Gerhard Höpp, Muhammed Ali à Berlin, Tunis, Fondation Friedrich Ebert, 2009 :
"Immédiatement après leur fuite, Enver, Talât et d'autres dirigeants Jeunes Turcs avaient entrepris la
mise en place d'un réseau d'organisations panislamiques afin de poursuivre la lutte contre les anciens ennemis de guerre et les
actuelles puissances d'occupation sous mandat de la Grande-Bretagne et
de la France. Ils y réussirent, bien que recherchés par l'Entente. (...)
Après avoir consulté Lénine et Tchitchérine, ainsi que des
fonctionnaires de l'Internationale communiste, et après avoir participé
au Congrès des peuples de l'Est à Bakou en 1920, Enver fonda depuis
Moscou l'Union des sociétés islamiques révolutionnaires (Islâm Ihtilâl Cemiyetleri Ittihâdi).
Ce réseau d'organisations panislamiques, dont les principaux secteurs
d'activités se trouvaient en Allemagne et en Italie, s'étendait jusqu'au
Moyen Orient et utilisait dans une large mesure d'anciens
collaborateurs des « services spéciaux » ; en Europe, l'Union
travaillait en particulier avec la League of Oppressed Peoples d'Edwin
Emerson et la Lega di Populi Oppressi opérant en Italie. Le centre
berlinois de l'Union fut le Club d'Orient (al-Nadi al-Sharqi) dans la
Kalckreuthstraße, dirigé par le Syrien Shakib Arslan (1869-1946) et
l'Egyptien Abd al-Aziz Shawish (1876-1929), deux nationalistes arabes
avec qui Enver avait déjà collaboré durant la Première Guerre Mondiale.
Le porte-parole du Club était la revue susmentionnée, Liwa-el-Islam,
publiée depuis mars 1921. Ainsi que l'attestent les documents, la revue
et le Club étaient financés par Enver depuis Moscou." (p. 16-18)
René Gallissot, "Mouvement ouvrier et mouvement national : communisme, question nationale et nationalismes dans le monde arabe", in René Gallissot (dir.), Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes dans le monde arabe, Cahiers du « Mouvement social », n° 3, Paris, Les Editions ouvrières, 1978 :
"L'Orient arabe naît de la première guerre mondiale, le premier Congrès national syrien de juillet 1919 revendique un Etat unifié, et l'arabisme s'affirme mais se divise en même temps, dans les secousses qui se suivent en chaîne au début des années 1920 ; revendications politiques et troubles sociaux se superposent. En 1920 et 1921, par exemple, les grèves de cheminots se répercutent dans tous les pays, et surtout peut-être de 1919 à 1924 se multiplient les foyers d'effervescence autonomiste transformée parfois en indépendance communale, celle de véritables communes insurrectionnelles, comme en Mésopotamie après l'effondrement du pouvoir turc, à Ragga, en Syrie, en l'été 1921, dans plusieurs bourgades du Delta et même de la Haute Vallée du Nil en Egypte. A Missurata en Libye, la République tient jusqu'en 1923, plus longtemps qu'a Tripoli. (...) Enfin la résistance druze se transforme en 1925 en soulèvement général pour aboutir à l'insurrection de Damas, en octobre 1926. Entre la tentative de solution négociée par délégation (wafd) en 1919 et les concessions formelles anglaises de 1924, l'Egypte se trouve en état d'agitation générale qui ne s'arrêtera que sous l'effet des opérations répressives du gouvernement apparemment triomphant de Zaghloul Pacha en 1924. Du Soudan au Sud algérien courent les actions d'opposition bédouine appuyées ou non sur la résistance que la confrérie Senoussiya dresse contre la conquête italienne. Après avoir grandi en triomphant des Espagnols en 1921, le Front rifain tient tête à de formidables armées coloniales jusqu'en l'été 1926. Cet ébranlement dont les coups ne sont pas liés autrement que par la contagion, se produit en ce tournant des années 1920 en écho de la révolution soviétique et de la révolution nationale de Mustapha Kemal, souvent confondues. Symboliquement Enver Pacha qui passe de la révolte militaire jeune turque à l'affirmation arabe dans la guérilla libyenne, qui appelle ensuite à la guerre sainte révolutionnaire en Orient à partir du Congrès de Bakou et en quêtant des armes auprès du gouvernement soviétique, signale les étonnantes conjonctions de fait de ces années ; ce qui ne l'empêchera pas de finir en combattant contre l'Armée rouge." (p. 21)
Zakya Daoud, Abdelkrim. Une épopée d'or et de sang, Paris, Séguier, 1999 :
"La même année [1907], très vite donc, il [Abdelkrim] commence à assurer la chronique en arabe du Télégramma del Rif. Il suit la révolte arabe contre les Turcs, avec Lawrence d'Arabie, l'épopée d'Enver Pacha, l'action syrienne de Latrach, le mouvement ouvrier de M'Hammed Ali en Tunisie. Peu à peu, ses articles témoignent d'une volonté de promotion et de progrès, et expriment sa grande admiration pour Atatürk, rénovateur du monde musulman et pour Mohamed Abdou, le grand réformateur égyptien. Abdou comme Tahtaoui prônent une renaissance, la Nahda, au plan des institutions politiques et de la diffusion des savoirs et des techniques pour contrer l'avance de l'Occident. Abdelkrim devient un réformiste convaincu. Il se laisse donc aller à critiquer ses compatriotes pour leur retard, à lancer de violentes attaques contre ceux qui refusent la science et le progrès. Il oppose ainsi la pauvreté technique du Rif (ou l'on cultive avec l'araire en bois) au machinisme européen, qu'il appelle à imiter. C'est une attitude habile qui permet de dénoncer, de manière détournée, toute main-mise étrangère le jour où l'Orient sera enfin débarrassé de sa gangue d'ignorance. C'est ainsi qu'il dissimule un anticolonialisme latent, qui finira par lui jouer des tours. Mais l'heure est encore au compromis. Comme Ferhat Abbas à Alger et Khair Eddine à Tunis, il rêve d'un pays libre et neuf, peuplé d'écoles et couvert de chantiers. Il l'écrit. A Fès, Abdelkrim a pris la mesure de la puissance et donc du péril français ainsi que du terrible état d'arriération du Maroc. Pour bien comprendre son attitude, il faut se remémorer qu'il n'a jamais connu un pays stable, un gouvernement central et rationalisé dans son pays. Tout au contraire, c'est une région éclatée, avec des tribus divisées et dominées par le jeu de grandes puissances, aux rivalités avivées et aux agissements contradictoires, qui est son unique paysage politique." (p. 81-82)
"[John] Aznell [un socialiste anglais] propose d'emmener une délégation [rifaine] à Londres. En juillet 1922, il conduit donc M'Hammed, Azerkane, Haddou et Boujibar au Foreign office, où ils trouvent porte close. Aux Communes, la question rifaine est quand même évoquée, le 4 août, ce qui est une première. Mais Chamberlain coupe court à la discussion qui s'amorce : pour lui le Rif est une zone d'influence espagnole, les Rifains sont donc des rebelles envers une puissance amie, et, sous-entendu, servent les intérêts d'une nation concurrente, la France. Il faut s'en tenir aux traités. Une mission de bons offices, suggérée par Aznell, est rejetée. Aznell insiste : l'Angleterre est réputée être l'amie des Musulmans et une des premières puissances à avoir autant de sujets musulmans. Rien n'y fait.
La mission n'est néanmoins qu'un demi-échec dans la mesure où, évoqué devant le parlement anglais, le problème rifain sort de l'indifférence et de l'oubli. C'est une brèche dans le mur du silence. Un parlementaire anglais plaide la cause juste de l'indépendance et celle, humanitaire, des populations civiles bombardées, pilonnées et souffrant cruellement de l'absence de protection sanitaire. En effet, à l'exception d'un hôpital de campagne, partie du butin d'Anoual et d'un infirmier recruté à Tanger, les Rifains n'ont rien, alors qu'ils sont bombardés par des gaz asphyxiants qu'une usine fabrique à Melilla avec l'aide de chimistes allemands. Dressant le tableau sombre de villages bombardés, de femmes et d'enfants blessés, il s'écrie que cette guerre est la ruine et le déshonneur de l'Espagne, et évente les tractations en cours entre Londres et Madrid pour la fourniture de bombardiers.
Econduits par le gouvernement, les Rifains sont reçus chaleureusement par les travaillistes et les milieux d'affaires : beaucoup sont intéressés à traiter avec le Rif, notamment les capitaines Barry et Gardiner, le banquier Sidney Reilly, en liaison avec Moscou, le marchand d'armes Baril Zaharoff, qui dirige la société anglaise d'armement Vickers, en liaison lui-même avec la Turquie. Les orientalistes et les intellectuels entendent les Rifains plaider publiquement leur cause : depuis le début de 1922, l'assemblée rifaine demande « l'évacuation par l'Espagne de toute la zone qui ne relevait pas de son autorité avant la convention de 1912 », ce qui pose le problème de la délimitation des frontières avec la zone française. Les Rifains réclament donc l'évacuation complète du pays sauf les Présides et leur hinterland, et, en référence au traité de Versailles, ils veulent l'indépendance reconnue et garantie du Rif, des indemnités pour la libération clés prisonniers, des réparations de guerre. Le Times les publie, comme il répercute un message d'Abdelkrim « aux nations civilisées », demandant la réunion d'une conférence pour la paix dans le Rif : « Si notre appel est entendu, on peut vous croire quand vous parlez d'humanité, de civilisation. Autrement, on saura que l'Europe n'a qu'un but, c'est de combattre les Musulmans avec tous les moyens et toutes les armes en son pouvoir. » L'Emir affirme n'être en guerre que contre les Espagnols qui ravagent le Rif et massacrent sa population et vouloir ouvrir son pays au développement économique et aux échanges commerciaux. D'autres messages sont destinés au Pape [Pie XI] et à la ligue islamique de Berlin, car c'est par Londres que se font les contacts avec les Jeunes Turcs et les nationalistes arabes, le groupe d'Enver Pacha, qui, à l'époque, se trouve à Berlin. La ligue enverra un de ses représentants, Hussein Aoui Bey, à Tanger chez les Khamlichi. Le cheikh Chakib Arslan, résistant druze syrien, à Londres au même moment, aide la délégation rifaine à rencontrer les représentants des Musulmans de Londres. Pour Arslan. Abdelkrim est « un héros qui, en une seule bataille a renversé la donne coloniale ». Entre Londres et Genève, il va désormais faire la propagande du chef rifain. Envers le Moyen-Orient, où, il ne l'ignore pas, les revendications d'indépendance grandissent (création du parti le Destour et du mouvement syndical tunisien notamment) Abdelkrim lance aussi un appel : « La religion qui nous unit vous oblige à entendre notre voix... le monde musulman est aujourd'hui levé pour défendre ses droits et pour avoir sa place parmi les peuples civilisés. Nous nous battons pour une indépendance qui soit admise par les Grandes Puissances. Appuyez-nous auprès des Etats de l'Europe auxquels nous-mêmes nous nous sommes adressés. » Par l'intermédiaire d'Arslan, le message est diffusé dans la presse arabe et y a des échos favorables.
Mais les Arabes mettront du temps à répondre et faiblement : les collectes de fonds qu'ils impulseront dans certains pays ne parviendront jamais au Rif. Les articles de presse n'auront d'autres effets que d'aiguiser la riposte des Puissances." (p. 162-164)
Rosalba Davico, "La guérilla libyenne. 1911-1932 ) : Impérialisme et résistance anticoloniale en Afrique du Nord dans les années 1920", in Abd el-Krim et la République du Rif. Actes du colloque international
d'études historiques et sociologiques, 18-20 janvier 1973, Paris,
Maspero, 1976 :
"Nuri Bey, frère d'Enver Pacha, après la faillite de l'action égyptienne, rejoint les forces d'El Barouni en janvier 1917. Les 8 000 hommes de Ramadan El Shitawi — le groupe de l'Est tripolitain — occupe en 1917 Misurata, Zliten, Homs et Mesellata. Cette dernière conquête signifie l'adhésion des Tarhuna, les tribus du Djebel. Suleiman El Barouni est le seul leader tripolitain qui puisse constituer une instance unitaire et la diriger ; le personnage — intellectuel, historien, homme de loi, politicien — est populaire, notamment parmi les tribus berbères ; son plan politique est un travail de longue haleine et d'une ampleur qui préoccupe les services d'espionnage anglais, bien renseignés sur ce Berbère ibadite capable de catalyser les haines intestines et les conflits dans un dessein unitaire et offensif « contre la Tunisie, l'Afrique occidentale française et le Nigeria ».
A la conférence islamique de Constantinople, la Tripolitaine soutiendra le mot d'ordre de continuation du djihad ; même des groupes senussites y adhèrent. D'après la version anglaise, en décembre 1916, un groupe senussite de 300 à 500 personnes, avec un canon et deux ou trois pièces d'artillerie, fait son apparition sous Kausen (Afrique occidentale française) et assiège Agadez. Le groupe vient de Ghat (Fezzan) et il est signalé comme le précurseur d'un « grand corps » guérilléro ; les services anglais parlent en effet, d'une concentration de 10 000 hommes, instruits par des officiers allemands et turcs, qui sont prêts à une « guerre de partisans » en Tunisie et Algérie ; il s'agit d'une armée bien organisée et instruite, susceptible de « constituer une menace sérieuse pour l'Algérie, le Soudan français et l'A.O.F., en dernier pour le Nigeria du Nord ». La note anglaise conclut : « Il n'y a aucun doute que Suleiman El Barouni soit plus qu'aucun autre capable d'acquérir une autorité suffisante en Tripolitaine et au Fezzan, qui lui permette d'exécuter les plus grands desseins militaires. » " (p. 413)
"Pendant plus de dix années, la résistance à l'occupation italienne fut soutenue par les bédouins de Cyrénaïque sous une forme massive et sans réserve ; leurs leaders ne figurent d'ailleurs pas parmi les signataires des accords de 1919 entre le gouvernement italien et la Sanussya. C'est une génération de libertaires, gommée de l'histoire en 1931, un jour de septembre, quand, sur une place de Soluk, Omar El Mukhtar — un vieux bédouin, qu'un historien italien n'hésite pas à définir comme « un des plus grands leaders, peut-être le plus extraordinaire de tous les combattants des mouvements d'émancipation coloniale » — est pendu par ordre de Graziani. Cette guerre bédouine a des affinités, pour ce qui est de la mobilisation de masse et des idéaux républicains, avec la guérilla antiespagnole au Rif, au point qu'un auteur se demande s'il n'existait pas un réseau d'organisations sanussites agissant aussi au Rif dans le groupe autour d'Abd el-Krim comme il en existait dans différents points du Maghreb, d'une façon éparpillée et certes moins active et puissante que dans son état-major en Libye et dans le Soudan anglo-français.
En tant qu'historien de cette période, nous avons toutefois remarqué que cette guerre bédouine s'inscrit dans un tournant « particulier » de la politique internationale colonialiste. En effet, nous avons déjà constaté, en analysant les mouvements populaires qui, du Rif espagnol, se prolongent par les mouvements des jeunes Algériens et des jeunes Tunisiens jusqu'à cette puissante révolte bédouine était au début le seul objet de notre étude, qu'en 1918 les tactiques de l'action coloniale semblent se synchroniser sur un contenu politique précis, qui dépasse même les rivalités et les intérêts coloniaux. Une sorte de psychose absurde, en effet, face à la réalité de ces mouvements, s'empare des dirigeants colonialistes ; tout durcissement de l'action se justifie par la phobie du rôle possible du « bolchevisme » dans la poudrière des nationalismes arabes. Cette « psychose rouge », grotesque dans les textes colonialistes espagnols, concernant Abd el-Krim, hystérique dans les textes français, est absolument dépourvue d'humour dans les textes anglais de l'Intelligence Service du Caire. Qu'il s'agisse de la reconquista, de la « patrie », de l'aigle romaine ou du British Empire, tous ces textes présentent des affinités pathologiques. D'ailleurs, la revanche coloniale est désormais devenue un chapitre de la politique intérieure des pays européens.
D'où surgissent ces préoccupations ? Pendant les années vingt tout ce que l'ensemble des pays maghrébins et nord-est africains pouvaient connaître de près ou de loin, c'étaient les bouleversements sociaux de la Turquie nationaliste. Les événements étaient compris et commentés, les nouvelles, mêmes déformées et interprétées, circulaient d'après les journaux turcs, rares mais lisibles du Maroc à la Libye dans une langue d'ailleurs familière. L'horizon de l'information au niveau collectif, n'allait pas plus loin que la Turquie nationaliste : cela ressort des interviews de plusieurs personnages, aujourd'hui encore vivants et qui avaient participé aux actions d'Abd el-Krim au Rif ; il en est de même pour les jeunes Algériens, les jeunes Tunisiens et les groupes autour de El Barouni à Tripoli et d'Omar el Mukhtar à Bengazi. Lénine est un nom — quelquefois un nom prestigieux —, mais pour le bédouin ou le paysan berbère Lénine est un nom qu'aujourd'hui encore il ne connaît pas, et nous ajouterons ironiquement qu'aujourd'hui il connaît encore moins. La découverte d'une série de documents des archives de l'Intelligence Service du Caire, nous a dévoilé les motivations de cette psychose des années vingt. Ces documents concernent les derniers événements de la Turquie nationaliste.
La Tripolitaine, la Bulgarie, les Balkans avaient représenté des échecs cuisants pour Enver Pacha. La Turquie s'était réduite au front interne, une Turquie, non plus panislamique ou panottomane ou panturque, mais turque tout court. Enver Pacha ne renonce toutefois pas à la dernière de ses aventures : guerrier de l'Islam sans Islam, il décide de se rendre à Moscou et de parler à Lénine. Pendant quelques jours, aux services secrets de l'Intelligence Service du Caire, on croit à la fin du monde : de paisibles fonctionnaires anglais sont réveillés en pleine nuit, embarqués dans des avions spéciaux, envoyés d'urgence à Berlin sur les traces d'espions qui à leur tour suivaient une série de personnages voyageant nocte tempore entre la Knausstrasse, où Enver Pacha est installé, et le siège de l'ambassade de Grande-Bretagne. Les rapports sont hystériques, d'une déconcertante « psychose rouge » d'après les documents anglais que nous avons consultés ; il reste à étudier les archives turques, afin de pouvoir définir exactement les mobiles profonds d'une action d'une telle envergure.
De l'action d'Enver Pacha, il ne sortit rien. Lénine avait lieu de tout craindre du personnage. A propos du problème des nationalités et des minorités, la position d'Enver n'avait d'ailleurs jamais eu rien de commun avec celle de Ziya Gökalp, le fondateur du nationalisme turc. Il est aussi bien certain qu'Enver — qui tombera en 1922 à la tête du Basmatché contre l'Armée rouge — n'aurait certainement pas souscrit à l'article de Ziya Gökalp paru en avril 1918, où le théoricien nationaliste, s'adressant aux minorités musulmanes de Russie, les incitait à choisir dans la République des Soviets la solution possible du problème des minorités nationales. Les déclarations d'Enver en août 1920, après son retour, sont toutefois telles (soit qu'elles soient faites par opportunisme, soit qu'elles soient complètement inventées) qu'elles peuvent mobiliser les services d'espionnage internationaux. Ce qui est sûr, c'est que, sur tout le front colonialiste, du Maroc espagnol d'Abd el-Krim à la Cyrénaïque d'Ahmed Sharif et Omar el Mukhtar, ce « tournant » pousse les puissances coloniales à la décision univoque d'en finir par tous les moyens avec toute opposition anticoloniale locale : faute de quoi on craint une « interférence possible » entraînant une solidarité commune de tous les fronts. Cela fait qu'entre 1920 et 1925 on a l'impression d'assister à l'émiettement du mouvement. Seuls Abd el-Krim avec la République du Rif, Omar el Mukhtar avec la guérilla libyenne semblent être conscients du rôle catalyseur possible d'un mouvement révolutionnaire d'émancipation collective. Ailleurs, les mouvements s'appuient sur des élites nationales qui, seules, iront jusqu'au compromis extrême, le plus souvent laisseront à l'issue d'une révolution manquée, les révoltes tribales offrir des victimes dans une lutte sanglante sans avenir. La résistance cyrénaïque ainsi que la République rifaine n'ont pas été seulement une guerre nationale, mais deux exemples d'une véritable révolution libertaire. L'histoire future pourra leur donner la place exacte qu'elles méritent lorsque l'Islam — si jamais ce nom signifie quelque chose — fera le point des nationalismes du présent après ses nombreuses défaites et la perte d'un demi-siècle d'histoire." (p. 431-434)
"Discussion", in Abd el-Krim et la République du Rif..., op. cit. :
"Vincent MONTEIL. — Je voudrais poser deux questions à Mme Davico à propos d'Enver Pacha.
Enver Pacha m'a beaucoup intéressé, j'ai écrit sur lui et j'ai essayé de comprendre certaines choses. Je voudrais vous demander si vous êtes au courant de deux choses, et ce que vous en pensez par rapport à ce personnage. La première : lorsque j'y suis allé, en 1952, pour la première fois, la Libye venait d'être indépendante, et j'étais frappé de rencontrer un peu partout des Libyens de tous âges qui parlaient turc, pas arabe, turc uniquement. Je leur ai demandé qui ils étaient, et ils m'ont dit : « Nous sommes les enfants ou les descendants (dans certains cas, c'était le personnel même) des garçons qu'Enver Pacha a emmenés avec lui en Turquie après la défaite italienne qui ont été formés en Turquie, et qu'après l'indépendance libyenne on a renvoyés en Libye pour qu'il y ait une certaine présence turque qui reprenne forme. » J'ai remarqué également à cette occasion une chose assez curieuse : le gouverneur de Tripoli était d'origine turque et, dès qu'il entendit mon nom, il me dit : « Mais tu es le fils du colonel Monteil. » Je dis : Non, je suis son neveu. Il me dit : « C'est mon père qui était le wali, à l'époque, de Trablos Al-Gharb, c'est-à-dire de Tripoli, qui a accueilli ton oncle au mois de décembre 1892 quand il est arrivé, à la fin de son expédition qui lui avait pris deux ans, de Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad, à pied. »
Deuxième point : la mort d'Enver Pacha. J'ai vu de mes yeux des lettres et le cachet, le sceau, avec lequel Enver Pacha, à la fin de sa vie, signait ses papiers, sa correspondance. Il disait qu'il était le « Amir Al-Moumemin », c'est-à-dire le chef des musulmans. Vous savez dans quelles conditions il est mort : en Union soviétique, à la tête de musulmans nationalistes qu'on appelait les Basmatchi, et qui étaient en révolte contre l'Armée rouge. Et Enver Pacha a pris la tête d'un mouvement d'indépendance nationale des minorités musulmanes en Union soviétique contre l'Armée rouge. On a alors assisté une fois de plus à ce phénomène absolument désespérant et décourageant : les ouvriers, les paysans, et en particulier les cheminots — ceux qui travaillaient aux chemins de fer — russes ont pris naturellement le parti des blancs contre les asiatiques, c'est-à-dire contre les Basmatchi, les Uzbeks, les Casaks et les autres, que commandait Enver Pacha." (p. 450-451)
Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires
Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs de Hüseyin Cahit Yalçın
La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)
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