jeudi 27 août 2020

Ottomanisme jeune-turc : l'intégration de divers chrétiens européens (slaves, valaques, albanais) dans les forces armées ottomanes




"Turcs contre Turcs", La Tribune de l'Aube, 19 avril 1909 :

"Le soulèvement macédonien

VIENNE, 18 avril. — Toutes les dépêches signalent qu'il règne dans la Macédoine un enthousiasme tel qu'on n'en avait pas vu depuis la proclamation de la Constitution. Tous les clubs politiques déploient une activité fébrile ; de nouveau, les querelles entre races sont abolies et, à moins d'un choc formidable entre la Turquie d'Asie et la Turquie d'Europe, on commence à se demander si le dénouement de l'affaire ne sera pas l'abdication du sultan.

Le comité central Union et Progrès a fait appel aux organisations bulgares en Macédoine pour la résistance commune contre la réaction. Les officiers jeunes-turcs en Macédoine ont ouvert des dépôts d'armes et distribuent des fusils à tous les habitants sans distinction de religion.

BERLIN, 18 avril. — On télégraphie de Sofia à la Gazette de Voss qu'un grand nombre de chefs de bandes de la Macédoine vont organiser des corps de volontaires pour combattre en faveur de la Constitution turque. Cette nouvelle est confirmée par la dépêche suivante, expédiée de Salonique au Berliner Tageblatt :

« Jusqu'à présent, 10,000 volontaires chrétiens et israélites sont partis pour Constantinople. On estime à 80,000 le nombre des soldats, des réservistes et des volontaires concentrés à Uskub.

« Le Bulgare [Yané] Sandansky, avec 400 hommes bulgares, va rejoindre à Tchataldja l'armée de la Constitution. » "


Georges Gaulis, "La chute d'Abdul Hamid", Bulletin du Comité de l'Asie Française, n° 98, mai 1909, p. 204 :


"En ce moment, l'armée macédonienne campe encore à Constantinople et Mahmoud Chevket exerce une sorte de dictature, qu'il partage du reste, pour la forme, avec un gouvernement approuvé par lui, et de fait, avec le Comité Union et Progrès, dont la composition réelle demeure mystérieuse et les décisions impondérables. La Chambre obéit à l'ensemble des influences qui s'exercent ainsi, de haut, sur elle. (...)

L'Europe [turque] est revenue deux fois à la charge, le 24 juillet 1908 et le 24 avril 1909. Le nationalisme turc et ses excès sont nés du souvenir de cette longue domination arabe. L'Osmanli vient reprendre son ancienne prépondérance et jouir de sa conquête. Chose singulière, il représente aujourd'hui la tendance européenne contre la tendance asiatique. A telle enseigne qu'il n'a pas craint de recruter, pour reprendre Constantinople, des volontaires bulgares, grecs, valaques et juifs. Le fait que Mahmoud Chevket pacha soit né à Bagdad ne change rien à la chose : il est aux ordres d'un comité rouméliote."


"Correspondances étrangères : Lettre d'Orient", Le Sémaphore de Marseille, 1er mai 1909 :

"Cette prise de Constantinople par les Jeunes Turcs, par la manière remarquable dont l'opération a été conduite, fait le plus grand honneur aux officiers et aux soldats de Mahmoud Chevket pacha. Rien n'avait été laissé au hasard ; toutes les précautions avaient été prises, tout avait été réglé supérieurement jusque dans les moindres détails. L'exécution a été à la hauteur de la conception : la célérité des mouvements, la rapidité de la décision, la vigueur des coups ont assuré en peu de temps le succès de la combinaison. On doit louer aussi, et sans réserve, les troupes constitutionnelles de leur discipline et de leur politesse même, qui ont littéralement émerveillé tous les habitants de Péra. Vraiment, l'attentat criminel du 13 avril aura eu son bon côté pour la Turquie, car il fait connaître l'armée turque sous un nouveau jour et un jour des plus favorables, non seulement à elle mais à l'empire. Le rétablissement de la Constitution a bien été pour la Turquie l'aube de la renaissance ottomane. L'armée de Mahmoud Chevket pacha contient, à côté des bataillons réguliers du corps de volontaires, parmi lesquels des anciens comitadjis bulgares qui sont commandés par les fameux Sandansky et [Todor] Panitza et des Grecs. C'est la première fois, depuis un siècle, qu'on voit des musulmans et des chrétiens, des turcs, des bulgares et des grecs, réunis sous le même drapeau, se battre pour la même cause. C'est la liberté qui a accompli ce miracle. Après cela on aurait tort de ne pas espérer en l'avenir de la Turquie."


"La Jeune Turquie : On réorganise d'abord l'Armée : On encourage les troupes fidèles et l'on disperse dans les provinces tous les éléments douteux", Le Journal, 3 mai 1909, p. 4 :


"LES 6.000 HOMMES DE SALONIQUE

SALONIQUE, 2 mai. (Par dépêche de notre correspondant particulier) — Le transport Bezm-Alim vient de débarquer, à Salonique, quatre bataillons de volontaires retour de Constantinople. Ils ont été accueillis par des ovations enthousiastes. La population tout entière tirait des salves de pistolet, comme il est d'usage ici, en signe de reconnaissance.

A bord du bateau se trouvait une cohorte de trois cents volontaires bulgares, sous la conduite d'un ancien chef de bande macédonien, Sandansky, fondateur du parti constitutionnel bulgare. La colonne tout entière a été très applaudie quand elle a défilé, se rendant musique en tête, à la caserne d'infanterie. Devant elle flottait le drapeau bulgare orné du croissant."


"En Turquie : Déclarations de Hakki bey, attaché militaire de Turquie à Vienne", Le Temps, 28 mai 1909 :

"(Dépêche de notre correspondant particulier)

Vienne, 27 mai.

J'ai eu hier une conversation avec le major [İsmail] Hakki bey, attaché militaire à l'ambassade de Turquie à Vienne. Hakki bey partit pour Salonique dès qu'il apprit les premières nouvelles de la contre-révolution du 13 avril et n'est revenu que mardi à Vienne. Ces six semaines d'Orient ont bronzé le visage et les mains du jeune major. Ses yeux brillants, sa voix confiante, sa gaieté, attestent le succès de sa campagne.

— Je me suis rendu d'abord à Salonique, me dit Hakki bey, puis j'ai dû marcher sur Constantinople. Je commandais une colonne de trois batteries, et ce sont mes pièces qui ont ouvert le feu sur la Sublime-Porte. Je rentre aujourd'hui parce que la grosse besogne est terminée. Vous verrez que tout ira bien maintenant.

— Les dépêches de ces dernières semaines sont pourtant peu rassurantes. La situation serait toujours grave en Asie-Mineure, menaçante en Albanie. Un incendie couverait en Macédoine.

— On exagère, réplique Hakki bey. Votre presse européenne ne nous montre pas toujours beaucoup de bienveillance. En fait, nous savons aujourd'hui que les troubles d'Adana furent fomentés de Constantinople. Nous avons saisi des dépêches qui prouvent que le comité arménien cherchait une intervention de l'Europe.

» En Albanie, nous avons dû arrêter quelques mécontents, mais l'ordre sera bientôt rétabli.

» On parle beaucoup de la Macédoine. Nous y avons pour nous Sandanski, Panitza et les Bulgares de la frontière, ce qui est important.


» Les haines s'atténuent. Songez que j'ai vu dans cette dernière campagne Turcs et Bulgares combattre côte à côte, et que dans certaines bandes mixtes, un Bulgare commandait à des soldats turcs.


» Il ne faut pas nier, d'ailleurs, la difficulté de certaines questions, mais nous les résoudrons si nous nous montrons forts et énergiques.

— Quelqu'un comparait récemment la Turquie à l'Autriche et me disait qu'il faudrait y résoudre en un sens analogue la question des nationalités. Est-ce votre point de vue ?

— Non. Car les musulmans ont partout la majorité dans l'empire. Ce n'est point le cas pour les Allemands d'Autriche. Nous ne voulons subjuguer personne ; mais nous devons en ce moment affirmer notre force. Le salut de la patrie exige qu'une autorité supérieure réprime les forces centrifuges. Vos journaux parlent de dictature militaire : nous n'en avons pas et nous n'en aurons pas ; mais évidemment notre armée occupe une grande place dans nos préoccupations. Elle a fait la révolution ; elle est notre garantie contre les périls extérieurs et intérieurs ; nous voulons l'améliorer encore. Et quand nous lui aurons donné la perfection désirée, les « questions » de l'empire ottoman, déclare Hakki bey avec un sourire, cesseront de se poser avec autant d'acuité."


E. R., "En Turquie : Déclarations d'Enver bey sur la situation politique en Turquie", Le Temps, 9 juin 1909 :


"Berlin, 7 juin.

Enver bey, qui a rejoint comme on sait son poste d'attaché militaire à Berlin, est rentré ici plus convaincu que jamais du succès final de l'œuvre entreprise par le parti jeune-turc, à laquelle il a si vigoureusement coopéré. Il ne dissimule pas les difficultés qu'il y a encore à surmonter ; mais elles ne lui semblent pas plus ardues que le rétablissement de l'ordre à Constantinople après le 13 avril dernier. Avec de la persévérance et de l'énergie le nouveau régime saura les surmonter. Dans une conversation que j'ai eue avec lui, le jeune et brillant officier, dont l'initiative déchaîna le mouvement constitutionnel de l'été dernier, a passé en revue quelques-unes des questions les plus complexes que le nouveau régime doit résoudre, et en premier lieu celle du service militaire obligatoire pour toutes les races de l'empire ottoman. Enver bey croit qu'une loi viendra très prochainement en régler l'application. La présence de chrétiens sous les drapeaux turcs n'est pas contraire à la religion et l'on en trouverait maints exemples dans l'histoire ottomane. Le rôle des deux mille volontaires chrétiens dans l'armée de Salonique a été important, et leurs rapports avec leurs camarades turcs n'ont soulevé aucune espèce de conflit. Le major Enver bey est convaincu que le problème se résoudra sans heurts si toutes les protestations sont réprimées énergiquement dès l'abord, et si la population comprend que les nouvelles dispositions seront appliquées avec fermeté."


"Le conflit turco-grec", L'Aurore, 14 août 1909 :


"Tandis que l'optimisme officiel persiste dans les chancelleries, les événements semblent réaliser avec une brutalité foudroyante, les pronostics pessimistes de la République Française.

D'après les dernières dépêches de Constantinople, la nouvelle note turque a le caractère d'un ultimatum : elle demande à la Grèce, non seulement de désavouer les menées des officiers grecs en Macédoine, mais encore de déclarer qu'elle a eu connaissance de ces menées. Aussitôt après cette note inacceptable, le ministre de Turquie à Athènes serait rappelé.

Un banquet militaire, auquel assistaient de nombreux officiers, a été donné jeudi, à Constantinople, en l'honneur du généralissime Mahmoud Chevket pacha : des discours belliqueux ont été prononcés.

Cinq classes de l'armée turque sont déjà mobilisées. On annonce que la flotte ottomane est en route pour l'Ile de Karpathos, située à proximité de la Crète. Les fortifications du port de Salonique sont poussées activement. Tous les préparatifs sont faits pour occuper la Thessalie. De nouveaux convois de munitions et de nouvelles batteries ont été envoyés à la frontière grecque. Le 3e corps d'armée, auquel se sont joints un grand nombre de volontaires albanais, bulgares, serbes et valaques est prêt à marcher au premier signal. Dans des meetings qui ont été tenus à Ipek et à Diakova, on a discuté avec animation de la question crétoise. On a résolu d'inviter le gouvernement turc à marcher contre Athènes et on a déclaré que, dans ce cas, Ipek et Diakova étaient prêts à fournir 40.000 hommes. Par ordre du grand-vizir, l'impôt pour l'exemption du service militaire des sujets non mahométans d'Albanie et de Macédoine a été aboli en Albanie."


Odile Moreau, L'Empire ottoman à l'âge des réformes. Les hommes et les idées du "Nouvel Ordre" militaire (1826-1914), Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, p. 49-50 :


"L'assiette du recrutement fut modifiée à cause des lourdes pertes territoriales des guerres balkaniques. Enver Paşa, le ministre de la Guerre, fit adopter la loi sur le recrutement obligatoire du 12 mai 1914 [Mukelleflyet 'askeriye kanunu muvakkati']. Pour expliquer sa position, il déclarait :

« Je n'ai pas sur cette question les mêmes idées que mon prédécesseur. Il avait fait élaborer un projet de loi que le conseil d'Etat était en train d'étudier. Je l'ai repris et je compte le modifier. Je suis d'avis que les non-musulmans doivent comme les musulmans le service militaire. On les incorporera en nombre tel que leur effectif ne dépasse jamais le 10eme de l'effectif total de l'unité. Je sais par l'expérience de la dernière guerre qu'ils peuvent faire d'excellents soldats et j'ai vu des Ottomans de race bulgare se battre vaillamment contre leurs frères de race. Ceux qui ne seront pas incorporés pour faire leur service normal paieront la taxe d'exonération mais le taux de celle-ci ne sera pas le même pour tout le monde. Chacun paiera proportionnellement à sa fortune. Ceux que leur mauvaise constitution fera dispenser du service militaire paieront aussi. La taxe ne dispensera pas de tout service, car tout le monde doit passer sous les drapeaux pour être en mesure en temps de guerre de participer à la défense du pays. Ceux qui ne feront pas le service militaire normal seront astreints à des périodes d'instruction. Il sera possible de réduire pour certains dont l'instruction militaire sera jugée nécessaire, la durée du service actif. Mais ceux-là aussi paieront une taxe proportionnellement au temps du service actif qu'ils n'auront pas effectué »95.

Le projet de loi sur le recrutement fut soumis au Conseil d'Etat, qui le modifia en de nombreux points. La durée du service actif était réduite à deux ans pour l'infanterie. Il faut signaler qu'il en avait été ainsi en France en 1911. (...)

95 S.H.A.T., 7N1638, Constantinople, rapport n° 671 du 12 janvier 1914."


"Les Turcs enrôlent de force leurs sujets bulgares", Le Temps, 2 décembre 1914, p. 4 :


"Sofia, 30 novembre.

On mande d'Andrinople que les autorités ottomanes, en dépit des accords intervenus entre la Bulgarie et la Turquie, au lendemain de la paix de Bucarest, ont procédé à l'enrôlement de masse de tous les sujets ottomans de race bulgare, domiciliés dans la Thrace turque.

Ces contingents ont été répartis dans les garnisons stationnées sur les lignes Midia-Enos et Tchataldja-San-Stefano, où ils sont soumis à un entraînement intensif."


Michael A. Reynolds, "Buffers, not Brethren : Young Turk Military Policy in the First World War and the Myth of Panturanism", Past and Present, n° 203, mai 2009, p. 171 :


"Comme Nuri Pacha l'a écrit à ses supérieurs à l'été 1918, sur les 250 officiers du Corps national azerbaïdjanais qu'il avait organisé, seulement vingt-trois étaient des musulmans.103 Les autres étaient d'anciens officiers de l'armée impériale russe. Ce qui veut dire que le corps qui devait servir de noyau indigène à l'Armée de l'Islam était principalement dirigé par des non-musulmans. (...)

103 Cela n'a pas excessivement inquiété Nuri. Lorsqu'il a reçu des rapports sur des frictions entre les officiers russes et les officiers de la 5e division ottomane, il a informé le commandement de cette dernière que les Russes combattaient également les bolcheviks et servaient bien. ATASE, k. 3818, d. 4, f. 27, cité dans Süleymanov, Qafqaz Ordusu vä Azärbaycan, 154."


Voir également : La collaboration d'une faction des noblesses slavo-orthodoxes avec les sultans ottomans

La collaboration de l'Europe chrétienne avec le sultan Mehmet II

Les auxiliaires chrétiens de l'armée ottomane

Les Valaques (Roumains et Aroumains) dans l'Empire ottoman tardif

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses

Le projet ottomaniste d'admission des Arméniens dans l'armée ottomane : des Tanzimat à la révolution jeune-turque

Le prétendu "massacre jeune-turc" d'Adana en avril 1909
 
 
Contre-révolution de 1909 : le rôle des "libéraux" anti-unionistes dans les violences anti-arméniennes

Le général Mahmut Şevket Paşa et les Grecs

Le général Mahmut Şevket Paşa et les Arméniens

Enver Paşa (Enver Pacha) et les Grecs
  
Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

Enver Paşa et les Juifs

Les Arméniens de l'armée ottomane ont-ils été "exterminés" pendant la Première Guerre mondiale ?
   
"Génocide arménien" : la présence persistante de nombreux Arméniens au sein de l'armée ottomane

Les relations entre Vehip Paşa et Enver Paşa

Les officiers arméniens de l'armée ottomane pendant la Première Guerre mondiale

Le pape Benoît XV et l'Empire ottoman

dimanche 16 août 2020

Enver Paşa (Enver Pacha) : une conception dynamique et froidement réaliste des relations internationales




Paul Belon, "Les projets des Jeunes-Turcs : Une Conversation avec Enver bey", Le Journal, 15 mai 1909, p. 4 :

"— Pensez-vous que le ministère actuel ait la confiance assurée du Parlement ?

— C'est certain, répond sans hésitation Enver bey, car il la mérite entièrement. Ce gouvernement se compose d'hommes capables, énergiques, qui feront tous leurs efforts pour réorganiser les finances de la Turquie et son administration. Il aura à se préoccuper également de donner l'instruction au peuple. Aussi désirons-nous une longue période de paix dont nous avons besoin pour donner au pays des institutions qui lui assurent le progrès. C'est pour cela que notre principal souci sera de nous garantir le plus parfait accord avec toutes les puissances.

— Même avec la Bulgarie ?

— La Bulgarie est notre voisine immédiate. Je suis donc convaincu que, si la chose est réalisable, notre parti tout entier appuiera de son approbation l'initiative d'une entente turco-bulgare, à laquelle la Serbie serait invitée à participer, de façon à garantir une paix définitive dans les Balkans. Vous me direz que ce sont de bien beaux projets qui rencontreront peut-être quelques difficultés de réalisation. L'Europe peut, en tout cas, avoir pleine confiance dans notre bonne volonté. Nous lui demandons seulement un peu de patience."


E. R., "En Turquie : Déclarations d'Enver bey sur la situation politique en Turquie", Le Temps, 9 juin 1909 :


"Enver bey demande pourquoi l'on sacrifierait les droits d'un empire de trente millions d'hommes aux sentiments d'un petit royaume de deux millions et demi d'âmes. La politique lui apparaît comme une science réaliste, et il ne conçoit pas que les puissances puissent subordonner aux aspirations gréco-crétoises le sentiment national d'une Turquie qui vient de fournir la preuve de sa vigueur actuelle et qui est en train de consolider sa force et de s'organiser. Sa reconnaissance, n'est pas un vain mot et a une valeur effective.

— Mais sans parler de l'avenir, me dit-il, songeons à ce que serait une guerre avec la Grèce. Notre armée a montré ce qu'elle savait faire et ce qu'elle était devenue. Notre succès ne peut faire de doute pour personne, et cette fois, il ne suffirait plus d'un télégramme du tsar au sultan pour arrêter notre armée victorieuse. C'est la nation qui se battrait ; le sentiment patriotique s'est révélé chez nous. Il faudrait l'intervention de l'Europe pour limiter notre marche, et l'ère des complications se rouvrirait, plus périlleuse que jamais !

A ces perspectives guerrières, Enver bey s'empresse d'opposer le désir et le besoin de la Turquie de jouir d'une paix qui lui permette de se livrer entièrement à la lourde tâche de réorganisation qui lui incombe. Mais celle-ci ne pourrait débuter par un nouveau démembrement. La Turquie constitutionnelle serait obligée, par des nécessités vitales, de s'y opposer par le suprême effort de toutes ses forces réunies.

— Vous concevez, ajoute Enver bey, l'importance du service qu'on nous rendra en nous aidant à échapper à cette éventualité.

Et ici, Enver bey me parle des rapports de la Turquie avec l'Europe.


— Nous avons besoin, me dit-il, dans cette période surtout, de toutes les puissances pour travailler en repos. Nous sommes particulièrement reconnaissants à celles qui nous aident. Nous ne nous jetons dans les bras de personne, mais nos sympathies se guident d'après nos intérêts ottomans et l'appui qu'on nous donne. Nous savons gré à l'Allemagne de nous avoir aidé à réorganiser notre armée. L'Empereur autorisera le général von der Golz à venir compléter son œuvre, et nos officiers continueront à se perfectionner à l'école de l'armée allemande. Nous ne les enverrons pas ailleurs pour conserver plus d'unité dans nos principes militaires.

» Mais nous nous sommes adressés à l'Angleterre pour refaire notre marine, à la France pour nos finances, et c'est chez vous aussi que nous enverrons nos officiers de gendarmerie. Une quinzaine, je crois, doivent partir bientôt pour aller compléter leur éducation technique en France. D'ailleurs nous n'oublions pas ce que nous devons à la France, nous connaissons ses sympathies et presque tous les membres du comité jeune-turc conservent précieusement le souvenir de l'hospitalité qu'ils ont reçue chez vous, de ce qu'ils y ont vu et appris. C'est pourquoi nous souhaiterions doublement que la France aidât les puissances à adopter dans la question crétoise la solution qui écarte les dangers de troubles et nous assure le repos que nous désirons. Puisse le Temps y contribuer."


Paul Richard, "La Mission Allemande à Constantinople", L'Aurore, 13 janvier 1914, p. 1 :


"On confirme à Constantinople la nouvelle que les attributions du général Liman von Sanders viennent d'être modifiées par un iradé dû à l'instigation du nouveau ministre de la guerre Enver pacha.

Le général allemand n'aura pas le commandement effectif du premier corps d'armée ottoman. Il remplira seulement les fonctions d'inspecteur général, c'est-à-dire, en somme, d'instructeur général de l'armée.

Cette décision a été prise après entente avec l'Allemagne, qui semble s'en accommoder assez bien. A Berlin, on déclare que la mesure était désirable, car elle diminue les chances de conflit possible entre le général allemand et Enver pacha. Tant mieux. De son côté, Enver pacha l'explique en disant qu'il considère que le commandement effectif d'un corps d'armée risquerait d'absorber une trop grande part de l'activité du général Liman, au préjudice de sa haute fonction d'inspecteur général chargé de la réorganisation de l'armée. Un second général allemand lui sera adjoint comme sous-chef d'état-major général.

Voici donc la mesure si instamment et si vainement réclamée jusqu'ici par la Triple-Entente prise spontanément par le jeune ministre turc. Tout est bien. Et l'on ne peut manquer de reconnaître que le patriotisme d'Enver pacha a fait plus que la vaine diplomatie des puissances pour remettre au point une situation aussi contraire aux intérêts de la Turquie qu'à ceux de la Russie et de ses alliées. S'il était inacceptable pour elles que la capitale ottomane fût livrée aux mains d'un général étranger et au bon plaisir de l'Allemagne, cela l'était bien plus encore pour la Turquie.

La dignité même de son pays faisait un devoir à Enver pacha de revenir sur une décision arrachée à la faiblesse malavisée de son prédécesseur [Ahmet İzzet Paşa]. Il vient de remplir ce devoir. Il faut s'en féliciter et l'en féliciter aussi. Par ce premier acte, il montre en effet que s'il est, comme on l'assure, germanophile, il est aussi et avant tout, comme il le déclarait lui-même avec énergie dès le premier jour, turcophile.

Il nous plaît qu'il en soit ainsi."


"Les affaires d'Orient", Journal des débats politiques et littéraires, 16 janvier 1914, p. 2 :


"En Turquie

LES NEGOCIATIONS TURCO-RUSSES

Les pourparlers turco-russes ont continué mardi entre le grand-vizir, Enver Pacha et l'ambassadeur de Russie. Les points principaux qui ont été examinés sont la mission militaire allemande, les réformes à introduire dans l'empire ottoman, l'admission d'un conseiller russe à la Dette publique ottomane, et diverses questions pendantes, telles qu'un appui éventuel de la Russie à la Turquie. Une dépêche Havas résume ainsi l'état actuel de la question :

Sur le premier point, Enver Pacha a déclaré que la mission militaire allemande n'a pour but que de donner à l'armée une instruction technique militaire ; le général Liman de Sanders ne sera qu'un simple inspecteur, recevant les ordres du ministre de la guerre ; il n'aura aucun commandement effectif ; à l'expiration d'un délai de cinq années, la mission retournera en Allemagne.

Sur le deuxième point, M. de Giers a déclaré qu'il se montrerait conciliant au sujet des réformes arméniennes, le rôle des inspecteurs étrangers sera déterminé d'après les desiderata de la Porte, mais les conseillers techniques étrangers auront le droit d'en référer aux puissances sur tous les différends qui pourraient s'élever.

Sur le troisième point, il a été convenu que la Russie aurait le droit d'être représentée au Conseil d'administration de la Dette ottomane par un délégué désigné par le gouvernement russe.

En ce qui concerne les questions actuellement pendantes, elles ont été rapidement résolues.

Enfin, la Russie a promis de prêter à la Turquie son appui diplomatique pour la réalisation d'un grand emprunt et dans la question des îles."


Karl Kautsky (dir.), Documents allemands relatifs à l'origine de la guerre, tome I, Paris, Alfred Costes, 1922, p. 169-172 :

"N° 117

L'Ambassadeur à Constantinople au Ministère des Affaires Etrangères.


Télégramme 362.

Constantinople, 22 juillet 1914 (2-3).

Enver Pacha m'a dit que j'avais exposé au Grand Vizir que la Turquie, jusqu'à ce qu'elle eût terminé sa réorganisation militaire et administrative, ne devait contracter aucune alliance. En soi, ma théorie était parfaitement exacte. Mais dans la pratique surgissait pour la Turquie la difficulté qu'elle ne pouvait procéder tranquillement à des réformes intérieures consciencieuses que si elle était protégée contre les agressions du dehors. A cet effet, elle avait besoin de l'appui d'un des groupes des grandes puissances. Une minorité du Comité se prononçait pour une alliance avec la Russie et la France, parce que cette alliance assurait la sécurité de la Turquie, vu que les Etats de la Triple Alliance étaient dans la Méditerranée les plus faibles. Par contre, la majorité du Comité, et, en tête, le Grand Vizir avec Talaat Bey, Halil [Bey Menteşe] et lui-même, désiraient ne pas devenir vassaux de la Russie, et étaient convaincus que la Triple Alliance était militairement plus puissante que l'Entente et serait victorieuse dans une guerre générale. Il était en mesure de me déclarer que le Gouvernement turc actuel désirait instamment se joindre à la Triple Alliance et que ce n'était que s'il était repoussé par nous que, bien à contre-coeur, il se déciderait à conclure un pacte avec la Triple Entente. Le Cabinet se rendait très bien compte qu'actuellement la Turquie n'était pas un allié sérieux pour les grandes puissances. Elle ne demandait donc que la protection du groupe de puissances en question pour une alliance qu'elle concluerait elle-même avec un petit Etat. En ce moment, il y avait pour la Turquie deux possibilités d'alliance avec des puissances secondaires : l'alliance avec la Grèce, qui serait une étape vers la Triple Entente, et l'alliance avec la Bulgarie qui la rattacherait à la Triple Alliance. Le Cabinet était disposé, en conséquence, à traiter avec la Bulgarie, sous la condition que l'alliance serait patronnée par la Triple Alliance ou, tout au moins, par une puissance de la Triple Alliance. Avec la Bulgarie, un traité d'alliance avait été déjà arrêté dans tous les détails. Ce traité n'avait pas été signé, parce que la Bulgarie n'avait pu s'y décider sans le patronage de la Triple Alliance. Actuellement, vu la tension austro-serbe, la situation était devenue critique. Le Grand Vizir négocierait avec Venizelos un traité d'alliance. Le rejet des propositions grecques lui serait facilité, si la Turquie et la Bulgarie avaient la perspective d'adhérer en bloc à l'alliance et d'entrer avec elle dans des rapports analogues aux anciens rapports de la Roumanie avec l'Autriche. La Porte ne pouvait attendre l'explosion d'une guerre dans les Balkans. Les préparatifs communs devaient être arrêtés immédiatement.

Je répondis à Enver qu'il ne m'avait pas convaincu de la nécessité d'alliances pour la Turquie. La guérison économique de la Turquie serait mise en question par une alliance. La Russie et la France signeraient-elles les accords, si la Turquie se ralliait à la Triple Alliance ? Les inconvénients politiques étaient plus grands encore. Comme membre de la Triple Alliance, la Turquie devrait compter avec l'hostilité ouverte de la Russie. La frontière est de la Turquie serait alors le point faible de la situation stratégique de la Triple Alliance et le point d'attaque naturel de la Russie. Les puissances de la Triple Alliance hésiteraient probablement à assumer des devoirs en échange desquels la Turquie ne pourrait encore offrir un concours équivalent. Même la Turquie et la Bulgarie, réunies en un bloc, étaient à peine un allié sérieux pour la Triple Alliance. Il en serait autrement si la Roumanie adhérait au bloc ; mais pour le moment cette hypothèse avait peu de chances de se réaliser.

Enver Pacha m'écouta attentivement, et affirma de nouveau que si la Triple Alliance empêchait l'alliance bulgaro-turque, les amis de la Triple Entente dans le Comité reviendraient sur l'eau. L'état critique de l'opinion rend peu vraisemblable la conclusion d'une alliance à Bruxelles. La Turquie devrait chercher tout d'abord à déterminer la Bulgarie à une alliance même non sanctionnée par la Triple Alliance. Si la Bulgarie est attirée dans le conflit austro-serbe, il est presque sûr que la Turquie ne restera pas neutre, mais essaiera d'envahir la Grèce, en traversant la Thrace occidentale [annexée par la Bulgarie].

Wangenheim."


La Flèche, "Les coulisses politiques : De Pierre le Grand à Tchitcherine", La Dépêche (Toulouse), 14 août 1927, p. 2 :


"Sans doute, la Turquie, par peur de la convoitise russe, avait en secret partie liée avec l'Allemagne, mais non pas au point de la suivre jusqu'au bout. Deux démarches le prouvent : celle que fit l'ambassadeur de Turquie à Londres avant la déclaration de guerre et celle d'Enver pacha auprès du général Léontiev, attaché militaire russe à Constantinople, aussitôt après la déclaration de guerre. Le premier avait assuré de la neutralité absolue de son pays, le second proposait son concours armé contre certains avantages.

M. de Guers, ambassadeur de Russie à Constantinople, insista vainement à plusieurs reprises auprès de M. Sazonow pour qu'il écartât point « de plano » la proposition d'Enver. Le ministre lui répondait toujours de temporiser. Il se démasqua, enfin, le 12 août. « Nous n'avons pas peur de la Turquie, qu'elle craigne plutôt de perdre l'Asie Mineure. »

Mais, sur ces entrefaites, le « Gœben » et le « Breslau » s'étaient réfugiés à Constantinople. Les Détroits, c'est-à-dire la route la plus courte entre France et Russie, étaient fermés. La Russie allait être obligée bientôt de disperser en Asie des forces qui eussent été si utiles en Europe. Voilà qui allait contribuer grandement à faire durer la guerre et à risquer de nous la faire perdre. M. Sazonow en conviendra-t-il, dans la suite de ses mémoires ?"


René Martel, "Nouveaux documents d'histoire russe", Le Monde slave, janvier 1936, p. 456-461 :


"Le 5 août [1914], Girs, ambassadeur de Russie à Constantinople, demande des instructions urgentes (tél. 628) :

« Sur mon ordre le général Leont'ev a rendu visite aujourd'hui à Enver pacha, qui lui a déclaré que la mobilisation turque n'est nullement dirigée contre la Russie. Si la chose peut répondre aux intérêts de la Russie, la Turquie est prête à la rassurer sur la frontière du Caucase, et à en retirer une partie des troupes des 9e et 11e corps. Il a ajouté que la Turquie n'est actuellement liée à personne et qu'elle agira conformément à ses intérêts. Si la Russie voulait faire attention à l'armée turque et l'utiliser pour ses propres fins, il ne considère pas comme impossible cette combinaison. »

Pour étonnante que soit cette proposition, nous allons cependant la voir se préciser, prendre corps, dans une série de dépêches du plus grand intérêt.


Le même jour, le ministre de Bulgarie à Constantinople assure Girs de la neutralité de son pays. (Tél. n° 631.)

Le 6 août, l'ambassadeur de Turquie à Londres donne à son tour les plus apaisantes assurances sur les déterminations de son pays (tél. n° 260), tandis que Grey demande à son ambassadeur à Pétersbourg d'obtenir de la Turquie qu'elle laisse franchir les Détroits aux navires de commerce en vue de permettre à l'exportation russe d'utiliser les ports de la mer Noire.

A la même date, le général Leont'ev, attaché militaire russe en Turquie, précise que la coopération de l'armée turque pourrait servir « à neutraliser l'action des Etats des Balkans hostiles à la Russie ou à agir avec ces Etats contre l'Autriche ». Mais il convient de faire vite, car « les Allemands et les Autrichiens travaillent avec persévérance à brouiller toutes les cartes, et, après avoir rapproché la Bulgarie de la Turquie, à les lancer ensuite contre leurs ennemis ». (Tél. n° 270.)

Le 8 août Sazonov, prévoyant l'arrivée à Constantinople du Gœben et du Breslau, envoie des instructions à Girs. Il faut empêcher ces navires de rester dans les Détroits ou au moins les désarmer. Leur entrée dans la flotte turque pourrait avoir les plus sérieuses conséquences, car elle romprait l'équilibre des forces navales dans la mer Noire. Cependant, tout en réclamant l'éloignement ou le désarmement des navires, il faut se garder d'aller jusqu'à la rupture. Si enfin les bâtiments demeuraient sous pavillon allemand, les Alliés se verraient contraints de prendre « certaines mesures de prudence ». (Tél. n° 1746.)

Le même jour, Sazonov répond aux propositions de Girs en lui signalant l'activité déployée par les Turcs dans leurs préparatifs militaires sous la direction de la mission militaire allemande « qui laisse peu de doutes sur le désir des Turcs, inspirés par l'Allemagne, de profiter des circonstances ». Il est donc recommandé à l'ambassadeur de Russie de prévenir la Porte que tout acte d'hostilité dirigé contre l'une des puissances de l'Entente serait considéré par les autres comme si elles étaient elles-mêmes visées. (Tél. n° 1747.)

Le 9 août, Sazonov, envisageant l'hypothèse d'un passage du Gœben, sous pavillon allemand, dans la mer Noire, prévient Girs que l'amiral Eberhard a reçu l'ordre de le couler « fût-ce dans les eaux territoriales turques ». Toutefois l'amiral a été prié de s'abstenir, autant que possible, sauf en cas d'absolue nécessité, de mesures dirigées contre la Turquie, « la guerre avec cette puissance n'étant pas actuellement de saison ». (Tél. n° 1748.)

Le ministre des affaires étrangères russe n'est donc pas d'accord avec son représentant à Constantinople. Tandis que l'ambassadeur s'efforce de trouver avec la Turquie un terrain d'entente pour l'amener à intervenir aux côtés des Alliés, Sazonov tient un tout autre langage : il pensait, très certainement, à un des buts essentiels de guerre poursuivis par la Russie, l'occupation de Constantinople et des Détroits, objectif difficile à atteindre si la Turquie entrait dans la constellation de l'Entente.

Girs, toutefois, ne s'avoue pas battu. Le 9 août, il envoie à son ministre, sous le n° 650, un télégramme d'une très grande importance : le général Leont'ev a revu Enver pacha.


« Le ministre de la guerre a déclaré qu'il maintient son point de vue précédent, c'est-à-dire qu'il est pour l'alliance avec la Russie. Il n'a pas caché qu'il pouvait rencontrer une forte opposition dans les milieux dirigeants, mais il espère la vaincre, d'autant plus que l'armée est entre ses mains. Malgré l'opinion régnante, la Turquie n'a pas encore partie liée avec la Triplice. Il sait que le gouvernement est l'objet d'une forte pression de la part des ambassadeurs d'Allemagne et d'Autriche. Ces derniers jours les Bulgares ont commencé, eux aussi, à formuler leurs propositions, mais il est persuadé qu'une fois la question posée sous une forme concrète, les intérêts nationaux des Turcs l'emporteront. »

Enver pacha envisage de retirer ses troupes de la frontière du Caucase pour donner tous apaisements à la Russie et de concentrer, en même temps, des forces en Thrace pour agir, le cas échéant, contre la Bulgarie ou contre l'Autriche. Il promet de licencier, le jour de l'accord, tous les officiers allemands en service dans l'armée turque. Quant aux conditions de la Turquie, elles comprennent :

« Le retour à la Turquie de la Thrace occidentale et des îles de l'Egée, et la conclusion, avec la Russie, d'un traité défensif de 5 à 10 ans pour que la Turquie puisse être garantie contre la vengeance de ses voisins de la péninsule balkanique. »


Il convient d'agir vite, car

« le général Leont'ev a emporté la conviction que la chose peut être faite si seulement la décision est prise immédiatement. Toute la puissance est entre les mains d'Enver, d'autant plus qu'il vient d'être nommé généralissime. »

Le jour même, Girs (tél. n° 652) réclame une décision immédiate en des termes particulièrement émouvants.


Le 10 août, Sazonov répond à ces instances « de gagner du temps avec Enver tant qu'on n'aura pas reçu de réponse de Sofia ». (Tél. n° 1779.)

A la même date, l'ambassadeur de Russie à Londres informe son gouvernement que les Anglais ont décidé de demander l'éloignement ou le désarmement immédiat des navires ennemis qui pourraient entrer dans les Détroits (tél. n° 283). Il annonce, également, dans une autre dépêche (tél. n° 285) que, selon des renseignements de source française, si la Turquie se décide à intervenir, ce sera contre la Grèce et peut-être contre la Serbie. On aura peur alors, à Constantinople, de la Russie : aussi une attaque dirigée contre le Caucase est-elle peu vraisemblable.

Le même jour, Girs renouvelle ses propositions en ajoutant que l'occasion est exceptionnellement favorable et que la négliger équivaut à jeter la Turquie dans les bras de l'Allemagne. Il ajoute que le grand vizir l'a informé qu'il était d'accord avec les projets d'Enver. (Tél. n° 658.)


Le 11 août, Izvol'skij [ambassadeur russe à Paris], très exactement informé du véritable aspect du problème, envoie cette dépêche (tél. n° 265) :

« Dans une conversation avec moi, Doumergue a confirmé les vues exprimées par [Henri] Ponsot au conseiller de l'ambassade, c'est-à-dire : la Turquie craint que nous ne mettions à profit les circonstances et une victoire possible sur l'Autriche et l'Allemagne pour nous emparer de Constantinople et des Détroits. Il serait très désirable que nous la tranquillisions sur ce point en lui proposant, par exemple, de lui garantir l'intégrité de ses possessions. Doumergue est d'avis que cela ne nous empêcherait pas, lors de la liquidation de la guerre, de résoudre conformément à nos vœux la question des Détroits. »

Le même jour, Girs, à Constantinople, sent le terrain lui manquer : il annonce (tél. n° 660) que l'accord germano-turc n'est pas encore conclu, mais qu'il peut être signé de minute en minute. Il est et demeure convaincu que la situation ne peut être sauvée que par une décision rapide de la Russie.

Le 12 août, Sazonov l'informe que le ministre de Turquie lui a fait parvenir, par voie indirecte, des propositions analogues à celles qui ont été faites à Constantinople. (Tél. n° 1855.) Il faut remarquer, toutefois, que la Turquie ne parle plus d'acquisitions territoriales, mais se contente de demander le maintien de l'état de choses existant : il lui suffirait qu'on lui accorde les concessions allemandes d'Asie mineure et que les Russes s'engagent à ne plus soutenir le mouvement national arménien. Ces précisions n'ont cependant aucun caractère officiel, et Sazonov insiste sur ce point essentiel.

Le même jour l'ambassadeur de Russie à Londres annonce, de source anglaise, l'achat, par le gouvernement turc, du Gœben et du Breslau. Les équipages allemands seraient aussitôt débarqués. Si ces informations étaient confirmées, Grey verrait sans ennui ces navires aux mains des Turcs, car ils seraient moins dangereux qu'utilisés par les Allemands. Il ne croit pas à un danger du côté turc et envisagerait plutôt une amélioration de la situation. (Tél. n° 303.)

Girs, lui, juge sans optimisme, l'achat des croiseurs allemands, (tél. n° 674) tout en continuant à souhaiter un accord qui donnerait à l'Entente non seulement le concours de la Turquie, mais celui de la Bulgarie.

Izvol'skij (tél. n° 277), d'accord avec le chef d'état-major général français, estime inutile toute protestation contre l'achat par la Turquie des croiseurs allemands et se borne à souhaiter que leurs équipages soient rapatriés.

Le 13 août, Girs constate que les Turcs sont obligés maintenant d'élever des exigences territoriales, en particulier sur les îles de l'Egée et la Thrace occidentale, particulièrement chère à Enver pacha. La Bulgarie pourrait se consoler de cette concession comme la Grèce de la perte des îles. On croit que le traité avec la Bulgarie peut être très rapidement signé par les Turcs qui auraient déjà accepté une convention avec les puissances centrales, bien qu'il subsiste encore un faible espoir d'empêcher ce résultat. (Tél. n° 690.)

Ce télégramme est accompagné d'un long rapport, bien tardif il est vrai, de l'attaché militaire russe Leont'ev, qui relate, dans le détail, toutes ses conversations avec Enver pacha, dont nous avons vu, au jour le jour, un résumé dans les dépêches de Girs.
C'est un développement, sans précisions nouvelles ni bien intéressantes, des idées chères à l'ambassade russe de Constantinople. A la date que porte le rapport, Leont'ev, qui était un partisan enthousiaste d'une alliance avec la Turquie, ne veut pas admettre, malgré l'arrivée des croiseurs allemands, que la Turquie ait passé des accords avec l'Allemagne et la Bulgarie et croit pouvoir rétablir encore la situation.

L'ambassadeur de Russie à Londres signale, le 14 août, d'après les renseignements britanniques, que la Turquie ne veut pas se départir de sa neutralité et ne nourrit pas d'intentions agressives contre la Russie. De son côté, le gouvernement anglais recommande la prudence car il ne souhaite pas entrer en conflit avec la Turquie. (Tél. n° 318 bis.)

A la même date, Girs montre combien il se préoccupe du sort des équipages allemands. Les Turcs seraient décidés à les renvoyer en Allemagne. Girs s'est résolu à offrir au grand vizir de garantir l'intégrité du territoire turc sous une forme qu'il serait facile de préciser au cours de négociations futures. Mais cette conversation importante n'avait pas de caractère officiel. (Tél. n° 695.)"


"La Campagne Turque", L'Indépendant du Cher, 31 janvier 1915 :

"Situation critique de la Turquie

Petrograd. — Selon des informations d'Athènes, on assure que la Turquie a fait demander à Berlin et à Vienne d'activer l'entrée des troupes allemandes et autrichiennes en Serbie et leur marche sur la frontière bulgare : autrement la situation de la Turquie deviendrait critique.

On mande par ailleurs que le mécontentement contre les Allemands grandit à Constantinople. De nombreux télégrammes confirment le fait. Ce mécontentement gagne les milieux gouvernementaux. On dit qu'Enver pacha deviendrait partisan de la paix. Il aurait sondé le terrain à ce sujet par un intermédiaire italien. Ses nombreuses conférences avec l'ambassadeur italien sont, en tout cas, très remarquées."


*** (François Charles-Roux), "Les étapes de l'idée de paix pendant la guerre. — II. 1915-1916", Revue des Deux Mondes, 15 avril 1930, p. 892-894 :


"Ce besoin de paix, auquel le chancelier allemand [Bethmann-Hollweg] vient de faire une minime concession, pousse alors une pointe dans le gouvernement d'un des alliés orientaux de l'Allemagne à Constantinople.

Entrée en guerre en octobre 1914, la Turquie voit s'achever une première année d'hostilités, qui ont mis ses forces à rude épreuve dans le Caucase, aux Dardanelles, en Mésopotamie. Elle s'en est tirée à son honneur et a échappé à des dangers dont la menace l'a plusieurs fois légitimement inquiétée. Maintenant, elle est à la veille d'entreprendre contre le canal de Suez et l'Egypte une offensive, dont les préparatifs se poursuivent en Syrie et dont l'issue inspire quelque perplexité à ses gouvernants. La situation intérieure n'est pas exempte de difficultés pour le parti au pouvoir. La coopération avec l'Allemagne a fait naître dans les cercles officiels une défiance croissante envers elle. « On veut bien des armes et des munitions de l'Allemagne, écrit l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie, on ne veut pas de ses troupes. » Le même observateur, Pallavicini, attribue à Enver Pacha et à ses principaux acolytes, le raisonnement suivant : « Si l'Entente est victorieuse, c'en est fini des Jeunes-Turcs ; si les Empires centraux remportent une pleine victoire, c'est l'influence allemande toute-puissante à Constantinople, et alors c'est également la fin du pouvoir des Jeunes-Turcs. » Dans ces conditions, ce qui correspond le mieux à leurs intérêts, c'est évidemment une paix conclue avant qu'un des deux camps en présence ait triomphé de l'autre.

A la fin d'octobre 1915, Enver insinue à l'ambassadeur des Etats-Unis, M. Henry Morgenthau, que le moment de l'intervention américaine est arrivé. Il prêche un convaincu. Voilà déjà dix mois que M. Morgenthau est de cet avis, qu'il s'en est ouvert à Washington et en a avisé ses collègues d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie. Dès janvier 1915, il a, nous l'avons vu, pensé et dit qu'il appartenait au président Wilson de « dicter » la paix. Dix mois plus tard, Enver n'a pas de peine à le persuader de reprendre son projet.

Comme la première fois, M. Morgenthau commence par tâter le terrain auprès des ambassades alliées de la Turquie et s'enquiert auprès d'elles si leurs pays sont disposés à la paix. Pallavicini lui répond que « les Puissances centrales sont, à tout moment, prêtes à conclure une paix qui leur procure toutes les garanties d'être protégées à l'avenir d'une agression contre leur existence, comme celle qu'elles ont subie et qui a engendré la guerre actuelle ». L'ambassadeur des Etats-Unis ne perd pas son temps à discuter avec l'Autrichien des responsabilités de la guerre et des garanties auxquelles les Empires centraux ont droit, en tant que victimes d'une agression. Il ne s'arrête pas davantage au fait qu'Enver, en l'incitant à reprendre son ancien projet, a agi sans concert avec Berlin ni Vienne. Il se montre réservé avec le chargé d'affaires d'Allemagne, le baron de Neurath, parce qu'il a des raisons de penser que l'intervention américaine n'est pas désirée à Berlin. Mais il persévère dans son projet, qui consiste à obtenir de l'Allemagne et de l'Angleterre qu'elles confient simultanément leurs conditions de paix au président des Etats-Unis. En janvier 1916, il avertit son collègue austro-hongrois qu'il a écrit à Wilson, afin d'être autorisé à se rendre à Berlin, Vienne et Londres, pour faire lui-même l'expérience de sa méthode.

Sa méthode, si tant est que Pallavicini l'ait bien comprise, est vouée d'avance à l'insuccès. Car Neurath a déjà appris de Berlin que, ni à la Wilhelmstrasse, ni au G. Q. G., on ne veut d'intervention américaine. En Allemagne, assure-t-il, tout le monde souhaite la paix, mais on ne désire pas que la Turquie joue un rôle dans l'initiative d'où sortiraient des négociations ; pas davantage, que les Etats-Unis exercent un arbitrage. Si l'Angleterre a envie de causer directement avec Berlin, il ne manque pas de voies pour le faire savoir ; le Danemark, par exemple, est indiqué pour cet office. Mais l'office doit se borner à cela.

Soit que le président Wilson se doute des dispositions de l'Allemagne, soit qu'il préfère un autre intermédiaire que son ambassadeur à Constantinople, il n'accueille d'ailleurs pas la suggestion de M. Morgenthau, qu'il appelle à Washington, sous prétexte d'en causer avec lui. Le point final est mis par là, dans les derniers jours de janvier 1916, aux velléités de médiation du diplomate américain."


Michael A. Reynolds, Shattering Empires : The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires 1908-1918, New York, Cambridge University Press, 2011,
p. 249-250 :


"Lorsque, le 2 octobre [1918], Enver a appris la décision de l'Allemagne de se rapprocher des Etats-Unis pour arranger un règlement de paix et mettre fin à la guerre, il a câblé à Nuri, en lui disant : "nous avons perdu la partie". "Dans notre état", a-t-il poursuivi, "garantir l'indépendance de l'Azerbaïdjan est extrêmement important." A cette fin, il a convaincu Nuri [son frère] et Halil Pacha [son oncle] que les Azéris devaient s'entendre avec les Arméniens et traiter directement avec les Américains et les Britanniques. Il a prédit qu'un règlement de paix serait bientôt mis au point et reposerait sur le principe de l'autodétermination ethnique. Il a ordonné que la 5e division, désormais déployée dans le Haut-Karabakh, soit placée en dernier dans l'ordre du retrait dans l'espoir que la paix serait conclue avant qu'elle ne puisse être déplacée, permettant ainsi au personnel ottoman de continuer à entraîner l'armée azérie. Il a instamment demandé que certains membres du personnel se portent volontaires pour acquérir la citoyenneté locale afin qu'ils puissent rester légalement et ainsi poursuivre leur mission de formation, et a ordonné que davantage d'armes soient envoyées pour les Azéris et les Caucasiens du Nord, tant que cela était encore possible. Reconnaissant que le développement de l'Azerbaïdjan nécessitait plus qu'une armée puissante, il a demandé à Halil d'y envoyer également des experts juridiques, éducatifs et autres.

Face à une défaite inévitable, Talât en a conclu que lui et son cabinet devaient démissionner. Après tout, la guerre avait été leur projet. Malgré les objections du ministre de la Justice Halil (Menteşe), du ministre de l'Education Nâzım Bey et d'Enver, qui souhaitaient tous voir d'abord les conditions que l'Entente pouvait offrir, Talât prit la décision de démissionner le 8 octobre. Malgré cela, l'esprit d'Enver continua de tourner à la recherche d'un moyen de maintenir l'indépendance du Caucase. Le lendemain, il a écrit au représentant ottoman en Suisse, l'Egyptien Fuad Selim, pour lui dire d'envisager la possibilité pour l'Azerbaïdjan et le Caucase du Nord de conclure un accord avec les Britanniques, peut-être en échangeant l'accès aux ressources naturelles contre une garantie d'indépendance. Enver a même flirté avec l'idée de s'installer en Azerbaïdjan et de poursuivre la guerre. Il avait élaboré des plans d'urgence pour la mise en place d'un mouvement de résistance en Anatolie orientale et en Transcaucasie contre l'Entente si la guerre devait mal tourner."


Salahi R. Sonyel, "Mustafa Kemal and Enver in Conflict, 1919-22", Middle Eastern Studies, volume 25, n° 4, octobre 1989, p. 507 :


"Simultanément, Enver intriguait avec les Britanniques. Dans la nuit du 24 février 1920, il eut un entretien avec le major Ivor Hedley de la mission militaire britannique à Berlin, à qui il révéla qu'il se rendait à Moscou pour travailler avec le gouvernement soviétique, simplement et uniquement pour susciter une insurrection contre la Grande-Bretagne à travers ses possessions musulmanes. Cependant, il avait décidé de retarder son départ de quelques jours, car il était extrêmement désireux de travailler avec la Grande-Bretagne plutôt qu'avec la Russie bolchevique. Il voulait que l'indépendance égyptienne soit étendue au Soudan et qu'un traité anglo-égyptien soit conclu ; l'autodétermination devait être accordée dans toute l'Arabie, ainsi que le règlement des questions d'Izmir et de la Thrace en faveur de la Turquie. Si la Grande-Bretagne s'entendait avec lui, il resterait à Berlin jusqu'à ce que tout soit finalement réglé. Il romprait définitivement les négociations avec Moscou, puis se rendrait en Orient où sa présence serait essentielle si les sentiments envers la Grande-Bretagne devaient être entièrement modifiés.

Au British Foreign Office, W. S. Edmonds a trouvé les ambitions d'Enver "incompatibles avec la domination britannique en Egypte et en Inde".
"Même si nous étions prêts à accepter de traiter avec un homme que nous considérons comme un criminel", a-t-il commenté, "cela ne nous rapporterait rien. Le CUP et les bolchevistes travailleront ensemble, quoi qu'en dise Enver, et si nous concluions des accords avec Enver, nous ne ferions que lui donner plus de prestige à utiliser contre nous."

Enver avait exprimé la même idée dans une lettre à Cemal Pacha, datée du 26 février 1920, sous son nom d'emprunt d'"Ali". Il espérait, a-t-il dit, œuvrer "pour le salut du monde turc et musulman".
Mais, lorsque les Britanniques l'ont repoussé sans ménagement, il s'est rendu à Moscou au printemps ou au début de l'été 1920 après un certain nombre de tentatives aventureuses pour s'y rendre par avion. Malgré le fait qu'il n'ait pas été bien accueilli au congrès de Bakou tenu en septembre-octobre 1920, les dirigeants bolcheviks n'étaient que trop heureux d'utiliser pleinement son "image islamique" contre les "impérialistes occidentaux"."


Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires
 
Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs de Hüseyin Cahit Yalçın

L'autonomie d'Enver et Cemal par rapport au Comité Union et Progrès

Interview d'Enver Paşa (Enver Pacha) à La Stampa (1914)

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale  
 

Le pape Benoît XV et l'Empire ottoman

Enver Paşa (Enver Pacha) et la captivité du général Charles Townshend
  
Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

Le général Vehip Paşa (Vehib Pacha) et les Arméniens

Les relations turco-arméniennes dans le contexte de la nouvelle donne du bolchevisme 

La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne
     
La rivalité germano-ottomane dans le Caucase (1918)  


Lutter jusqu'au bout : les exilés jeunes-turcs et la résistance kémaliste

Le triangle Vahdettin-Kemal-Enver dans le contexte du conflit entre l'Entente et la Russie bolcheviste

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste 

Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national

vendredi 14 août 2020

Le patriotisme respectable des unionistes




"Bulletin politique", Correspondance d'Orient, n° 128, 16 janvier 1914, p. 53-56 :

"LE NOUVEAU MINISTERE OTTOMAN

Un cabinet reconstitué vient de prendre en mains les affaires de la Turquie. A sa tête sont Enver pacha pour la Guerre, Djemal pacha pour les Travaux publics et sans doute bientôt pour la Marine, et Djavid bey pour les Finances.

La personnalité de ces hommes politiques peut être discutée comme celle de tous les hommes du monde. Mais leurs adversaires les plus âpres ne sauraient leur refuser une compétence de premier ordre dans leurs spécialités respectives, non plus qu'une parfaite franchise dans l'affirmation de leurs opinions. Pour employer une expression courante : on sait à qui l'on a affaire. Et cela est beaucoup, surtout en Turquie, dans un pays qui, depuis cinq ans de nouveau régime n'avait encore jamais réussi à posséder un gouvernement dégagé de toute compromission avec les hommes et les méthodes du passé.

La valeur des nouveaux arrivants ne fait point de doute. Le caractère d'Enver pacha pour être plus fougueux et de prime saut qu'on pourrait le souhaiter, commande le respect. Ce très jeune officier, qui marchait sur Monastir en 1908, à la première heure de la révolution libérale, qui en avril 1909 accourait de Berlin où il était attaché militaire pour combattre la réaction aux côtés de Mahmoud Chevket pacha, qui en 1911 organisait presque seul la défense de la Cyrénaïque et en 1912 celle de Tchataldja, après les défaites du commencement de la guerre, ce jeune officier est évidemment un homme d'action dans toute la force du terme. Et il est aussi un unioniste convaincu. Malheureusement nous devons ajouter qu'il est peut-être le plus imbu, parmi ses compatriotes, des méthodes allemandes, et qu'il fut l'un des promoteurs de la mission von Sanders. A peine au pouvoir, il met à la retraite 280 officiers dont plusieurs généraux pour insuffisance militaire ou dissidence politique, on ne sait — probablement l'un et l'autre. Et il nomme un général allemand sous-chef d'état-major. Voilà en huit jours l'armée aux mains des Allemands, et « l'épuration » politique, suivant les voeux du comité, accomplie.

Nous connaissons trop bien, au Comité de l'Orient dont ils sont les amis, le caractère élevé de Djemal pacha, et la compétence financière de Djavid bey pour ne pas saluer leur arrivée au pouvoir comme le début d'une ère nouvelle dans la conduite des affaires extérieures. Eux aussi personnifient la politique du comité, mais avec une germanophilie bien moindre que celle de leur collègue de la Guerre.

Maintenant, quelle sera l'action de ces ministres ? Orientée dans le sens d'Union et Progrès, cela est certain ; et il est bon qu'il en soit ainsi puisque nous savons par avance et sans hésitation possible qu'il en sera de la sorte. Le temps des équivoques et des demi-mesures est fini ; or nous préférerions une action franchement mauvaise à des hésitations et à des faux-fuyants continuels. Le patriotisme de ces hommes d'Etat ne fait pas plus de doute que leurs opinions unionistes ; et l'on peut dire qu'Enver pacha représente le patriotisme turc jusque dans ce qu'il a de plus outré, mais le patriotisme n'est-il pas toujours respectable ?

Ceci posé, il faut bien comprendre que la politique ottomane va prendre une direction nouvelle, et peut-être tout à l'opposé de celle que nous aurions désirée. L'influence allemande ira encore en croissant. Celle du Comité fera loi. Et qu'en résultera-t-il ? Les intransigeances que nous avons si souvent regrettées vont reparaître presque certainement, dans un moment où l'esprit de conciliation et de calme travail serait le plus nécessaire.

La Turquie a envoyé dernièrement une note aux puissances, réclamant, outre Imbros et Tenedo, qui commandent les Dardanelles, Chio et Mitylène parce que proches de la rive d'Asie. En même temps, la Porte achetait en Angleterre, avec l'argent d'un prêt français, un dreadnought destiné, à n'en pas douter, à intimider la Grèce, et, qui sait ? peut-être à tenter la conquête de telles îles égéennes. Aujourd'hui, on sait que l'Italie et la Triple-Alliance sont décidées à reconnaître la cession de Chio et de Mitylène à la Grèce. La note diplomatique de la Sublime Porte et l'achat du Rio-de-Janeiro sont deux actes que les puissances ne peuvent considérer avec satisfaction ; il ne nous paraît d'ailleurs point, qu'un rapport logique et nécessaire existe entre eux ; car il est de toute évidence que l'existence d'une marine ottomane — quelle magie la créerait et qui lui donnerait des équipages ? — aurait pu et pourrait avoir la moindre influence sur le sort des îles — la suprématie de la Turquie ne dépendant que de son armée de terre.

Les nouveaux ministres et leur organe, le Tanine, ont pris soin d'affirmer leur désir de paix, d'une paix honorable et digne, et donc d'une paix armée, à la mode occidentale. Sans doute, c'est le droit et le devoir des Turcs d'assurer l'intégrité de leur territoire et le respect de leur patrie dans des circonstances politiques particulièrement difficiles. Ils ont témoigné à cet égard d'une volonté très ferme et très nette. Il leur faut maintenant se souvenir qu'une attitude provocante n'est pas une garantie pour le pays qui l'adopte ; il leur faut savoir faire le départ entre leurs amis et les gens intéressés qui pourraient un jour leur dire : « La maison m'appartient, c'est à vous d'en sortir. » Il leur faut encore et surtout penser que si la défense du pays est nécessaire, si réorganisation économique n'est pas moins indispensable, et que si pour tous les Etats au delà de certaines limites, les dépenses militaires ne se justifient plus, dans le cas de la Turquie, des dépenses navales ne seraient que dilapidation. Si à leurs grandes et réelles qualités de techniciens et de patriotes, les nouveaux ministres ajoutent l'habileté et la modération, peut-être sommes-nous à la veille de voir la Turquie faire un noble effort pour sa régénération."

Voir également : Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir


Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)
  
Les réformes d'Enver Paşa (Enver Pacha) à la tête du ministère de la Guerre

L'Empire ottoman à la veille de la Grande Guerre : une note optimiste de Théodore Steeg

Un entretien avec Cemal Paşa (1914)
  
Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques
 
 
L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)
  
Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc

Lutter jusqu'au bout : les exilés jeunes-turcs et la résistance kémaliste

jeudi 13 août 2020

L'Empire ottoman à la veille de la Grande Guerre : une note optimiste de Théodore Steeg




Théodore Steeg, "Questions extérieures : Le Voyage de Djemal Pacha : Les échanges gréco-turcs", Le Phare de la Loire, 17 juillet 1914 :
Le ministre de la Marine de Turquie Djemal pacha, qui était hier l'hôte de notre armée navale, reçoit un accueil particulièrement cordial de la presse et du public français. Les sympathies qui lui ont été manifestées vont à la fois à sa personne et à son pays.

Commandant d'état-major lors de la révolution de 1908, Djemal fut un des éléments les plus actifs et les plus utiles du Comité Union et Progrès. Ce militaire s'attacha à jouer un rôle pacificateur. Il y réussit le plus souvent grâce à son intelligente fermeté. Appelé au gouvernement général de la province d'Adana où le coup d'Etat réactionnaire d'avril 1909 avait suscité d'abominables massacres arméniens, Djemal bey réussit en quelques semaines à rétablir l'ordre et la confiance dans le pays : il sut rapprocher des éléments hostiles les uns aux autres, réparer les ruines, recueillir et nourrir les orphelins, grouper toutes les bonnes volontés. On m'assure que les religieux et religieuses d'Adana, qui furent ses collaborateurs dans cette œuvre de relèvement, ne prononcent le nom de ce musulman qu'avec gratitude et respect.

Le brigandage de certaines tribus arabes désolait la Mésopotamie. Le Gouvernement y envoie Djemal qui met fin aux troubles et, avec l'aide de collaborateurs, pour la plupart venus de France, travaille à développer les immenses ressources économiques de cette partie de l'empire ottoman. Rappelé à son rôle de soldat par la guerre balkanique de 1912, placé comme colonel à la tête d'une division, il contribua pour une grande part à sauver l'honneur. La paix conclue, il est nommé gouverneur militaire de Constantinople et il sut, au milieu des difficultés les plus graves, maintenir la tranquillité et la sécurité durant toutes les heures critiques qui s'écoulèrent entre la conclusion du premier traité de Londres et la reprise des hostilités qui aboutirent au traité de Bucarest.

Depuis lors, Djemal pacha fut appelé successivement au ministère des Travaux publics, puis au ministère de la Marine. Ce soldat pacificateur et organisateur s'est proposé, comme il le disait récemment dans un toast qu'il prononçait à Paris, de donner à son pays une marine assez forte pour lui assurer « une longue période de paix ». Il y a quelques semaines, il assumait la présidence à Constantinople du Comité France-Turquie, institué spécialement pour resserrer les liens d'amitié séculaire qui existent entre les deux pays, pour développer leurs relations économiques et faire pénétrer plus profondément en Turquie la culture française.

Au moment même où Djemal pacha nous apporte un témoignage de l'affection qu'il éprouve pour notre pays, pour son noble idéal et pour son clair génie, un autre homme d'Etat se livre devant la Chambre ottomane à une manifestation qui n'est pas moins intéressante. L'hiver dernier, Djavid bey négociait à Paris des accords économiques et financiers, qui, moyennant l'admission d'un emprunt turc sur le marché français, valaient à notre industrie d'importantes concessions de chemins de fer et de travaux publics. Devenu ministre des Finances, exposant devant les députés ottomans l'actuelle situation de son pays, Djavid bey proclamait ses sentiments de reconnaissance « éternelle » envers la France pour l'appui qu'elle avait donné en des circonstances particulièrement délicates.

Djemal pacha, comme Djavid bey, ont insisté sur le désir de paix, de relèvement économique et de réconfort moral qui anime la Turquie au lendemain des épreuves effroyables qu'elle vient de traverser. Certes, après avoir vécu une telle détresse, les chefs d'Etat ottomans auraient pu s'abandonner à des sentiments de désespoir ou de colère, concentrer tout ce qui leur restait d'énergie et de force pour le dépenser dans un effort suprême de revanche et de destruction des autres ou d'eux-mêmes. Il n'en a rien été. Ils ont fait preuve d'une volonté de vivre assez vigoureuse pour rester clairvoyante. Ils se sont pliés aux conditions rigoureuses et complexes de la résurrection de leur pays. Ils se sont rendu compte des richesses de leur sol et c'est par le travail pacifique, par le développement des voies de communication qu'ils entendent retrouver la prospérité et reconquérir dans le monde la place qui revient aux héritiers de l'empire byzantin en Asie.

Comment ne pas éprouver une vive sympathie pour cet effort courageux dont la sincérité ne paraît pas douteuse ? Le vaste remaniement territorial qui vient de s'accomplir en Orient a remué la péninsule balkanique jusqu'en ses profondeurs ; nous enregistrions récemment encore des secousses si violentes que nous nous prenions à désespérer du rétablissement d'une paix durable.

Et cependant la Turquie a donné l'exemple d'une sagesse que des nations plus grandes et qui n'ont pas été mêlées directement aux récentes batailles devraient bien imiter. Certes, elle a violemment protesté contre la situation faite aux habitants musulmans de la Macédoine conquise par la Grèce. Celle-ci à son tour a été soulevée comme par une formidable vague de colère quand elle a vu ses compatriotes de langue et de race maltraités, dépouillés de leurs biens, chassés des maisons qu'ils occupaient en Turquie d'Asie. Ces « échanges » accomplis furieusement paraissaient devoir provoquer une nouvelle guerre. Les passions populaires étaient déchaînées. Le gouvernement ottoman s'efforça de les maîtriser. Il semble bien qu'il y ait réussi.

Grâce à l'activité de Talaat bey, aux négociations officieuses qu'il a engagées avec le président du Conseil grec, M. Venizelos, pour lequel les Turcs professent une estime qu'ils n'essaient pas de dissimuler, un accord paraît établi entre les gouvernements de Constantinople et d'Athènes sur la base de l'échange des propriétés entre les musulmans devenus grecs qui voudraient s'établir en territoire ottoman et les Ottomans de race hellénique désireux de s'installer sur les nouveaux territoires de la Grèce agrandie.

Ce « déracinement » n'ira pas sans de grandes souffrances économiques et morales. Il importe que l'Europe veille à ce qu'il s'effectue d'une façon équitable et humaine. La Turquie ne se dérobe pas à ce contrôle : elle l'accepte, elle le sollicite, tant elle a le désir de triompher de toutes les préventions et de convaincre les peuples civilisés de sa sincérité pacifique. C'est une grande victoire que la Turquie vient de remporter, d'autant plus grande qu'elle l'a remportée sur elle-même, sur ses passions, sur ses rancunes, sur ses colères. Elle l'a remportée grâce à la clairvoyante énergie d'hommes tels que Djemal pacha, qui se montrent, en même temps que d'ardents amis de la France, des artisans résolus de la paix européenne. Comment ne leur en témoignerions pas notre reconnaissante sympathie ?

T. STEEG,
Sénateur de la Seine, ancien ministre.

Voir également : Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir


Le contexte des exactions dans l'Empire ottoman tardif : insuffisances de l'administration, difficultés des réformes et du maintien de l'ordre
  
La volonté réformatrice de Talat Bey

Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)
  
1914 : l'émigration des Grecs de Thrace orientale et d'Anatolie occidentale

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Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

Enver Paşa (Enver Pacha) et la captivité du général Charles Townshend




"Mésopotamie", Correspondance d'Orient, n° 318, juin 1924, p. 373 :

"Mort du général Townshend

Le général Townshend, de l'armée britannique, est mort le 18 mai 1924, à Paris, à l'hôtel d'Iéna, où il était descendu. Surpris par la maladie lors de son dernier voyage dans le midi de la France, sa santé donnait beaucoup d'inquiétudes à son entourage depuis six mois. Néanmoins, rien ne faisait prévoir une fin si soudaine.

Le général Townshend, qui était âgé de 63 ans, a eu une carrière des plus brillantes. Il servit en Egypte, dans l'Inde et en Afique du Sud et fut maintes fois cité à l'ordre du jour de l'armée britannique. Durant la dernière guerre, il commandait les forces britanniques en Mésopotanie. Il combattit vaillamment dans les combats de Kurna, de Kut-el-Amara et de Ctésiphon. Son nom restera intimement lié d'ans l'histoire à l'héroïque défense de Kut-el-Amara. Coupé de ses communications et investi à Kut-el-Amara par des forces turques supérieures, le général Townshend résista pendant plusieurs semaines, ne se rendant qu'après avoir épuisé tous ses approvisionnements [il fut défait par Halil Paşa, oncle d'Enver].

Fait prisonnier par les Turcs, le général Townshend fut l'objet des plus grands égards de leur part et il fut peu après remis en liberté sur parole et autorisé à résider à Constantinople.

De retour en Angleterre, le général Townshend se fit l'ardent avocat de la cause turque.

Il quitta l'armée en 1920 avec le grade de général de brigade.

Il avait épousé en 1898 Mlle Alice Cahen d'Anvers, fille du comte d'Anvers."


"Le Monde & la Ville", Le Figaro, 18 juillet 1916, p. 3 :

"— On écrit de Londres que l'autorisation accordée par le gouvernement turc à Mme Townshend, femme du général Townshend, le héros de Kut-El-Amara, d'aller rejoindre son mari avec sa fille, a fait bonne impression dans les cercles gouvernementaux.

C'est Enver pacha, ministre de la guerre turque, qui en a fait l'invitation par l'intermédiaire de la Suisse.

On sait que Mme Townshend est Française, fille du comte et de la comtesse Louis Cahen d'Anvers."


Paul Morand, Journal d'un attaché d'ambassade, 1916-1917, Paris, Gallimard, 1963, p. 165 :


"17 fév. [1917]

Déjeuné avec Mrs. Hope Vere, Samad Khan, le ministre de Perse à Paris, et la générale Townshend. Elle est vive et assez agréable. La générale a son mari prisonnier depuis un an, capturé à Kut-el-Amara et, comme tous les Français et les Anglais, fort bien traité par les Turcs, très reçu et fêté à Stamboul ; mais voici la déclaration russe sur les Détroits, la guerre rigoureuse en Turquie, et Townshend est incarcéré. Aussi la générale ne décolère-t-elle pas contre les Russes qu'elle poursuit d'une haine ardente, ce qui amène un sourire ravi sur la grosse figure jaune du Persan.

La générale raconte qu'elle avait obtenu d'Enver pacha l'autorisation d'aller voir son mari. Kitchener avait consenti ; mais il mourut. Asquith fut obligé d'instituer sur la reddition de Kut une commission parlementaire d'enquête. Hardinge, de crainte que la générale ne rapportât de Turquie des documents ennuyeux pour lui, refusa l'autorisation de partir... Ce dont elle enrage (...)."


Sur Enver Paşa : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Enver Paşa (Enver Pacha) dans les souvenirs de Hüseyin Cahit Yalçın

Les réformes d'Enver Paşa (Enver Pacha) à la tête du ministère de la Guerre


Le pape Benoît XV et l'Empire ottoman

L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)

  
Le triangle Vahdettin-Kemal-Enver dans le contexte du conflit entre l'Entente et la Russie bolcheviste

Voir également : Henri Gouraud

Leland Buxton : "le désir insatiable de conquête des Grecs sera leur ruine tôt ou tard"

La guerre gréco-turque de 1919-1922 : le témoignage capital d'Arnold J. Toynbee sur le nettoyage ethnique commis par les Grecs en Anatolie occidentale


Aubrey Herbert et la nécessité politique de comprendre la résistance turque à l'occupation grecque

Le témoignage de Lord Saint-Davids sur la politique de la terre brûlée accomplie par l'armée grecque en Anatolie