Pierre Bardin, Algériens et Tunisiens dans l'Empire ottoman de 1848 à 1914, Paris, Editions du CNRS, 1979, p. 195-196 :
"En 1912 un des leaders du mouvement des « Jeunes Tunisiens », Ali Bach-Hamba rejoint Constantinople. Il a été exilé de Tunisie par le Résident Général Alapetite à la suite de la grève des tramways de Tunis en mars 1912. De culture arabe et française, licencié en droit, Ali Bach-Hamba, comme ses camarades « Jeunes Tunisiens », ne contestait pas le Protectorat de la France sur leur pays mais demandait un certain nombre de réformes, il avait des amitiés françaises. Bien accueilli à Constantinople, il est attaché au service de l'inspection au Ministère de la Justice en septembre 1913. Bompard [ambassadeur français] protesta contre cette nomination auprès du Grand Vizir lui signalant le mauvais effet qu'elle avait produit en France ; celui-ci lui répondit que la France « devait y voir non pas un témoignage de sympathie donné à un adversaire de la domination française, mais bien plutôt une mesure de précaution prise contre un agitateur auquel le gouvernement impérial tenait à ne pas laisser toute liberté d'action ». Bompard apprécia-t-il l'humour de cette réponse en la transmettant à son ministre ? Quelque temps plus tard Bach-Hamba est nommé Conseiller d'Etat. Le Président de cet organisme déclare à Bompard qu'« il avait été heureux de trouver chez Ali Bach-Hamba les qualités d'instruction et de caractère qu'il recherchait ». Avant sa nomination il s'était assuré qu'il avait perdu la sujétion tunisienne et adopté la nationalité ottomane.
Il ne semble pas avoir milité d'une façon active au sein du groupe des émigrés politiques jusqu'à la guerre, bien que la Résidence Générale à Tunis lui ait attribué le mouvement d'émigration de Tunisiens au cours de l'année 1912. Il s'est consacré à ses fonctions administratives. Beaucoup plus proche des dirigeants « Jeunes Turcs » que les deux Cheikhs [Salah Chérif et Ismaïl Sefaïhi] par sa formation occidentale, il trouve à Constantinople ce qu'il avait souhaité obtenir à Tunis, la possibilité de participer à la rénovation d'un Etat musulman. On le disait bien en cour auprès de Talaât Bey, Ministre de l'Intérieur, l'homme fort du nouveau régime.
Son frère Mohamed, le futur fondateur de la « Revue du Maghreb » à Genève pendant la guerre, l'avait rejoint en août 1913, après avoir démissionné de ses fonctions de juge au tribunal de la Driba à Tunis.
Un autre « Jeune Tunisien » frappé lui aussi d'une mesure d'exil en mars 1912, Mohamed Noman, se réfugie à Constantinople. Séparé de sa femme et de ses trois enfants en bas âge, il ne put supporter cet exil ; il adresse en septembre 1912 une requête au Ministre des Affaires Etrangères par l'intermédiaire de l'ambassade de France demandant à être autorisé à revenir à Tunis ; il n'attend d'ailleurs pas la réponse pour se mettre en route.
La correspondance du Caire mentionne souvent « l'activité panislamique d'un personnage influent d'origine tunisienne, Abdelaziz Chaouich. Il a été élevé en Egypte, après cinq années d'études à Oxford il retourne au Caire, il participe au mouvement nationaliste égyptien, il soutient dans son journal « El Hakk » les nouveaux gouvernants « Jeunes Turcs » de Constantinople ; il y attaque la politique française en Afrique du Nord. Ami du Cheikh Salah Chérif [Saleh al-Tounsi, mufti d'origine algérienne et né en Tunisie, proche d'Enver], c'est lui qui l'aurait recommandé aux « Jeunes Turcs » du comité « Union et Progrès ». Il est un des créateurs de l'Université de Médine et en devient directeur ; le nouveau gouvernement turc désirait rénover l'enseignement religieux et en même temps faire de Médine un centre de propagande islamique, il se heurte à l'opposition des musulmans très conservateurs du Hedjaz. Bompard le dit très influent dans les milieux gouvernementaux et très lié, comme Bach-Hamba, à Talaât Bey. Pendant la guerre, associé au deux Cheikhs tunisiens, il sera un des agents actifs de la propagande contre la France et l'Angleterre."
