil général sont au travail dans presque tous les pays civilisés du monde entier, tâchant partout de gagner et d'organiser les sympathies pour la cause nationale ruthène. Quelques-uns de ces émissaires ont eu déjà des succès qui ont fait parler d'eux. Ainsi M. L. Cegoelski, député du Parlement de Vienne, et M. Stepan Baran, secrétaire du Conseil général, ont été autorisés pendant leur visite aux pays balkaniques dans le mois de novembre 1914, par M. Radoslawow, premier ministre de Bulgarie, de publier ses sympathies pour la cause de la restauration de l'Etat indépendant ruthène, qu'il considère comme très désirable pour le peuple bulgare. « C'est cet Etat, disait M. Radoslawow, qui libérerait la Mer Noire de la tyrannie moscovite. » L'archevêque de Sofia a béni les délégués ruthènes pour la reconstruction de l'Empire de Kiew dans ses limites anciennes sous le grand-duc Wladimir le Saint [la Bulgarie avait été amèrement déçue par le lâchage du "grand frère" russe lors de la Seconde Guerre balkanique]. En Turquie, les mêmes délégués ruthènes ont été reçus par Enver-Pacha et Talaat Bey, qui ont promis tous les deux de soutenir les aspirations nationales des Ruthènes de la même façon que le font les gouvernements de l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne.

(N. F. Presse.)"


"L'attitude de l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne envers la question ukrainienne", L'Ukraine, n° 1, 1er juin 1915, p. 1 :


"Un Etat ukrainien indépendant.

Des déclarations publiques faites par les ministres bulgares et turques [turcs] (MM. Radoslawow, Enver-Pacha, Talaat Bey), il ressort que l'intention de l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne serait, en cas d'une victoire complète sur la Russie, de former un Etat indépendant de l'Ukraine, sous la garantie de l'Europe centrale, et, si c'est possible, aussi des autres puissances de l'Europe. Dans les milieux ukrainiens d'Autriche, on parle de la possibilité d'un Etat ukrainien sous un prince allemand ou autrichien.

Mais si la victoire remportée sur la Russie n'est pas complète ? Dans ce cas, alors, on suppose l'annexion à l'Autriche des provinces de l'Ukraine russe limitrophes de la Galicie. Les terres ukrainiennes s'uniraient alors sous la domination des Habsbourg, en une vaste province autonome — en un royaume peut-être, — qui aurait son parlement et son administration. En ce cas, la double monarchie se transformerait peut-être en monarchie triple."


Michael A. Reynolds, op. cit., p. 181-182 :

"Un jour après la signature de l'armistice [avec la Russie bolchevique], une délégation ukrainienne de trois personnes est arrivée à Brest-Litovsk. A peine sortis de leurs années d'études, les Ukrainiens étaient des représentants de la Rada, le Conseil central ukrainien. Les jeunes n'avaient pas encore de programme concret mais espéraient avoir une idée de la situation et ensuite tracer une voie. Les Allemands étaient heureux d'avoir les Ukrainiens, car ils pouvaient utiliser leur présence comme un rappel de la question de l'autodétermination et ainsi faire pression sur les bolcheviks et garder au pas la délégation austro-hongroise. Les Austro-hongrois craignaient à la fois les revendications territoriales ukrainiennes et les répercussions possibles de l'Etat ukrainien sur la stabilité de leur empire. Cependant, le désarroi de Vienne concernant la paix et le blé ne laissait guère d'autre choix que de se ranger aux côtés des Allemands.

Les Ottomans ne pouvaient pas espérer manipuler les Ukrainiens comme les Allemands pouvaient le faire, mais ils étaient heureux d'avoir la compagnie des délégués de la Rada. Comme les planificateurs ottomans l'ont reconnu au début de la guerre, l'émergence d'une Ukraine indépendante paralyserait la Russie en la privant de terres riches, d'une population nombreuse et d'une grande partie de sa côte de la mer Noire. Alors que la crise politique de la Russie s'aggravait tout au long de 1917, l'ambassade ottomane à Stockholm (le centre étranger des Ottomans pour la collecte et l'analyse des renseignements relatifs à l'Empire russe) souligna l'importance particulière de l'émergence d'une Ukraine indépendante. Alors que les musulmans de Russie manquaient de force et étaient à un niveau d'organisation élémentaire, les Ukrainiens plus sophistiqués et plus instruits possédaient la capacité de redessiner la carte géopolitique de la mer Noire et des régions environnantes au profit de l'Empire ottoman. Les analystes du renseignement ottoman ont averti que les chances d'une rupture totale entre l'Ukraine et la Russie étaient moins importantes que jamais, mais ont conclu que l'impact d'une telle rupture serait décisif. L'attaché ottoman à Stockholm a donc décidé de soutenir le mouvement indépendantiste ukrainien. En janvier 1918, la Teşkilât-ı Mahsûsa a délivré des passeports aux membres de l'ULU et en a expédié six en Ukraine via Batoumi."


Incidemment, la famille d'Enver avait des liens avec l'Ukraine. Si on remonte sur sept générations, Enver descendait en ligne directe d'un certain Abdullah Killi. Il s'agissait d'un commerçant turc gagaouze, qui s'est converti à l'islam pour l'amour d'une Tatare criméenne. Après le mariage et la conquête russe de la Crimée, le couple s'est installé à Kilia (ville portuaire, alors ottomane, de la région d'Odessa). Kahraman Ağa (petit-fils d'Abdullah Killi) s'est ensuite réfugié à Abana (région de Kastamonu). Le souvenir de ces origines s'est conservé : Nuri et Kâmil (frères d'Enver) opteront pour le patronyme de Killigil sous la République, en référence à la ville de Kilia.
 
Sur l'histoire de l'Ukraine : L'Ukraine, le Khanat de Crimée et l'Empire ottoman

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?

Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque

La Turquie et l'Ukraine

L'alliance entre les dachnaks et l'armée du général Dénikine (1919)   

Les assassinats de Talat Paşa (Talat Pacha) et de Simon Petlioura : la question de leur responsabilité personnelle dans les massacres dont ils ont été accusés

Voir également : La politique "pro-arménienne" et "anti-kurde" des Jeunes-Turcs (1908-1914)

Première Guerre mondiale : le tsarisme russe et le "barrage arménien"

Les sources documentaires ottomanes et russes démentent les mensonges de Taner Akçam

Les nationalistes arméniens, des idiots-utiles de l'expansionnisme russo-tsariste

Première Guerre mondiale : l'importance de la participation militaire et paramilitaire des Arméniens

Les volontaires arméniens de l'armée russe : des criminels de guerre

Les Lazes dans l'Empire ottoman tardif et au début de la République turque

Les violences interethniques à Batoum-Kars (1914-1916)

Les expulsions de musulmans caucasiens durant la Première Guerre mondiale 

Le rôle de l'Organisation Spéciale/Teşkilat-ı Mahsusa (dirigée par l'immigré tunisien Ali Bach-Hamba) pendant la Première Guerre mondiale

Talat Paşa (Talat Pacha) et la chute du tsarisme

Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

La politique arménienne des Jeunes-Turcs et des kémalistes

Les relations turco-arméniennes dans le contexte de la nouvelle donne du bolchevisme

Le tournant "panturquiste" de 1918 ? Un "répit" pour les Arméniens  

Le gouvernement de Talat Paşa (Talat Pacha) et la reconnaissance de la République d'Arménie (1918)

Enver Paşa (Enver Pacha) et la question géorgienne

Les divergences entre les mencheviks géorgiens et les dachnaks face à l'Empire ottoman

L'occupation-annexion ottomane de Batoum (1918)

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne

La libération de l'Azerbaïdjan (1918)

