Michael A. Reynolds, Shattering Empires : The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires 1908-1918, New York, Cambridge University Press, 2011 :
"Le 19 avril [1918], Enver est entré dans la ville récemment prise et s'est adressé à la douma de la ville de Batoumi. Après avoir remercié la douma et la population de la ville d'avoir exprimé leur loyauté, il a souligné que lui et ses hommes ne pouvaient pas être des conquérants parce que Batoumi faisait partie depuis des siècles de l'Empire ottoman. Il a annoncé que les autorités ottomanes n'avaient aucun intérêt à perturber le travail du conseil ou des autres institutions de la ville. Il a conclu en promettant que "la population, sans considération de foi ou de nationalité, est sous la défense et la protection de sa majesté le sultan, qui souhaite voir la prospérité et le bien-être des provinces qui ont rejoint son empire"." (p. 204-205)
"Ni les diktats de l'islam, ni ceux de l'ethno-nationalisme, ni la prérogative du sultan en tant que guerrier conquérant, n'ont été invoqués pour justifier l'annexion [de Kars, Ardahan et Batoumi]. Le rescrit joint deux revendications de souveraineté, impériale et populaire, mais comme en témoigne le rituel du plébiscite, cette dernière affirmation était la plus contemporaine et symboliquement la plus puissante.
Un mois plus tard [en septembre], les ministres du gouvernement ottoman ont publié un décret réorganisant les trois provinces en deux districts de Batoumi et de Kars, qui formaient ensemble la seule province de Batoumi. En septembre également, les Ottomans ont lancé un recensement dans le but d'organiser la conscription. Lorsque certains habitants de Batoumi ont tenté de former un "Conseil national russe de Batoumi" dans le but de préserver l'unité religieuse et nationale des Slaves de Batoumi, les autorités ont décidé de le dissoudre conformément à la loi générale contre les organisations politiques formées selon des critères ethniques ou tribaux. Tout comme la rhétorique ottomane, publique et privée, faisait la distinction entre les provinces de Kars, Ardahan et Batoumi et le reste du Caucase, se référant aux Elviye-i Selâse comme "nos provinces" et "notre terre", c'était également le cas du comportement des Ottomans." (p. 245)
Etienne Forestier-Peyrat, "Une autre histoire des relations russo-ottomanes. Trois moments de la frontière caucasienne (1900-1918)", European Journal of Turkish Studies, 22 | 2016 :
"Mais la délégation ottomane dirigée par Enver Pasha qui arrive aussitôt à Batoumi ne peut que constater le décalage apparu entre l'Empire et ses régions perdues aux cours des années de domination russe. Fazıl Ahmet Bey [Aykaç], qui a participé aux délégations officielles envoyées au début de mai, souligne ainsi la divergence culturelle forte et la crise de la « turcité » dans la région de Batoum. La culture et le modèle russe, souligne-t-il, ont exercé et exercent encore une forte influence, qu'il convient de compenser par une véritable politique de reconquête des esprits (Ural 2011 : 652 ; Çoruk 2008 : 453-454). On est loin, dans ces rapports, des affirmations d'un Fahrettin Kırzıoğlu décrivant, de manière sans doute exagérée, la mémoire subversive des populations turques restées dans les Elviye-i Selâse après 1878 (Kırzıoğlu 1955). Les mesures juridiques, économiques et politiques mises en oeuvre par les autorités tsaristes, pour normaliser le statut des biens du clergé musulman et réformer le code foncier ottoman de 1858 ont progressivement renforcé le particularisme de ces régions (Badem 2010 : 127-168). A l'inverse, les élites de Batoumi, majoritairement russes, géorgiennes et arméniennes, peinent à concevoir le futur de leur région. Un membre du conseil municipal compare ainsi la région à la « queue tranchée d'un lézard » que l'on tenterait de greffer sur un Empire ottoman avec lequel elle n'a plus de rapport organique. (...)
D'emblée, le ministère de l'Intérieur procède à des consultations internes pour sélectionner des fonctionnaires distingués à envoyer dans les Elviye-i Selâse. Les fonctionnaires sélectionnés doivent être capables d'incarner au mieux la dignité particulière (liyâkat-ı mahsusa) des territoires reconquis et de contribuer à leur rattachement, comme le souligne un télégramme du ministère de l'Intérieur au gouverneur d'Edirne, auquel il demande de fournir trois fonctionnaires de police particulièrement bien notés. Les effets de cette politique semblent avoir été plutôt positifs. Un manuscrit inédit conservé dans les archives du musée d'Etat adjar, à Batoumi, souligne la perception positive des Ottomans sur le plan de l'ordre public. Son auteur, un Russe du nom de Mel'nikov, n'a pourtant pas de prédisposition particulière à apprécier le régime ottoman d'occupation, mais la présence ottomane met un terme à l'effondrement de l'ordre public dans les anciens territoires du Caucase tsariste : Mel'nikov souligne que les policiers ottomans dépêchés sur place font appliquer avec rigueur l'ordre et que leur recours aux châtiments corporels met rapidement un terme aux désordres (Mel'nikov 1943 : 24-26). Dans ce manuscrit pourtant écrit à la période soviétique, l'auteur donne une image inédite de l'occupation ottomane de la région, que les historiographies soviétiques et post-soviétiques ont généralement classée dans la lignée des atrocités de guerre ou, plus généreusement, d'une incompétence administrative (Badaljan 1962 ; Gogolishvili 2001 : 5-27 ; Miskin 1980 : 214-215). Il convient, de ce point de vue, de distinguer entre les violences commises à l'intérieur des terres et la situation sur la région littorale, où les témoins ne décrivent que peu de violences lors de la conquête de 1918.
Le témoignage de Mel'nikov met en perspective les inquiétudes ottomanes sur l'administration des nouvelles régions et souligne que la perception de l'occupation varie fortement selon les catégories d'acteurs. Dans son rapport, Abdülhalık Bey souligne la force symbolique de l'administration tsariste, son haut niveau de structuration, de bureaucratisation et son appui sur une « signalétique » de l'Etat :
Les fonctionnaires du gouvernement russe, jusque dans les échelons les plus bas, portent des signes distinctifs et la population s'est habituée à ces signes, qui marquent la dignité des serviteurs de l'Etat. Il est par conséquent indispensable que les fonctionnaires que nous nommerons dans ces régions, en particulier les chefs de commune [nâhiye] et les chefs de districts [kâymakâm], portent des signes rendant visible leur fonction [memuriyete mahsûs alâmet-i fârıka].
De ce point de vue, les soldats en haillons qui arrivent à Batoumi en avril 1918 ne peuvent faire forte impression dans la population (Mel'nikov 1943 : 20-21). Mais contrairement aux craintes d'Abdülhalık Bey, les pratiques administratives ottomanes ne souffrent pas forcément de la comparaison avec leurs précédents tsaristes. Mel'nikov souligne l'agréable rupture que produit le peu de formalisme des administrateurs ottomans envoyés sur place. A Batoumi, le sous-préfet [mutasarrıf] s'avère bien plus accessible à la population et sa capacité à régler par « des bouts de papier magique » griffonnés les problèmes qu'on lui expose apparaît, dans l'immédiat, comme plus efficace que les interminables procédures de l'époque tsariste, scandées par moult sceaux, paraphes, contreseings et tampons (Mel'nikov 1943 : 22-23).
Ces questions symboliques sont indissociables de dimensions plus techniques, concernant l'organisation des territoires et leur transfert, en sens inverse, vers les modes ottomans d'administration. Le ministère des Affaires étrangères souligne ainsi à la fin d'avril que la loi sur la citoyenneté ottomane prévoit qu'un séjour d'au moins cinq ans en terre ottomane est nécessaire pour obtenir la citoyenneté, ce qui suppose de considérer comme russes les habitants de ces régions en attendant que le processus d'intégration soit terminé. De même, la question foncière voit une multiplication des strates juridiques, puisque les Ottomans se trouvent confrontés au système bricolé par les autorités tsaristes, comme le montre une lettre du 15 août 1918 de l'éphémère ministre de l'Intérieur İsmail Bey à Talât Pasha. La question de la restitution des biens appartenant avant 1878 aux fondations religieuses musulmanes (vakıf) constitue un des aspects épineux (politiquement et économiquement) de ce problème. La dégradation de la situation ottomane à la fin de l'été ne permet en définitive pas aux Ottomans d'appliquer le grand programme d'investissement et de réformes qu'ils envisagent un temps pour les régions reconquises, d'autant que la faveur octroyée à ces régions se heurte à la jalousie des provinces plus anciennes d'Anatolie orientale. Fazıl Ahmet Bey fait allusion à cette rivalité dans un article du 4 juin 1918, où il prend le parti de la ville de Trabzon dans la lutte d'influence qui s'annonce. Son article, intitulé « Batoumi ne doit pas faire oublier Trabzon », souligne la nécessité de ne pas négliger le port de Trabzon, tout aussi important que celui de Batoumi et exigeant d'importants investissements (Ural 2011 : 653). La réintégration des Elviye-i Selâse ne met ainsi pas seulement en cause les acteurs de ces territoires, mais aussi les équilibres internes d'un empire très éprouvé par la guerre. La modification frontalière esquissée en 1918 apparaît donc comme un processus mettant en jeu des temporalités diverses, qui dépendent des perceptions des acteurs et des domaines concernés. L'héritage laissé par le pouvoir russe est multiforme, s'incarnant dans l'urbanisme, les pratiques administratives, la culture et les signes les plus matériels du pouvoir. Que faire des monnaies de l'époque tsariste qui restent les plus courantes dans la région, s'interroge au début de septembre le chef du district d'Akhaltsikhe ? « La monnaie caucasienne doit être interdite soit partout soit nulle part », conclut-il, témoignant des incertitudes des nouveaux administrateurs ottomans (Sarı 2014 : 258). Sur bien des points, l'occupation ottomane s'achève avant d'avoir pu reconstituer un système cohérent. C'est un projet inachevé que laisse le dernier mutasarrıf ottoman de Batoumi, comme il le note dans une lettre d'adieu écrite aux membres du conseil municipal de la ville, le 30 décembre 1918, lorsque les troupes ottomanes, vaincues, doivent quitter la région."
Voir également : Ottomanisme jeune-turc : l'intégration de divers chrétiens européens (slaves, valaques, albanais) dans les forces armées ottomanes
Les expulsions de musulmans caucasiens durant la Première Guerre mondiale
Le "négationnisme" peu connu d'Anahide Ter Minassian
Cemal Azmi Bey et les Arméniens
Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens
Les relations entre Vehip Paşa et Enver Paşa
Le général Vehip Paşa (Vehib Pacha) et les Arméniens
Les officiers arméniens de l'armée ottomane pendant la Première Guerre mondiale
Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes
Le panislamisme et le panturquisme de Nuri Paşa (frère d'Enver Paşa)
Le général Halil Paşa (oncle d'Enver) et les Arméniens
La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne
La rivalité germano-ottomane dans le Caucase (1918)
Le gouvernement de Talat Paşa (Talat Pacha) et la reconnaissance de la République d'Arménie (1918)