vendredi 11 décembre 2020

La cause de l'indépendance turque (1919-1923) : entre le marteau britannique et l'enclume bolchevique


Berthe Georges-Gaulis, Angora, Constantinople, Londres. Moustafa Kémal et la politique anglaise en Orient, Paris, Armand Colin, 1922, p. 237-242 :

"Au deuxième congrès tenu par les Soviets à Bakou, en novembre 1920, Lénine apportait à l'Islam une formule assouplie à ses exigences. Le communisme russe abdiquait, en apparence, devant l'Orient et ne lui parlait plus que de nationalisme.

Ce deuxième congrès mettait en contact les chefs musulmans des divers groupements asiatiques et africains. Ils feraient trêve à leurs discordes et s'uniraient dans une même passion : la haine de l'Angleterre.

Ils allaient, sur ce point comme sur tant d'autres, échanger leurs idées, leurs espoirs et leurs griefs, esquisser le plan d'action commune.

Egypte, Inde, Turquie, Perse, Irak, Afghanistan fraternisent avec les gens du Turkestan, du Boukhara, de Khivas. Le féodal Kurdistan a son mot à dire. L'Asie entière vient au rendez-vous ; le Caucase s'y rencontre avec l'Arabie. C'est un fait sans précédent. Les Soviets sont par tous tenus en suspicion ; l'Islam se sert d'eux, mais il n'a rien oublié. Que la Russie soit tsariste, menchéviste ou communiste, elle est toujours l'ennemie, car sa ligne asiatique ne peut varier.

« Celui qui se noie saisit ce qui lui tombe sous la main, serait-ce même la queue du serpent », dit le proverbe turc. Pour la Turquie et ses frères asiatiques, la Russie est le voisin dangereux ; l'Anglais, l'ennemi sans pitié. Entre les deux périls, il s'agit de vivre. Aujourd'hui, c'est l'Anglais qui attaque ; donc, de l'Egypte à l'Inde, de Constantinople à Bombay, du bas Euphrate à la Perse, du Caucase à l'Afghanistan, un même mot d'ordre : guerre à l'Angleterre, ennemie des indépendances ; et, alors, la question se pose : gardera-t-elle l'Inde, l'Egypte ?

Aujourd'hui, la question ne se pose plus.

Quant à la Russie, c'est le tout pour le tout qu'elle va jouer. Si l'Islam asiatique se laisse séduire et duper, les armées rouges, puisant des forces incessamment renouvelées dans ces masses turco-mongoles dont la vaillance est si grande, pourront conquérir le monde : Constantinople, le grand relai entre l'Asie et l'Europe, sera bientôt leur proie. Quelle est la digue qui seule s'oppose à leur ruée ? L'Anatolie.

En septembre 1920, le plan asiatique de Lénine est le plan allemand repris par Enver pacha : la liaison avec l'Inde par le Turkestan et l'Afghanistan, Enver commandant à Tachkent, Djemal à Caboul.

Devant l'action turque, les Soviets changeront souvent d'attitude. Tour à tour, ils flatteront et menaceront, se vengeant, sur les musulmans des petites républiques du Caucase et de la Caspienne, des déboires que les chefs turcs leur causeront ; car, très vite, la bourgeoisie musulmane et ses chefs religieux rejetteront la doctrine de Moscou, si adoucie soit-elle. Le Chériat est à l'opposé des maximes bolcheviques.

La première grande avancée vers l'Inde est le Turkestan, le domaine d'Enver. Celui-ci feindra d'y travailler pour les Soviets ; grâce à la solidarité musulmane, à la diffusion rapide des ordres, il lui sera facile de se faire comprendre des siens, qui entreront de suite dans le jeu. Il agit tout à son aise, en plein foyer turc, et, sur la lisière orientale de son fief, regroupe ces tribus turco-mongoles passionnément dévouées à leurs frères de race et de religion.

L'armée turque du Caucase, avec ses cadres, ses hommes, ses munitions, a servi de base aux forces de Moustafa Kémal, qui vient d'établir le plan d'une confédération turco-arabe englobant les nationalistes égyptiens. Enver essaie de mettre la main sur les mouvements en direction de l'Inde, aussi bien que sur ceux qui s'orientent vers l'Egypte ; il est panislamiste fervent et se heurte à Moustafa Kémal. Celui-ci, nationaliste convaincu, est le chef du grand mouvement des nationalités musulmanes dont le drapeau est celui de l'indépendance, tandis qu'Enver est étroitement inféodé au Califat.

Du Gange au Nil, du Yemen à la Sibérie, le mouvement islamique met ses espoirs dans la Turquie. Suleïman-el-Barouni, Cheikh de Tripolitaine, disait déjà, en 1919, dans une lettre adressée à la presse turque : « La Turquie indépendante était la soupape de sûreté du monde musulman. Fermer cette soupape devait répandre par tout l'Islam l'énergie révolutionnaire musulmane, et les Anglais ont fait cette folie. »

L'imprudence était d'autant plus grave que, depuis longtemps déjà, l'Asie ne croyait guère à la toute-puissance de l'Europe et discutait âprement le dogme de la supériorité des civilisations de l'Occident. Elle venait de les voir s'entre-choquer sur les champs de bataille et sortir singulièrement fatiguées de la lutte. C'est en Orient que s'entendait alors le langage direct ; et en Europe, les périphrases, les réticences.

L'Islamic News du 27 janvier 1920, publiait ceci : « Le grand Cheikh africain des Senoussis est venu saluer à Eski-Chéir le Ghazi Moustafa Kémal pacha.

« Nous avons reçu un rapport concernant la visite de Sa Sainteté le chérif Saïd Ahmed, Grand Cheikh des Senoussis, à Eski-Chéir. En nous souvenant des agissements de Sa Sainteté, en coopération avec le Ghazi Enver pacha, afin de créer le noyau des forces combattantes arabes pendant les durs jours de la guerre de Tripolitaine en 1911-1912, nous croyons que la nouvelle de son arrivée en Asie Mineure donnera une nouvelle impulsion d'enthousiasme aux Arabes de l'Asie Mineure et du Hedjaz et leur fera prendre plus complètement parti pour la cause nationale turque.

« Le Grand Cheikh a signalé son arrivée en assistant à la défaite des Grecs par les Turcs, et en envoyant un long message d'approbation du Ghazi Moustafa pacha au sujet de l'oeuvre politique et militaire poursuivie par l'Assemblée d'Angora. Sa Sainteté a transmis l'assurance au peuple turc engagé dans une lutte pour la vie que le Seigneur Tout-Puissant n'a jamais abandonné ceux qui se battent non pour des motifs égoïstes, mais pour défendre leur existence. Leurs frères dans toutes les parties du monde voient dans la conduite héroïque des nationalistes une revendication de la Justice divine pour tous, sans distinction de puissance, de race et de pays. Partout les Senoussis prient avec ardeur pour que le Dieu de la victoire couronne et récompense les efforts de l'armée turque.

« Nous apprenons aussi qu'au début de ce mois, une conférence pan-islamique s'est tenue à Sivas sous la présidence de El Saïd Ahmed, Cheikh des Senoussis, qui agissait en même temps en qualité de représentant turc. Parmi les adhérents à la conférence étaient aussi présents l'Emir Abdoulah, frère de Fayçal, un Emir de Kerbela et aussi un représentant de l'Iman Yehia, l'Emir de Sanaa du Yemen.

« La Conférence avait pour but la coordination des efforts des communautés et Etats musulmans en vue de créer l'Union islamique. Il vient d'être noté à ce sujet que le Gouvernement de Stamboul est prêt à soumettre à l'approbation du sultan un projet pour transformer le ministère des Efkaf (biens religieux) en un département du Cheikh-ul-Islamat. Un article de cette proposition prévoit la formation d'un Conseil dont l'une des fonctions consistera à établir des statuts pour les communautés musulmanes, basés sur le modèle des communautés chrétiennes existant depuis des siècles dans l'Empire ottoman. »

C'était bien une révolution qui s'opérait en Islam. Sa forme active datait du malencontreux traité de Sèvres. Cette révolution s'en prenait à toute domination étrangère, mais surtout à l'impérialisme britannique, et c'est encore l'Islamic News qui, dénonçant le traité de Sèvres, s'exprimait ainsi :

« L'incessant état de guerre dans la Mésopotamie anglaise rend intenable la situation des Anglais dans l'Orient central, et enfin la présence de la garde turque sur le haut Caucase prouve que la vision du pétrole est un mirage des sables. La défaite de Wrangel et l'exil de Venizelos complètent la débâcle de la diplomatie alliée ; de plus, les ferments de troubles dans l'empire des alliés augmentent rapidement. L'attitude de Milner envers Zaghloul pacha, le leader nationaliste égyptien, montre que le peuple égyptien est plus que jamais déterminé à reconquérir son véritable droit.

« Le très grand succès de la « Non-coopération » aux Indes rend très sombre l'avenir du contrôle britannique dans le dominion oriental. Ce sont là des signes, plus palpables, plus réels encore que ceux qui peuvent être tirés de l'histoire des empires déchus. Ils doivent retenir toute l'attention des vrais hommes d'Etat des Alliés. Ils établissent la vérité de tous les temps, à savoir que les empires construits sur les ruines d'engagements non tenus ne sont pas des empires, mais des tombeaux de nations. Avant qu'il soit trop tard, il convient à ceux qui sont réellement responsables du chaos actuel de renoncer à leurs plans de conquête et d'examiner à nouveau les raisons qui détermineront leur conduite future ; ainsi pourra être restituée au monde la paix qui lui a été volée. »

Pour répondre à toutes ces attaques, il restait une faute à commettre : donner à la guerre engagée contre l'Anatolie cette allure de croisade anglicane-orthodoxe. Elle sévit là-bas depuis juillet 1920, avec tous les procédés de destruction les moins évangéliques, si bien que les orthodoxes de l'Anatolie, fort peu désireux de subir le contrecoup des erreurs de leurs coreligionnaires de Grèce et de Constantinople, se séparent du Phanar et créent une église orthodoxe turque, riposte au rapprochement actuel des églises anglicane-orthodoxe.

Ceci encore, qui paraît incroyable à tous ceux qui en sont restés au vieil Orient, est bien le signe le plus évident d'une évolution profonde de l'âme orientale. L'éveil des nationalités se substitue au groupement exclusivement religieux. L'église et la mosquée n'absorbent plus toute la vie politique et sociale ; le principe des confédérations ethniques l'emporte sur celui du lien religieux.

Cent fois, là-bas, les hommes les plus divers m'ont dit, soit à Angora, soit à Constantinople, ce que les Egyptiens, les Syriens m'ont redit sous une autre forme : « Comprenez-le bien ; nous ne voulons aucunement reconstruire un immense empire qui aurait le sort éphémère de toutes les grandes conquêtes asiatiques, trop vastes pour durer. Si nous nous unissons aujourd'hui devant l'ennemi commun, c'est que le péril nous prend tous également à la gorge ; et, même au plus fort du danger, vous ne voyez pas à Angora des députés ou des ministres syriens, mésopotamiens, persans, arabes, égyptiens : nous ne laissons pénétrer dans les rangs de l'Assemblée nationale que des Turcs absolument turcs. Les Egyptiens, chez eux, font de même. Aux Indes, ce sont les Hindous qui dirigent. La ligue islamique actuelle n'engage aucunement la politique intérieure de chaque pays musulman. L'union des armes ne s'opère que devant le péril étranger ; l'Angleterre nous oblige — le couteau sur la gorge — à lutter contre elle. Lorsque nous aurons la paix, avec toutes nos sécurités, chacun reprendra sa liberté d'action. Bien entendu, le lien islamique subsistera, mais sans diminuer en rien le libre jeu des nationalismes, qui est pour chacun le but essentiel. »

Tout l'Orient tient le même langage, mais il a pour la Turquie victorieuse une vénération immense, car c'est bien elle qui vient de sauver les indépendances.

Plus l'Angleterre s'acharne à « diviser pour régner » (et la Russie s'efforce de l'imiter en sous-main) ; plus l'Angleterre s'entête à prêter une vie factice aux petits Etats qu'elle subventionne, mieux les musulmans saisissent qu'elle est bien l'ennemie aveugle, obstinée, que rien, sauf la force, ne pourra convaincre." 

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