Conflit arméno-azerbaïdjanais : la résolution impudente du Congrès socialiste international de Lucerne (1919)

Les Circassiens : de la révolution jeune-turque aux révoltes anti-kémalistes

Enver Paşa (Enver Pacha) et l'indépendance du Nord-Caucase (1918)

dimanche 12 décembre 2021

Naum Tufekchiev : un ami d'Enver Paşa (Enver Pacha) et un artisan du rapprochement bulgaro-ottoman (1915)


Enver Bey, entretien avec Paul Belon, Le Journal, 15 mai 1909 :


"La Bulgarie est notre voisine immédiate. Je suis donc convaincu que, si la chose est réalisable, notre parti tout entier appuiera de son approbation l'initiative d'une entente turco-bulgare, à laquelle la Serbie serait invitée à participer, de façon à garantir une paix définitive dans les Balkans. Vous me direz que ce sont de bien beaux projets qui rencontreront peut-être quelques difficultés de réalisation. L'Europe peut, en tout cas, avoir pleine confiance dans notre bonne volonté. Nous lui demandons seulement un peu de patience." (p. 4)


Auguste Sarrou, La Jeune-Turquie et la Révolution, Paris, Berger-Levrault, 1912 :


"Entre la Bulgarie et la Turquie, il y a des malentendus d'un ordre différent [de ceux avec la Grèce], mais moins graves et qui, avec le temps, tendent à disparaître : telles sont les questions de délimitation de frontière et la question macédonienne à laquelle se rattache l'organisation des bandes bulgares révolutionnaires.

Entre ces deux pays, les bonnes relations et une étroite union politique s'imposent par la communauté d'intérêts tant politiques qu'économiques. Par la force même des choses une entente sera tôt ou tard conclue entre ces deux peuples, qui ont à se défendre contre les convoitises des mêmes ennemis." (p. 240)


"En Orient : L'attaque des comitadjis bulgares", Le Temps, 6 avril 1915 :


"On n'a pas encore confirmation officielle des dépêches parvenues à Rome et annonçant le règlement diplomatique de l'incident serbo-bulgare.

Il semble que le gouvernement de Sofia marque une tendance à présenter l'affaire comme une révolte des populations voisines de la frontière contre le régime serbe. Mais on se plait à croire que la Bulgarie ne persistera pas dans cette explication et qu'elle mettra loyalement fin au malaise provoqué par cette incursion.

Bande bulgare en Grèce

Salonique, 4 avril.

La bande formée dans la localité bulgare de Stroumitza et qui a pénétré en Serbie n'était pas la seule.

Une autre bande moins forte a attaqué un poste frontière grec, près du lac de Doiran, au sud de Stroumitza ; elle a été dispersée. Il paraît que ces bandes ont été formées dans le district de Stroumitza par les chefs Stephan Hodja et Tanlof, et par le chef turc Mustapha effendi, ancien commissaire de police de Constantinople, qui était arrivé à Stroumitza de Sofia avec une bande turque.

Tufektchief, chef d'un nouveau comité révolutionnaire bulgare, se trouve à Constantinople, organisant des bandes turco-bulgares.


Le chef Alexandrof aurait prêté des uniformes pour 20,000 comitadjis, qui auraient l'intention d'entrer en Macédoine.

Un désaveu bulgare


Le ministre de Bulgarie à Rome, M. Rhizof, a fait au correspondant du Matin les déclarations suivantes :

A mon avis, l'incident est dépourvu d'importance politique et diplomatique. Des événements de ce genre se produisent chaque année en cette saison. Ils sont le fait d'éléments révolutionnaires qui ont la haine des Serbes, qu'ils considèrent comme des oppresseurs du sentiment national.

Cette bande bulgare s'est certainement formée sur le territoire serbe, où la tyrannie serbe a rallumé l'activité des comités macédoniens.

Il est certain que jamais le gouvernement bulgare n'aurait permis aux émigrés macédoniens qui se trouvent sur son territoire de franchir la frontière serbe, et cela dans l'intérêt même de la Bulgarie.

Nous avons déclaré que nous garderions notre neutralité jusqu'au moment où l'intérêt national nous forcera à intervenir, et nous avons pris toutes les mesures nécessaires dans ce but. Ce serait une folie de compromettre cette ligne de conduite par un coup de main.


Contrairement aux déclarations de M. Rhizof il est démontré actuellement que la bande fut formée en territoire bulgare." (p. 2)


"Nouvelle ère dans les relations entre la Bulgarie et la Turquie.", L'Illustration contemporaine (Sofia), n° 17, octobre 1915 :


"Une œuvre historique, d'une importance capitale, a été accomplie le 7/20 août dernier. En ce jour mémorable fut réalisé l'accord entre la Turquie et la Bulgarie.

L'accord réalisé entre Sofia et Constantinople a mis fin pour toujours aux malentendus et aux conflits séculaires entre Turcs et Bulgares. Une nouvelle ère a commencé dans les relations entre les deux peuples.
Ce, qui au cours de plusieurs siècles servait de tison de discorde entre eux, n'existe plus. Nous n'avons plus rien à demander à notre voisin du sud-est et nous lui tendons aujourd'hui une main sincère et amicale. Tout le monde chez nous est pénétré de l'idée que les intérêts vitaux du peuple bulgare, aussi bien politiques qu'économiques, commandent d'une manière impérieuse que la Turquie contemporaine maintienne et raffermisse sa domination sur les Dardanelles." (p. 3)

"Répondant au beau discours improvisé à ce banquet par M. Tufekchieff, le président du Comité [Union et Progrès], Midhad Chukri Bey, a prononcé le toast suivant :

Messieurs,

Ce magnifique banquet scelle l'amitié turco-bulgare désirée depuis si longtemps et enfin réalisée. Je dis désirée puisqu'elle assure un brillant avenir à la Bulgarie comme à la Turquie. Cette amitié, quoique voulue et indispensable pour les intérêts et l'avenir des deux Etats voisins, rencontra beaucoup de difficultés qui pouvaient être difficilement aplanies. Cette circonstance néfaste fut la cause de la malheureuse guerre balkanique dont seules la Grèce, la Serbie et la Roumanie profitèrent au détriment de la Turquie et de la Bulgarie. Ces tristes résultats servirent de leçon à ces deux derniers Etats et les amenèrent à s'entendre et à trouver le vrai chemin qui devait les conduire au but désiré.

Messieurs, la réalisation de cette œuvre remarquable, l'entente turco-bulgare, a ses auteurs dont le principal est celui qui nous a invités à cette table, M. Tufektchieff. Lors de la proclamation de la constitution en Turquie, M. Tufektchieff
[né à Resne (en Macédoine)] se déclara un de nos plus ardents et sincères amis, et devint membre du Comité „Union et Progrès”. Il fit de nobles efforts et tout ce qui dépendait de lui pour aider à raffermir le régime constitutionnel chez nous et pour que la Turquie, unie à la Bulgarie, puissent prospérer dans l'avenir. Malgré ses énormes efforts, il ne put malheureusement pas réussir dans cette œuvre, à cause d'obstacles qu'il ne put surmonter.

Dernièrement, M. Tufektchieff, saisit le moment favorable pour entrer en son rôle comme un véritable ami de l'accord turco-bulgare et ses efforts, fort heureusement pour les deux nations, furent cette fois couronnés de succès. Voilà pourquoi, je prie ces Messieurs de lever le verre et de boire à la santé de M. Tufektchieff, l'auteur de l'amitié turco-bulgare.
S. E. Talaat Bey offrit, à son tour, le 9 septembre, un dîner en l'honneur de M. Tufektchieff, auquel prirent part les ministres de l'Empire Ottoman, le vali d'Andrinople, Hadji Adil Bey, le D-r Nicoloff et d'autres personnalités de Constantinople.