Odile Moreau, L'Empire ottoman au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2020, p. 249-250 :
"Lors de la fondation de Techkilat-ı Mahsusa, en novembre 1913, Süleyman Askeri (1884-1915) fut nommé à sa tête. Toutefois, ses activités furent gardées secrètes jusqu'en août 1914 derrière les tâches officielles de Süleyman Askeri. Techkilat-ı Mahsusa était contrôlée par le comité exécutif du Comité Union et Progrès. Au printemps 1915, Techkilat-ı Mahsusa fut réorganisée et la guérilla, son principal mode opératoire, fut abolie. En conséquence, le nom de l'organisation fut changé en l'Office des Affaires Orientales [Umur-u Charkiye]. Après le décès de Süleyman Askeri et sa réorganisation, à partir du mois de mai 1915, Ali Bacchamba (1876-1918) prit sa direction.
Les activités de Techkilat-ı Mahsusa sont sujettes à débat. S'agissait-il d'une organisation en charge du renseignement ou d'une bande armée [Çete] ? Deux interprétations traversent le champ académique. Certains la considèrent comme une institution moderne en charge du renseignement. D'autres estiment, quant à eux, qu'elle était plutôt une organisation semi-officielle, une forme de milice activant des réseaux souterrains tant pour répondre aux dangers intérieurs qu'extérieurs. Certes, il semble qu'elle a rempli des tâches variées, balayant un large spectre d'action, allant de la collecte de renseignement, d'activités de milices locales, de poursuite de la guerre de guérilla, ainsi que d'actions coordonnées avec l'armée régulière. Néanmoins, les activités de renseignement furent toujours secondaires en importance. L'information collectée était essentiellement destinée aux commandants de l'armée régulière. En général, les bandes armées de Techkilat-ı Mahsusa étaient indépendantes de l'armée régulière, ce qui était générateur de tensions. Elles étaient parfois renforcées par des éléments en provenance de l'armée régulière, des officiers, de l'artillerie ou éventuellement des unités complètes. Ces missions spéciales étaient dirigées par des officiers de l'armée régulière en charge du commandement général.
Ses opérations furent conduites à l'intérieur de l'Empire ottoman, notamment à la périphérie, dans des pays neutres, ainsi que dans les colonies des puissances de l'Entente, de la France, de la Grande-Bretagne et en Russie. Ces expéditions clandestines avaient pour objectif d'encourager des soulèvements des populations locales et de mener des opérations de guérilla, mais aussi de diffuser clandestinement la propagande germano-ottomane en territoire ennemi. La propagande qui s'appuyait sur la rhétorique du panislamisme. Des tracts furent produits dans différentes villes comme à Istanbul, Berlin, Madrid... dans de nombreuses langues, comme le français, l'arabe, le tamazigh, l'ourdou, le persan et l'hindi. Le cheikh Chérif at-Tunisi était l'un des auteurs fameux de ces pamphlets. Cependant, Techkilat-ı Mahsusa rencontrait de sérieuses difficultés pour introduire ces documents dans les colonies des puissances de l'Entente. Cette propagande était distillée de manière intensive dans les camps de prisonniers musulmans en Allemagne. Les opérations les plus connues furent conduites en Perse, en Afghanistan, en Arabie, en Egypte, au Soudan, en Tripolitaine, au Maroc et en Inde et elles s'accomplirent en coopération avec des agents allemands. En outre, Techkilat-ı Mahsusa servit sur tous les fronts ottomans, dans de multiples régions, tant sur les territoires ottomans qu'à l'étranger, comme dans le Caucase, en Irak, en Palestine, dans les Balkans et en Afrique du Nord. Toutefois, en raison de l'illettrisme important qui sévissait dans l'ensemble de la population, avec moins de dix pour cent de la population alphabétisée, la propagande écrite avait ses limites dans l'Empire ottoman et elle fut soutenue par la propagande orale pour contribuer à l'appel aux armes et au martyr, en ayant recours aux associations semi-officielles et aux autorités religieuses."
Noureddine Sraieb, "Note sur les dirigeants politiques et syndicalistes tunisiens de 1920 à 1934", Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n° 9, 1er semestre 1971, p. 97-99 :
"A l'âge de 16 ans, Mohamed Bach Hamba entrait au Collège Sadiki où il obtenait un certificat de langue française et un brevet d'arabe. Fonctionnaire, ensuite, à la Direction des Finances puis interprète auprès du Directeur des Affaires judiciaires, Juge au tribunal de la Driba de Tunis (21 avril 1912), il prépare des études de droit par correspondance. Il ne peut pas passer l'examen de 3ème année car il est empêché de se rendre à Paris , après l'exil de son frère Ali.
Il décida de quitter la Tunisie après les événements du Tramway, toute action politique étant devenue impossible.
Il regagne Constantinople en passant par Paris, mais retourne à Tunis en 1914 en vue de reconstituer le Mouvement Jeune Tunisien. Il échoue. Déçu, Mohammed Bach Hamba retourne à Constantinople d'où il regagne Genève. Son séjour à Genève constitue la phase la plus importante de sa vie. C'est de là qu'il se fait le porte-parole de la Tunisie et de l'Algérie auprès des instances et des personnalités internationales. C'est là aussi qu'il publie sa Revue du Maghreb où le leader fait état de ses opinions sur les problèmes divers de la colonisation française en Tunisie et en Algérie. En Suisse, il reçoit de nombreuses visites de personnalités islamiques dont Chekib Arslan qu'il connut à Constantinople, chez son frère Ali, et d'autres encore tels que Mohammed Férid, Barouni etc. Son activité dépassait les prises de contact et prenait des aspects beaucoup plus concrets. Il participait en 1916 au Congrès de Lausanne en tant que représentant de la Tunisie et de l'Algérie, demandant la liberté pour les deux pays.
De même, il créait à Genève un "Comité Algéro-Tunisien pour la libération du Maghreb arabe" au nom duquel il présentait un mémoire à la Commission d'armistice tenue à Paris sous le titre : "Doléances des peuples Algéro-tunisien", signé par Salah Chérif, Mohammed El-Khidr Ibn al-Hussayn, Mohammed Chibi, Mohammed Bach Hamba (pour la Tunisie), Mohammed Mizyân at-Talamsanî, Mohammed Biraz et Hamdame Ben Ali (pour l'Algérie).
Ce même comité envoyait un télégramme au Président Wilson le 2 janvier 1915 réclamant la libération de l'Algérie et de la Tunisie et l'application du principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes aux peuples du Maghreb arabe.
Toujours dans le cadre des relations internationales et dans l'espoir de faire aboutir les revendications algéro-tunisiennes à l'indépendance, Mohammed Bach Hamba, simultanément avec son frère Ali Bach Hamba, résidant à Constantinople, obtenaient le soutien des forces armées allemandes et du service d'espionnage allemand, en vue de la libération du Maghreb par la force. Il semble que ni l'un ni l'autre n'aient eu le moindre doute sur les visées expansionnistes de l'Allemagne sur le Maghreb. Ils pensaient que l'Allemagne n'était là que pour les aider.
En plus de la création à Constantinople, en 1916, d'un Comité de libération du Maghreb, par Ali Bach Hamba, une autre organisation était créée en 1917 en vue d'entraîner un bataillon de soldats nord-africains faits prisonniers en Turquie par les Allemands et les Turcs. Commandés par Ali Bach Hamba, ces forces armées seraient débarquées sur les côtes du sud Tunisien d'où, elles pénétreraient à l'intérieur du pays et s'infiltreraient ensuite en Algérie, le service d'espionnage allemand s'occupant à gagner à lui, les Senoussis de Libye et d'engager, par la suite une lutte armée contre l'Italie. Serait-ce là un des motifs, qui obligèrent Mohammed Bach Hamba de quitter la Suisse pour l'Allemagne ? Surtout après l'échec de la Conférence sur la paix et après qu'il se fut assuré que la France ne changerait pas sa politique nord-africaine ? devait-il jouer sur l'hostilité franco-allemande surtout après que l'Allemagne fut sortie vaincue de la guerre ?
De toute façon, les événements extérieurs semblent avoir aidé Mohammed Bach Hamba, réformiste du Parti "Jeune Tunisien" à ses débuts, à changer de méthode de lutte et à préconiser tout haut la lutte armée contre l'occupant et à l'intérieur même du pays, comme le prouve sa correspondance avec Abdelaziz Thaâlbi. Il dit notamment ceci : "... la liberté se conquiert par la force" (Janhani, p. 57). "Je n'admets aucune modification dans les principes que j'ai adoptés à savoir : l'indépendance totale et la réforme des structures de l'Etat (abolition de la royauté et constitution d'un gouvernement désigné par une assemblée élue au suffrage universel)". (Ibid.).
Le 10 août 1920, le Traité de Sèvres est signé. C'est la désolation pour Mohammed Bach Hamba qui prend de plus en plus conscience du danger que représente l'Occident pour les pays musulmans. "Les croisades continuent" , dira-t-il. Mais que fera-t-il par la suite ? Rien, car Mohammed Bach Hamba est décédé à Berlin le 27 décembre 1920."
Daniel Goldstein, Libération ou annexion : aux chemins croisés de l'histoire tunisienne (1914-1922), Tunis, Maison tunisienne de l'édition, 1978, p. 267 :
"L'éditeur (non apparent) [de la Revue du Maghreb] était une Société Internationale Musulmane à Lausanne, un sous-comité du Comité Union et Progrès, au pouvoir en Turquie. La Revue était subventionnée par le consulat turc, et tirée à mille exemplaires. Elle paraissait mensuellement, mais avec des intermittences croissantes, jusqu'à la fin de 1918. En outre, Mohamed Bach-Hamba publiait des livres et des brochures basées sur des séries d'articles dans la Revue."
Abdelkrim Allagui, Juifs et musulmans en Tunisie : des origines à nos jours, chapitre III : "Sous le protectorat français (1881-1956)", Paris, Tallandier, 2016 :
"Quoi qu'il en soit, les évènements des années 1917 et 1918 [incidents anti-juifs] ont mis à nu les contradictions et les ambiguïtés de la politique française. Ce qui a amené beaucoup de juifs à reconsidérer leur allégeance automatique à la France : certains vont se tourner vers le mouvement sioniste ; d'autres, moins nombreux, vers le communisme ou le socialisme, et plus rarement encore vers le « mouvement national » tunisien dont l'un des chefs de file les plus réputés, Mohamed Bach Hamba, prenait dès 1915 nettement la défense des Israélites tunisiens lors du congrès de la troisième conférence des nationalités.
Mohamed Bach Hamba ne craint pas par ailleurs de récuser les accusations portées contre les juifs par les autorités coloniales, aussi bien que celles proférées par ses compatriotes musulmans.
Il revient à la charge en 1918 et dénonce dans une brochure spéciale la campagne de calomnie et de dénigrement contre les juifs, accusés d'être des profiteurs de la guerre : « C'est de cette manière qu'on excite les musulmans et qu'on menace les juifs en leur indiquant le péril. Est-il besoin de dire que tous les Tunisiens désapprouvent de pareils agissements et regrettent que quelques soldats dans leur simplicité se soient laissé influencer par des fauteurs de troubles. »
« Je suis ému de ce qui est arrivé à quelques-uns de nos compatriotes. Je n'aurais jamais cru que pareille chose puisse se produire », s'indigne-t-il dans une lettre envoyée à Thâalbi, le futur leader du Destour. Il y exprime sa grande inquiétude, son profond étonnement et son émotion devant le déferlement de la violence contre les juifs et accuse la Résidence générale de laxisme, voire d'antisémitisme. Une position qu'il réitérera sans cesse au cours des années suivantes, appelant à la concorde et à la collaboration judéo-musulmane. Estimant que l'animosité existante entre juifs et musulmans a été utilisée par le pouvoir colonial, Bach Hamba estimait que le meilleur moyen de déjouer les plans cyniques de l'administration passait par l'entente entre musulmans et juifs et le respect des droits de la minorité juive. Un point de vue soutenu par le journal As-Sawâb qui, de son côté, a invité la presse arabe à défendre les juifs et à faire campagne pour le rapprochement judéo-musulman.
« Les musulmans doivent avoir confiance en leurs frères juifs, ils doivent en outre les traiter avec le plus de bienveillance et de cordialité possible car ce sont nos frères, étant de la même patrie [...]. La presse arabe prendra la tâche dorénavant de leur faire accorder les droits qui leur sont dus [...] de sorte qu'il n'y ait entre eux et nous aucune différence ni distinction », écrit Al-Sawâb. Cette attitude n'a pas laissé indifférente la communauté juive. Et notamment le Comité de défense qui n'a manqué aucune occasion de rendre hommage aux « notabilités musulmanes (qui) ont fait les plus louables efforts pour ramener l'ordre et la tranquillité », notant au passage que si les pertes humaines et matérielles n'ont pas été plus élevées, c'était grâce à leur « énergique intervention »."
"L'arrestation à Tunis des agitateurs communistes", Le Petit Parisien, 7 février 1925, p. 3 :
"Tunis, 6 février (dép. Petit Parisien.)
Voici quelques renseignements complémentaires au sujet de la personnalité des trois tunisiens qui ont été arrêtés hier et des circonstances qui ont motivé leur arrestation.
Depuis quelques jours, les agissements de l'indigène Mohamed ben Ali [Mohamed Ali El Hammi], celui-là même dont M. Herriot a flétri récemment l'attitude, tendaient à étendre à divers centres agricoles de Tunisie une grève localisée actuellement aux environs de Tunis. Le journal communiste l'Avenir social soutenait ouvertement le mouvement qui risquait de se transformer en manifestation communiste.
C'est après accord avec la résidence générale que la police a estimé qu'une action répressive était indispensable et qu'un mandat d'amener ayant été lancé, on a arrêté Mohamed ben Ali, Moktar el Ayari et Finidori.
Mohamed ben Ali est un ancien charretier de Gafsa, qui devint, pendant la guerre, chauffeur d'Enver pacha, puis fit un séjour à Berlin pour revenir prêcher le trouble. Il fonda dernièrement la C.G.T. tunisienne, exclusivement réservée aux indigènes et, dans tous ses actes, il invitait ses coreligionnaires à chasser les Français de Tunisie."
Réquisitoire du ministère public contre Mohamed Ali El Hammi, Jean-Paul Finidori (corse, membre de la Fédération communiste de Tunisie) et Mokhtar el-Ayari (également membre de la Fédération communiste de Tunisie), source : "Pièces annexes", La Révolution prolétarienne, n° 12, décembre 1925, p. 21-22 :
"Cependant, depuis la guerre, un vent de révolte souffle sur les colonies appartenant à diverses nations. La Tunisie n'a pas été épargnée par cette tempête.
Communisme et nationalisme se sont unis territoire, pour des fins que l'on devine. Mais il est certain qu'après leur victoire, si cette victoire devait arriver jamais, ils s'entredévoreraient.
Les inculpés, d'ailleurs, ne sont pas des précurseurs. Bien avant eux, nous avons connu d'autres agitateurs ; mais à l'heure actuelle ceux-ci ont utilisé le double courant d'idées communiste et nationaliste, l'un destiné à créer la cité future, l'autre ayant pour but la mise en échec de la France en ce pays. Cette alliance, véritablement monstrueuse, ne put avoir lieu que parce qu'elle unissait des gens animés par un sentiment identique : la haine de la France.
La collusion des deux groupements est donc née pour les besoins de la cause ; elle est niée devant le Tribunal, mais elle est cependant évidente. Elle ressort tout d'abord de la façon la plus formelle des articles parus, à maintes reprises, dans la presse communiste.
Le procureur donne alors lecture de plusieurs de ces articles qui ne laissent aucun doute sur ladite collusion.
Ce sont sur ces deux éléments que se sont appuyés les inculpés pour fomenter leur complot qui a été, découvert à la suite des grèves d'Hammam-Lif, grèves dont la nature particulière établit qu'elles avaient, en réalité, un tout autre motif que des revendications corporatives. (...)
Mohamed ben Ali, lui, n'a pas de profession ; il travaille dans les syndicats. Cependant, autrefois, Mohamed ben Ali fut le chauffeur d'Enver Pacha, l'un des ennemis les plus farouches de la France. Mohamed ben Ali fut le mécanicien-chef du service automobile turc, faisant ainsi la guerre contre nous, aussi bien que dans une tranchée de Gallipoli.
Après la tourmente il se réfugia en Allemagne où il abandonna le volant pour se livrer à l'étude de l'économie politique. Sans ressources après la mort d'Enver Pacha, Mohamed ben Ali quitta Berlin et se rendit à Paris.
Revenu ensuite à Tunis, il commença sa propagande dans les syndicats.
Instruit et éloquent, il est un des plus dangereux ennemis de la France. Son action est rapide et efficace. En quelques mois il a réussi à former la C. G. T. T., véritable petite armée de 6.000 hommes."
Jean-Paul Finidori, "La C. G. T. Tunisienne est en deuil", La Révolution prolétarienne, n° 62, 15 juillet 1928, p. 10 :
"Mohammed Ali est mort. Le militant révolutionnaire tunisien qui avait rêvé de donner sa vie pour la libération de son pays s'en va victime d'un accident d'automobile.
Les camarades qui ont connu l'homme et son oeuvre se sentiront le coeur serré de cette perte.
L'homme : une énergie rare au service d'un tempérament généreux jusqu'à l'abnégation. Energie qu'il mettra au service de la cause de ses compatriotes après l'avoir utilisée à l'acquisition de connaissances qu'il jugeait indispensables à l'accomplissement de son apostolat.
Fils de paysans berbères, cette jalousie de l'indépendance qui est la principale caractéristique de sa race le pousse, très jeune, à apprendre un métier qui lui permettra de quitter un pays où sévissent l'oppression et l'obscurantisme ; d'aller chercher ailleurs les moyens de réaliser sa personnalité. La profession de chauffeur d'automobile lui en fournit l'occasion.
La France l'attire, mais ne le retient pas. C'est en Turquie, en Tripolitaine qu'il se rendra, là où ses coreligionnaires luttent pour leur indépendance. Attaché au service d'Enver Pacha, il suivra ce dernier dans sa retraite à Berlin.
En 1923, après de sérieuses études en sciences économiques, il rentre en Tunisie, bien décidé à faire profiter son pays des connaissances qu'il a acquises."
Gerhard Höpp, Muhammed Ali à Berlin, Tunis, Fondation Friedrich Ebert, 2009, p. 15-20 :
"Aussi modeste que fut le rôle de Muhammed Ali [Mohamed Ali El Hammi] et bien que son nom n'apparaisse nulle part dans les dossiers et publications concernant des activités avant et pendant la Première Guerre Mondiale, ses relations avec l'appareil ottoman du pouvoir et de propagande devaient être assez étroites pour néanmoins lui permettre de se joindre aux Jeunes Turcs lors de leur fuite de Constantinople, après la capitulation de l'Empire Ottoman. En effet, lorsque Enver, Talât (1874-1921), le Ministre de l'Intérieur, Nazim (1870-1926), le Ministre de l'Education, et d'autres hauts fonctionnaires du Parti Unité [Union] et Progrès jusque là au pouvoir quittèrent secrètement la capitale le 3 novembre 1918 à bord d'un destroyer allemand, Muhammed Ali était parmi eux. Il les accompagna jusqu'à Berlin, à l'exception de Enver qui les avait quittés à Simferopol début 1919. (...)
Comment et où Muhammed Ali, qui a tout de même suivi les cours durant trois semestres comme auditeur libre et cinq semestres en qualité d'étudiant, a-t-il acquis les connaissances nécessaires de la langue allemande et passé les examens pour accéder aux études supérieures ? Cela n'est pas vérifiable. Etablir que l'on disposait de ressources financières suffisantes représentait la troisième et dernière condition pour accéder à l'enseignement supérieur allemand. Ce qui signifiait pour Muhammed Ali de devoir régler un montant double de frais universitaires et un montant triple de frais fixes selon la loi adoptée au printemps 1921 pour les étudiants étrangers.
Que Muhammed Ali ait pu surmonter rapidement ces obstacles ne peut se concevoir que s'il appartenait à un cercle disposant d'influence et/ou à de disponibilités financières. Immédiatement après leur fuite, Enver, Talât et d'autres dirigeants Jeunes Turcs avaient entrepris la mise en place d'un réseau d'organisations panislamiques afin de poursuivre la lutte contre les anciens ennemis de guerre et les actuelles puissances d'occupation sous mandat de la Grande-Bretagne et de la France. Ils y réussirent, bien que recherchés par l'Entente. (...)
Après avoir consulté Lénine et Tchitchérine, ainsi que des fonctionnaires de l'Internationale communiste, et après avoir participé au Congrès des peuples de l'Est à Bakou en 1920, Enver fonda depuis Moscou l'Union des sociétés islamiques révolutionnaires (Islâm Ihtilâl Cemiyetleri Ittihâdi).
Ce réseau d'organisations panislamiques, dont les principaux secteurs d'activités se trouvaient en Allemagne et en Italie, s'étendait jusqu'au Moyen Orient et utilisait dans une large mesure d'anciens collaborateurs des « services spéciaux » ; en Europe, l'Union travaillait en particulier avec la League of Oppressed Peoples d'Edwin Emerson et la Lega di Populi Oppressi opérant en Italie. Le centre berlinois de l'Union fut le Club d'Orient (al-Nadi al-Sharqi) dans la Kalckreuthstraße, dirigé par le Syrien Shakib Arslan (1869-1946) et l'Egyptien Abd al-Aziz Shawish (1876-1929), deux nationalistes arabes avec qui Enver avait déjà collaboré durant la Première Guerre Mondiale. Le porte-parole du Club était la revue susmentionnée, Liwa-el-Islam, publiée depuis mars 1921. Ainsi que l'attestent les documents, la revue et le Club étaient financés par Enver depuis Moscou.
Plusieurs indications indiquent l'étroite relation de Muhammed Ali avec l'Union et les probables avantages qu'il tirait de ses ressources financières. D'une part, le Club d'Orient aurait été créé à son domicile ; Muhammed Ali a habité de nombreux logements dans les beaux quartiers chics de Berlin Ouest, à Steglitz et à Wilmersdorf, y compris au numéro 17 de la Knausstraße, maison appartenant à son compagnon de fuite Nazim et dans laquelle Enver lui-même trouvait de temps en temps refuge. D'autre part, entre 1921 et 1922, il était en contact avec la revue Azadi-Sharq de l'Iranien Abd al-Rahman Saif (1889-?), proche du mouvement panislamique et dont les objectifs étaient analogues à ceux de Liwa-el-lslam et de l'Union.
Sa proximité avec l'Union et ses ressources pourrait expliquer bien des choses, et résoudre par exemple les questions que se pose Ben Miled quant à l'accès aux études, leur financement et les moyens de subsistance de Muhammad Ali. Tout cela a continuer à être possible après l'assassinat de Talât en 1921, représentant d'Enver en Allemagne, même si Muhammed Ali a dû alors s'installer à Berlin Est à Prenzlauer Berg, Berlin Mitte et Friedrichshain. (...)
Aucune information fiable n'est disponible quant à l'activité politique de Muhammed Ali à cette époque. Tandis que l'affirmation selon laquelle il aurait pris part à l'insurrection Spartacus est probablement une légende, sa participation dans le réseau de l'Union panislamique peut être considérée comme sûre ; elle l'aurait également mis en relation avec son compatriote Mohamed Bach Hamba (1881-1920), décédé et enterré à Berlin. Il n'est pas possible de savoir si l'adhésion de Muhammad Ali dans le conseil d'administration de la « représentation des étudiants étrangers de l'Université Friedrich-Wilhelm », dans lequel il a été élu durant l'été 1921, a eu un rapport avec l'Union. La seule opinion politique de Muhammad Ali en Allemagne dont on ait un témoignage est un faire-part nécrologique critique qu'il a écrit sur Mohamed Naceur II, Bey de Tunis (reg. 1906-1922). Il l'a d'ailleurs signé sous le nom de « Muhammad El Destouri », voulant apparemment signaler par là sa sympathie pour le parti nationaliste destourien, créé deux ans auparavant en Tunisie."
Voir également : La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses
La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)
Les craintes des colonialistes italiens après le retour au pouvoir des Jeunes-Turcs (1913)
Le rôle de l'Organisation Spéciale/Teşkilat-ı Mahsusa (dirigée par l'immigré tunisien Ali Bach-Hamba) pendant la Première Guerre mondiale
Le nationalisme turc est-il la cause de la Grande Révolte arabe de 1916 ?
Lucien Sciuto et la fraternité turco-juive
Mehmet VI et le califat ottoman dans le jeu de l'impérialisme britannique
Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)
La révolution jeune-turque ou la quête d'une modernité turque
La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir