lundi 28 septembre 2020

La libération nationale de l'Azerbaïdjan, dans la vision du monde de Memmed Emin Resulzade


Memmed Emin Resulzade, discours à un congrès panislamique, Bakou, novembre 1917, source : L'Eclair, 17 janvier 1920, p. 2 :

"L'antique Orient est sorti de sa torpeur par l'effort réuni de tous les Musulmans, nous chasserons de la Turquie [l'Empire ottoman], de la Perse, du Turkestan, de la Transcaucasie, de l'Inde et de l'Egypte, les impérialistes de l'Europe — la Russie et l'Angleterre." 

Memmed Emin Resulzade, déclaration à une réunion organisée par des étudiants originaires du Turkestan, Istanbul, source : Le Temps, 4 février 1927, p. 2 :

"Si ces trois familles turques [la Turquie, l'Azerbaïdjan et le Turkestan] s'unissaient, le turquisme serait sauvé. C'est là d'ailleurs une chose dont la réalisation n'est pas lointaine. Nous cherchions autrefois notre libération, chacun séparément. Nos souverains de jadis n'ont rien fait pour cela. Nous imitons maintenant ce que les Européens ont fait au cours du dix-neuvième siècle. Aux écoles religieuses ont fait place en Orient des associations qui marchent dans la voie de l'indépendance et du progrès. Au Turkestan et en Azerbeidjan, une partie de la race turque est encore asservie. Nous devons nous connaître mutuellement pour pouvoir nous sauver de cet esclavage." 

Sur Memmed Emin Resulzade : Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan 

La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne   

La réponse cinglante de Memmed Emin Resulzade à Khondkarian

Memmed Emin Resulzade : "Sous le mot d'ordre de l'Unité du Caucase"

Memmed Emin Resulzade et le pacte de la Confédération du Caucase (1934)

Les Azerbaïdjanais pendant la Seconde Guerre mondiale

Voir également : La pensée d'Ahmet Agaïev/Ağaoğlu

Le panturquisme, un épouvantail sans cesse agité par les nationalistes dachnaks

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?
  
Le tournant "panturquiste" de 1918 ? Un "répit" pour les Arméniens

Les relations turco-arméniennes dans le contexte de la nouvelle donne du bolchevisme

L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)

Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

Le général Vehip Paşa (Vehib Pacha) et les Arméniens

Le panislamisme et le panturquisme de Nuri Paşa (frère d'Enver Paşa)

Le général Halil Paşa (oncle d'Enver) et les Arméniens

La rivalité germano-ottomane dans le Caucase (1918)  

Le gouvernement de Talat Paşa (Talat Pacha) et la reconnaissance de la République d'Arménie (1918)

Bekir Sami Kunduh : entre racisme anti-arménien et pragmatisme
 

Le général Kâzım Karabekir et les Arméniens

L'anti-bolchevisme de Kâzım Karabekir et Fevzi Çakmak
 
 
Mustafa Tchokay : "Entre Arméniens et Musulmans"

jeudi 3 septembre 2020

Vie et mort d'Enver Paşa (Enver Pacha) : les regrets de L'Action française




"Un grand aventurier : La vie et la mort d'Enver Pacha", L'Action française, 20 août 1922, p. 2 :

C'est une curieuse figure d'aventurier que celle de cet Enver qui, après avoir depuis quinze ans, rempli l'Orient du bruit de son nom, vient de trouver près de Boukhara, une mort assez obscure, la mort d'un petit lieutenant, dans une escarmouche contre les bolcheviks, ses amis de la veille.

Cette carrière si brève, — Enver n'atteignait pas encore la quarantaine, — est un étrange roman, digne de tenter la plume d'un Pierre Benoit, où l'odeur des intrigues orientales, des mystérieuses révolutions de sérail, et aussi de la vraie guerre au grand jour, se mêlent à des relents plus vulgaires de loge maçonnique, de club jacobin et de Parlement occidental : telle était bien, semble-t-il, l'atmosphère de ce célèbre « Comité Union et Progrès, » dont les trois grands chefs viennent de disparaître la même année, Talaat et Djemal n'ayant précédé Enver, dans la tombe que le premier de six mois [de plus d'un an en fait], le second de quelques jours.

Né à Constantinople, en 1883 [1881], Enver passa son enfance et son adolescence à Monastir, où son père, Ahmed bey était fonctionnaire : entré a l'école militaire de cette ville, puis à l'école de Pancaldi, où triomphait la doctrine allemande de la guerre, il en sortait, en 1902, avec le grade de lieutenant d'état-major.

Affecté à une garnison de Macédoine, il ne négligea point sa carrière militaire, mais s'affilia bientôt à l'un des clubs, qui, inspirés en grande partie par les Juifs, s'efforçaient de semer dans le pays une agitation révolutionnaire. Enver en devint bientôt un des chefs les plus influents, et sut endoctriner de nombreux officiers, si bien qu'en 1908, il osa prendre l'initiative du pronunciamento de Resna, qui sommait le sultan Abdul-Hamid de remettre en vigueur la constitution parlementaire de 1876.

LA GUERRE DE TRIPOLITAINE

On sait le succès de ce coup d'audace ; comment Enver devenu Enver-bey, sans autre titre que d'être le grand homme et l'idole du parti jeune-turc, fut, à 27 ans, promu au grade de commandant et envoyé à Berlin en qualité d'attaché militaire. On le retrouve en Tripolitaine en 1912, au moment de la guerre italo-turque. Ce fut la plus belle période de sa carrière. Il y montra les plus belles qualités militaires et une énergie admirable, tenant tête pendant de longs mois à un ennemi bien supérieur en nombre, et bien ravitaillé, alors qu'il ne recevait de Constantinople ni renforts, ni vivres, ni munitions. Dans son beau livre sur cette campagne qu'il avait suivie pour l'Illustration, M. Georges Rémond a tracé d'Enver-bey un portrait impressionnant. Il est dommage que la France n'ait pas su, alors que ç'eût été possible, se faire un allié d'un tel homme.

L'ASSASSINAT DE NAZIM-PACHA

Rentré en Turquie, avec le prestige de ces exploits, au moment de la guerre balkanique, Enver-bey fut à la tête des conjurés qui, le 23 janvier 1913, envahirent la Sublime-Porte, renversèrent le ministère de Kiamil-pacha et tuèrent Nazim-pacha ministre de la guerre. Enver fut accusé d'être lui-même l'auteur de ce meurtre.

Cette dernière aventure lui fit quelque tort dans les milieux libéraux d'Europe, jusque là pleins d'enthousiasme pour lui. Toutefois ses partisans et même certains de ses adversaires proclamaient son innocence, assurant que Talaat était le vrai responsable du complot ; quelques-uns ajoutant même qu'il n'avait pas de revolver ce jour-là.

Quoi qu'il en fût, M. Jean Herbette qui, voyageant en Turquie en 1913, envoyait ces détails à l'Echo de Paris, voulut voir ce fameux Enver bey, et voici son impression : « On m'avait, dépeint l'éclat de son regard et la forme napoléonienne de ses gestes. J'ai plutôt été frappé par la simplicité de son extérieur et de sa pensée, par la douceur têtue de sa voix, et surtout par la largeur de son front plat, un front à heurter des murailles. »

LE MINISTRE DE LA GUERRE

Devenu général et ministre de la guerre, avec le retour des Jeunes-Turcs au pouvoir, époux d'une fille [nièce] du sultan, Enver qui était désormais Enver pacha, était à l'apogée de sa puissance. Il n'empêcha pas toutefois, au traité d'Andrinople, le démembrement de la Turquie, résultat final des intrigues et des révolutions jeunes-turques. Avec leur psychologie sommaire, nos républicains s'étonnèrent et se scandalisèrent, en 1914, de voir ce libéral, ce démocrate, se montrer des plus hostiles à la France et travailler activement à décider son pays à faire cause commune avec l'Allemagne ; un homme de cette trempe se tournait naturellement du côté de ce qu'il croyait être la force et l'avenir. Elevé d'après les méthodes allemandes dans le culte de l'état-major allemand, il ne pouvait croire à notre victoire finale.

Lorsque cette victoire fut un fait accompli, il s'échappa de Constantinople, mais continua à intriguer en Orient. Il s'était d'abord mis au service des bolcheviks, qu'il renia ensuite. Peut-être servait-il contre Mustapha-Kemal et le gouvernement d'Angora les intérêts de l'Angleterre. Récemment, il prenait part au dernier soulèvement caucasien et transcaspien contre les Soviets. Il fût peut-être devenu empereur du Turkestan si la mort, tant de fois bravée, n'était venue éteindre cette dévorante ambition.

Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires
 
 
Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs de Hüseyin Cahit Yalçın

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales

L'autonomie d'Enver et Cemal par rapport au Comité Union et Progrès
 

Coup d'Etat de 1913 : les sympathies et les souhaits de Georges Rémond




Georges Rémond (correspondant de guerre de L'Illustration), "Sept mois de campagne avec les Turcs", in Georges Scott (dir.), Dans les Balkans, 1912-1913. Récits et visions de guerre, Paris, Chapelot, 1913, p. 23-26 :

"A Constantinople le gouvernement [de l'Entente libérale] inclinait chaque jour un peu plus vers la paix, à n'importe quelles conditions. Il avait obtenu ce prodige de réaliser contre la Turquie l'unanimité des puissances européennes ; encore la Russie menaçait-elle d'intervenir personnellement si l'on ne se hâtait d'en finir. Le grand souci des ministres semblait être d'empêcher que se produisît un sursaut, sinon du patriotisme, au moins de la vieille foi musulmane qu'on avait vue l'année précédente en Afrique capable de produire des miracles. Je ne crois pas, comme certains l'ont dit, que ce fût lâcheté ou trahison ; personnellement des hommes comme Nazim et Kiamil pachas, comme Noradounghian effendi, étaient braves, généreux, patriotes et l'avaient montré, mais apathie, lassitude, terreur de l'Europe, désespoir, acceptation d'une inéluctable fatalité.

Les jeunes officiers que j'avais connus en Tripolitaine et que je rencontrais ici me disaient : « Est-il possible que nous capitulions ainsi, quand nous avons encore une armée, quand Andrinople ne s'est pas rendue ? C'est pis que d'avoir été vaincus, c'est perdre jusqu'à l'honneur ! »

Le 22 janvier un « Grand Divan », réunissant les personnages les plus illustres de l'empire, décidait, après avoir entendu les divers ministres, qu'il était impossible de continuer la guerre et qu'il fallait accepter les conditions de paix imposées par les Puissances.

Autour du palais impérial de Dolma-Bagtché, où se passait cette scène historique, non seulement pas un manifestant, mais pas un curieux ; indifférence complète à la paix comme à la guerre. Sur les figures des vieux généraux, des notables, nous lisions l'acceptation de la défaite. La cérémonie terminée, les uns priaient agenouillés du côté de l'Orient ; qu'importait, après tout ? Ils s'en remettaient à Dieu ! D'autres descendaient lentement les marches de l'escalier d'honneur. Les derniers, sortirent deux très vieux ulémas qui s'arrêtèrent sur l'une des marches pour échanger une prise de tabac. C'étaient là des personnages millénaires, se survivant à eux-mêmes, des figures d'un monde défunt, admirables, certes, de dignité et de noblesse, mais inadaptées à la vie moderne.

Tout cela sentait tellement la mort que, tout en saluant très respectueusement ces silhouettes du passé, nous ne pouvions nous empêcher, nous autres journalistes, seuls curieux accourus, de nous dire : « Ah ! c'en est bien fini de la Turquie, aujourd'hui de la Turquie d'Europe, demain de la Turquie d'Asie. Eh quoi ! on n'entend plus même un battement au coeur de ce peuple ! »

Vingt-quatre heures après, Enver et Talaat beys, suivis de quelques partisans, pénétraient à la Sublime Porte, arrachant sa démission au grand-vizir Kiamil pacha et obtenant du Sultan la constitution d'un nouveau ministère de Défense nationale. Malheureusement le ministre de la Guerre, Nazim pacha, deux aides de camp, Nafiz bey et Tewfik Kibrizli, un camarade d'Enver, Moustapha Nedjib, et un agent de police tués dans la bagarre. Mais après une heure la révolution était terminée et l'ordre régnait dans Constantinople.

De nouveau tout était remis en question.

Nous fûmes à ce moment un bien petit nombre à approuver l'acte d'Enver bey. Cependant, aujourd'hui comme alors, il me semble que l'âme d'un citoyen et d'un soldat ne pouvait ne pas se révolter à voir ainsi livrer la patrie.

Il est infiniment probable que, le 23 janvier, Enver bey, Djemal, Talaat et les quelques douzaines d'hommes de bonne volonté qui les suivirent ont sauvé la Turquie d'Europe. Certes, les conséquences heureuses de leur acte ne se firent pas sentir aussitôt, et la situation en put même sembler empirée. Mais si la paix fût devenue définitive en février, et si Andrinople eût été, dès ce temps, livrée aux Bulgares, il est à peu près certain que, vu les difficultés de la saison hivernale, une nouvelle guerre n'eût pas éclaté entre les alliés de la veille et que les Turcs ne fussent jamais retournés à Andrinople.

Le devoir d'un soldat est de ne jamais désespérer et de ne jamais vouloir céder. L'événement a donné raison à Enver et au colonel Djemal bey lorsque celui-ci nous disait : « Quand bien même je serais à Bassorah avec quarante Turcs et les Bulgares maîtres de tout le reste du pays jusqu'à Bagdad, je réclamerais encore Andrinople ». (...)

Tout, dans la guerre balkanique, est allé au rebours de ce qu'on attendait : défaite turque, victoires grecques, défaites bulgares, enfin retour des Turcs à Andrinople. Ceux-ci possèdent aujourd'hui en Thrace une armée de trois cent mille hommes exercée par un an de campagne, plus forte qu'ils n'en eurent jamais.

Quels événements nous réserve le prochain avenir ? Qui sait si nous ne reverrons pas, sauf quelques légères modifications, les choses retourner à l'état où elles se trouvaient avant octobre 1912 ?

Mais la Turquie est-elle capable de réorganisation ? Question syrienne, question arabe, question grecque, question arménienne, questions à l'infini, influences et menaces étrangères, comment débrouiller cet inextricable tissu de problèmes ? Possède-t-elle des hommes d'Etat, des chefs dignes de ce nom qui puissent y réussir et un peuple disposé à les écouter et à les suivre ? Beaucoup en doutent.

Cependant quiconque a vécu côte à côte avec les paysans turcs d'Anatolie ou de Roumélie et a éprouvé leurs qualités d'honnêteté, de discipline, de douceur, de courage au travail peut-il dire que ce peuple soit plus incapable d'ordre, de progrès, de civilisation qu'aucun autre ? Quant aux chefs, des hommes comme le généralissime Izzet pacha, comme Enver, comme Djemal, comme Fethi ont fait leurs preuves de soldats, d'organisateurs ou d'hommes politiques, et dans les pires circonstances. Je les ai connus de près et vus à l'oeuvre, nuls ne m'ont paru en d'autres pays plus dignes de confiance.

Mais, dans cette oeuvre de relèvement si difficile, si complexe, il faudrait que la Turquie fût aidée du dehors. Or il semble qu'un tel rôle appartienne à la France par intérêt, par tradition, par devoir civilisateur.

La nécessité s'en impose aux yeux de quiconque a parcouru le Levant, a trouvé partout nos écoles, nos missions, notre langue, nos moeurs, les traces de notre histoire, la marque des pas de nos soldats, de quiconque s'est entendu, dans les villages les plus reculés d'Asie Mineure ou de Mésopotamie, saluer en français par les enfants du peuple, a vu commerçants, ingénieurs, employés allemands contraints d'apprendre notre langue pour se faire comprendre, lu les journaux de langue allemande ou anglaise à demi rédigés en français pour trouver des lecteurs, enfin, s'est trouvé, lui Français, moins dépaysé dans une ville turque qu'à Turin ou qu'à Barcelone. L'abandon d'un tel patrimoine moral datant de neuf siècles serait, de notre part, un scandale.

D'autre part la Turquie n'a rien à redouter de la France et peut tout en attendre. Un passé séculaire et une prédisposition naturelle l'inclinent à accueillir notre influence, non pas seulement mieux que toute autre, mais presque à l'exclusion de toute autre. Durant la campagne de Thrace je pensais à ce qu'une mission d'officiers français eût pu faire avant la guerre pour l'armée turque et à ce qu'elle lui eût insufflé de flamme patriotique. Il en serait ainsi dans tous les autres domaines. Inspirée, secondée par nous, je ne doute pas que la Turquie soit capable de ressusciter. Les Français qui se consacreront à cette oeuvre pourront se répéter le mot de Napoléon : « Je serai utile à mon pays, si je puis rendre la force des Turcs plus redoutable à l'Europe ».

Paris, le 1er octobre 1913."

Voir également : La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)
 

mercredi 2 septembre 2020

Thrace occidentale : la première lutte indépendantiste turque et les plans secrets des unionistes




Alexandre Popović, L'Islam balkanique. Les musulmans du Sud-Est européen dans la période post-ottomane, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1986, p. 142-144 :


"La situation des musulmans de Thrace occidentale a été extrêmement mouvementée pendant cette dizaine d'années (1912-1923). (...)

Il est encore impossible, dans l'état actuel de nos connaissances, de présenter l'histoire de cette communauté pendant ces années troubles. On se contentera donc de rappeler seulement les faits essentiels, de mentionner les trois révoltes des populations musulmanes, révoltes qui ont secoué cette région en 1913, en 1915 et en 1920, enfin de signaler la bibliographie essentielle.

Vaincu au cours de la Première guerre balkanique, l'Empire Ottoman perd la Thrace Occidentale au profit de la Bulgarie, et les soldats bulgares occupent la région le 24 octobre 1912. Les accords définitifs sont signés au cours de l'année 1913 (le 30 mai 1913 à Londres, le 10 août 1913 à Bucarest, enfin le 29 septembre 1913 à Istanbul). La Thrace Occidentale fait partie de l'Etat bulgare jusqu'en 1918, puis après la défaite des Empires centraux, en 1918, elle est occupée (suivant les accords de Neuilly du 29 novembre 1919) par les Alliés ("La Thrace interalliée") avant d'être occupée par l'armée grecque, le 14 mai 1920. Elle est annexée définitivement par la Grèce, le 10 août 1920, suivant le traité de Sèvres.

On a beaucoup écrit sur les musulmans de Thrace Occidentale pendant cette période, sans qu'il nous soit possible toutefois de suivre la situation réelle et les divers aspects de la vie religieuse, culturelle et politique de cette communauté. Les faits les plus marquants sont les trois révoltes contre le pouvoir en place, celles de 1913 et de 1915 contre les autorités bulgares et celle de 1920 contre les autorités grecques.

La première, et la plus importante, de ces révoltes fut celle dirigée par Eşref Kuşçubaşı et ses partisans, qui réussirent à fonder, entre le 31 août et le 25 octobre 1913 la Batı Trakya Muhtar Türk Cumhuriyeti, dont le siège était à Gumuldjina  (avec un Président et un Cabinet), "République" qui avait été reconnue et par la Grèce et par la Bulgarie. C'est finalement la Porte (encouragée dans ce sens par la position des Puissances européennes qui voyaient d'un mauvais oeil la création d'un nouvel Etat balkanique) qui signa à Istanbul le 29 septembre 1913, un accord avec la Bulgarie, cédant la Thrace Occidentale à celle-ci, contre la Thrace Orientale et la ville d'Edirne. Sous la pression des deux Etats, la petite République de Thrace Occidentale se désagrégea d'elle-même.

La seconde révolte éclata le 30 juillet 1915, dans le village de Radalios (région de Drama en Macédoine Orientale), sous la conduite du capitaine Fuad Balkan, "qui cherchait à protéger les populations musulmanes des tourments que leur infligeaient les soldats grecs et bulgares, au cours de la Première guerre mondiale...". La révolte fut suivie par la fondation d'un "Comité de libération de la Thrace Occidentale" (Batı Trakya Kurtuluş Komitesi), qui s'occupa activement des villages et des bourgades turcs de la région. Mais, au bout de deux ans, Fuad Balkan fut obligé de quitter Drama, le 27 septembre 1917, et de rentrer avec ses trois bataillons en Turquie.

La troisième révolte a éclaté le 25 mai 1920, dans le canton de Hemetli (région de Gumuldjina), sous la conduite de Tevfik Bey Pestreli, qui a créé un Comité sous le nom de Batı Trakya Devlet-i Muvakkatesi, et qui a mené la guerilla pendant deux ans et demi."


L. Mérat, "Du temps que Turcs et Bulgares n'étaient pas alliés et complices : La création d'une Thrace “indépendante” fut un tour joué par les Jeunes-Turcs à leurs amis d'aujourd'hui.", Excelsior, 23 septembre 1916, p. 4 :


"Au moment où les Bulgares commencent à envisager les conséquences de leur déloyauté, il n'est pas sans intérêt de rappeler la mésaventure qui leur advint en 1913, du fait des agissements des Turcs — leurs alliés d'aujourd'hui — avec la Thrace occidentale indépendante dont l'histoire est d'ailleurs généralement peu connue.

C'était après la première guerre balkanique. Par le traité de Londres, la Turquie venait de céder à ses ennemis, la Serbie, la Bulgarie et la Grèce, tous ses territoires situés à l'est d'une ligne allant d'Enos à Midia. Toute la Thrace devenait bulgare, avec Andrinople, Dedeagateh, Xanthi, etc. Un important tronçon de la grande ligne européenne Paris-Constantinople passait entre les mains de la Bulgarie, avec la presque totalité du chemin de fer de jonction de Salonique, qui traverse toute la plaine de la Thrace, de même que la tête de ligne de cet embranchement, à Kouleli-Bourgas.

Cependant, les Jeunes-Turcs [revenus au pouvoir en janvier 1913], et surtout Enver et Talaat bey, ne s'étaient résolus que contraints et forcés à ces sacrifices énormes : ils rêvaient d'une revanche. L'occasion se présenta, merveilleuse, en juin 1913. La Bulgarie, aux prises avec les Grecs, les Serbes et les Roumains, se débattait sur sa frontière occidentale ; à ce moment Talaat bey rentrait au ministère de l'Intérieur, prenant en réalité la charge de tout le gouvernement.

Le 20 juillet, le gouvernement ottoman donnait au lieutenant-colonel Enver bey un ordre d'offensive avec carte blanche. Celui-ci, d'ailleurs, avait déjà lancé en avant toute une armée d'irréguliers.


Son ordre d'offensive en poche, Enver mena les choses vigoureusement ; le 22 juillet il entrait à Andrinople. Huit jours après il occupait toute l'ancienne frontière. Ce fut, à Stamboul, un cri de joie. Déjà Enver avait passé la Maritza, occupé Dimotika, Ortakeuï... Il annonçait son intention de marcher sur Salonique, quand l'Europe s'émut. La Turquie reprenant ses territoires, c'était tout remettre en question. Sous la pression des grandes puissances, qui voulaient même que l'armée turque se retirât immédiatement d'Andrinople et rentrât dans ses lignes, Enver dut suspendre sa marche en avant. Il fallut, pour l'y amener, toute l'autorité de Talaat bey. Celui-ci, retors, avait d'ailleurs déjà trouvé un palliatif.

Rien n'était perdu. En quelques conversations Talaat et Enver se mirent d'accord. On envoya Hadji Avil bey comme vali à Andrinople et avec lui toute une armée de fonctionnaires dévoués. Talaat bey donnait aux chancelleries européennes les assurances les plus formelles que l'armée ottomane n'avancerait plus d'un pouce. En effet, Enver resta sur ses positions ; seulement, moins de huit jours après, on annonçait à grand bruit la révolte contre l'autorité bulgare des musulmans de la Thrace qui, presque aussitôt, proclamaient leur indépendance.

A peu de chose près, le public européen n'en a jamais su beaucoup plus. Voici maintenant ce qui s'était passé :


Sur les ordres de Talaat et d'Enver, un officier ottoman, d'une valeur réelle, presque tout-puissant au comité Union et Progrès, Suleyman Zaïn el Abbedine, connu à Stamboul sous le nom de Suleyman Askeri bey, se mit en campagne, remplaça son uniforme ottoman par un costume genre comitadji, s'adjoignit un ancien chef de bachi-bouzouks, Echref bey [Kuşçubaşı Eşref Bey] et le frère de celui-ci, Sami bey, et, dans les premiers jours d'août 1913, avec quelques centaines de cavaliers, quitta l'armée d'Enver. Ils passèrent par Ortakeuï, descendirent sur Kouchikavak, établirent un poste à Makass et proclamèrent la Thrace occidentale en révolte contre l'autorité des Bulgares.

Suleyman institua à Gumuldjina, promue au rang de capitale, le gouvernement provisoire de la Thrace occidentale indépendante dont il fut à la fois le pouvoir législatif et exécutif en même temps que le généralissime. En quinze jours, les quelques soldats bulgares qui occupaient le pays furent chassés et l' « armée » de Suleyman se porta vers les frontières de l'ancienne Bulgarie qu'elle occupa depuis la région de Kustendil jusqu'à Andrinople.

L'armée de la Thrace occidentale s'élevait alors à une trentaine de mille hommes et ce chiffre grossissait chaque jour en même temps que les régiments turcs postés par Enver à Ortakeuï, Dimotika, et même une partie de ceux d'Andrinople, fondaient comme la neige au soleil.

En effet, à peine Suleyman et Echref étaient-ils partis avec leurs 4 ou 500 cavaliers, qu'Enver télégraphiait de tous côtés pour se lamenter sur le sort de ses héroïques et patriotes soldats réduits à l'inaction et mis dans l'impossibilité d'aller secourir leurs frères musulmans opprimés par les Bulgares. Aussi ces pauvres soldats, ne pouvant plus y tenir, désertaient-ils en masse.

En réalité, Enver envoyait par petits paquets une armée à Suleyman bey. Tranquillement, ces soldats étaient enrégimentés à Ortakeuï et dirigés sur la frontière bulgare, vers Kridjali. Un peu plus tard, quand le gouvernement provisoire fut mieux organisé et qu'il put lever quelques contingents, Enver lui envoya à Dedeagatch, dans les derniers jours de septembre, 10.000 fusils via Dimotika.

Suleyman avait installé dans chaque ville un gouverneur, des municipalités, et ses émissaires parcouraient le pays où ils encaissaient très exactement les impôts.
En somme, et c'était là le but à atteindre, la Thrace occidentale avait toutes les apparences d'un gouvernement régulier. Elle avait son agence télégraphique officielle qui, pendant près de deux mois, mena en Europe, à grands frais, une propagande en faveur des musulmans de Thrace et ne contribua pas peu à faire connaître les crimes des Bulgares, envoyant aux ministres des Affaires étrangères de toutes les grandes puissances de nombreux télégrammes de protestation indignée. Ainsi, Suleyman jouait son rôle en conscience pendant qu'à la Sublime Porte Talaat bey affectait au sujet de la Thrace occidentale une indifférence profonde et faisait semblant de l'ignorer. Il se bornait seulement à « s'intéresser » au sort des musulmans de Thrace qui y souffraient beaucoup, ce qui l'obligerait, au moment de traiter, à exiger des garanties de la Bulgarie.

Celle-ci, ayant signé la paix avec tous ses, autres voisins, fit bien quelques faibles tentatives pour rentrer à nouveau en Thrace, mais l'armée de Suleyman reçut à coups de fusil les détachements qui se présentèrent et Suleyman bey fit amorcer à grand bruit des pourparlers pour l'achat de batteries de 75 en France.

Bref, la Bulgarie traita avec la Turquie comme avec ses autres voisins. La Turquie consentit à « s'employer » auprès des insurgés de la Thrace occidentale pour les faire rentrer dans la voie de l'ordre et de la soumission, mais la Turquie conservait Andrinople et toute la rive gauche de la Maritza. Elle conservait surtout le chemin de fer de Kouleli Bourgas à Dimotika, ce qui mettait la Bulgarie dans l'impossibilité de communiquer par chemin de fer avec ses nouvelles provinces autrement qu'en traversant une partie du territoire turc. C'est cette situation tout à fait anormale qui a été modifiée au moment où la Bulgarie est partie en guerre aux côtés des empires du Centre et de la Turquie."


"La Liquidation Balkanique", La Jeune Turquie, 24 septembre 1913 :


"LA QUESTION DE THRACE
PROCLAMATION D'INDEPENDANCE


La population de la Thrace occidentale, disent les journaux turcs, a proclamé son indépendance et constitué à Gumuldjina un gouvernement provisoire afin de lutter jusqu'au bout contre les Bulgares.

Dans un long télégramme qu'elle adresse à la presse de la capitale, elle dit qu'elle est d'accord avec les habitants grecs et que Turcs et Grecs ont formé une milice qui a déjà chassé les Bulgares de la Thrace. Afin de préserver leur vie et leur honneur contre les Bulgares, Musulmans et Grecs lutteront jusqu'au dernier pour écarter le joug bulgare.

Le Tasviri-Efkiar, commentant cet important événement, dit que l'Europe prendra maintenant en sérieuse considération les cris de détresse de la malheureuse population de Thrace."


"La question de la Thrace", La Jeune Turquie, 8 octobre 1913 :


"Les journaux turcs parlent avec éloge des succès remportés par la population de la Thrace occidentale. Ismaïl Hakki bey, commandant de la gendarmerie du gouvernement provisoire de Gumuldjina, a adressé à Naïl bey, membre du gouvernement provisoire à Constantinople, la lettre suivante :

A la suite des sauvageries bulgares, toute la population s'est révoltée. Le sang coule et nous refoulons de plus en plus les Bulgares.

C'est à vous d'apprendre au monde civilisé les méfaits bulgares.


Notre milice continue ses opérations militaires. Nos volontaires augmentent de nombre de jour en jour. Nous allons occuper Bachmakli et continuer notre marche en avant.

De nouveaux corps de milice ont été formés dans les territoires que nous venons d'occuper. L'ordre et la tranquillité sont parfaits. Nos divers départements administrent les affaires du pays. Les impôts sont régulièrement perçus, de sorte que nous n'avons pas besoin d'argent. Ainsi et avec les donations des patriotes, tous nos besoins sont couverts.

Seulement il nous faut un journal qui paraisse à Gumuldjina pour éclairer la population.

Faites tout votre possible pour faire reconnaître l'indépendance du pays.
Dites à l'Europe que la population de Gumuldjina ne se soumettra jamais au joug bulgare.
"


André Duboscq, "Lettre de Grèce : Une enquête en Thrace", Le Temps, 20 janvier 1914, p. 2 :

"On a l'impression très nette en parcourant la Thrace occidentale que les Bulgares ne considèrent leur occupation que comme provisoire. Tandis que lors de leur première occupation, c'est-à-dire après la guerre des alliés contre la Turquie, leurs services administratifs avaient immédiatement fonctionné, ils n'apportent à présent aucune hâte à les organiser. L'anarchie la plus complète règne dans le pays. En fait de tribunaux, des juges de paix ont été nommés qui ne jugent pas ; les télégrammes prennent la voie postale ; la Banque nationale bulgare n'a pas même d'enseigne ; son directeur, à qui je demandai s'il était installé, me répondit qu'il ne l'était que « d'une manière limitée ». Les fonctionnaires qui consentent à parler franchement vous disent que la frontière turque s'étendra peut-être sous peu en Thrace occidentale et que la Bulgarie reprendra aux Grecs la Macédoine avec Drama, Serès et Kavalla. Leur déception est telle qu'ils avouent que s'ils avaient supposé voir la Macédoine tomber entre d'autres mains que les leurs ils n'auraient pas fait la guerre. Aussi parlent-ils de la revanche comme d'une chose naturelle et imminente. Jusqu'à quel point s'entendent-ils dans ce but avec les Turcs ?

Je ne me risquerais pas à le dire ; toujours est-il que j'ai maintes fois constaté les bonnes relations qui existent entre officiers bulgares et officiers turcs encadrant des comitadjis. La police est faite à Gumuldjina, à Xanthi, par des Bulgares et des gendarmes turcs. En outre les Bulgares ont laissé leurs armes aux musulmans armés par les comitadjis lors du gouvernement provisoire de la Thrace occidentale (octobre et novembre 1913).

Le télégramme inspiré de Sofia que le Temps a publié le 5 janvier, relatif aux Pomaks, est d'autre part assez significatif. On sait qu'une population nombreuse de Pomaks habite entre Philippopoli et Xanthi. Ces gens sont musulmans à leur manière ; leur culte est un mélange de la religion du prophète et des croyances chrétiennes. Les Bulgares les forcèrent lors de la première guerre à se convertir ; les musulmans bulgares de Sofia et de Philippopoli protestèrent hautement contre cette contrainte. On me disait à Xanthi que pour éviter de faire une déclaration sous un nom musulman, des Pomaks cultivateurs de tabac renonçaient depuis l'occupation bulgare à porter leur récolte aux acheteurs de cette ville. Finalement, la Bulgarie donne satisfaction sur ce point à la Turquie, suivant l'information récente de Sofia.

La préparation à la guerre semble poussée activement en Thrace turque et en Thrace bulgare. Il n'est pas de ville où l'on ne voie les troupes s'exercer. J'ai été à même de m'apercevoir que les munitions arrivaient en quantité aux Bulgares.

Votre correspondant de Constantinople vous a dit l'enthousiasme qu'avait provoqué dans la capitale ottomane l'achat du Rio-de-Janeiro. Je puis vous assurer que l'effet n'a pas été moindre en Thrace turque où j'ai vu couvrir de longues listes de souscription, et même en Thrace bulgare ; de même pour la nomination d'Enver bey."


André Duboscq, "Souvenirs de Thrace", Le Temps, 21 septembre 1915, p. 2 :


"Le 1er janvier 1914 de notre style, j'arrivai à Karagatch, à quatre heures du matin, c'est-à-dire en pleine nuit en cette saison. La gare ayant été brûlée pendant la guerre, des baraquements la remplaçaient autour desquels le terrain, à peine débarrassé des décombres, était profondément défoncé.

Trois kilomètres et demi me séparaient d'Andrinople, aucune voiture n'était là ; force m'était donc d'entrer dans l'unique auberge, qui, avec quelques maisonnettes, constitue le hameau de Karagatch perdu dans la plaine.

Dans la matinée je parcourus en voiture la route en ligne droite qui mène à la ville. Je croisais des convois de troupes, des charrois d'approvisionnements pour la garnison, de rares paysans d'aspect minable, vêtus de costumes sombres et coiffés d'un fez décoloré.

L'inondation sévissait sur toute la contrée. A droite et à gauche, la Maritza, sortie de son lit, remuait des flots jaunâtres qui menaçaient d'envahir la chaussée.

Les négociations bulgaro-turques relatives à une modification de frontière en ces parages me rappellent ce voyage plein de difficultés et d'imprévu que j'effectuai au lendemain de la guerre des Balkans. (...)

Etant parti dès cinq heures du matin de Demotika, j'arrivai au petit jour à la frontière. Il faisait froid et un voyageur élégant coiffé d'un fez, que j'avais trouvé installé dans le compartiment avait soin de maintenir la porte du couloir hermétiquement close. Pourtant à la frontière il fallut bien qu'il l'ouvrît pour permettre aux douaniers de visiter nos bagages. Il allait la refermer, quand un officier bulgare se présenta : le visage de mon compagnon s'éclaira aussitôt d'un sourire de joie ; et les deux hommes se serrèrent la main. Ils se mirent à causer en bulgare familièrement. Je percevais des noms propres qui ne me laissaient aucun doute sur la nature de leurs propos ; je démêlais de leur conversation qu'Enver bey était devenu pacha.

Le Bulgare descendit à la première gare où le train s'arrêta après la frontière, à la petite ville de Soufli. Le Turc descendit avec moi à Dedeagatch, où nous arrivâmes vers midi. La voie ferrée en remblai était battue d'un côté par les flots de l'inondation ; le train n'avançait qu'avec infiniment de précaution. Des arbres dont le tronc était noyé apparaissaient comme des buissons au-dessus de l'eau ; des volées de canards passaient à la file dans ce paysage vraiment lugubre qu'éclairait un froid soleil de janvier. Pour atteindre Dedeagatch nous nous éloignâmes de la Maritza et nous longeâmes quelque temps le rivage aride de la mer.

Le port proprement dit de Dedeagateh est microscopique ; quelques mahonnes coulées pendant la guerre en obstruaient encore l'entrée. En réalité, Dedeagatch offre à la navigation une simple rade foraine, dans laquelle mouillent des trans ports qui chargent les céréales que des voiliers portent jusqu'à eux. La ville est construite sur un plan régulier deux larges avenues parallèles à la mer et coupées perpendiculairement par plusieurs rues. Ce dispositif, qui surprend en Orient, tient à ce qu'elle fut construite par les Russes.

De là, je passai par Gumuldjina à Xanthi, la ville des marchands de tabac, comme sa voisine Cavalla. Joliment située à flanc de montagne, assez haut vers le milieu et s'inclinant en éventail, Xanthi, vue de loin, offre au regard un harmonieux ensemble. Des coteaux couverts pendant l'hiver, des tiges de tabac minces et desséchées qui. donnent au sol une couleur brune prolongent la déclivité de la montagne à droite et à gauche de la ville. J'étais là depuis deux jours, quand un matin j'aperçus, en compagnie d'officiers bulgares, le Turc qui avait fait avec moi le voyage de Demotika à Dedeagatch. Ils paraissaient en parfaite camaraderie. D'autres Turcs, vêtus de khaki, un stick, ou une cravache à la main, se trouvaient là également. Leur tenue et leur attitude révélaient suffisamment des officiers, et mon ancien compagnon de voyage en était un. Ils collaboraient à je ne sais quelle inspection de la voie ferrée, avec les officiers bulgares. C'était encore au temps où les Bulgares prétendaient se désintéresser de leur conquête de Thrace et ne considérer leur occupation que comme provisoire. J'ai écrit ici-même qu'ils n'apportaient aucune hâte à l'organisation de leurs services administratifs, que les fonctionnaires répétaient complaisamment que la frontière turque s'étendrait bientôt en Thrace occidentale, et que la Bulgarie reprendrait aux Grecs la Macédoine. Leurs relations avec les Turcs semblaient déjà confirmer leurs intentions... « Si nous avions pensé que la Macédoine tomberait entre d'autres mains que les nôtres, croyez-vous que nous aurions fait la guerre ? me demandaient-ils souvent. Nous avons cette fois manqué notre but, mais nous sommes loin d'avoir renoncé à l'atteindre. » Ils ont conservé la Thrace occidentale et ne parlent plus d'y laisser revenir les Turcs ; pourtant, dans la bouche de ces hommes tenaces et madrés, ces paroles avaient un accent résolu qui pouvait impressionner."


A. Aulard (Alphonse Aulard), "Révélations historiques", L'Œuvre, 3 mars 1927, p. 1 :

"Le 5 août 1914, Guirs, ambassadeur de Russie à Constantinople, télégraphie en chiffre à son ministre, Sasonov, que l'attaché militaire russe, général Léontiev, vient d'avoir avec Enver pacha, ministre de la guerre, qui est le véritable chef du gouvernement turc, une conversation importante.

La Turquie mobilise, mais elle n'est pas encore décidée. Sans doute, l'Allemagne pèse sur elle, (Guirs ne sait pas qu'il y a déjà même un chiffon de papier de signé) et les instructeurs allemands sont toujours là, mais la Turquie ne suivra que ses intérêts. On sent que l'entrée de l'Angleterre dans le conflit ne rend plus les Turcs aussi sûrs de la victoire finale de l'Allemagne. Bref, Enver offre à la Russie une alliance militaire, et il l'offre de la façon la plus nette.

Il met l'armée turque à la disposition éventuelle de la Russie, soit pour marcher contre la Bulgarie, soit même, si l'union balkanique se reforme, pour marcher contre l'Autriche-Hongrie.


Condition ? Cession d'une partie de la Thrace à la Turquie ainsi que des îles d'Egée ; alliance défensive russo-turque, conclue pour cinq ou dix années. On dédommagerait la Grèce en Epire, la Bulgarie en Macédoine, la Serbie en Bosnie et Herzégovine.

Interrogé par Guirs le grand-vizir est l'accord : l'offre est officielle, gouvernementale. La Turquie propose réellement une alliance militaire à la Russie à la seule condition que ce soit tout de suite.

Mais cette alliance, en garantissant pour cinq ou dix ans l'intégrité territoriale de la Turquie, retarde pour cinq ou dix ans la réalisation du rêve russe : acquisition de Constantinople. Sasonov hésite. Au lieu de sauter avec joie sur l'occasion inespérée d'abréger la guerre, il télégraphie le 6 à Guirs qu'il ne faut pas se presser, qu'il faut éviter toute déclaration définitive."


"Dans les Balkans", La Dépêche (Toulouse), 19 juillet 1915, p. 3 :


"Les Bandes turques en Thrace bulgare

Dédéagatch, 18 juillet. — Plusieurs bandes turques ont fait leur apparition en Thrace bulgare. Une de ces bandes a enlevé 17.000 francs à un receveur public aux environs de Gumuldjina et elle a tué plusieurs gardiens de la paix et employés du gouvernement.

Le gouvernement bulgare a pris des mesures sévères pour la répression de ce mouvement, dont les fils sont tenus à Constantinople. On prétend que l'organisation des bandes turques et leur action ont été préparées par les Jeunes-Turcs pour intimider la Bulgarie en lui faisant sentir le danger d'une révolte musulmane en Thrace occidentale dans le cas où la Bulgarie se mettrait aux côtés de la Quadruple-Entente."


"En Orient", Le Petit Marseillais, 27 décembre 1915, p. 2 :

"Turcs et Bulgares en désaccord

Milan, 26 décembre.

La cession du territoire de Thrace [occidentale] aux Bulgares est l'objet de vives récriminations, quoique Enver pacha ait assuré que cette cession est provisoire et que le territoire sera rendu en même temps que les îles de la mer Egée.

Enver pacha a déclaré que cette restitution sera effectuée dès que la Bulgarie aura obtenu de la Grèce, pacifiquement ou avec les armes, Sérès, Drama et Cavalla."


"La situation dans les Balkans", Le Temps, 12 janvier 1916, p. 4 :


"Entre Turcs et Bulgares

Salonique, 11 janvier.

Un grand meeting organisé par les réfugiés a eu lieu à Sofia. La résolution adressée au gouvernement proteste contre la présence des Turcs dans les endroits cédés dernièrement à la Bulgarie par l'accord turco-bulgare et dans lesquels le gouvernement avait promis d'établir les réfugiés. Il paraît que le meeting avait été provoqué par le gouvernement bulgare pour y puiser des arguments afin d'appuyer ses démarches auprès du gouvernement turc, en vue de l'amener à évacuer les territoires cédés par l'accord turco-bulgare.

De son côté, le gouvernement turc ne se montre pas du tout disposé à céder effectivement l'enclave de Demotika. Au contraire, l'entourage d'Enver pacha parle de la reprise de la Thrace occidentale suivant un accord secret entre Enver pacha et les Allemands, la Bulgarie devant se porter du côté de l'Adriatique."


Sur la République turque de Thrace occidentale :
Kuşçubaşı Eşref, les Grecs et les Arméniens
 
Voir également : Ottomanisme jeune-turc : l'intégration de divers chrétiens européens (slaves, valaques, albanais) dans les forces armées ottomanes 
  
Enver Paşa (Enver Pacha) et les Grecs
  
Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)

Talat Bey et le traité de paix bulgaro-ottoman (1913)