Le lendemain, Enver Pacha conviait également M. Tufektchieff à un dîner d'adieu dans son palais ; Talaat Bey et Halil Bey y assistaient aussi.


C'est ainsi brillamment que fut terminée la mission de M. Tufektchieff à Constantinople. On peut affirmer — et considérer désormais comme un fait historique — que l'entente turco-bulgare du 7 août est avant tout un résultat des sympathies et de la confiance qu'Enver Pacha nourrit personnellement envers M. Tufektchieff et aussi de la grande popularité de ce dernier en Turquie.

Notons, en l'honneur et à la louange de M. Tufektchieff, que dans toute l'activité qu'il a déployée pour mener à bien les pourparlers turco-bulgares, les dépenses qui résultèrent du voyage et du séjour à Constantinople de M. Tufektchieff ont été entièrement à sa charge.
M. Radoslavoff a dit vrai lorsqu'il a déclaré devant la majorité parlementaire, que les 3000 kilomètres carrés de territoire ont été obtenus de la Turquie sans qu'un franc ait été dépensé par l'Etat [le gouvernement ottoman avait cédé Demotika comme un gage temporaire : à la fois pour dissuader la Bulgarie de rejoindre la Triple-Entente (ce qui aurait été un coup très dur au moment décisif de la résistance germano-ottomane à Çanakkale et aurait renforcé les vénizélistes en Grèce) et dans le cadre d'un marchandage à plus long terme (récupération de la Thrace occidentale en échange de la Macédoine serbe)].

La Bulgarie est reconnaissante à M. Radoslavoff et à M. Tufektchieff de l'œuvre patriotique qu'ils ont accomplie avec distinction et succès. Espérons qu'à l'avenir M. Tufektchieff consacrera son énergie, sa grande expérience et déploiera son tact parfait à rendre toujours plus étroite l'amitié turco-bulgare.

Son idéal serait la conclusion d'un accord turco-bulgare comportant la suppression des frontières douanières entre la Bulgarie et la Turquie. Il espère réaliser cet accord. Enver Pacha lui ayant promis de le seconder. L'union douanière, si elle pouvait être conclue, contribuerait énormément à l'essor commercial et industriel de la Bulgarie." (p. 7)


"La lutte dans les Balkans", Le Matin, 31 mars 1916 :

"LA FELURE chez nos ennemis

Les complices songent à se débarrasser les uns des autres


LONDRES, 30 mars. — Dépêche particulière du « Matin ». — Le correspondant du Times dans les Balkans télégraphie de Bucarest, le 26 mars :

« Contrairement à l'attente générale, la session du Sobranié bulgare a été prolongée jusqu'à mardi.

» Au cours des récents débats, MM. Guechoff et Malinoff ont demandé que la Chambre fût informée des clauses du traité d'alliance avec les puissances centrales. Ils ont exhorté le gouvernement à épargner l'armée et à adopter une attitude conciliante envers toutes les grandes puissances voisines de la Bulgarie.

» Les Allemands ont montré un grand mécontentement de la chute d'Erzeroum. Ils accusent les Turcs d'inactivité et de négligence sur tous les fronts, tandis que les Turcs accusent les officiers allemands de lâcheté dans la défense de la forteresse.

» Dans une conversation récente avec quelques généraux bulgares, Mackensen a dit que l'Allemagne pourrait avoir, à un moment donné, besoin de l'aide bulgare pour mater la Turquie si celle-ci se montrait réfractaire.

» D'autre part, Enver pacha a assuré, en janvier dernier, à son ami intime Naum Tuffenkchieff, récemment assassiné [un assassinat commandité par Todor Aleksandrov (cadre de l'ORIM)], qu'il s'efforcerait de renforcer les relations de la Turquie avec la Bulgarie, en vue de leur émancipation de la tutelle allemande. Les relations entre la Bulgarie et l'Autriche sont bien moins cordiales que les relations germano-bulgares.

» Les négociations pour la délimitation de la future frontière ouest de la Bulgarie ne procèdent pas de façon satisfaisante. L'Autriche s'efforce de prendre tous les points stratégiques importants, en vue de faciliter son futur accès à Salonique. » " (p. 3)


Photographie dédicacée d'Enver, publiée dans le même numéro de L'Illustration contemporaine :



Voir également : Les Proto-Bulgares, un peuple turc

Talat Paşa (Talat Pacha), une victime du racisme anti-tsigane

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires  

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses

 
 
 
 

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales

Talat Paşa (Talat Pacha) et les relations internationales

Première Guerre mondiale : l'importance de la participation militaire et paramilitaire des Arméniens

1914-1915 : la volonté de collaboration de la FRA-Dachnak avec l'Entente et contre l'Empire ottoman

24 avril 1915 : l'arrière-plan géostratégique d'une descente de police

La victoire germano-ottomane de Gallipoli/Çanakkale

Première Guerre mondiale : l'image de Talat Paşa (Talat Pacha) dans la presse étrangère

samedi 11 décembre 2021

La minorité valaque sous le régime jeune-turc



Jean Dubreil, "Le Sénateur Batzaria", Journal de Salonique, 5 janvier 1909, p. 2 :


"Les populations roumaines de Macédoine sont en liesse : elles ont leur représentant à la Chambre des députés et au Sénat.

Contenter cet élément ethnique, élément travailleur, soumis sans aucune ambition, était chose facile. Car, au fond, que demandait-il ? Que son existence soit officiellement reconnue. Elle l'est, de là sa joie.

Dorénavant, il sera donc impossible de nier l'existence de Roumains en Macédoine. On aura beau insinuer, affirmer qu'il n'y en a pas, ce sera peine perdue.


S. M. I. le Sultan ne pouvait, en nommant M. Batzaria, sénateur, faire un meilleur choix.

Actif, d'une intelligence supérieure, connaissant parfaitement les langues des peuples balkaniques, au courant de toutes ces questions complexes et de ces divisions intestines de Macédoine, n'ignorant rien en ce qui concerne la politique extérieure, M. Batzaria pourra rendre d'importants services à la Turquie et servir par là-même la cause valaque.

D'une tolérance extrême, ennemi acharné du fanatisme, sous quelque forme qu'il se présente, il pourra contribuer à l'apaisement, à l'anéantissement de toutes ces querelles, de toutes ces luttes qu'un faux chauvinisme ou qu'une mauvaise interprétation des dogmes religieux a fait naître.

Mieux que personne, il a pu, en qualité d'Inspecteur des écoles roumaines de Macédoine, se rendre compte d'où venait le mal ; il connaît le remède.

Et nous sommes sûrs qu'il toujours prêt à seconder ses amis et compatriotes Djavid bey, Rahmi bey, Carasso, dans leur lutte pour l'émancipation matérielle et intellectuelle de la Turquie.


Aussi, est-ce de grand cœur, que nous lui adressons nos plus sincères félicitations."


Auguste Sarrou, La Jeune-Turquie et la Révolution, Paris, Berger-Levrault, 1912, p. 240-241 :


"Entre la Roumanie et la Turquie l'on peut dire qu'il n'y a pas de différends ni de malentendus proprement dits. La Roumanie avait un intérêt politique à faire reconnaître par le Gouvernement ottoman l'indépendance religieuse et scolaire des valaques de Macédoine. Aujourd'hui cet intérêt politique a beaucoup diminué depuis la proclamation de la Constitution. Les relations entre les deux peuples sont tellement bonnes qu'on est allé jusqu'à parler d'alliance politique."


Bernard Lory, "La politique minoritaire de l'Empire ottoman envers les Aroumains", in Dušan T. Bataković (dir.), Minorities in the Balkans : State Policy and Interethnic Relations (1804-2004), Belgrade, Institut des études balkaniques, 2011, p. 56 :


"La Révolution jeune-turque, en instaurant un régime constitutionnel ouvre la voie à la participation [des Valaques] au pouvoir. Nicolas Batzaria (1874-1952) est un des rares chrétiens à avoir été recruté par le Comité Union et Progrès dans sa phase clandestine. C'est un proche d'Enver pacha. Il est nommé sénateur et sera Ministre des Transports entre janvier et juin 1913 [après le coup d'Etat de 1913]. Les Aroumains sont aussi représentés à la chambre basse, par Filip Misea [membre du CUP, lui aussi]. Leur représentation parlementaire est disproportionnée eu égard à leur poids démographique. Ils jouent très clairement le rôle des « bons » citoyens ottomans chrétiens, loyaux envers l'Empire et ne nourrissant aucune velléité séparatiste. Mais malgré les pressions du CUP, jointes à celles de Bucarest, le Patriarcat de Constantinople rejette obstinément l'idée de créer un « exarchat valaque ». Il n'est pas sûr d'ailleurs, même à cette époque qui marque l'apogée du mouvement national, que cela corresponde aux vœux de la majorité de la communauté aroumaine : les nationalistes ont toujours constitué une minorité au sein de leur propre groupe.

Le mouvement national aroumain s'effondre brusquement avec les guerres balkaniques et le morcellement politique de la région. Avec le nouveau tracé des frontières, les Aroumains se retrouvent répartis entre la Grèce, l'Albanie et la Serbie. L'invitation de la Roumanie à venir s'installer sur son territoire ne rencontre qu'une adhésion très limitée."


Take Jonesco (diplomate roumain pro-Entente et ami d'Elefthérios Venizélos), Souvenirs, Paris, Payot, 1919, p. 148-149 :


"J'avais fait demander à un ancien ami, un Roumain de Macédoine, ancien ministre jeune Turc, Batzaria, de venir me trouver à bord, lors de mon passage par Constantinople [en novembre 1913] où, d'ailleurs, je ne voulais m'arrêter que deux heures. Je voulais le charger de dire à son ami Talaat, que je ne connaissais pas encore, combien le jeu turco-bulgare était dangereux et combien décidée était la Roumanie de ne pas tolérer une nouvelle conflagration dans les Balkans. A mon grand étonnement, ce fut Talaat qui s'amena. Il me fit bonne impression. Nous parlâmes plus d'une heure, il se plaignit qu'en allant à Athènes en ce moment-là, j'avais l'air de manifester contre la Turquie, et je lui dis que certainement j'entendais manifester pour la paix et contre la Turquie si elle se laissait amadouer par les intrigues bulgares. J'ai ajouté que la Roumanie était décidée à frapper sur n'importe qui troublerait la paix à Bucarest, et qu'elle avait les moyens de le faire. Talaat en fut très ému, et de fil en aiguille, il me chargea d'être moi l'arbitre entre les Turcs et les Grecs sur toutes les questions — elles étaient nombreuses — qui les divisaient, et qui avaient amené un arrêt absolu dans les négociations d'Athènes. J'acceptai et, comme on le sait, je réussis. Mais à cette occasion, je dis à Talaat qu'il devait me donner la preuve qu'il était autre chose que la vieille Turquie, et cela, en prenant l'engagement de tout faire en trois jours. Il prit cet engagement inouï pour un Turc, et de fait, tout fut fait à Athènes en six jours, non sans des efforts et des peines qu'il serait superflu de raconter en ce moment." 


Voir également : Les auxiliaires chrétiens de l'armée ottomane

Les Valaques (Roumains et Aroumains) dans l'Empire ottoman tardif

Le terrorisme des bandes grecques en Macédoine ottomane

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses

 
 

vendredi 10 décembre 2021

Les relations serbo-turques à l'époque contemporaine



Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999, p. 129-132 :


"A l'époque ottomane, l'émergence de la bourgeoisie marchande de confession orthodoxe avait permis aux laïcs qui composaient les paroisses, à la tête desquels elle s'était placée, d'intervenir dans la direction des affaires de l'Eglise, dans la désignation des prêtres, et d'ouvrir des écoles dont les communautés choisissaient et rétribuaient les enseignants. Parallèle à celui qui conduisit le gouvernement ottoman à se reposer de plus en plus sur les notables locaux, aussi bien chrétiens que musulmans, ce processus, engagé dès le milieu du XVIIe siècle à Sarajevo, se trouva renforcé au XIXe siècle par les réformes alors mises en œuvre, lesquelles, tout en pérennisant le confessionnalisme, réorganisaient, ou modernisaient, si l'on veut, celui-ci, en conférant une plus large place à l'élément laïc au sein des instances communautaires de chaque confession.

A l'inverse, le gouvernement austro-hongrois procéda à une centralisation croissante, tout à fait comparable à celle que connaissaient des Etats orthodoxes tels que la Serbie ou le Monténégro, où, comme en Bosnie-Herzégovine, les popes étaient nommés par les métropolites et les instituteurs par l'Etat. Mais le gouvernement austro-hongrois n'était pas orthodoxe et, outre le fait qu'elle rompait avec une longue tradition d'auto-administration, cette emprise directe ou indirecte de l'Etat suscitait chez les fidèles de l'Eglise orthodoxe serbe la crainte que celui-ci n'attente à leur identité confessionnelle et/ou nationale en se servant, pour ce faire, des écoles dont la maîtrise désormais leur échappait. Cette crainte était là aussi fondée puisque les autorités austro-hongroises tentèrent d'enlever à ces dernières leur caractère exclusivement serbe-orthodoxe pour les transformer en écoles interconfessionnelles.

Aussi les Serbes réclamèrent-ils que leur soit rendue leur ancienne autonomie. Ce furent les Serbes de Mostar qui prirent la tête d'un mouvement auquel devaient assez vite s'associer la plupart de leurs coreligionnaires de Bosnie-Herzégovine. Ce mouvement débuta sur les rives de la Neretva « par une sorte de grève religieuse. Le conseil de la commune serbe de Mostar avait été dissous ; ses écoles avaient été placées sous la direction d'un commissaire du gouvernement ; des popes qui n'avaient pas été agréés par elle officiaient dans sa grande église. Pour protester contre cette ingérence du pouvoir dans leur église ou dans leur école, certains orthodoxes ont refusé les sacrements et déserté les cérémonies religieuses. C'est ainsi que, en 1898, nombre de Serbes de Mostar défendaient au pope de baptiser leurs enfants et repoussaient le concours de l'Eglise pour l'enterrement de leurs morts ». Puis, ce mouvement de protestation, dépassant le cadre géographique dans lequel il s'était tout d'abord inscrit, s'accompagna d'une campagne de pétitions et de réunions publiques destinées à sensibiliser l'opinion orthodoxe, à y renforcer par la même occasion la conscience serbe et à exercer sur les autorités la pression suffisante pour les amener à céder. Par ailleurs, les activistes serbes s'allièrent à ceux qui, dans le camp musulman, souhaitaient que le même type d'autonomie soit octroyée à leur communauté. Ce rapprochement fut facilité par le fait que les activistes musulmans, notamment le mufti Ali Džabić, étaient, eux aussi, originaires de Mostar1. L'alliance entre Serbes et musulmans avait déjà pris corps une première fois lors des combats contre l'armée austro-hongroise en 1878 (à l'époque, musulmans et orthodoxes bosniaques avaient constitué ensemble un gouvernement national provisoire qui dura le temps que les Austro-Hongrois s'emparent du pays) et, une deuxième fois, lors du soulèvement de 1882 en Herzégovine. A la suite de l'échec de ce soulèvement, qui aurait, à en croire les sources diplomatiques étrangères, étroitement mêlé aspirations panislamiques et panslavistes, ses protagonistes de confession musulmane avaient trouvé refuge aussi bien à Belgrade qu'à Istanbul. C'est parmi eux, relevait Srećko M. Džaja, que se recrutèrent les premiers musulmans s'affichant comme serbes. La répression du mouvement pour l'autonomie amena dans les capitales serbe et ottomane une nouvelle vague de réfugiés, au nombre desquels figurait Ali Džabić lui-même : parti à Istanbul pour y rencontrer le Sultan, il avait vu, en effet, son retour en Bosnie-Herzégovine empêché par les autorités austro-hongroises. Serbes et musulmans se coalisèrent une fois de plus, à l'initiative des premiers, contre leur ennemi commun. Après avoir dépêché ensemble des délégués à Budapest en 1900 pour y plaider leur cause et après avoir tenu une réunion commune l'année suivante, ils signèrent en 1902 un programme commun. Ce programme, dans lequel les musulmans étaient appelés des « Serbes de confession islamique », contenait un certain nombre de revendications telles que l'autonomie de la Bosnie-Herzégovine sous la souveraineté du Sultan, l'attribution du poste de gouverneur à un musulman et à un orthodoxe à tour de rôle, la résolution de la question agraire par les intéressés eux-mêmes, propriétaires terriens et kmetovi, sans immixtion étrangères, qui trahissaient une évidente inspiration conservatrice : ses signataires prétendaient restaurer l'ordre ancien ou maintenir ce qui en subsistait, tant dans le domaine politique (le statut de province ottomane de la Bosnie-Herzégovine) que religieux (l'autonomie des paroisses orthodoxes, la soumission des musulmans au Calife) ou social (la grande propriété foncière). Il entrait, bien évidemment, une grande part d'opportunisme dans une telle alliance. Chacun avait fait à l'autre des concessions symboliques qui ne l'engageaient pas à grand-chose. La reconnaissance par les Serbes des droits souverains du Sultan sur la Bosnie-Herzégovine ne constituait pas à leurs yeux un obstacle sérieux à l'intégration future de la province dans un ensemble grand-serbe, étant donné le degré de décomposition qu'avait atteint l'Empire ottoman. L'affirmation par les musulmans de leur prétendue serbité ne les empêchait nullement de faire passer avant toute autre chose leur allégeance au Sultan-Calife. Chez les musulmans, on remarque d'ailleurs qu'aussi longtemps que dura le mouvement pour l'autonomie, conservatisme et serbophilie allèrent de pair. L'histoire de l'association culturelle Gajret en apporte la démonstration. Fondée en 1903 par des éléments modernistes d'orientation pro-croate ayant à leur tête l'orientaliste Safvet Beg Bašagić, ne devint-elle pas pro-serbe lorsque les conservateurs en prirent le contrôle ? (...)

1. Les musulmans de Mostar se dressaient contre ceux de Sarajevo qui, avec le maire de la capitale, Kapetanović-Ljubušak, prônaient la collaboration avec les autorités austro-hongroises (Noël Malcolm, op. cit., p. 146). Il y avait, certes, dans leur querelle une opposition de principe entre modernistes et conservateurs, mais aussi, et plus prosaïquement, une rivalité entre deux clans qui voulaient contrôler les instances dirigeantes de la communauté islamique (ibid.)."


Thierry Mudry, Guerre de religions dans les Balkans, Paris, Ellipses, 2005, p. 69-70 :


"(...) comme nous l'avons remarqué plus haut, Serbes et Grecs ne formèrent leurs propres groupes de partisans et ne les envoyèrent s'en prendre aux bandes bulgaro-macédoniennes et aux exarchistes qu'assez tardivement. La Serbie s'impliqua militairement dans la question macédonienne après que des officiers conjurés eurent assassiné en 1903 le dernier représentant de la dynastie Obrenović, le roi Alexandre, dont l'orientation austrophile et les multiples frasques avaient irrité l'armée. Les membres de la conjuration, en particulier Vojin Tankosić, prirent ensuite très vite en main l'organisation d'une guerilla serbe en Vieille-Serbie et en Serbie du Sud, ainsi qu'on appelait désormais la Macédoine à Belgrade. Vigoureusement épaulés, les patriarchistes serbes purent s'assurer le contrôle d'une fraction importante des églises et des écoles orthodoxes en Macédoine septentrionale, occidentale et centrale, et en chasser de vive force les exarchistes. Pour sa part, la Grèce avait été longtemps empêchée d'intervenir directement en Macédoine, accaparée qu'elle était par la question crétoise. Au demeurant, la défaite subie en 1897 face aux troupes ottomanes l'en avait dissuadé, d'autant que cette défaite avait gravement compromis les finances du royaume hellénique.

C'est, au lendemain de l'insurrection d'Ilinden
[en 1903], grâce à la complaisance des autorités ottomanes [sous Abdülhamit II], satisfaites de voir les nationalités balkaniques se déchirer et la plus menaçante d'entre elles (la bulgare) sortir affaiblie de ces luttes, que les bandes serbes et grecques, encadrées par des officiers de l'armée régulière de Belgrade et d'Athènes, purent multiplier les incursions en Macédoine et y consolider les positions de leurs partis respectifs, unis dans une commune allégeance au patriarcat œcuménique."


Tasos Kostopoulos, "Entre vote et marchandage : Partis nationaux et groupes ethniques aux élections parlementaires de 1908", Cahiers Balkaniques, n° 40, 2012 :


"La composition ethnonationale de la population [dans le sancak de Monastir] ressemblait aussi à celle de Serrès : selon l'estimation des autorités, 47 % des 171.364 habitants étaient des « Bulgares », 30 % des musulmans, 14,2 % des « Grecs », 6,8 % des « Serbes », 1,3 % des israélites et 1,4 % des « Roumains ». Pour les partis grec et serbe, la seule voie possible était donc la coopération avec les Jeunes-Turcs, pour assurer une certaine représentation parlementaire. L'appareil bulgare, au contraire, a commencé par rêver acquérir la totalité des quatre sièges du sandjak ; vers la fin de septembre, le consul de Sofia à Monastir considérait encore que le parti bulgare pouvait élire au moins deux députés. Erigé en arbitre, le Comité Jeune-Turc local a enfin changé plusieurs fois d'opinion pendant cet automne : en commençant par suggérer deux députés « bulgares », un « turc » et un « grec », il est passé ensuite à deux « Turcs », un « Bulgare » et un « Grec » pour arriver à la proposition finale d'une représentation équitable des quatre nationalités différentes, en ajoutant un député « serbe », le docteur Yannaki Dimitrievitch. (...)

Dans le sandjak de Skopje, le parti serbe minoritaire (7 % de la population selon le recensement de 1905 et les estimations de la métropole exarchiste) était érigé de facto en arbitre entre le parti bulgare majoritaire (49 % de la population) et la communauté musulmane, en majorité albanaise (44 %). Dès le début, le consul bulgare de la ville s'était prononcé pour une alliance des deux communautés chrétiennes prévoyant un soutien réciproque dans les sandjaks de Skopje (des « Bulgares » par les « Serbes ») et de Tetovo, appartenant au vilayet de Prizren (vice versa), tout en reconnaissant les difficultés d'une telle évolution : après la confrontation sanglante des années précédentes entre bandes armées des deux partis, il explique, celui qui osera proposer le premier une coopération électorale serbo-bulgare « va être battu » par ses compatriotes et compagnons. Finalement, une alliance a été formée au sens inverse, contre le parti bulgare, entre Serbes et Jeunes-Turcs. Les résultats du premier tour du scrutin ont ainsi abouti à une nette majorité musulmane : 85 électeurs contre 78 « Bulgares » et 11 « Serbes » selon le rapport détaillé du consulat bulgare, 95 musulmans contre 56 « Bulgares » et 18 « Serbes » selon celui, beaucoup plus sommaire, du consulat grec. Au deuxième tour, on a élu deux députés musulmans (le très riche albanais Nedjip bey, à la tête d'un cartel monopoliste du commerce du bois dans tout le vilayet de Kossovo, et Sait Hodja, un maître d'école vétéran du mouvement jeune-turc), un député « bulgare » (Todor Pavlov, professeur à l'école bulgare et la Faculté du Droit de Constantinople) et un député « serbe » (le pharmacien Alexandar Parlitch, ancien cadre du parti bulgare au kaza de Tetovo qui a passé ensuite au service du parti serbe).

Les effets de la coopération serbo-ottomane mis à part, la défaite du parti bulgare a été déterminée aussi par des facteurs de dissidence interne."


Enver Bey, entretien avec Paul Belon, Le Journal, 15 mai 1909, p. 4 :


"La Bulgarie est notre voisine immédiate. Je suis donc convaincu que, si la chose est réalisable, notre parti tout entier appuiera de son approbation l'initiative d'une entente turco-bulgare, à laquelle la Serbie serait invitée à participer, de façon à garantir une paix définitive dans les Balkans. Vous me direz que ce sont de bien beaux projets qui rencontreront peut-être quelques difficultés de réalisation. L'Europe peut, en tout cas, avoir pleine confiance dans notre bonne volonté. Nous lui demandons seulement un peu de patience."


Auguste Sarrou, La Jeune-Turquie et la Révolution, Paris, Berger-Levrault, 1912, p. 241 :

"Entre la Serbie et la Turquie, les rapports n'ont jamais été très tendus. Aujourd'hui ils sont très bons, à ce point que l'on a pu voir la Turquie autoriser la Serbie à se servir de la ligne de Salonique pour transporter chez elle son matériel de guerre et faciliter ses relations économiques. Ici encore les intérêts des deux peuples sont étroitement liés les uns aux autres. Les deux Etats ont à faire face plus que les autres encore aux ambitions et aux convoitises de leurs ennemis. Une alliance entre eux semble s'imposer plus encore qu'avec les autres Etats balkaniques [le livre de Sarrou a été publié plusieurs mois avant l'agression préméditée et coordonnée de 1912]."


Pierre Loti, La hyène enragée, Paris, Calmann-Lévy, 1916, p. 133-134 :


"Juillet 1915.

J'avais naguère englobé la Serbie — son prince surtout — dans mes premières accusations contre les peuples balkaniques, au moment où ils se ruaient ensemble sur les Turcs déjà aux prises avec les Italiens. Mais plus tard, au cours de tant de réquisitoires indignés, je n'ai plus une seule fois prononcé le nom des Serbes ; c'est que déjà mes renseignements de là-bas me prouvaient que, parmi les ALLIES d'abord, les ALLIES des Balkans, c'étaient ceux-là les plus humains. Eux mêmes, sans doute, avaient remarqué que je ne les nommais plus, car pas une lettre d'injures ne m'est venue de leur pays, alors que les Bulgares et même les Grecs me déversaient un flux de grossièretés immondes.

Depuis, le grand philanthrope Carnegie pour établir définitivement la vérité dans l'histoire, a fait procéder à une consciencieuse enquête internationale, dont les résultats, consignés en un épais volume, ont l'autorité des plus sincères, documents officiels ; on y trouve, avec preuves et signatures à l'appui, les plus terrifiants témoignages contre les Bulgares et les Grecs, et très sensiblement moins de crimes au dossier des Serbes. Mais ce volume, intitulé ; Enquête dans les Balkans (Dotation Carnegie), a été, je le crains, beaucoup trop peu lu, et c'est un devoir de le signaler à tous."


A. Aulard (Alphonse Aulard), "Révélations historiques", L'Œuvre, 3 mars 1927, p. 1 :

"Le 5 août 1914, Guirs, ambassadeur de Russie à Constantinople, télégraphie en chiffre à son ministre, Sasonov, que l'attaché militaire russe, général Léontiev, vient d'avoir avec Enver pacha, ministre de la guerre, qui est le véritable chef du gouvernement turc, une conversation importante.

La Turquie mobilise, mais elle n'est pas encore décidée. Sans doute, l'Allemagne pèse sur elle, (Guirs ne sait pas qu'il y a déjà même un chiffon de papier de signé) et les instructeurs allemands sont toujours là, mais la Turquie ne suivra que ses intérêts. On sent que l'entrée de l'Angleterre dans le conflit ne rend plus les Turcs aussi sûrs de la victoire finale de l'Allemagne. Bref, Enver offre à la Russie une alliance militaire, et il l'offre de la façon la plus nette.

Il met l'armée turque à la disposition éventuelle de la Russie, soit pour marcher contre la Bulgarie, soit même, si l'union balkanique se reforme, pour marcher contre l'Autriche-Hongrie.


Condition ? Cession d'une partie de la Thrace à la Turquie ainsi que des îles d'Egée ; alliance défensive russo-turque, conclue pour cinq ou dix années. On dédommagerait la Grèce en Epire, la Bulgarie en Macédoine, la Serbie en Bosnie et Herzégovine.

Interrogé par Guirs le grand-vizir est l'accord : l'offre est officielle, gouvernementale. La Turquie propose réellement une alliance militaire à la Russie à la seule condition que ce soit tout de suite.

Mais cette alliance, en garantissant pour cinq ou dix ans l'intégrité territoriale de la Turquie, retarde pour cinq ou dix ans la réalisation du rêve russe : acquisition de Constantinople. Sasonov hésite. Au lieu de sauter avec joie sur l'occasion inespérée d'abréger la guerre, il télégraphie le 6 à Guirs qu'il ne faut pas se presser, qu'il faut éviter toute déclaration définitive."


Mustafa Kemal, déclaration à Bursa, janvier 1923, source : Falih Rıfkı Atay, Ulus, 15 mai 1938 :

"La Yougoslavie est devenue un Etat puissant dans les Balkans. La nation serbe a de fait prouvé qu'elle avait droit à créer un tel Etat.

On sait que l'Autriche a envahi la Serbie avec des forces armées égales à la population de ce pays. En face de ces puissants corps d'armée, cette nation avait pris une attitude virile, elle les a combattus. Dans les endroits où ses ennemis disposaient de forces égales aux siennes, elles les a battus. Quand s'y opposer devenait impossible, elle recula peu à peu et fut obligée d'abandonner toute la patrie à l'occupation de ses ennemis. Mais cette armée composée d'enfants de la nation serbe et les dirigeants qui en détenaient les destinées ne se découragèrent pas. Alors qu'ils n'avaient à compter sur personne, ils ont dit : « Nous deviendrons sans faute une grande nation. » C'est le résultat de cette volonté qui fait qu'aujourd'hui à la place de l'ancienne Serbie a été crée un grand Etat yougoslave."


İsmet İnönü (Premier ministre turc), réponse (en serbe) à l'allocution de Kamenko Božić (président de la municipalité de Kragujevac),
Kragujevac, 16 avril 1937 :

"M. le Président,

Mon collègue Rüştü Aras et mois sommes profondément touchés de votre accueil cordial. Moi et mes amis sommes heureux de nous trouver au cœur de la Yougoslavie nouvelle. Les traditions de notre race reposent sur l'admiration de l'héroïsme au-dessus de toutes les autres vertus humaines. Notre admiration et notre attachement au caractère national du peuple yougoslave sont compréhensibles, ainsi mieux que jamais. Vive la Yougoslavie, Vive sa Majesté le roi Pierre II, Son Altesse Royale le prince-régent Paul, Vive mon cher ami le Dr. Milan Stoyadinovitch !"


Le maréchal Fevzi Çakmak (chef d'état-major de l'armée turque), discours à un dîner en l'honneur des délégations militaires étrangères assistant aux manœuvres en Thrace turque, 18 août 1937 :

"Messieurs,

En vous souhaitant la bienvenue en Turquie j'éprouve une belle joie à voir rassemblés ce soir autour de cette table, mes valeureux collègues, les très distingués représentants des armées des pays alliés et amis qui ont bien voulu nous faire l'honneur de venir assister à nos manœuvres. Cette soirée sera un des plus beaux souvenirs que l'histoire de l'armée turque enregistrera et que nous garderons vivant dans nos cœurs. En effet, quel plus beau spectacle peut-on imaginer que celui de notre réunion de ce soir, manifestation d'amitié qui symbolise par excellence la devise qui régit les relations de nos pays et qui caractérise tout particulièrement celle de la Turquie dont l'idéal est, comme celui de ses alliés, de vivre en paix universelle. Je salue en la personne de M. le général Essadullah Han l'armée de l'Afghanistan ami, en la personne de M. le général Papagos l'armée hellène alliée, en la personne de M. le général Riza Kuli Kerimi, l'armée de l'Iran ami, en la personne de M. le général Neditch, l'armée yougoslave alliée ainsi que toutes les armées des attachés militaires ici présents.

Messieurs les généraux, Messieurs les attachés militaires, je lève mon verre, en votre honneur et bois au bonheur et à la prospérité de vos pays."


Milan Stojadinović (Premier ministre yougoslave), toast à un dîner de gala, cercle des officiers de la Garde, Belgrade, 10 mai 1938 :

"C'est avec une vive satisfaction que j'ai l'honneur de saluer aujourd'hui dans la capitale de la Yougoslavie nos chers et éminents hôtes, M. le président du Conseil [Celâl Bayar] et M. le ministre des Affaires étrangères [Tevfik Rüştü Aras] de la République turque. Le gouvernement royal et le peuple yougoslave vous remercient de l'honneur que vous leur faites par cette visite et en leur nom je vous souhaite sincèrement la bienvenue.

La visite que vous rendez à Belgrade et à la Yougoslavie n'est pas seulement une preuve des relations cordiales qui existent entre nos deux pays et l'occasion d'un échange de vues utile concernant toutes les questions qui nous intéressent. Elle est aussi une nouvelle manifestation de l'esprit constructif et pacifique de l'Entente Balkanique, cette précieuse organisation internationale qui lie nos deux pays aux royaumes voisins et amis : à la Roumanie et à la Grèce.

L'amitié turco-yougoslave, dans le cadre de l'Entente Balkanique, a déjà sa tradition et sa place assurée dans les sentiments de solidarité de nos deux pays ainsi que dans les décisions de nos deux gouvernements.


Nos deux peuples, unifiés dans leurs territoires nationaux, ont aujourd'hui une même conception politique de paix et de collaboration internationale large et réaliste. De part et d'autre, les relations amicales avec tous nos voisins renforcent les garanties qui découlent des traités internationaux et assurent le maintien de l'ordre dans cette partie de l'Europe.

C'est dans le sentiment de leur sécurité et avec une pleine confiance dans leur avenir que nos peuples peuvent consacrer la majeure partie de leurs efforts au relèvement de leur prospérité et à la création d'un patrimoine culturel durable.

Lors de mon récent voyage à travers votre pays si beau et si hospitalier, j'ai eu l'occasion de voir quels magnifiques résultats le peuple turc a obtenus sous la conduite énergique et sage du Président de la République et sous la direction éclairée du gouvernement, à la tête duquel se trouve Votre Excellence. C'est alors aussi que j'ai bien senti combien le peuple turc est animé de sentiments amicaux envers le peuple yougoslave et combien il aspire à la paix et à la collaboration balkanique.

La Yougoslavie et son peuple voient dans ce fait une preuve de plus que nos deux nations poursuivent les mêmes buts, à la réalisation desquels elles travaillent sincèrement en plein accord avec les autres pays alliés, dans l'intérêt de tous les peuples balkaniques.


Je lève mon verre en l'honneur de Son Excellence, M. Kemal Ataturk, président de la République turque, à votre santé, mon cher président et ami, à la santé de Mme Bayar, à la santé de mon ami Rüstü Aras, ainsi qu'au progrès et à la grandeur de la République turque, amie et alliée."


Le général Ljubomir Marić (ministre yougoslave de l'Armée et de la Marine), réponse au toast de Kâzım Özalp (ministre de la Défense turc, d'origine albanaise), à un banquet offert à l'Ankara Palas, 18 mai 1938 :


"Monsieur le ministre,

C'est avec une satisfaction toute particulière que j'avais reçu votre aimable invitation à visiter la nouvelle capitale moderne de la Turquie régénérée. J'y voyais, en effet, une excellente occasion pour vous rencontrer, Excellence et chers collègues, ainsi que mes amis S. E. le maréchal Fevzi Çakmak et l'ancien président du Conseil S. E. Ismet Inönü, qui au cours de leur séjour en Yougoslavie, où ils ont laissé un souvenir ineffaçable, m'ont invité à leur faire une visite.

Ma satisfaction a été d'autant plus vive que cette invitation m'a fourni l'occasion d'apporter personnellement les salutations et les vœux chaleureux de l'armée yougoslave à l'armée amie et alliée de la République turque et de réaliser le désir que j'avais depuis longtemps de visiter la nouvelle Turquie régénérée et d'admirer l'œuvre mémorable de son grand génie qui s'est révélé dans l'un des moments les plus critiques traversés par le peuple turc et qui continue à se manifester dans tous les domaines de la vie de la nouvelle République turque.

A l'issue de la guerre mondiale, lorsque le peuple turc semblait se trouver au bord du gouffre, son orgueil s'était révolté et avait trouvé une expression digne de lui en la personne d'un homme d'un rare génie. Kemal Atatürk avait compris l'âme de son peuple et l'importance de l'heure. N'avait-il pas d'abord par son épée sur les rives de Sakarya et plus tard à Dumlupunar [Dumlupınar], enfin par sa plume, à Lausanne le 24 juillet 1923, sauvé le peuple turc. Par des réformes géniales réalisées avec énergie, il a jeté les bases d'une Turquie nouvelle unie et forte, lui conférant ainsi toutes les conditions indispensables pour une vie de liberté et d'honneur, une renaissance rapide et des progrès brillants. Le grand génie créateur de la Turquie nouvelle ne s'en était pas tenu là : il continue à s'affirmer par l'intensité grandiose de son élan réformateur en temps de paix comme il l'avait fait naguère au cours des combats sanglants pour le salut de son pays.

C'est ainsi que sur les ruines de l'ancien empire ottoman avait surgi, rajeunie et régénérée, pleine d'essor et de force vitale, la nouvelle République Turque, guidée par la grande intelligence et la main ferme de son grand génie national, S. E. Kemal Atatürk, secondé par une nombreuse pléiade de brillants collaborateurs, dont vous faites partie.

Il suffit aujourd'hui de voir votre armée, bien entraînée et équipée, son haut moral et ses brillantes traditions, sous la direction de chefs éminents, pour constater les immenses progrès réalisés qui non seulement éveillent l'attention et l'hommage, mais méritent la plus vive admiration.

Tout cela est bien fait pour réjouir le cœur de tout homme de bonne volonté, et à plus forte raison, celui d'un ami et d'un allié. Je m'en réjouis également avec le peuple yougoslave tout entier, lequel suit avec le plus vif intérêt et une satisfaction manifeste les progrès du peuple turc ami et allié et reste sincèrement dévoué à l'idée du pacte balkanique, basé sur les nécessités impérieuses de la vive commune, harmonieuse et prospère des peuples turc, roumain, grec et yougoslave, amis et alliés.

En vous remerciant une fois de plus, monsieur le ministre et cher collègue, des vœux que vous avez bien voulu m'adresser, de même que votre brillant accueil, je lève mon verre pour le bonheur et la santé de S. E. le président de la République Kemal Atatürk, à la prospérité de la République et du noble peuple turc et de son armée, et je bois à la santé de Votre Excellence et à celle de la charmante Madame Ozalp."


Le général Milutin Nedić (ministre yougoslave de l'Armée et de la Marine), déclaration au correspondant de Vreme à Istanbul, 25 novembre 1938 :


"La délégation yougoslave a exécuté avec la plus profonde piété sa mission sacrée, celle de rendre au nom de la Yougoslavie et de son armée les derniers honneurs au glorieux Kemal Ataturk, fils de la Turquie et grand ami de la Yougoslavie. En outre, elle a manifesté dans ces douloureux moments, non seulement notre profonde participation au deuil qui frappe le peuple turc, mais encore notre entière solidarité avec ce peuple ami et allié. Au cours de ces derniers jours, nous avons été profondément impressionnés par les manifestations spontanées et touchantes par lesquelles les plus larges masses du peuple turc exprimèrent leur deuil profond pour la perte de leur grand chef. Mais, en même temps, nous avons senti que, malgré cette douleur, la Turquie nouvelle poursuivait sûrement et inébranlablement sa voie de progrès dans la paix et dans la gloire, conduite par la sagesse et la fermeté du plus proche et du plus grand collaborateur d'Ataturk, S.E. M. Ismet Inonu, président de la République, grand ami de la Yougoslavie et grand champion de la solidarité balkanique. C'est pourquoi la grande œuvre de la restauration et du redressement national continuera à se développer pour le bonheur du peuple turc. Dans cette merveilleuse œuvre seront éternellement vivants ses glorieux et immortels créateurs."


Etienne Copeaux et Stéphane Yerasimos, "La Bosnie vue du Bosphore", Hérodote, n° 67, 4e trimestre 1992, p. 157 :


"Le gouvernement [turc] semble conscient de l'effet complexe de la question bosniaque sur l'opinion publique turque et module en conséquence ses paroles et ses actes. Si les membres du gouvernement, et notamment le ministre des Affaires étrangères, Hikmet Çetin, ne se privent pas de fustiger, dans leurs causeries avec les journalistes ou dans leurs discours devant diverses associations, les atermoiements, voire la duplicité des Occidentaux, le gouvernement lui-même ne se départit pas de la ligne fixée par l'ONU, tout en essayant de l'infléchir dans le sens d'un engagement plus substantiel, ce qui lui permet de présenter à son opinion publique chaque implication subséquente des Nations unies, comme le fruit de ses injonctions. C'est avec la même prudence qu'il dose ses relations avec les différents gouvernements balkaniques, y compris les Serbes. Ainsi tout en demandant au début du mois de mai l'intervention du Conseil de sécurité en Bosnie, Ankara refuse quelques jours plus tard de suivre le geste des pays de la CEE et de rappeler son ambassadeur à Belgrade. D'ailleurs, le Premier ministre yougoslave Milan Panic [un Serbo-Américain] est reçu au milieu du mois d'août à Ankara, où son homologue turc, Süleyman Demirel [d'origine albanaise], le rassure : la Turquie n'enverra pas d'armes en Bosnie. En contrepartie, Panic souhaite que la Turquie fasse partie de la solution de la crise bosniaque et va jusqu'à proposer que la force de l'ONU soit commandée par un officier turc."


Sylvie Gangloff, "La politique balkanique de la Turquie et le poids du passé ottoman", in Xavier Bougarel et Nathalie Clayer (dir.), Le nouvel islam balkanique : les musulmans, acteurs du post-communisme, 1990-2000, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 344 :


"Au demeurant, les dirigeants turcs n'ont du reste pas hésité à renouer rapidement certains contacts avec les « agresseurs serbes » après la signature des accords de Dayton. Les entrepreneurs turcs, y compris les membres du MÜSIAD (Müsülman sanayici ve işadamları derneği — Association des industriels et hommes d'affaires musulmans) de tendance islamiste, attirés par les potentialités du marché serbe, ont poussé le gouvernement dans ce sens. (...)

Autre exemple de cette prééminence du politique sur le religieux : les réactions officielles de la Turquie face au conflit au Kosovo. Ne sont réapparues ici ni l'intense activité diplomatique des premiers mois du conflit bosniaque, ni la dénonciation du « deux poids, deux mesures » de l'Occident. Là encore, l'intérêt national a primé sur la solidarité confessionnelle, historique ou culturelle. La Turquie peut en effet difficilement soutenir ce qui est perçu comme un mouvement sécessionniste alors qu'elle combat sur son propre sol un mouvement du même type, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Peu après le début des hostilités, le 8 mars 1998, le ministre des Affaires étrangères turc, Ismail Cem, s'est rendu à Belgrade pour tenter de concilier les positions des deux parties et éviter une escalade de la violence. Il y a réaffirmé le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un pays, et a négocié de nouveaux accords intergouvernementaux avec Belgrade. Le message du Président S. Demirel remis au Président Slobodan Milosević à cette occasion stipulait que la Turquie, « elle aussi », avait à combattre le « terrorisme » sur son territoire."


Nathalie Clayer et Xavier Bougarel, Les musulmans de l'Europe du Sud-Est. Des Empires aux Etats balkaniques, Paris, ISMM/Karthala, 2013, p. 235-236 :


"(...) qu'en est-il des petites populations musulmanes non albanaises du Kosovo ? Coincées entre l'appareil répressif serbe et l'Etat parallèle albanais, celles-ci sont contraintes à des choix délicats. Très majoritairement, les Tsiganes/Roms du Kosovo maintiennent leur allégeance clientéliste au Parti socialiste de Serbie (SPS). Les Musulmans/Bosniaques et les Turcs de la province sont plus divisés. La branche kosovare du Parti de l'action démocratique (SDA) soutient ainsi la « République de Kosovo », quand le Parti démocratique réformiste des Musulmans (Demokratska Reformska Stranka Muslimana — DRSM), qui représente les Musulmans de la Sredačka Župa (sud-est de Prizren), respecte la Constitution serbe. Les Goranis de la région de Gora (sud de Prizren), pour leur part, votent majoritairement pour le Parti socialiste de Serbie (SPS). Enfin, l'Union démocratique des Turcs (Türk Demokratik Birliği — TDB) est proche des autorités serbes, alors que le Parti populaire turc (Türk Halk Partisi — THP) est lié à la « République de Kosovo ». Après la guerre de 1998-1999, les Roms sont victimes de représailles albanaises et se réfugient massivement en Serbie ou en Europe occidentale. Plus généralement, les populations musulmanes non albanaises se trouvent réduites à l'impuissance du fait de leurs divisions internes, et malgré les sièges qui leur sont réservés au nouveau Parlement kosovar."
 

Voir également : L'Empire ottoman, empire européen

La collaboration d'une faction des noblesses slavo-orthodoxes avec les sultans ottomans

Timur le Boiteux : vainqueur de Beyazıt "la Foudre", héros de l'Europe chrétienne/humaniste

La collaboration de l'Europe chrétienne avec le sultan Mehmet II

Les auxiliaires chrétiens de l'armée ottomane

Les Croates et l'Empire ottoman

Les Ottomans et le patriarcat de Peć

Ömer Lütfi Paşa alias Mihajlo Latas

La conservation de l'héritage ottoman dans la Bosnie austro-hongroise

Un aperçu de la diversité humaine dans l'Empire ottoman tardif : moeurs, mentalités, perceptions, tensions

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses