vendredi 25 décembre 2020

Citations d'İsmet İnönü



Exposé à la conférence de Lausanne, 12 décembre 1922 :


"De même que les Grecs établis à Marseille ne sauraient raisonnablement penser à y créer un Etat grec indépendant ou à annexer ce port à leur métropole, de même les Grecs ou Arméniens de Turquie ne pourraient être en droit de soutenir de semblables revendications en Turquie."


Kadro, n° 22, octobre 1933 :


"La politique étatiste en économie m'a paru, avant toute chose, comme un moyen de défense (...) Pour pouvoir bâtir une constitution étatique, capable de résister aux rudes conditions des temps nouveaux, il fallait avant tout libérer l'Etat des facteurs capables de le déprécier en économie."


Discours devant la Grande Assemblée nationale, 5 juillet 1934 :

"Camarades, je suis dans l'obligation de vous entretenir aujourd'hui d'un fâcheux événement.

J'ai appris qu'un certain nombre de citoyens juifs de la Thrace ont été, suivant leurs dires, obligés d'émigrer par certaines organisations locales et qu'ils se sont réfugiés à Istanbul. En Turquie, tout individu se trouve dans la sécurité et la garde des lois républicaines. L'antisémitisme n'est ni un produit de Turquie ni une mentalité turque. Il pénètre de temps à autre de l'étranger dans notre pays et il est aussitôt enrayé. Cette effervescence aussi est probablement une contagion de ce genre. Nous ne permettrons jamais de tels courants. J'ai eu connaissance des faits aussitôt après mon retour à Ankara. A la suite des ordres catégoriques que j'ai donnés, ce courant a été entièrement arrêté. Les citoyens venus à Istanbul sont libres de rentrer chez eux. Les responsables ont été et seront déférés aux tribunaux. J'envoie aujourd'hui même le ministre de l'Intérieur [Şükrü Kaya] sur les lieux. Les coupables seront sévèrement punis."


Entretien à L'Echo de Paris, 17 août 1934, p. 5 :


"Notre révolution et la révolution russe ont commencé presque en même temps. Elles ont des points communs ; elles ont été toutes les deux une lutte pour la République, contre les empiètements de l'étranger et contre une administration théocratique. Il y a toujours eu entre les deux révolutions des sympathies étroites et beaucoup de compréhension. Mais elles ont toujours été indépendantes l'une de l'autre.

Dans notre politique économique, nous ne nous préoccupons que de la Turquie. Nous ne cherchons pas de solutions générales pour le monde. Dès le début de la crise, nous avons pensé qu'il ne s'agissait pas d'une crise cyclique mais d'une profonde transformation. Le monde se rétablira quand il sera habitué au nouvel ordre des choses et quand, par exemple, il ne demandera plus à certains pays d'acheter sans compter, alors qu'ils ne gagnent rien."


Déclaration devant les représentants de la presse athénienne et étrangère, Athènes, 3 octobre 1934 :


"Dans notre confiance mutuelle, la Péninsule balkanique trouvera la consolidation de la paix et l'encouragement à une entente plus vaste...

Nous désirons très vivement la consolidation de la paix dans les Balkans, et, profitant de notre situation particulière, nous nous efforçons de fortifier l'idée de l'entente de tous les peuples balkaniques. Sans doute, il y a des difficultés, mais le fait que des Conférences ont lieu prouve que les peuples veulent l'entente. Entre la Turquie et tous les autres Etats balkaniques, il n'existe aucune question pendante notoire."


Discours devant la Grande Assemblée nationale, 1er novembre 1941 :


"Notre pays reste fidèle à toutes les obligations contractuelles auxquelles il a souscrit, notamment avec l'Angleterre. Notre politique extérieure continuera à reposer sur les mêmes principes de défense de notre souveraineté et de notre intégrité territoriale ; la fidélité de nos engagements est la seule attitude qui corresponde au caractère du peuple turc, aux intérêts de la communauté et à la morale internationale.

Notre politique actuelle est née de la situation géographique de notre pays et de l'évolution de la guerre. Cette politique trouve son expression dans une loyauté que tout le monde est d'accord pour reconnaître et qui doit être reconnue partout."


Discours devant la Grande Assemblée nationale, 1er novembre 1942 :


"Mes chers amis,

En Turquie, le spectacle de labeur et de progrès qu'offre la marche de la vie nationale, le consentement que les citoyens ont donné volontiers, d'ores et déjà, à tous les sacrifices pour le salut de la nation et du pays sont les symboles d'une grande et forte nation. Et en tant que nation, notre véritable aspect est précisément cet aspect sain et fort.

Mais je tiens à attirer tout particulièrement l'attention de la Grande Assemblée Nationale sur le fait que notre pays se trouve plus que jamais rapproché, aujourd'hui, de la guerre mondiale, depuis qu'elle a éclaté. (...)

Tenir prêt notre vaillante et valeureuse armée est aujourd'hui plus indispensable que jamais. Les mesures tendant à accroître la production du pays constituent le vrai chemin de l'abondance.

Nous sommes à un moment où il nous faut envisager toutes les privations comme si nous étions entrés en guerre et préoccupés du salut de la nation ; à un moment où il faut, à la nation toute entière, animer aux regards de tous notre amitié et notre union, dans la peine comme dans la récompense. Il faut que la Grande Assemblée Nationale, et, avec elle, comme un rayonnement salutaire, tous les citoyens aident le gouvernement de la République.

Nous sommes les enfants d'une nation qui a résolu de grands problèmes dans l'Histoire. Notre confiance en nous-mêmes et en notre nation, la confiance que nous avons de trouver, dans toute situation, la mesure la plus appropriée, est plus grande et plus forte que jamais.

La Grande Assemblée Nationale apportera dans notre histoire, une fois de plus, les témoignages les plus puissants de nos vertus nationales."


Discours devant le congrès extraordinaire du CHP, 12 mai 1946 :

"Je démissionnerai de la présidence de la République, si le Parti républicain du peuple [le CHP] est battu aux élections."


Interview à l'United Press, 12 mai 1947 :


"Les efforts faits en Turquie pour développer les institutions démocratiques et une manière de vivre démocratique sont sérieux et sincères. Nous avons déjà réalisé de grandes choses. L'évolution démocratique se poursuivra sans interruption jusqu'au jour où la forme idéale aura été atteinte."


Entretien à Paris-presse, 30 mars 1948, p. 2 :

"Ce que nous désirons avant tout, c'est la paix, une paix juste, une paix totale. Nous regrettons d'être contraints à une paix armée mais je vous répète que jamais nous ne céderons une parcelle de notre territoire et que la force ne nous intimidera pas. Nous avons la quasi-certitude que la situation actuelle peut se résoudre sans bruits d'armes, mais tout le monde doit savoir que si on nous obligeait à combattre, alors on nous trouverait prêts à recevoir l'agresseur. Remarquez d'ailleurs que personne en Orient ne se trompe sur notre état d'esprit et que tous nos voisins des Etats arabes nous inspirent une amitié dont aucun ne doute."


Lettre à Mgr Makarios, 31 mars 1964 :

"A la suite des incidents sanglants du 21 décembre 1963, le contingent turc stationné à Chypre, considérant que sa sécurité était menacée dans sa garnison normale, a été obligé d'occuper le 25 décembre 1963 les positions de sécurité où il se trouve actuellement. Ce mouvement du contingent turc ne constitue pas une conséquence de l'accord du 26 décembre 1963. Cette mesure a été prise avant l'accord en question. Etant donné qu'il n'existe pas de rapport entre les dispositions du 26 décembre et le mouvement du contingent turc, il ne peut être question de revenir sur les dispositions prises."
 

Voir également : Les Grecs en Asie mineure (1919-1922) : une défaite annoncée

L'armée qui a ruiné les espoirs des nationalistes grand-grecs

İsmet İnönü et les Arméniens

Le kémalisme : un nationalisme ouvert et pacifique

Thrace, 1934 : la lutte implacable d'İsmet İnönü et Şükrü Kaya contre l'agitation pogromiste locale

İsmet İnönü et les ressortissants juifs de Turquie

La présidence d'İsmet İnönü (1938-1950) : un souffle nouveau pour la République turque

Les Arméniens et la question du Hatay

Hasan Âli Yücel : "Les directives du Chef National au sujet de l'Instruction Publique"

La Turquie kémaliste face à l'expansion de l'Axe dans les Balkans
    
La neutralité turque pendant la Seconde Guerre mondiale 
    

La pression fiscale en Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale

Comment la Turquie d'Ismet Inönü a sauvé les Grecs de la famine dans les années 40 : l'épopée du cargo turc SS Kurtuluş

Seconde Guerre mondiale : le sauvetage des Juifs d'Europe par la Turquie kémaliste

Les débuts de la guerre froide : la Turquie sous la menace de l'URSS stalinienne

La Turquie d'İsmet İnönü et le conflit israélo-arabe

Hüseyin Cahit Yalçın, une victime oubliée de la répression politique en Turquie

L'Armée, la gardienne de la démocratie turque

samedi 19 décembre 2020

L'impact de l'oeuvre d'Atatürk sur les musulmans d'Inde


Turhan Feyzioğlu, "Mustafa Kemal Atatürk, oeuvre et influence", Atatürk Araştırma Merkezi Dergisi, vol. 3, n° 8, mars 1987, p. 294-298 :

"Tous les leaders musulmans ou hindous de la péninsule indienne ont soutenu avec foi et enthousiasme la lutte nationale turque. (...)

Selon Abul Kalam Azad, le Traité de Lausanne, qui couronna la victoire des armées kémalistes, signifiait pour les leaders de l'Inde colonisée la naissance d'une nouvelle grandeur nationale (celle de la Turquie) et la confirmation de toutes les victoires essentielles pour la vie et l'honneur de la nation. Ce Traité symbolisait une victoire politique plutôt qu'une victoire militaire. Par-dessus tout, elle signifiait un triomphe intellectuel et moral sans lequel les victoires militaires et politiques ne signifient rien. La victoire de la Turquie ne reflétait pas seulement la victoire des objectifs de l'Inde mais aussi la victoire de l'Orient entier. Et l'Inde félicita Mustafa Kemal, “la plus grande personnalité de notre âge”. (Discours d'Abul Kalam Azad, Session Spéciale du Congrès National Indien, 15 Décembre 1923).

Selon le professeur Mohammad Sadiq, la victoire finale de la Turquie en août 1922 contre l'envahisseur grec soutenu par les Britanniques et autres Alliés, constituait la victoire d'une idée vivante contre une chimère morte : les Turcs essayaient d'ouvrir une nouvelle ère, de créer un Etat-nation moderne tout-à-fait indépendant, mais sans ambition impérialiste ; tandis que les Grecs étaient à la recherche d'un Empire byzantin mort depuis très longtemps, d'un pan-hellénisme ne correspondant plus à la réalité du siècle (op. cit, page 101).

Les yeux se tournèrent vers la Turquie parce que “ce pays était le premier pays situé sur le continent asiatique qui avait arraché une indépendance réelle à l'impérialisme occidental”. (M. Sadiq, op. cit, page 125).

Kemal Atatürk a été une source d'inspiration, non seulement pour les luttes de libération des nations colonisées, mais également pour les réformes radicales qui étaient indispensables afin de briser le cercle vicieux des institutions périmées. (...)

Il n'y a aucun doute que la Révolution turque inspira non seulement les différentes sections de l'intelligentsia indienne, mais excita également les masses, en dépit de la grande diversité de leur vues sociales, politiques, culturelles et religieuses. Les intellectuels indiens qui étaient sous l'influence des réformes de Mustafa Kemal pensaient qu'une nation ne pouvait se contenter de prêter l'oreille à sa gloire passée, mais devait surtout se concentrer à la construction d'un grand futur. Même après la déposition du Calife Vahdeddin à cause de sa coopération avec les forces d'occupation, les musulmans du sous-continent indien continuèrent à soutenir la Grande Assemblée Nationale Turque et son Président. La fameuse “All-India Khilafat Conférence” adopta une résolution conférant à Mustafa Kemal le titre de “l'Epée de l'Islam” et proclamant que ses victoires avaient sauvé non seulement l'honneur de l'Islam mais également l'honneur du continent asiatique tout entier. (M. Sadiq, op. cit., p. 11, 112-127).

Certes, l'abolition du Califat a créé un certain malaise et quelques réactions vives parmi les Musulmans du sous-continent indien. Mais au bout de quelques années, les jeunes générations musulmanes ainsi que les réformateurs hindous ont mieux compris le but et la valeur des réformes kémalistes. Surtout les intellectuels et les hommes d'Etat qui avaient saisi la nécessité absolue de briser les chaînes dogmatiques et de délivrer leurs peuples du carcan des institutions périmées ne répondant plus aux exigences du siècle, n'ont pas hésité à applaudir avec ferveur les réformes kémalistes visant à la sécularisation de l'Etat, du Droit et de l'Education Nationale.

Le poète-philosophe Mohammed Iqbal a jugé que l'abolition du Califat par la Grande Assemblée Nationale Turque n'était nullement un désastre, mais un exemple dynamique d'une interprétation créative des lois islamiques, exemple que les Turcs donnaient au reste du monde. Le moderniste musulman Iqbal considérait qu'une république fondée sur des principes démocratiques répondait parfaitement à l'esprit de l'Islam. Il pensait que les Turcs devraient être applaudis pour “avoir tiré leur inspiration des réalités de l'expérience vécue au lieu des raisonnements scolastiques des juristes qui avaient vécu et réfléchi dans des conditions entièrement différentes”.

Selon le poète-philosophe Iqbal :  

“la vérité est que, parmi les nations musulmanes d'aujourd'hui, seule la Turquie a réussi à se réveiller de son sommeil dogmatique et à arriver à la connaissance de soi-même. Seule la Turquie a su revendiquer son droit à la liberté intellectuelle ; seule la Turquie a su passer de l'idéal au réel-une transition qui impose une force vive, sur les plans intellectuel et moral... Tandis que la plupart des pays musulmans ne font que répéter mécaniquement les valeurs anciennes, le Turc est en train de créer de nouvelles valeurs. Le Turc a passé à travers de grandes expériences qui lui ont révélé sa propre et profonde identité...”. (Mohammad Iqbal, The Reconstruction of Religious Thought in Islam, Delhi 1974, p. 153-160 ; cité également par M. Sadiq, op. cit., 123-124).

Mohammed Ali Cinnah, — à cette époque président de la Ligue Musulmane et plus tard le président-fondateur du Pakistan — a déclaré le 11 novembre 1938, le lendemain de la mort de Kemal Atatürk, que le leader de la libération turque était “un exemple pour le reste du monde”. Selon Mohammed Ali Cinnah, avec le décès de Kemal Atatürk, “non seulement les musulmans, mais le monde entier a perdu un des plus grands hommes qui aient jamais vécu...” (The Hindu, Madras, 11 novembre 1938, cité par S.A. Haqqui, op. cit., p. 23)"

Voir également : La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens
 
La sous-estimation méprisante des Turcs 
 
Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?
 
Le kémalisme, la bonne révolution

Le kémalisme et l'islam
  
 
Une hypothèse sur l'anticléricalisme kémalien

Fermeté kémaliste, mollesse hamidienne

Progressisme kémaliste, arriération coloniale

Le développement accéléré des infrastructures sous Kemal Atatürk 
 
Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"

L'empreinte d'Enver et Kemal sur les luttes anticoloniales du monde musulman

La cause de l'indépendance turque (1919-1923) : entre le marteau britannique et l'enclume bolchevique 

Le facteur kémaliste dans les révoltes anticoloniales en Syrie

Le nationaliste libyen Abdul Salam al-Buseiri et la Turquie kémaliste


Ferhat Abbas et l'"oeuvre immortelle" de Kemal Atatürk

La légitimité d'Atatürk, selon le chrétien libanais Amin Maalouf

Le "rayonnement" de la Turquie kémaliste dans le monde musulman
 
La Turquie d'Atatürk et les salafistes-wahhabites du monde arabe

Džemaludin Čaušević et les réformes kémalistes

Les relations entre la Turquie kémaliste et l'Afghanistan

Atatürk et ses luttes, vus par les héros de l'indépendance indienne
 
Sun Yat-sen et la Turquie indépendante

vendredi 11 décembre 2020

La cause de l'indépendance turque (1919-1923) : entre le marteau britannique et l'enclume bolchevique


Berthe Georges-Gaulis, Angora, Constantinople, Londres. Moustafa Kémal et la politique anglaise en Orient, Paris, Armand Colin, 1922, p. 237-242 :

"Au deuxième congrès tenu par les Soviets à Bakou, en novembre 1920, Lénine apportait à l'Islam une formule assouplie à ses exigences. Le communisme russe abdiquait, en apparence, devant l'Orient et ne lui parlait plus que de nationalisme.

Ce deuxième congrès mettait en contact les chefs musulmans des divers groupements asiatiques et africains. Ils feraient trêve à leurs discordes et s'uniraient dans une même passion : la haine de l'Angleterre.

Ils allaient, sur ce point comme sur tant d'autres, échanger leurs idées, leurs espoirs et leurs griefs, esquisser le plan d'action commune.

Egypte, Inde, Turquie, Perse, Irak, Afghanistan fraternisent avec les gens du Turkestan, du Boukhara, de Khivas. Le féodal Kurdistan a son mot à dire. L'Asie entière vient au rendez-vous ; le Caucase s'y rencontre avec l'Arabie. C'est un fait sans précédent. Les Soviets sont par tous tenus en suspicion ; l'Islam se sert d'eux, mais il n'a rien oublié. Que la Russie soit tsariste, menchéviste ou communiste, elle est toujours l'ennemie, car sa ligne asiatique ne peut varier.

« Celui qui se noie saisit ce qui lui tombe sous la main, serait-ce même la queue du serpent », dit le proverbe turc. Pour la Turquie et ses frères asiatiques, la Russie est le voisin dangereux ; l'Anglais, l'ennemi sans pitié. Entre les deux périls, il s'agit de vivre. Aujourd'hui, c'est l'Anglais qui attaque ; donc, de l'Egypte à l'Inde, de Constantinople à Bombay, du bas Euphrate à la Perse, du Caucase à l'Afghanistan, un même mot d'ordre : guerre à l'Angleterre, ennemie des indépendances ; et, alors, la question se pose : gardera-t-elle l'Inde, l'Egypte ?

Aujourd'hui, la question ne se pose plus.

Quant à la Russie, c'est le tout pour le tout qu'elle va jouer. Si l'Islam asiatique se laisse séduire et duper, les armées rouges, puisant des forces incessamment renouvelées dans ces masses turco-mongoles dont la vaillance est si grande, pourront conquérir le monde : Constantinople, le grand relai entre l'Asie et l'Europe, sera bientôt leur proie. Quelle est la digue qui seule s'oppose à leur ruée ? L'Anatolie.

En septembre 1920, le plan asiatique de Lénine est le plan allemand repris par Enver pacha : la liaison avec l'Inde par le Turkestan et l'Afghanistan, Enver commandant à Tachkent, Djemal à Caboul.

Devant l'action turque, les Soviets changeront souvent d'attitude. Tour à tour, ils flatteront et menaceront, se vengeant, sur les musulmans des petites républiques du Caucase et de la Caspienne, des déboires que les chefs turcs leur causeront ; car, très vite, la bourgeoisie musulmane et ses chefs religieux rejetteront la doctrine de Moscou, si adoucie soit-elle. Le Chériat est à l'opposé des maximes bolcheviques.

La première grande avancée vers l'Inde est le Turkestan, le domaine d'Enver. Celui-ci feindra d'y travailler pour les Soviets ; grâce à la solidarité musulmane, à la diffusion rapide des ordres, il lui sera facile de se faire comprendre des siens, qui entreront de suite dans le jeu. Il agit tout à son aise, en plein foyer turc, et, sur la lisière orientale de son fief, regroupe ces tribus turco-mongoles passionnément dévouées à leurs frères de race et de religion.

L'armée turque du Caucase, avec ses cadres, ses hommes, ses munitions, a servi de base aux forces de Moustafa Kémal, qui vient d'établir le plan d'une confédération turco-arabe englobant les nationalistes égyptiens. Enver essaie de mettre la main sur les mouvements en direction de l'Inde, aussi bien que sur ceux qui s'orientent vers l'Egypte ; il est panislamiste fervent et se heurte à Moustafa Kémal. Celui-ci, nationaliste convaincu, est le chef du grand mouvement des nationalités musulmanes dont le drapeau est celui de l'indépendance, tandis qu'Enver est étroitement inféodé au Califat.

Du Gange au Nil, du Yemen à la Sibérie, le mouvement islamique met ses espoirs dans la Turquie. Suleïman-el-Barouni, Cheikh de Tripolitaine, disait déjà, en 1919, dans une lettre adressée à la presse turque : « La Turquie indépendante était la soupape de sûreté du monde musulman. Fermer cette soupape devait répandre par tout l'Islam l'énergie révolutionnaire musulmane, et les Anglais ont fait cette folie. »

L'imprudence était d'autant plus grave que, depuis longtemps déjà, l'Asie ne croyait guère à la toute-puissance de l'Europe et discutait âprement le dogme de la supériorité des civilisations de l'Occident. Elle venait de les voir s'entre-choquer sur les champs de bataille et sortir singulièrement fatiguées de la lutte. C'est en Orient que s'entendait alors le langage direct ; et en Europe, les périphrases, les réticences.

L'Islamic News du 27 janvier 1920, publiait ceci : « Le grand Cheikh africain des Senoussis est venu saluer à Eski-Chéir le Ghazi Moustafa Kémal pacha.

« Nous avons reçu un rapport concernant la visite de Sa Sainteté le chérif Saïd Ahmed, Grand Cheikh des Senoussis, à Eski-Chéir. En nous souvenant des agissements de Sa Sainteté, en coopération avec le Ghazi Enver pacha, afin de créer le noyau des forces combattantes arabes pendant les durs jours de la guerre de Tripolitaine en 1911-1912, nous croyons que la nouvelle de son arrivée en Asie Mineure donnera une nouvelle impulsion d'enthousiasme aux Arabes de l'Asie Mineure et du Hedjaz et leur fera prendre plus complètement parti pour la cause nationale turque.

« Le Grand Cheikh a signalé son arrivée en assistant à la défaite des Grecs par les Turcs, et en envoyant un long message d'approbation du Ghazi Moustafa pacha au sujet de l'oeuvre politique et militaire poursuivie par l'Assemblée d'Angora. Sa Sainteté a transmis l'assurance au peuple turc engagé dans une lutte pour la vie que le Seigneur Tout-Puissant n'a jamais abandonné ceux qui se battent non pour des motifs égoïstes, mais pour défendre leur existence. Leurs frères dans toutes les parties du monde voient dans la conduite héroïque des nationalistes une revendication de la Justice divine pour tous, sans distinction de puissance, de race et de pays. Partout les Senoussis prient avec ardeur pour que le Dieu de la victoire couronne et récompense les efforts de l'armée turque.

« Nous apprenons aussi qu'au début de ce mois, une conférence pan-islamique s'est tenue à Sivas sous la présidence de El Saïd Ahmed, Cheikh des Senoussis, qui agissait en même temps en qualité de représentant turc. Parmi les adhérents à la conférence étaient aussi présents l'Emir Abdoulah, frère de Fayçal, un Emir de Kerbela et aussi un représentant de l'Iman Yehia, l'Emir de Sanaa du Yemen.

« La Conférence avait pour but la coordination des efforts des communautés et Etats musulmans en vue de créer l'Union islamique. Il vient d'être noté à ce sujet que le Gouvernement de Stamboul est prêt à soumettre à l'approbation du sultan un projet pour transformer le ministère des Efkaf (biens religieux) en un département du Cheikh-ul-Islamat. Un article de cette proposition prévoit la formation d'un Conseil dont l'une des fonctions consistera à établir des statuts pour les communautés musulmanes, basés sur le modèle des communautés chrétiennes existant depuis des siècles dans l'Empire ottoman. »

C'était bien une révolution qui s'opérait en Islam. Sa forme active datait du malencontreux traité de Sèvres. Cette révolution s'en prenait à toute domination étrangère, mais surtout à l'impérialisme britannique, et c'est encore l'Islamic News qui, dénonçant le traité de Sèvres, s'exprimait ainsi :

« L'incessant état de guerre dans la Mésopotamie anglaise rend intenable la situation des Anglais dans l'Orient central, et enfin la présence de la garde turque sur le haut Caucase prouve que la vision du pétrole est un mirage des sables. La défaite de Wrangel et l'exil de Venizelos complètent la débâcle de la diplomatie alliée ; de plus, les ferments de troubles dans l'empire des alliés augmentent rapidement. L'attitude de Milner envers Zaghloul pacha, le leader nationaliste égyptien, montre que le peuple égyptien est plus que jamais déterminé à reconquérir son véritable droit.

« Le très grand succès de la « Non-coopération » aux Indes rend très sombre l'avenir du contrôle britannique dans le dominion oriental. Ce sont là des signes, plus palpables, plus réels encore que ceux qui peuvent être tirés de l'histoire des empires déchus. Ils doivent retenir toute l'attention des vrais hommes d'Etat des Alliés. Ils établissent la vérité de tous les temps, à savoir que les empires construits sur les ruines d'engagements non tenus ne sont pas des empires, mais des tombeaux de nations. Avant qu'il soit trop tard, il convient à ceux qui sont réellement responsables du chaos actuel de renoncer à leurs plans de conquête et d'examiner à nouveau les raisons qui détermineront leur conduite future ; ainsi pourra être restituée au monde la paix qui lui a été volée. »

Pour répondre à toutes ces attaques, il restait une faute à commettre : donner à la guerre engagée contre l'Anatolie cette allure de croisade anglicane-orthodoxe. Elle sévit là-bas depuis juillet 1920, avec tous les procédés de destruction les moins évangéliques, si bien que les orthodoxes de l'Anatolie, fort peu désireux de subir le contrecoup des erreurs de leurs coreligionnaires de Grèce et de Constantinople, se séparent du Phanar et créent une église orthodoxe turque, riposte au rapprochement actuel des églises anglicane-orthodoxe.

Ceci encore, qui paraît incroyable à tous ceux qui en sont restés au vieil Orient, est bien le signe le plus évident d'une évolution profonde de l'âme orientale. L'éveil des nationalités se substitue au groupement exclusivement religieux. L'église et la mosquée n'absorbent plus toute la vie politique et sociale ; le principe des confédérations ethniques l'emporte sur celui du lien religieux.

Cent fois, là-bas, les hommes les plus divers m'ont dit, soit à Angora, soit à Constantinople, ce que les Egyptiens, les Syriens m'ont redit sous une autre forme : « Comprenez-le bien ; nous ne voulons aucunement reconstruire un immense empire qui aurait le sort éphémère de toutes les grandes conquêtes asiatiques, trop vastes pour durer. Si nous nous unissons aujourd'hui devant l'ennemi commun, c'est que le péril nous prend tous également à la gorge ; et, même au plus fort du danger, vous ne voyez pas à Angora des députés ou des ministres syriens, mésopotamiens, persans, arabes, égyptiens : nous ne laissons pénétrer dans les rangs de l'Assemblée nationale que des Turcs absolument turcs. Les Egyptiens, chez eux, font de même. Aux Indes, ce sont les Hindous qui dirigent. La ligue islamique actuelle n'engage aucunement la politique intérieure de chaque pays musulman. L'union des armes ne s'opère que devant le péril étranger ; l'Angleterre nous oblige — le couteau sur la gorge — à lutter contre elle. Lorsque nous aurons la paix, avec toutes nos sécurités, chacun reprendra sa liberté d'action. Bien entendu, le lien islamique subsistera, mais sans diminuer en rien le libre jeu des nationalismes, qui est pour chacun le but essentiel. »

Tout l'Orient tient le même langage, mais il a pour la Turquie victorieuse une vénération immense, car c'est bien elle qui vient de sauver les indépendances.

Plus l'Angleterre s'acharne à « diviser pour régner » (et la Russie s'efforce de l'imiter en sous-main) ; plus l'Angleterre s'entête à prêter une vie factice aux petits Etats qu'elle subventionne, mieux les musulmans saisissent qu'elle est bien l'ennemie aveugle, obstinée, que rien, sauf la force, ne pourra convaincre." 

Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales

Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc

Talat Paşa (Talat Pacha) et les relations internationales

Lutter jusqu'au bout : les exilés jeunes-turcs et la résistance kémaliste

L'empreinte d'Enver et Kemal sur les luttes anticoloniales du monde musulman

Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque
 
Le triangle Vahdettin-Kemal-Enver dans le contexte du conflit entre l'Entente et la Russie bolcheviste  

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste 
 

Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national

La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens 

Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?
 
Le kémalisme, la bonne révolution

Le contexte de l'acquittement de Soghomon Tehlirian (1921) : conflit germano-polonais et volonté de rapprochement avec l'Angleterre de Lloyd George
 
La sous-estimation méprisante des Turcs

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne   

Le panislamisme et le panturquisme de Nuri Paşa (frère d'Enver Paşa) 

Les Arméniens (notamment dachnaks), troupes de choc de la dictature bolcheviste en Asie centrale

Les relations turco-arméniennes dans le contexte de la nouvelle donne du bolchevisme

Les populations musulmanes et chrétiennes de Kars, au gré des fluctuations militaires et géopolitiques

Kemal Atatürk et les Arméniens

Le général Kâzım Karabekir et les Arméniens

L'anti-bolchevisme de Kâzım Karabekir et Fevzi Çakmak

jeudi 10 décembre 2020

L'empreinte d'Enver et Kemal sur les luttes anticoloniales du monde musulman


Gerhard Höpp, Muhammed Ali à Berlin, Tunis, Fondation Friedrich Ebert, 2009 :

"Immédiatement après leur fuite, Enver, Talât et d'autres dirigeants Jeunes Turcs avaient entrepris la mise en place d'un réseau d'organisations panislamiques afin de poursuivre la lutte contre les anciens ennemis de guerre et les actuelles puissances d'occupation sous mandat de la Grande-Bretagne et de la France. Ils y réussirent, bien que recherchés par l'Entente. (...)

Après avoir consulté Lénine et Tchitchérine, ainsi que des fonctionnaires de l'Internationale communiste, et après avoir participé au Congrès des peuples de l'Est à Bakou en 1920, Enver fonda depuis Moscou l'Union des sociétés islamiques révolutionnaires (Islâm Ihtilâl Cemiyetleri Ittihâdi).

Ce réseau d'organisations panislamiques, dont les principaux secteurs d'activités se trouvaient en Allemagne et en Italie, s'étendait jusqu'au Moyen Orient et utilisait dans une large mesure d'anciens collaborateurs des « services spéciaux »
; en Europe, l'Union travaillait en particulier avec la League of Oppressed Peoples d'Edwin Emerson et la Lega di Populi Oppressi opérant en Italie. Le centre berlinois de l'Union fut le Club d'Orient (al-Nadi al-Sharqi) dans la Kalckreuthstraße, dirigé par le Syrien Shakib Arslan (1869-1946) et l'Egyptien Abd al-Aziz Shawish (1876-1929), deux nationalistes arabes avec qui Enver avait déjà collaboré durant la Première Guerre Mondiale. Le porte-parole du Club était la revue susmentionnée, Liwa-el-Islam, publiée depuis mars 1921. Ainsi que l'attestent les documents, la revue et le Club étaient financés par Enver depuis Moscou." (p. 16-18)

René Gallissot, "Mouvement ouvrier et mouvement national : communisme, question nationale et nationalismes dans le monde arabe", in René Gallissot (dir.), Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes dans le monde arabe, Cahiers du « Mouvement social », n° 3, Paris, Les Editions ouvrières, 1978 :

"L'Orient arabe naît de la première guerre mondiale, le premier Congrès national syrien de juillet 1919 revendique un Etat unifié, et l'arabisme s'affirme mais se divise en même temps, dans les secousses qui se suivent en chaîne au début des années 1920 ; revendications politiques et troubles sociaux se superposent. En 1920 et 1921, par exemple, les grèves de cheminots se répercutent dans tous les pays, et surtout peut-être de 1919 à 1924 se multiplient les foyers d'effervescence autonomiste transformée parfois en indépendance communale, celle de véritables communes insurrectionnelles, comme en Mésopotamie après l'effondrement du pouvoir turc, à Ragga, en Syrie, en l'été 1921, dans plusieurs bourgades du Delta et même de la Haute Vallée du Nil en Egypte. A Missurata en Libye, la République tient jusqu'en 1923, plus longtemps qu'a Tripoli. (...) Enfin la résistance druze se transforme en 1925 en soulèvement général pour aboutir à l'insurrection de Damas, en octobre 1926. Entre la tentative de solution négociée par délégation (wafd) en 1919 et les concessions formelles anglaises de 1924, l'Egypte se trouve en état d'agitation générale qui ne s'arrêtera que sous l'effet des opérations répressives du gouvernement apparemment triomphant de Zaghloul Pacha en 1924. Du Soudan au Sud algérien courent les actions d'opposition bédouine appuyées ou non sur la résistance que la confrérie Senoussiya dresse contre la conquête italienne. Après avoir grandi en triomphant des Espagnols en 1921, le Front rifain tient tête à de formidables armées coloniales jusqu'en l'été 1926. Cet ébranlement dont les coups ne sont pas liés autrement que par la contagion, se produit en ce tournant des années 1920 en écho de la révolution soviétique et de la révolution nationale de Mustapha Kemal, souvent confondues. Symboliquement Enver Pacha qui passe de la révolte militaire jeune turque à l'affirmation arabe dans la guérilla libyenne, qui appelle ensuite à la guerre sainte révolutionnaire en Orient à partir du Congrès de Bakou et en quêtant des armes auprès du gouvernement soviétique, signale les étonnantes conjonctions de fait de ces années ; ce qui ne l'empêchera pas de finir en combattant contre l'Armée rouge." (p. 21)


Zakya Daoud, Abdelkrim. Une épopée d'or et de sang, Paris, Séguier, 1999 :


"La même année [1907], très vite donc, il [Abdelkrim] commence à assurer la chronique en arabe du Télégramma del Rif. Il suit la révolte arabe contre les Turcs, avec Lawrence d'Arabie, l'épopée d'Enver Pacha, l'action syrienne de Latrach, le mouvement ouvrier de M'Hammed Ali en Tunisie. Peu à peu, ses articles témoignent d'une volonté de promotion et de progrès, et expriment sa grande admiration pour Atatürk, rénovateur du monde musulman et pour Mohamed Abdou, le grand réformateur égyptien. Abdou comme Tahtaoui prônent une renaissance, la Nahda, au plan des institutions politiques et de la diffusion des savoirs et des techniques pour contrer l'avance de l'Occident. Abdelkrim devient un réformiste convaincu. Il se laisse donc aller à critiquer ses compatriotes pour leur retard, à lancer de violentes attaques contre ceux qui refusent la science et le progrès. Il oppose ainsi la pauvreté technique du Rif (ou l'on cultive avec l'araire en bois) au machinisme européen, qu'il appelle à imiter. C'est une attitude habile qui permet de dénoncer, de manière détournée, toute main-mise étrangère le jour où l'Orient sera enfin débarrassé de sa gangue d'ignorance. C'est ainsi qu'il dissimule un anticolonialisme latent, qui finira par lui jouer des tours. Mais l'heure est encore au compromis. Comme Ferhat Abbas à Alger et Khair Eddine à Tunis, il rêve d'un pays libre et neuf, peuplé d'écoles et couvert de chantiers. Il l'écrit. A Fès, Abdelkrim a pris la mesure de la puissance et donc du péril français ainsi que du terrible état d'arriération du Maroc. Pour bien comprendre son attitude, il faut se remémorer qu'il n'a jamais connu un pays stable, un gouvernement central et rationalisé dans son pays. Tout au contraire, c'est une région éclatée, avec des tribus divisées et dominées par le jeu de grandes puissances, aux rivalités avivées et aux agissements contradictoires, qui est son unique paysage politique." (p. 81-82)

"[John] Aznell [un socialiste anglais] propose d'emmener une délégation [rifaine] à Londres. En juillet 1922, il conduit donc M'Hammed, Azerkane, Haddou et Boujibar au Foreign office, où ils trouvent porte close. Aux Communes, la question rifaine est quand même évoquée, le 4 août, ce qui est une première. Mais Chamberlain coupe court à la discussion qui s'amorce : pour lui le Rif est une zone d'influence espagnole, les Rifains sont donc des rebelles envers une puissance amie, et, sous-entendu, servent les intérêts d'une nation concurrente, la France. Il faut s'en tenir aux traités. Une mission de bons offices, suggérée par Aznell, est rejetée. Aznell insiste : l'Angleterre est réputée être l'amie des Musulmans et une des premières puissances à avoir autant de sujets musulmans. Rien n'y fait.

La mission n'est néanmoins qu'un demi-échec dans la mesure où, évoqué devant le parlement anglais, le problème rifain sort de l'indifférence et de l'oubli. C'est une brèche dans le mur du silence. Un parlementaire anglais plaide la cause juste de l'indépendance et celle, humanitaire, des populations civiles bombardées, pilonnées et souffrant cruellement de l'absence de protection sanitaire. En effet, à l'exception d'un hôpital de campagne, partie du butin d'Anoual et d'un infirmier recruté à Tanger, les Rifains n'ont rien, alors qu'ils sont bombardés par des gaz asphyxiants qu'une usine fabrique à Melilla avec l'aide de chimistes allemands. Dressant le tableau sombre de villages bombardés, de femmes et d'enfants blessés, il s'écrie que cette guerre est la ruine et le déshonneur de l'Espagne, et évente les tractations en cours entre Londres et Madrid pour la fourniture de bombardiers.

Econduits par le gouvernement, les Rifains sont reçus chaleureusement par les travaillistes et les milieux d'affaires : beaucoup sont intéressés à traiter avec le Rif, notamment les capitaines Barry et Gardiner, le banquier Sidney Reilly, en liaison avec Moscou, le marchand d'armes Baril Zaharoff, qui dirige la société anglaise d'armement Vickers, en liaison lui-même avec la Turquie. Les orientalistes et les intellectuels entendent les Rifains plaider publiquement leur cause : depuis le début de 1922, l'assemblée rifaine demande « l'évacuation par l'Espagne de toute la zone qui ne relevait pas de son autorité avant la convention de 1912 », ce qui pose le problème de la délimitation des frontières avec la zone française. Les Rifains réclament donc l'évacuation complète du pays sauf les Présides et leur hinterland, et, en référence au traité de Versailles, ils veulent l'indépendance reconnue et garantie du Rif, des indemnités pour la libération clés prisonniers, des réparations de guerre. Le Times les publie, comme il répercute un message d'Abdelkrim « aux nations civilisées », demandant la réunion d'une conférence pour la paix dans le Rif : « Si notre appel est entendu, on peut vous croire quand vous parlez d'humanité, de civilisation. Autrement, on saura que l'Europe n'a qu'un but, c'est de combattre les Musulmans avec tous les moyens et toutes les armes en son pouvoir. » L'Emir affirme n'être en guerre que contre les Espagnols qui ravagent le Rif et massacrent sa population et vouloir ouvrir son pays au développement économique et aux échanges commerciaux. D'autres messages sont destinés au Pape [Pie XI] et à la ligue islamique de Berlin, car c'est par Londres que se font les contacts avec les Jeunes Turcs et les nationalistes arabes, le groupe d'Enver Pacha, qui, à l'époque, se trouve à Berlin. La ligue enverra un de ses représentants, Hussein Aoui Bey, à Tanger chez les Khamlichi. Le cheikh Chakib Arslan, résistant druze syrien, à Londres au même moment, aide la délégation rifaine à rencontrer les représentants des Musulmans de Londres. Pour Arslan. Abdelkrim est « un héros qui, en une seule bataille a renversé la donne coloniale ». Entre Londres et Genève, il va désormais faire la propagande du chef rifain. Envers le Moyen-Orient, où, il ne l'ignore pas, les revendications d'indépendance grandissent (création du parti le Destour et du mouvement syndical tunisien notamment) Abdelkrim lance aussi un appel : « La religion qui nous unit vous oblige à entendre notre voix... le monde musulman est aujourd'hui levé pour défendre ses droits et pour avoir sa place parmi les peuples civilisés. Nous nous battons pour une indépendance qui soit admise par les Grandes Puissances. Appuyez-nous auprès des Etats de l'Europe auxquels nous-mêmes nous nous sommes adressés. » Par l'intermédiaire d'Arslan, le message est diffusé dans la presse arabe et y a des échos favorables.

Mais les Arabes mettront du temps à répondre et faiblement : les collectes de fonds qu'ils impulseront dans certains pays ne parviendront jamais au Rif. Les articles de presse n'auront d'autres effets que d'aiguiser la riposte des Puissances." (p. 162-164)


Rosalba Davico, "La guérilla libyenne. 1911-1932 ) : Impérialisme et résistance anticoloniale en Afrique du Nord dans les années 1920", in Abd el-Krim et la République du Rif. Actes du colloque international d'études historiques et sociologiques, 18-20 janvier 1973, Paris, Maspero, 1976 :

"Nuri Bey, frère d'Enver Pacha, après la faillite de l'action égyptienne, rejoint les forces d'El Barouni en janvier 1917. Les 8 000 hommes de Ramadan El Shitawi — le groupe de l'Est tripolitain — occupe en 1917 Misurata, Zliten, Homs et Mesellata. Cette dernière conquête signifie l'adhésion des Tarhuna, les tribus du Djebel. Suleiman El Barouni est le seul leader tripolitain qui puisse constituer une instance unitaire et la diriger ; le personnage — intellectuel, historien, homme de loi, politicien — est populaire, notamment parmi les tribus berbères ; son plan politique est un travail de longue haleine et d'une ampleur qui préoccupe les services d'espionnage anglais, bien renseignés sur ce Berbère ibadite capable de catalyser les haines intestines et les conflits dans un dessein unitaire et offensif « contre la Tunisie, l'Afrique occidentale française et le Nigeria ».

A la conférence islamique de Constantinople, la Tripolitaine soutiendra le mot d'ordre de continuation du djihad ; même des groupes senussites y adhèrent. D'après la version anglaise, en décembre 1916, un groupe senussite de 300 à 500 personnes, avec un canon et deux ou trois pièces d'artillerie, fait son apparition sous Kausen (Afrique occidentale française) et assiège Agadez. Le groupe vient de Ghat (Fezzan) et il est signalé comme le précurseur d'un « grand corps » guérilléro ; les services anglais parlent en effet, d'une concentration de 10 000 hommes, instruits par des officiers allemands et turcs, qui sont prêts à une « guerre de partisans » en Tunisie et Algérie ; il s'agit d'une armée bien organisée et instruite, susceptible de « constituer une menace sérieuse pour l'Algérie, le Soudan français et l'A.O.F., en dernier pour le Nigeria du Nord ». La note anglaise conclut : « Il n'y a aucun doute que Suleiman El Barouni soit plus qu'aucun autre capable d'acquérir une autorité suffisante en Tripolitaine et au Fezzan, qui lui permette d'exécuter les plus grands desseins militaires. » " (p. 413)

"Pendant plus de dix années, la résistance à l'occupation italienne fut soutenue par les bédouins de Cyrénaïque sous une forme massive et sans réserve ; leurs leaders ne figurent d'ailleurs pas parmi les signataires des accords de 1919 entre le gouvernement italien et la Sanussya. C'est une génération de libertaires, gommée de l'histoire en 1931, un jour de septembre, quand, sur une place de Soluk, Omar El Mukhtar — un vieux bédouin, qu'un historien italien n'hésite pas à définir comme « un des plus grands leaders, peut-être le plus extraordinaire de tous les combattants des mouvements d'émancipation coloniale » — est pendu par ordre de Graziani. Cette guerre bédouine a des affinités, pour ce qui est de la mobilisation de masse et des idéaux républicains, avec la guérilla antiespagnole au Rif, au point qu'un auteur se demande s'il n'existait pas un réseau d'organisations sanussites agissant aussi au Rif dans le groupe autour d'Abd el-Krim comme il en existait dans différents points du Maghreb, d'une façon éparpillée et certes moins active et puissante que dans son état-major en Libye et dans le Soudan anglo-français.

En tant qu'historien de cette période, nous avons toutefois remarqué que cette guerre bédouine s'inscrit dans un tournant « particulier » de la politique internationale colonialiste. En effet, nous avons déjà constaté, en analysant les mouvements populaires qui, du Rif espagnol, se prolongent par les mouvements des jeunes Algériens et des jeunes Tunisiens jusqu'à cette puissante révolte bédouine était au début le seul objet de notre étude, qu'en 1918 les tactiques de l'action coloniale semblent se synchroniser sur un contenu politique précis, qui dépasse même les rivalités et les intérêts coloniaux. Une sorte de psychose absurde, en effet, face à la réalité de ces mouvements, s'empare des dirigeants colonialistes ; tout durcissement de l'action se justifie par la phobie du rôle possible du « bolchevisme » dans la poudrière des nationalismes arabes. Cette « psychose rouge », grotesque dans les textes colonialistes espagnols, concernant Abd el-Krim, hystérique dans les textes français, est absolument dépourvue d'humour dans les textes anglais de l'Intelligence Service du Caire. Qu'il s'agisse de la reconquista, de la « patrie », de l'aigle romaine ou du British Empire, tous ces textes présentent des affinités pathologiques. D'ailleurs, la revanche coloniale est désormais devenue un chapitre de la politique intérieure des pays européens.

D'où surgissent ces préoccupations ? Pendant les années vingt tout ce que l'ensemble des pays maghrébins et nord-est africains pouvaient connaître de près ou de loin, c'étaient les bouleversements sociaux de la Turquie nationaliste. Les événements étaient compris et commentés, les nouvelles, mêmes déformées et interprétées, circulaient d'après les journaux turcs, rares mais lisibles du Maroc à la Libye dans une langue d'ailleurs familière. L'horizon de l'information au niveau collectif, n'allait pas plus loin que la Turquie nationaliste : cela ressort des interviews de plusieurs personnages, aujourd'hui encore vivants et qui avaient participé aux actions d'Abd el-Krim au Rif ; il en est de même pour les jeunes Algériens, les jeunes Tunisiens et les groupes autour de El Barouni à Tripoli et d'Omar el Mukhtar à Bengazi. Lénine est un nom — quelquefois un nom prestigieux —, mais pour le bédouin ou le paysan berbère Lénine est un nom qu'aujourd'hui encore il ne connaît pas, et nous ajouterons ironiquement qu'aujourd'hui il connaît encore moins. La découverte d'une série de documents des archives de l'Intelligence Service du Caire, nous a dévoilé les motivations de cette psychose des années vingt. Ces documents concernent les derniers événements de la Turquie nationaliste.

La Tripolitaine, la Bulgarie, les Balkans avaient représenté des échecs cuisants pour Enver Pacha. La Turquie s'était réduite au front interne, une Turquie, non plus panislamique ou panottomane ou panturque, mais turque tout court. Enver Pacha ne renonce toutefois pas à la dernière de ses aventures : guerrier de l'Islam sans Islam, il décide de se rendre à Moscou et de parler à Lénine. Pendant quelques jours, aux services secrets de l'Intelligence Service du Caire, on croit à la fin du monde : de paisibles fonctionnaires anglais sont réveillés en pleine nuit, embarqués dans des avions spéciaux, envoyés d'urgence à Berlin sur les traces d'espions qui à leur tour suivaient une série de personnages voyageant nocte tempore entre la Knausstrasse, où Enver Pacha est installé, et le siège de l'ambassade de Grande-Bretagne. Les rapports sont hystériques, d'une déconcertante « psychose rouge » d'après les documents anglais que nous avons consultés ; il reste à étudier les archives turques, afin de pouvoir définir exactement les mobiles profonds d'une action d'une telle envergure.

De l'action d'Enver Pacha, il ne sortit rien. Lénine avait lieu de tout craindre du personnage. A propos du problème des nationalités et des minorités, la position d'Enver n'avait d'ailleurs jamais eu rien de commun avec celle de Ziya Gökalp, le fondateur du nationalisme turc. Il est aussi bien certain qu'Enver — qui tombera en 1922 à la tête du Basmatché contre l'Armée rouge — n'aurait certainement pas souscrit à l'article de Ziya Gökalp paru en avril 1918, où le théoricien nationaliste, s'adressant aux minorités musulmanes de Russie, les incitait à choisir dans la République des Soviets la solution possible du problème des minorités nationales. Les déclarations d'Enver en août 1920, après son retour, sont toutefois telles (soit qu'elles soient faites par opportunisme, soit qu'elles soient complètement inventées) qu'elles peuvent mobiliser les services d'espionnage internationaux. Ce qui est sûr, c'est que, sur tout le front colonialiste, du Maroc espagnol d'Abd el-Krim à la Cyrénaïque d'Ahmed Sharif et Omar el Mukhtar, ce « tournant » pousse les puissances coloniales à la décision univoque d'en finir par tous les moyens avec toute opposition anticoloniale locale : faute de quoi on craint une « interférence possible » entraînant une solidarité commune de tous les fronts. Cela fait qu'entre 1920 et 1925 on a l'impression d'assister à l'émiettement du mouvement. Seuls Abd el-Krim avec la République du Rif, Omar el Mukhtar avec la guérilla libyenne semblent être conscients du rôle catalyseur possible d'un mouvement révolutionnaire d'émancipation collective. Ailleurs, les mouvements s'appuient sur des élites nationales qui, seules, iront jusqu'au compromis extrême, le plus souvent laisseront à l'issue d'une révolution manquée, les révoltes tribales offrir des victimes dans une lutte sanglante sans avenir. La résistance cyrénaïque ainsi que la République rifaine n'ont pas été seulement une guerre nationale, mais deux exemples d'une véritable révolution libertaire. L'histoire future pourra leur donner la place exacte qu'elles méritent lorsque l'Islam — si jamais ce nom signifie quelque chose fera le point des nationalismes du présent après ses nombreuses défaites et la perte d'un demi-siècle d'histoire." (p. 431-434)


"Discussion", in Abd el-Krim et la République du Rif..., op. cit. :


"Vincent MONTEIL. — Je voudrais poser deux questions à Mme Davico à propos d'Enver Pacha.

Enver Pacha m'a beaucoup intéressé, j'ai écrit sur lui et j'ai essayé de comprendre certaines choses. Je voudrais vous demander si vous êtes au courant de deux choses, et ce que vous en pensez par rapport à ce personnage. La première : lorsque j'y suis allé, en 1952, pour la première fois, la Libye venait d'être indépendante, et j'étais frappé de rencontrer un peu partout des Libyens de tous âges qui parlaient turc, pas arabe, turc uniquement. Je leur ai demandé qui ils étaient, et ils m'ont dit : « Nous sommes les enfants ou les descendants (dans certains cas, c'était le personnel même) des garçons qu'Enver Pacha a emmenés avec lui en Turquie après la défaite italienne qui ont été formés en Turquie, et qu'après l'indépendance libyenne on a renvoyés en Libye pour qu'il y ait une certaine présence turque qui reprenne forme. » J'ai remarqué également à cette occasion une chose assez curieuse : le gouverneur de Tripoli était d'origine turque et, dès qu'il entendit mon nom, il me dit : « Mais tu es le fils du colonel Monteil. » Je dis : Non, je suis son neveu. Il me dit : « C'est mon père qui était le wali, à l'époque, de Trablos Al-Gharb, c'est-à-dire de Tripoli, qui a accueilli ton oncle au mois de décembre 1892 quand il est arrivé, à la fin de son expédition qui lui avait pris deux ans, de Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad, à pied. »

Deuxième point : la mort d'Enver Pacha. J'ai vu de mes yeux des lettres et le cachet, le sceau, avec lequel Enver Pacha, à la fin de sa vie, signait ses papiers, sa correspondance. Il disait qu'il était le « Amir Al-Moumemin », c'est-à-dire le chef des musulmans. Vous savez dans quelles conditions il est mort : en Union soviétique, à la tête de musulmans nationalistes qu'on appelait les Basmatchi, et qui étaient en révolte contre l'Armée rouge. Et Enver Pacha a pris la tête d'un mouvement d'indépendance nationale des minorités musulmanes en Union soviétique contre l'Armée rouge. On a alors assisté une fois de plus à ce phénomène absolument désespérant et décourageant : les ouvriers, les paysans, et en particulier les cheminots — ceux qui travaillaient aux chemins de fer — russes ont pris naturellement le parti des blancs contre les asiatiques, c'est-à-dire contre les Basmatchi, les Uzbeks, les Casaks et les autres, que commandait Enver Pacha." (p. 450-451)


Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires
 
 
Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs de Hüseyin Cahit Yalçın

La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)

Les anticolonialistes tunisiens et l'expérience jeune-turque 

Thrace occidentale : la première lutte indépendantiste turque et les plans secrets des unionistes 

Le rôle de l'Organisation Spéciale/Teşkilat-ı Mahsusa (dirigée par l'immigré tunisien Ali Bach-Hamba) pendant la Première Guerre mondiale

La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne 

Lutter jusqu'au bout : les exilés jeunes-turcs et la résistance kémaliste

Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque
 
Le triangle Vahdettin-Kemal-Enver dans le contexte du conflit entre l'Entente et la Russie bolcheviste
 
Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc  

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste 
 

Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national

La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens
 
La sous-estimation méprisante des Turcs 
 
Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?
 
Le kémalisme, la bonne révolution

Fermeté kémaliste, mollesse hamidienne

Progressisme kémaliste, arriération coloniale

Le développement accéléré des infrastructures sous Kemal Atatürk 
 
Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"
  
 

Le facteur kémaliste dans les révoltes anticoloniales en Syrie

Le nationaliste libyen Abdul Salam al-Buseiri et la Turquie kémaliste


Ferhat Abbas et l'"oeuvre immortelle" de Kemal Atatürk

La légitimité d'Atatürk, selon le chrétien libanais Amin Maalouf

Les relations entre la Turquie kémaliste et l'Afghanistan

Atatürk et ses luttes, vus par les héros de l'indépendance indienne
 
Sun Yat-sen et la Turquie indépendante

vendredi 4 décembre 2020

Halil Bey Menteşe : "nous tiendrons la tête haute, comme il convient à une nation noble et indépendante"


Halil Bey (président de la Chambre ottomane et ministre des Affaires étrangères), discours devant la Chambre, source : Le Temps, 4 mars 1915, p. 2 :

"Les ennemis, battus sur tous les fronts, ont, dans un accès de désespoir, attaqué les Dardanelles ; mais en dépit d'un bombardement continu, exécuté plusieurs jours durant par leurs puissants vaisseaux, les ennemis n'obtinrent par le moindre résultat qu'on puisse qualifier de succès. La bravoure ottomane leur infligera là le plus sévère des coups.

Il n'est pas probable que les ennemis puissent franchir les Dardanelles ; mais y parviendraient-ils, que leur exploit ne ferait que grandir notre résolution. Ils sauront alors que la plus grande partie de notre armée est massée sur ce point et que des mesures ont été prises pour faire face à toutes les éventualités.

Puisse l'univers apprendre que nous sommes résolus à vivre, non en rampant sur le sol, mais en combattant comme des lions ! Nous ne courberons pas la tête dans la poussière, comme des couards qui demandent miséricorde ; nous tiendrons la tête haute, comme il convient à une nation noble et indépendante.

Et s'il nous faut mourir, nous ne mourrons pas sans avoir rempli tout notre devoir envers la forte épée que le sultan ottoman nous a confiée. (...)

Le soldat turc, qui protège Constantinople et les frontières d'Anatolie, ne doit pas oublier qu'il est en même temps l'héroïque défenseur de Berlin, de Vienne et de Budapest, tout comme les soldats de nos alliés sont les glorieux protecteurs de Constantinople et de l'Anatolie.

Nos ennemis vont sans cesse faisant courir le bruit qu'en échange de notre neutralité ils auraient garanti l'inviolabilité de notre territoire.

Eh bien, à ceux qui veulent voir l'exemple d'un pays dont l'intégrité territoriale a été garantie par la Russie et la Grande-Bretagne, laissez-moi montrer la Perse.

Mais, ô toi, pauvre terre islamique, ne sois pas triste, car tu seras, toi aussi, délivrée du joug du despotisme !"


Enver Paşa, interview à la Frankfurter Zeitung, source : Le Temps, 6 mars 1915, p. 2 :


"Le premier jour, nous avons eu un officier tué et un blessé [aux Dardanelles] ; le second jour, quatre tués et quatorze blessés ; six canons furent démontés, qu'on remit en position le lendemain matin.

Les fortifications extérieures sont les plus vieilles de la Turquie ; on a toujours escompté que l'ennemi pourrait les réduire.

La véritable ligne de défense se trouve plus avant, à l'endroit où le resserrement du détroit empêche de manœuvrer librement les vaisseaux qui s'engagent dans l'étroite passe barrée de mines et commandée par l'artillerie.

Jusqu'à présent, la défense réelle des Dardanelles reste intacte.

Des tentatives ont été faites pour exercer une pression sur le gouvernement en répandant des bruits fantastiques de nature à jeter le trouble parmi les populations mais on comprendra les vrais sentiments du pays, de l'armée et de la marine, si l'on songe aux manifestations d'enthousiasme qu'a déchaînées au Parlement, le discours de Halil bey, président de la Chambre des députés."

Sur Halil Bey Menteşe : Halil Bey Menteşe et les Arméniens

Voir également : Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)

Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)

Coup d'Etat de 1913 : les sympathies et les souhaits de Georges Rémond

Le patriotisme respectable des unionistes

Les réformes d'Enver Paşa (Enver Pacha) à la tête du ministère de la Guerre

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques

Henri Gouraud

Enver Paşa (Enver Pacha) et la captivité du général Charles Townshend