dimanche 12 juillet 2020

Le pape Benoît XV et l'Empire ottoman




"Les prisonniers alliés en Turquie et le Pape", La Croix, 15 janvier 1916 :

"Rome, 13 janvier. — L'Osservatore Romano apprend de Constantinople, le 27 décembre, que les démarches faites depuis un mois par le Délégué apostolique, Mgr Dolci, pour obtenir l'envoi d'aumôniers militaires pour l'assistance spirituelle des prisonniers de guerre français et anglais concentrés à Agionkarahissar ont atteint leur but et que le 11 décembre, deux aumôniers sont partis pour ce lieu de concentration.

En outre, avec l'autorisation d'Enver pacha, Mgr Dolci a remis à Kaarim bey [Kâzım Orbay, beau-frère d'Enver], premier aide de camp du ministre de la Guerre, une somme à distribuer aux prisonniers. En outre, accompagné du personnel de la légation, Mgr Dolci a visité 69 blessés français et anglais, soignés dans le grand hôpital de Tachekielhlan à Constantinople.

Après cette visite, Mgr Dolci remercia les officiers et les autorités militaires de leur déférence et adressa des mots de consolation et des souhaits aux blessés, exprimant sa satisfaction de pouvoir donner le témoignage de l'intérêt pris pour tous par le Pape.

Les blessés, profondément émus, ont manifesté leur profonde reconnaissance."


B. Sienne, "Le Pape et les prisonniers en Turquie", La Croix, 3 février 1916 :

"Pour la première fois dans l'histoire, lit-on dans le Corriere d'Italia, le gouvernement turc a accueilli dans son armée, avec le grade et le traitement d'officiers, deux prêtres catholiques, Joseph Naayem, du rite chaldéen, et Jean Mussulu, du rite latin, pour l'assistance spirituelle et religieuse des prisonniers français concentrés à Afrosi-Kara-Hissar.

Le délégué apostolique Mgr Dolci, qui, par son tact très fin et son exquise charité, a pu se faire l'interprète de la bonté du Pape, leur a fait parvenir par Kiazim bey, premier aide de camp du ministre Enver pacha, des dons de Noël, tandis que, impressionnant excellemment l'opinion publique, il participait à la souscription ouverte par les journaux ottomans pour l'achat de membres artificiels à l'intention des invalides. Il se rendit ensuite personnellement, à l'occasion de la Noël, à l'hôpital de Tache-Kirchlar, à Constantinople, pour y visiter les blessés français et anglais et leur distribuer les dons préparés, à sa demande, par Mlles van der Does de Villebois, fille du ministre de Hollande en cette capitale. Ce fut une fête de joie sereine organisée au nom et avec la bénédiction du Pape, à laquelle participèrent aussi les blessés turcs soignés dans cette salle. Le moment de plus vive émotion fut celui où, aux paroles d'encouragement par lesquelles Mgr Dolci prit congé, un sergent français répondit. Amputé d'une jambe, et se soutenant sur ses béquilles, celui-ci voulut s'avancer au milieu de la grande salle et adresser à l'illustre visiteur des paroles de gratitude émue et de vénération."


"Les sollicitudes du Pape pour les tombes des soldats français et anglais dans la presqu'île de Gallipoli", La Croix, 30 juin 1916 :

"On nous communique la lettre suivante, datée de Constantinople, et dont il est inutile de souligner l'intérêt :

Constantinople, le 6 avril 1916.

Comme vous le savez, sans doute, des dames françaises et anglaises avaient recommandé aux sollicitudes de S. S. Benoît XV les tombes des soldats anglais et français tombés aux Dardanelles.

Le Souverain Pontife avait accueilli cette touchante requête, et S. Em. le cardinal secrétaire d'Etat s'était empressé de transmettre, à ce sujet, des instructions à Mgr le délégué apostolique de Constantinople. S. Exc. Mgr Dolci estima que le meilleur moyen de réaliser les intentions du Souverain Pontife était de s'adresser au ministre de la Guerre lui-même, Enver Pacha. Il se ménagea donc une entrevue avec celui-ci : elle eut lieu le 3 avril dernier, et je suis en mesure de vous en faire un compte rendu exact.

Mgr Dolci formula tout de suite, avec une grande clarté, l'objet de sa démarche : « Excellence, dit-il à Enver Pacha, les dames françaises et anglaises qui ont perdu dans les combats des Dardanelles ceux qui leur étaient les plus chers au monde ont sans cesse les regards et le coeur tournés vers cette presqu'île de Gallipoli qu'elles voudraient couvrir des fleurs les plus belles, arrosées de leurs larmes. Là reposent les corps des êtres qu'elles adoraient, d'un fils, d'un époux, d'un frère.

» Dans leur amour toujours un peu inquiet, elles se sont adressées au Saint-Père et l'ont supplié de leur donner l'assurance que ces tombes seront toujours conservées intactes et religieusement gardées.

» Sa Sainteté, qui, dans cet affreux conflit, joint à l'apostolat de l'amour et de la paix celui de la piété paternelle, me donne, par S. Em. le cardinal secrétaire d'Etat, la haute mission de vous recommander, en son auguste nom, ces tombes de soldats et de les mettre, d'une manière toute particulière, sous la bienveillante protection de Votre Excellence. »

Enver Pacha écouta avec déférence le message qui lui était ainsi transmis au nom du Saint-Père, et que Mgr Dolci termina par l'expression la plus courtoise de sa confiance dans les sentiments élevés de son interlocuteur. Prenant à son tour la parole, celui-ci fit observer au délégué apostolique que « dès le commencement des hostilités, il avait pris les précautions nécessaires, autant que l'état de guerre le permettait, afin que les zones de terrain devant être affectées aux cimetières fussent immédiatement entourées de fils de fer.

» Il avait donné en même temps à ses troupes les ordres les plus sévères et les plus rigoureux pour que ces tombes, objet exclusif de la piété humaine, ne fussent, en aucune manière, touchées ou dérangées.


» Si quelques tombes ont été, par la suite, découvertes, cela fut par l'effet d'obus lancés par des navires ennemis, tombés dans quelques cimetières, comme Enver Pacha avait pu le constater lui-même lorsqu'il se trouvait à la bataille de ... »

Mgr Dolci connaissait cette particularité. Il savait que les sépultures ainsi dérangées avaient été recouvertes et rétablies dans leur premier état, sur l'ordre du ministre de la Guerre lui-même.


En terminant l'entretien, Enver Pacha chargea le délégué apostique « d'assurer S. S. le Pape que ces tombes, sauf le cas de force majeure, seront toujours conservées intactes et religieusement gardées avec le signe distinctif de la religion des soldats tombés. Et pour faire connaître au Saint-Père l'état dans lequel se trouvent ces cimetières, dans la presqu'île de Gallipoli, il allait donner l'ordre d'en tirer des photographies ».

La lettre qu'on vient de lire trouvera, croyons-nous, un complément utile dans un autre renseignement qui documente la délicate charité de Mgr Dolci.

Le délégué apostolique de Constantinople a fait parvenir, au nom de S. S. Benoit XV, des cadeaux de Pâques aux prisonniers anglais et français concentrés à Afion-Kara-Hissar. Il avait déjà, on s'en souvient, usé de la même gracieuseté à leur égard, lors des fêtes de Noël."


Chékib Arslan (émir druze), préface à L'évolution politique de la Syrie sous mandat (Edmond Rabbath), Paris, Marcel Rivière, 1928, p. XIII-XIV :

"Sans nous en vanter, nous pourrions dire aujourd'hui que, grâce à l'amitié qui nous liait à Talaat pacha, grand-vizir, nous pûmes faire obtenir de lui, à l'ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, M. Alkusse [Elkus], l'autorisation de faire parvenir à Beyrouth les deux bateaux chargés de vivres, envoyés d'Amérique, à destination des sinistrés du Liban. Nous pûmes même persuader au gouvernement ottoman de confier la distribution de ces vivres au Consulat des Etats-Unis, à Beyrouth, sans ingérence des autorités turques locales.

Grâce aussi à notre intervention, Enver pacha, alors ministre de la guerre, pria le Nonce apostolique à Constantinople de demander au Saint-Père d'intervenir auprès des Puissances de l'Entente, afin de permettre aux secours venus d'Amérique ou d'autre part, d'être déchargés, à Beyrouth. Enver pacha ajouta, que si le Saint-Siège pouvait procéder au ravitaillement des chrétiens du Liban et de la côte, le gouvernement turc lui serait reconnaissant, et même, se disposerait à rembourser le coût des vivres envoyés. L'on voit donc que nous avions fait tout ce qui était humainement possible de faire, pour alléger les souffrances de nos compatriotes. Nous devons dire que la Turquie ne s'y est jamais opposée.

Les Alliés, malheureusement, sous prétexte de l'état de guerre qui existait avec la Turquie, se sont toujours refusés à rompre le blocus des côtes syriennes, malgré les démarches pressantes du Pape en ce sens.

Il est singulier, après cela, de voir certains Syriens et Libanais, dont les parents ont eu à souffrir de la famine, disculper les Alliés de leur attitude pendant la guerre, en prétendant que ces derniers ne pouvaient, de par les lois de la guerre, laisser passer des secours à destination de la Syrie, pays ennemi. Mais lorsque la Belgique fut occupée par l'armée allemande, et que ses récoltes sur pied furent réquisitionnées par l'ennemi, au risque de provoquer la disette parmi la population, les Alliés se hâtèrent de ravitailler les Belges par l'intermédiaire d'une mission internationale, créée de concert avec l'Allemagne. Ce qui évita à la Belgique jusqu'à la fin des hostilités, les horreurs de la faim.

Lorsqu'il s'est agi de la Syrie et du Liban, on objecta naturellement que ce sont des pays ennemis, à tel point qu'en 1917, les Syriens d'Egypte, ayant réuni quelques fonds pour venir au secours de leurs compatriotes en détresse, ne purent jamais faire parvenir ces sommes, les autorités militaires anglaises s'y étant formellement opposées, quoique l'intermédiaire sollicité fut alors la Croix-Rouge internationale. Cet argent ne put être distribué aux nécessiteux de Syrie et du Liban, qu'après l'armistice..."


Ahmed Riza (leader historique du Comité Union et Progrès), Echos de Turquie, Paris, Imprimerie Billard & Baillard, 1920, p. 64-65 :


"Lettre à Sa Sainteté le PAPE

Paris, le 8 mars 1920.

TRES SAINT-PERE,

La paix du monde, la tranquillité de l'âme, si chères à Votre Sainteté, sont en ce moment menacées en Orient.

Certains chefs religieux, appartenant aux églises orthodoxe et protestante, mal renseignés, s'emploient a exciter l'opinion publique contre les Turcs.

Quelques hommes politiques, en Angleterre et en Amérique, soutiennent et encouragent cette dangereuse islamophobie. La religion, chose sacrée, devient encore une fois entre leurs mains un instrument de calcul politique.

L'Episcopat et le Clergé catholique restent en dehors de cette hostilité, entreprise dans le but de servir des causes étrangères à l'Eglise. Ils manifestent, comme leur éminent Pontife, leur amour pour le maintien de la paix.

La nation ottomane apprécie avec ferveur et reconnaissance ce que Votre Sainteté a bien voulu faire ces temps derniers pour arrêter l'effusion de sang ; aussi compte-t-elle sur le pouvoir spirituel de Votre Sainteté pour empêcher cette sorte de haine qui finirait par engendrer de nouvelles luttes intestines.

Quand j'ai eu l'honneur d'être reçu, en audience privée, par Votre Sainteté, à mon passage à Rome, vous avez bien voulu témoigner de vos sentiments bienveillants pour le peuple turc. Encouragé par la bonté pontificale, je me permets de porter à la haute connaissance de Votre Sainteté un fait qui peut profondément impressionner le monde islamique.

L'archevêque de Canterbury, à l'instigation de quelques personnalités politiques, vient d'adresser au gouvernement britannique un appel pour obtenir l'expulsion des Turcs de Constantinople. Il prend ainsi la direction d'une croisade contre le maintien des musulmans dans leur Capitale.

Les religieux et clergymen en question semblent révoltés par les prétendus massacres arméniens ; personne, plus que les patriotes turcs, ne les déplorent. Pour apporter la lumière sur ces événements, il serait nécessaire le plus tôt possible de constituer une mission, composée de membres neutres, qui procéderait à la recherche de la vérité en recueillant toutes les preuves utiles.

L'enquête interalliée menée à Smyrne, comme l'enquête Gréco-Bulgare de 1913, sur les prétendues atrocités turques, a prouvé de quel côté étaient les vrais fautifs. Les auteurs de ces forfaits ont été dévoilés. Il serait aujourd'hui de toute importance d'éclairer le Monde sur la soi-disant Cruauté imputée aux Turcs.

On constatera certainement qu'il y a eu des tueries de part et d'autre, la religion n'y a joué aucun rôle, car les Turcs ont toujours prouvé leur tolérance et leur respect en matière de libre exercice des Cultes.

Je suis intimement convaincu que le Saint-Siège voudra bien user de son influence morale, basée sur la sagesse et la justice, pour rendre inefficaces ces sortes d'agissements de nature à porter atteinte aux principes élevés et sacrés de la religion.


Je prie, Votre Sainteté, etc...

Ahmed RIZA."


J.-T. S., "Union sacrée", Le Petit Marseillais, 19 mai 1920, p. 3 :


"Si la politique d'apaisement était bannie du reste du monde, ce serait bien certainement dans la religion qu'il faudrait aller la rechercher.

Voilà que l'exemple de l'Union sacrée, qui fut un temps si chère au coeur de tous les Français et qui fut si vite oubliée, nous revient, donné par les chefs des religions du monde.

A Constantinople même, en face de l'entrée principale du palais du sultan de Turquie, va se dresser la statue de Benoît XV, pape et chef de l'église catholique. Et c'est le sultan [Mehmet VI], chef de l'Islam, le « Commandeur des Croyants » lui-même, qui a souscrit, pour l'érection de ce monument, la plus forte somme.

Et ce n'est pas tout : le « Commandeur des Croyants » vient d'envoyer au Père Spirituel des Chrétiens une magnifique table de marbre. Ce n'est pas lui seul qui offre ce royal présent, d'autres ont concouru avec lui pour en faire les frais et ceux-là sont : le Grand patriarche grec, chef de la religion orthodoxe ; le Grand-Rabbin de Constantinople, l'un des plus hauts dignitaires de la religion judaïque et sur la table, profondément gravée dans la dalle de marbre qui la forme, on peut lire cette inscription, aussi belle qu'étonnante, après vingt siècles de luttes et d'intransigeante rivalité : « En hommage de reconnaissance au Bienfaiteur des Nations de l'Orient, sans distinction de Race ni de Religion. »

N'est-ce pas là un bel exemple donné à ceux qui ne désarment pas et qui cherchent dans leur propre race à dresser les hommes les uns contre les autres ?"


"Les Musulmans aimés du Pape Benoît XV", Le Rappel, 4 août 1920, p. 3 :


"M. Mohamed Ali, président de la délégation de l'Inde, a été reçu par le pape.

Celui-ci, après avoir reconnu la tolérance des Turcs, dit, à propos du traité de paix [de Sèvres], qu'il était regrettable que les traités récemment signés, s'ils marquaient la cessation des hostilités, n'avaient pas apporté la paix au monde.

Le pape assura encore M. Mohamed Ali que le monde catholique désirait la paix avec l'Islam et exprima sa sympathie aux peuples de l'Inde et au monde musulman."


"Une statue du pape Benoît XV", La Croix, 31 décembre 1921, p. 1 :

"Le pape Benoît XV a sa statue. C'est Constantinople qui l'a érigée et qui, dernièrement, devant le prince héritier, Abdul Medjid effendi, et tout le corps diplomatique, l'a inaugurée, ainsi que nous l'avons signalé en son temps.

Ce ne sont pas les catholiques qui ont pris l'initiative d'un tel monument, et ce ne sont pas eux qui ont rempli les listes de souscription, mais bien les musulmans, les juifs, les Arméniens, les Grecs, les protestants, fait observer avec raison le Figaro.

L'hommage est venu de Sa Majesté le sultan
et du vice-roi d'Egypte, du grand rabbin de Turquie, des patriarches arménien, grégorien, géorgien.

Voici en quels termes l'inscription gravée sur le socle rappelle l'oeuvre :

Au Grand Pontife de la tragédie mondiale,

Benoît XV, bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité ou de religion.

En signe de reconnaissance. — L'Orient.

1914-1919
"


Sur Benoît XV : Le pape Benoît XV devant la question arménienne (dans les Empires ottoman et russe)
 
 
 
Voir également : Les papes et les sultans

L'Empire ottoman et l'Occident chrétien à l'époque moderne

Alexandre VI Borgia et Beyazıt II (Bayezid II)

Napoléon III

Rüstem Mariani Paşa

L'anti-catholicisme virulent au sein du millet arménien (grégorien)

Quand les dachnaks comparaient les Azéris (qu'ils massacraient) aux Vendéens catholiques

L'oppression religieuse en Grèce

Les atrocités de l'armée russe contre les civils (sujets russes ou étrangers) durant la Première Guerre mondiale

De l'espionnage hamidien au nationalisme grand-arménien : l'itinéraire de Krikor Sinapian
  
"Génocide arménien" : les élites arméniennes d'Istanbul (après la descente de police du 24 avril) et les Arméniens d'Anatolie exemptés de déportation

"Génocide arménien" : les télégrammes secrets (authentiques) de Talat Paşa (Talat Pacha)

Talat Paşa (Talat Pacha) et la Palestine

Enver Paşa (Enver Pacha) et les chrétiens de Jérusalem

samedi 11 juillet 2020

Lutter jusqu'au bout : les exilés jeunes-turcs et la résistance kémaliste




Enver Paşa, déclaration lue au Congrès des peuples de l'Orient, source : Le premier Congrès des peuples de l'Orient, Bakou, 1-8 sept. 1920, Milan, Feltrinelli, 1967, p. 107 :

"Vous savez, camarades, que nous sommes sortis vaincus du combat impérialiste de la guerre mondiale. Mais, au point de vue de nos intérêts d'opprimés, je ne reconnais pas que nous soyons vaincus, parce que la Turquie, par suite de la fermeture de ses détroits, est devenue l'un des facteurs qui ont provoqué l'écroulement de l'insatiable Russie tsariste et l'avènement à sa place de l'alliée naturelle de tous les opprimés, de la Russie soviétiste. Elle a donc contribué à l'ouverture d'une nouvelle voie qui conduit au salut du monde. Au point de vue des peuples opprimés, je vois là une victoire.

Camarades ! L'armée qui soutient, en ce moment, une lutte héroïque contre l'impérialisme et qui, comme je l'ai déjà dit, puise sa force dans la classe paysanne, si elle est temporairement inactive, n'a pas été vaincue. A l'heure présente, après quinze années de lutte contre le même ennemi, elle combat, pour la deuxième fois, dans des conditions extrêmement pénibles. Mais la guerre actuelle ne peut être comparée à celle d'antan."


Aubrey Herbert, compte rendu de son entretien avec Talat Paşa (février 1921), Ben Kendim : A Record of Eastern Travel, Londres, Hutchinson & Co., 1924 :

""La maison que nous avions a été entièrement brûlée, mais cette maison a été mal construite ; c'était plein de courants d'air et ce n'était pas sain. Nous possédons toujours le site sur lequel elle se trouvait. Notre géographie est une forteresse pour nous — une forteresse très solide. Nos montagnes sont les plus solides de nos forces. Vous ne pouvez pas nous poursuivre dans les montagnes d'Asie ; et il y a six républiques qui s'étendent en Asie, composées d'hommes de notre sang, cousins, sinon frères, et unis maintenant par le lien du malheur. J'en parlerai plus tard. Puis, aussi, la guerre nous a obligés à réduire nos pertes, et c'est un avantage. Nous ne serons plus dérangés par les rébellions des Albanais, des Macédoniens et des Arabes", a déclaré l'ex-grand vizir. (...)

M. Lloyd George, à son avis, avait cru que la Turquie pouvait être détruite et avait été convaincu que tel était le cas par ses amis grecs, Venizelos et Sir Basil Zaharoff. M. Lloyd George avait tort. Talaat ne voulait pas exagérer la force de la Turquie, mais il pensait que l'Angleterre ne devait pas la sous-estimer. S'il n'y avait pas unité d'idées entre Angora et Constantinople, il y avait en tout cas unité d'idéaux.

"Maintenant," a-t-il dit, en parlant à nouveau des six républiques rouges, "elles sont rouges, mais pas d'un rouge profond. Ce sont des populations musulmanes et elles sont naturellement influencées par tout ce que fait la Turquie, et elles sont affectées par tout ce dont la Turquie souffre. Boukhara est une force potentielle ; il y a là des possibilités latentes à développer pour le bien ou pour le mal. En ce moment." Talaat Pacha a poursuivi : "La Turquie est en guerre avec l'Angleterre, et nous sommes engagés dans la propagande à travers l'Orient et nous incitons l'Inde, mais pas très efficacement. La Turquie mène, en fait, une politique consistant à enrôler autant de personnes qu'elle le peut contre la Grande-Bretagne et à entreprendre toutes les représailles possibles qui lui sont offertes."" (p. 319-320)

"Il considérait l'occupation des Dardanelles par les Grecs comme une provocation, et souhaitait y mettre un terme. Lorsque la Russie était hors de combat, a-t-il dit, la question des Dardanelles avait presque cessé d'exister. Il avait récemment été approché par un fonctionnaire grec, dont il m'a donné le nom, sur la question d'un arrangement. Mais le moment n'était pas venu. Les Grecs ont dit que Mustapha Kemal bluffait. Très bien, qu'ils le prouvent par la force des armes. Je lui ai demandé ce qu'il pensait de ce qui se passerait dans les Balkans. (...) Il pensait que la Serbie et la Bulgarie seraient à terme poussées dans une alliance. Une diplomatie grecque très intelligente serait nécessaire pour sauver la Grèce. La haine à son encontre était éternelle en Bulgarie ; et la Serbie ne pourrait jamais être satisfaite jusqu'à ce qu'elle atteigne la mer, par Salonique. La Grèce avait des ennemis partout et ses amis étaient neutres. Elle avait également encouru la jalousie de l'Italie. Il pense que la politique italienne a été remarquablement intelligente et que l'Italie a surmonté les pires de ses difficultés. Sa sympathie pour la Turquie la récompenserait.

L'ex-grand vizir a ensuite parlé de l'Europe en général, mais m'a demandé de respecter certaines de ses confidences. Il ressortait de sa conversation que lui et les Turcs d'Angora étaient en contact étroit avec les grandes forces du moment et avec tous les principaux gouvernements européens, à l'exception de celui de la Grande-Bretagne. Il a dit qu'il pensait que la situation irlandaise avait été mal gérée. C'était la première fois, à notre époque, que nous devions traiter une question de ce genre et nous avions commis des erreurs grossières. (...)

"Maintenant," a dit Talaat Pacha, "j'ai mis toutes mes cartes sur la table, et j'espère que vous serez en mesure de persuader votre gouvernement de ces faits, qui, après tout, peuvent facilement être prouvés. (...) Je ne veux ni pouvoir ni fonction ; je parle pour moi, mais je suis au centre des choses. Mustapha Kemal à Angora ne sera pas en désaccord avec moi ; et Bekir Sami Bey dit aujourd'hui à Londres ce que je vous dis à Düsseldorf. Ses propositions ont été bien accueillies ; les gouvernements alliés proposent d'enquêter sur la question de Smyrne et de la Thrace. La question arménienne est en voie d'être réglée. Bekir Sami a eu des discussions amicales avec M. Lloyd George à Downing Street, et maintenant j'ai dit tout ce que j'avais à dire. Si le gouvernement britannique le souhaite, la paix peut être obtenue immédiatement, et avec elle le développement de l'Asie Mineure. Vous ne pourrez jamais parvenir à la partition de la Turquie. (...)"" (p. 325-327)


Said Halim Paşa, L'Empire ottoman et la guerre mondiale, Istanbul, Isis, 2000 :


"A côté de ses qualités militaires, Mustafa Kemal en possède d'autres d'un ordre plus général qui lui ont permis d'atteindre sa situation actuelle. Qualités de chef d'abord. Car Mustafa Kemal est avant tout un chef, un conducteur d'hommes. Il possède à un haut degré le don mystérieux grâce auquel certains êtres privilégiés s'imposent aux autres. Aujourd'hui, la Turquie toute entière subit l'ascendant de ce maître homme. Qualités plus apparentes ensuite : une résolution de fer, une ténacité de bull-dog, le coup d'œil, la promptitude à discerner le moment psychologique et à en profiter, l'audace et la prudence selon les circonstances, l'intelligence, une intelligence vive et profonde quoique inculte qui lui fait deviner ce qu'il ne sait pas, la présence d'esprit, une rare faculté d'argumentation et d'exposition et, last but not least, une incomparable habileté dans la manœuvre. C'est, en effet, un tacticien de premier ordre autant comme politicien que comme militaire.

Profondément ambitieux et assoiffé de gloire, Mustafa Kemal puise dans ces deux traits dominants de son caractère une inlassable activité et une vigueur inépuisable qui le maintiennent constamment à son plus haut diapason. Cet homme n'est jamais fatigué, jamais découragé. On le trouve toujours à la hauteur de toutes les situations.

Nous ne sommes pas de ceux qui lui font un tort de ses mobiles d'action. Jusqu'à présent la patrie y a gagné. L'avenir montrera si de l'ambition ou du patriotisme ce dernier est plus fort chez le chef nationaliste.

Parfait, Mustafa Kemal n'est pas. Ce n'est pas moralement parlant un grand homme du type washingtonien. Il a hélas plus d'un défaut. Celui qui est le plus regrettable de tous est sa disposition à considérer comme des rivaux, à écarter tous ceux qui, à un titre quelconque, pourraient lui disputer la gloire d'avoir sauvé la patrie. Jalousie d'un ordre élevé. Mais elle a le grand désavantage de lui faire repousser le concours d'hommes qui pourraient rendre des services notables au pays.

Au demeurant, cassant, entier, autoritaire, aspects de son caractère où on reconnaît le militaire, et par trop intolérant de conseils. Sans dispositions pour la vraie amitié, il est en outre dépourvu du souci de ménager les sentiments d'autrui. Sans doute, dans sa situation actuelle qui demande de lui des sacrifices de sentiment à la cause nationale, il n'est pas toujours regrettable qu'il puisse rester insensible à la voix du cœur. Mais souvent il se crée gratuitement des ennemis par son mépris des formes et des nuances. C'est ainsi qu'il est plus craint et respecté qu'aimé. Le fait est que jamais homme public n'a plus dédaigné la popularité.

Tel est Mustafa Kemal Paşa dans la vie publique. Dans la vie privée il se montre tout autre. Bon avec la domesticité et en général avec les petits, les humbles, s'intéressant à leurs misères, indulgent avec ses subordonnés immédiats et se laissant aller à une aimable familiarité avec eux, sociable au plus haut degré et provoquant à toute occasion des discussions et des causeries qu'il fait durer souvent jusqu'au matin et où il frappe ses interlocuteurs par la profondeur et l'originalité de ses thèses quand il ne les enchante pas par la finesse et l'humour de ses récits. On se demande à le voir sous ce jour, si c'est le même homme qui, dans son rôle officiel méprise, brusque et rudoie les autres.

C'est, en réalité, une nature foncièrement bonne et gracieuse que l'ambition fait dévoyer dans la lutte pour le pouvoir et la gloire. Ainsi s'expliquerait le sourire d'enfant dans le masque de jaguar.

On accuse Mustafa Kemal de se vautrer dans une débauche effrénée. Ce n'est pas vrai. Amateur de la "noce", il a pu l'être. Mais il a fait à son rôle de chef de la cause nationaliste le sacrifice de ses vices, ce qui n'est pas un mince mérite. Aujourd'hui, sa vie est parfaitement correcte et ordonnée.

Que si précédemment il se livrait à des excès, il y a lieu de considérer que, dans ces débordements il y avait plutôt des défis lancés aux conventions mondaines que des explosions de vice. En effet, Mustafa Kemal est un révolté contre la société dont il dédaigne les préjugés et méprise la loi. Sous ce rapport il rappelle Byron et Alfred de Musset. Même dans ses écarts cet homme est intéressant.

En résumé nous dirons de l'être prodigieux qu'est Mustafa Kemal Paşa que, dans la vie publique c'est le type de l'ambitieux — patriote de grand style : audacieux, décidé, redoutable — et que dans la vie privée, c'est un égoïste, mais un égoïste qui rachète et au delà sa conception exagérée de son moi par les séductions de son esprit et l'intérêt de sa personnalité.

Dans la poursuite de son rôle actuel, il combine l'implacable résolution d'un Cecil Rhodes écrasant tout sur son passage, tel le conducteur du char de Juggernauth, avec l'habileté consommée d'un Cavour et le génial empirisme d'un Mehmed Ali.

Par sa puissance d'action il constitue un des facteurs décisifs de la politique internationale. Il a maintenu dans leur lit naturel les destinées turques que l'Angleterre cherchait à faire dévier dans des canaux artificiels menant à l'extinction. Il appartient définitivement à l'histoire. Il s'y est taillé une place à grands coups de hache. Elle peut grandir, elle ne peut diminuer.

Tel qu'il est, mélange de bon et de mauvais, de faiblesse et de force, de vertus et de défauts, la Turquie ne peut que lui faire hommage de son admiration et de sa reconnaissance. Elle ne saurait trop l'honorer. Elle lui doit sa survivance et sa réintégration dans l'estime des nations.

Mais hâtons-nous d'ajouter que dans son prodigieux succès la part de la nation est encore plus grande que la sienne. Elle lui a fourni un inépuisable fond d'héroïsme et d'enthousiasme à mettre en valeur et à diriger. S'il a été l'artisan, elle a été l'outil, outil d'une qualité incomparable, et qui, dans sa modestie s'ignorait. En fait, le sauvetage de la Turquie et son orientation vers des destinées qui, par leur éclat déjà entrevu, rachèteront ses souffrances et ses humiliations des deux derniers siècles, sont dûs à la combinaison et à la coopération des qualités de la race avec celles d'un de ses fils que la nature a rendu éminent.

On soutient obstinément que Mustafa Kemal est unioniste. Rien est moins vrai. Sans doute, dans le temps déjà lointain des débuts du parti Union et Progrès, il en avait fait partie. C'était même en qualité de fondateur du groupe révolutionnaire d'où est sortie cette association. Bientôt il s'en sépara. Il n'a jamais été affilié au Merkez-i Umumi (siège central du comité), et n'a jamais participé au gouvernement occulte exercé par lui. Il en a été au contraire l'adversaire. Adversaire peu actif, à la vérité, car il lui répugnait de faire de la politique en qualité de militaire dévoué à sa profession. A aucun moment il n'a subi l'influence de quelconque des chefs unionistes et moins que jamais dans sa situation actuelle où, nous le répétons, il voudrait rester seul à cueillir les lauriers du triomphe final. Pour quiconque est tant soit peu au courant des dessous de la politique turque depuis la Révolution et a quelque connaissance du caractère de Mustafa Kemal, la légende qui veut faire lui un instrument du comité Union et Progrès lequel, du reste, n'existe plus, sont d'un haut comique." (p. 54-57)


"Enver jugé par Djemal pacha.", Bulletin périodique de la presse russe, n° 107, 7 septembre 1922 :

"Quelques jours avant son départ de Moscou pour Tiflis où il devait trouver la mort, Djemal pacha eut un entretien avec M. Michels, correspondant des Izvestia de Moscou sur les agissements d'Enver au Turkestan. (...)

A la question : Existe-t-il des relations entre lui et Kemal-pacha ? Djemal répondit par l'affirmative, ajoutant :

« Depuis longtemps nous sommes liés d'une amitié fraternelle. Nous sommes constamment en relations par correspondance. » " (p. 4)


Voir également : Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)
 
 
La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Cemal Paşa (Djemal Pacha), le "Turc turcophile"

Talat Paşa (Talat Pacha), d'après diverses personnes

Ahmet Rıza et la faillite morale de la politique occidentale en Orient

Sait Halim Paşa et l'esprit de croisade anti-turc


Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive
 
Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale
 
Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques
 
L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)

Les "procès d'Istanbul" (1919-1920) : un point de vue hintchakiste
  
Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste 

La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens
 
La sous-estimation méprisante des Turcs
 
L'armée qui a ruiné les espoirs des nationalistes grand-grecs

jeudi 9 juillet 2020

La rivalité germano-ottomane dans le Caucase (1918)



"Affaires extérieures", L'Europe nouvelle. Feuille du service de documentation, n° 2, 29 juin 1918 :


"ALLEMAGNE ET TURQUIE

« Il n'y a pas d'antagonisme sérieux, dit M. de Kühlmann entre les intérêts de nos fidèles (?) alliés turcs et les nôtres ». Mais, à peine l'a-t-il affirmé, qu'il annonce la réunion prochaine d'une conférence à Constantinople, l'envoi d'un agent diplomatique à Tiflis, le général von Kreise [Kress von Kressenstein], et l'accord de l'Allemagne avec la Georgie.

La manœuvre est claire, selon l'Europe Nouvelle, et l'on ne saurait en être dupe à Stamboul. Le « Drang nach Osten » obstiné et patient de la Turquie, suscite outre-Rhin les plus graves inquiétudes. Il contrecarre ses projets grandioses de transasiatique et de pénétration directe par l'Asie Occidentale en Perse et jusqu'aux frontières de l'Inde. Eh quoi, la Sublime Porte n'aurait-elle pas mieux à faire en Palestine et en Mésopotamie, dont les Anglais occupent la plus grande partie ? Ses forces, ses dernières ressources d'énergie ne seraient-elles pas plus utilement employées à refouler l'envahisseur, plutôt qu'à s'assurer le contrôle du Caucase ? Mais la Sublime Porte fait la sourde oreille. Elle sait combien est plus populaire en Anatolie cette marche vers le plateau Touranien, berceau de la race, qu'une lutte coûteuse contre l'Angleterre, pour reconquérir des terres arabes ou syriennes dont la population lui est profondément hostile."
 
 
Henry Rollin, "Lettres d'Orient : L'Allemagne, la Turquie et les pétroles russes", Le Temps, 8 avril 1922 :

"La conférence de Gênes aura sans doute à examiner la question des pétroles russes ; il n'est donc pas sans intérêt de rappeler quelle fut la politique suivie à cet égard par l'Allemagne au moment où, sentant sa défaite prochaine, elle plantait les premiers jalons de sa revanche économique.

Lorsqu'elle échafaudait sa politique orientale sur la constitution d'une Turquie forte et maîtresse incontestée des abords du golfe Persique, l'Allemagne faisait un calcul qui n'était pas dépourvu d'ingéniosité. L'empire ottoman, dont les dirigeants n'ont jamais apprécié à sa juste valeur l'importance des grands problèmes économiques, ne recherchait au fond que l'exercice honorifique d'une souveraineté sans restrictions. Aussi l'Allemagne escomptait-elle que la mise en valeur des régions soumises à la domination d'une Turquie qui lui devrait sa puissance et sa force lui écherrait naturellement.

En exaltant l'esprit guerrier des Turcs, en les poussant à la lutte contre les autres concurrents occidentaux, l'Allemagne croyait donc pouvoir reconquérir le terrain qu'avait gagné l'Angleterre par les accords de 1914, et se réserver ainsi l'exploitation exclusive, non seulement de la Mésopotamie, mais de toute l'Asie occidentale qu'une issue favorable de la guerre aurait nécessairement soumise à l'influence politique de la Turquie.

Mais les défaites turques en Mésopotamie et en Syrie qui survinrent en même temps que s'effondrait l'armée russe modifièrent radicalement la situation. L'Allemagne ne fut plus en mesure de canaliser vers le golfe Persique l'ardeur belliqueuse des Turcs. Lorsqu'en 1918 la Transcaucasie, cessant d'appartenir à la Russie, n'appartint plus à personne, rien ne put empêcher l'effort turc de se porter au Caucase vers des objectifs plus attrayants et aussi plus faciles à atteindre.

C'est à partir de ce moment que l'alliance germano-turque commença à boiter, la Turquie cessant de remplir le rôle que l'Allemagne avait voulu lui assigner dans cette première guerre du pétrole. Car non seulement la Turquie se révélait impuissante à disputer à l'Angleterre le bassin pétrolifère turco-persan, mais elle venait par surcroît déranger les projets de l'Allemagne sur les pétroles russes. Pressentant sa défaite sur le théâtre principal de la guerre, l'Allemagne avait, en effet, remanié déjà ses plans en vue de l'après-guerre dans la ferme intention de se réserver au moins l'un des domaines pétrolifères de l'Orient : celui du Caucase.

La Turquie, que la défaite prochaine et inévitable devait fatalement soustraire à l'influence allemande en la faisant passer sous celle des vainqueurs, ne pouvait désormais être pour l'Allemagne qu'un trouble-fête dont l'intervention au Caucase constituait une sérieuse menace pour ses projets d'avenir. L'Allemagne ne pouvait pas abandonner à l'incompréhension dont faisaient preuve les Turcs pour les problèmes économiques les richesses naturelles de la Transcaucasie, le pétrole surtout, qui, s'il arrivait trop tard pour conjurer la défaite, pouvait libérer un jour le peuple allemand du tribut américain et l'aider à se dédommager dans le domaine économique des déboires essuyés sur le terrain militaire et politique.

Aussi, lorsqu'il devint manifeste qu'il serait impossible d'empêcher les troupes turques de se jeter sur le Caucase, le commandement allemand décida-t-il d'y envoyer également des troupes, non pas pour aider les Turcs, mais pour contrecarrer leurs projets, et comme le dit dans ses mémoires, le maréchal von Hindenburg, « pour sauver au profit de l'ensemble de la Quadruplice au moins une partie des riches approvisionnements en matières premières qui existaient en Transcaucasie ». L'arrivée de ces troupes marqua le commencement, du conflit turco-allemand au Caucase. La Turquie qui, sans se préoccuper de pétrole, voyait dans sa conquête l'accomplissement d'une mission historique envers des frères de race, se dérobait résolument aux suggestions les plus impérieuses de son alliée.

Or l'Allemagne avait promis à Moscou, comme le rappelle d'ailleurs Ludendorff dans ses souvenirs de guerre, « de faire pression sur la Turquie pour qu'elle n'occupât pas Bakou ». Elle avait même reconnu par un acte additionnel au traité de Brest-Litowsk, signé à Berlin le 28 août 1918, que l'Azerbeïdjan et l'Arménie russe restaient dans les limites de la Russie soviétique.

Ce que l'Allemagne avait en vue en signant cet acte additionnel, von Hintze, alors secrétaire d'Etat aux affaires étrangères, l'avait exposé en son temps devant la commission principale du Reichstag :

Bakou, avec sa production de pétrole, disait-il alors, est une nécessité vitale pour la Russie ; non seulement pour la Russie, mais pour toute une moitié du monde, en tout cas pour la moitié de l'Europe. La Russie dépend de Bakou pour ses chemins de fer du sud et pour sa navigation fluviale. Quant à nous, nous en avons besoin pour notre éclairage et pour notre approvisionnement en mazout et en pétrole brut. Aussi avons-nous attaché un grand prix à ce que cette ville soit conservée intacte.

La convention additionnelle prévoit que nous devrions intervenir pour empêcher la marche sur Bakou d'une tierce puissance... Cela ne nous a pas réussi pleinement, mais nous nous efforçons de le faire, et nos efforts donnent lieu d'espérer que nous parviendrons à conserver Bakou, tel qu'il  doit être pour la Russie, pour nous, pour nos alliés : un riche marché d'approvisionnement en pétrole.


Ces paroles étaient prononcées le 24 septembre 1918, c'est-à-dire au moment où la défaite allemande ne faisait plus, à Berlin, l'objet d'aucun doute. Ce n'était donc pas pour le présent, mais bien pour l'avenir que l'Allemagne liait partie avec la Russie soviétique contre son alliée la Turquie. Car elle voyait déjà se préciser les grandes lignes de sa future politique dans laquelle la Turquie ne figurait plus comme un facteur utile.

Dans l'ordre de choses que faisait prévoir en Orient la victoire de l'Entente, l'Allemagne se représentait déjà la Russie des Soviets comme l'alliée naturelle, du moins dans le domaine économique. Elle avait été la première à la reconnaître de droit, comme l'Allemagne républicaine devait d'ailleurs être plus tard la première à envoyer à Bakou, à Tiflis, à Batoum et à Poti, tombés au pouvoir uni Soviets, ses représentants diplomatiques et consulaires. Grâce à sa proximité de la Russie, grâce aussi à son outillage technique et à ses nombreux spécialistes disponibles, elle comptait se trouver, en temps opportun, la première à remettre en valeur à son profit l'ensemble des gisements pétrolifères de la Russie.

Les Turcs, toutefois, qui se souciaient fort peu des préoccupations d'avenir de l'Allemagne, et qui s'indignaient de la voir, suivant l'expression du journaliste azerbeïdjanais Ahmed Agaef, « sacrifier l'amitié turque pour un peu de pétrole », passèrent outre aux injonctions de Berlin et firent occuper Bakou par les troupes de Nouri pacha, bien que les Anglais aient aussi essayé, de leur côté, de les en empêcher en envoyant à Bakou, à travers la Perse, le général Dunsterville, qui ne put s'y maintenir.

Le 14 septembre 1918, date de la prise de Bakou par les Turcs, marquait ainsi la fin de la première lutte armée pour la conquête des pétroles caucasiens, qui mit aux prises Turcs et Allemands d'abord, Turcs et Russo-Anglais ensuite. Cette lutte se terminait donc par une double victoire militaire et politique de la Turquie qui, seule parmi les puissances en compétition, ne s'intéressait que très vaguement à la question du pétrole.

Mais l'armistice de Moudros devait peu après défaire tout le travail de l'armée et de la diplomatie turques au Caucase. L'Entente victorieuse allait exiger, à la grande satisfaction des Allemands, le retrait des troupes turques qui gardaient Bakou. L'occupation effective des Turcs allant faire place à une occupation éphémère et plutôt symbolique des Anglais, en attendant que les multiples errements de la politique de l'Entente à l'égard de la Russie et, de l'Orient soient venus assurer le retour de la Russie soviétique dans les marches caucasiennes, ressuscitant ainsi pour l'Allemagne républicaine les espoirs que l'Allemagne impériale avait vus s'évanouir devant l'action turque au Caucase." (p. 2)


Erich Ludendorff, Souvenirs de guerre, tome II, Paris, Payot, 1921 :

"Le G. Q. G. [Grand Quartier général] aurait très volontiers amené le XVe C. A. [corps d'armée] turc sur le front Ouest [en 1918], mais la triste situation dans laquelle se trouvait l'armée turque nous obligea à le renvoyer en Turquie. Je l'ai regretté plus tard. Comme Enver continuait à n'avoir d'yeux que pour le Caucase, il envoya le C. A. à Batoum, où il demeura sans rien faire d'utile. Il eût été préférable qu'il vînt au front occidental." (p. 198)

"En Arménie, les Turcs avaient commencé leur avance à la fin de février. A la fin mars, ils avaient purgé leur territoire des Russes et occupé fin avril le territoire de Kars et de Batoum que leur avait attribué la paix de Brest. Ils ne pensaient pas en rester là, mais continuer à étendre leur influence sur le territoire du Caucase. Dans ce but, ils firent une propagande active parmi la population musulmane du territoire d'Azerbeïdjan ; le frère d'Enver, Nouri, y apparut aussi pour y organiser de nouvelles formations. En même temps, la Turquie entra en négociations avec les petites républiques de Géorgie, d'Azerbeïdjan et d'Arménie, qui se formaient dans le sud de la Russie ; le général von Lossow, de Constantinople, y prit part sur l'ordre du gouvernement allemand. 
 
Je ne pouvais que souscrire à des mesures turques qui, en elles-mêmes, étaient favorables à la guerre dans son ensemble. Mais elles ne devaient pas détourner la Turquie de son véritable devoir dans la guerre, ni rendre plus difficile notre approvisionnement en matières premières tirées du Caucase, dont nous attendions un profond soulagement. Le devoir d'Enver était de combattre l'Angleterre en premier lieu sur le front de Palestine. J'attirai son attention là-dessus dans des télégrammes très nets. Maintenant, l'occasion s'offrait aussi d'atteindre les Anglais dans le Nord de la Perse. Les communications, par voie ferrée, de Batoum à Tebriz par Tiflis favorisaient ce projet. Dans le Nord de la Perse, les Turcs pouvaient avoir la supériorité sur les Anglais. Faire lever contre eux des populations de l'Azerbeïdjan nous aurait rendu de précieux services. J'aurais soutenu volontiers tous les efforts dans ce sens. Mais Enver et le gouvernement turc pensaient moins à la guerre contre l'Angleterre qu'à leurs buts panislamistes au Caucase. Ils y joignaient des buts tout matériels, à savoir, l'exploitation, pleine de profits, des matières premières qui s'y trouvaient. Que l'Allemagne ne dût en tirer aucun profit pour sa situation économique, tous ceux qui connaissaient les procédés turcs en affaires le savaient. Cela nous mettait en opposition avec la Turquie au point de vue de ses buts de guerre.

Aux négociations de Batoum, les représentants de la république de Géorgie s'étaient adressés au général von Lossow et avaient demandé la protection de l'empire d'Allemagne. Nous avions travaillé en 1915 et 1916 en Arménie avec des corps francs de Géorgie, à vrai dire sans succès. Nous étions par là entrés en contact avec certains Géorgiens influents. Je ne pouvais, pour des raisons militaires, que voir avec plaisir ces rapports et la demande de la Géorgie qui réclamait la protection de l'empire d'Allemagne. C'était pour nous un moyen d'arriver, indépendamment de la Turquie, aux matières premières du Caucase et d'exercer une influence sur l'exploitation des chemins de fer qui passaient par Tiflis. Ces voies ferrées avaient une importance primordiale pour la conduite de la guerre dans le nord de la Perse et une exploitation placée sous l'influence allemande aurait été plus productive que sous le régime de la collaboration turque. Enfin, nous devions essayer de nous renforcer en levant des troupes géorgiennes ; on pouvait les utiliser contre l'Angleterre. Il ne fallait pas non plus perdre de de vue les difficultés que nous créerait l'armée de volontaires [anti-bolchevistes] du général Alexeïeff qui se trouvait au nord du Caucase dans le district de Kuban. Aussi, j'intercédai près du chancelier de l'Empire pour qu'on tînt compte des vœux de la Géorgie." (p. 238-239)

"Le gouvernement bolcheviste montrait beaucoup d'empressement ; il prit en considération les vœux de l'Allemagne à propos de l'Esthonie et de la Livonie, accorda l'autonomie à la Géorgie, garantit le paiement par acomptes d'une indemnité de guerre et promit de livrer des matières premières, entre autres du pétrole de Bakou. L'Allemagne accordait peu en échange. Ses concessions consistaient essentiellement dans les assurances suivantes : remise de charbon du bassin de Donetz, transport de céréales du territoire de Kuban vers le nord par le chemin de fer de Rostov sur le Don, ce que les Cosaques du Don rendaient, à vrai dire, presque inexécutable, enfin pression sur la Turquie, pour l'empêcher de prendre Bakou. Nous accordâmes en outre l'évacuation des territoires de la Grande-Russie près de la Beresina et de la Duna, occupés en février, à mesure que seraient payés les acomptes de l'indemnité de guerre. Les premiers acomptes furent en effet payés plus tard, ce que j'avais mis en doute." (p. 278)


Anton Dénikine, souvenirs publiés dans le journal Voprossy Istorii, n° 4-5, 1992, source : Cahiers du mouvement ouvrier, n° 9, mars 2000, p. 29-30 :


"Après la proclamation de la République démocratique indépendante de Géorgie, une délégation de la république se rendit à Berlin et, le 11 juin (1918), le Reichstag proclama la reconnaissance par l'Allemagne de la nouvelle république “de facto”. Une mission diplomatique dirigée par le colonel von Kros [Kress von Kressenstein], flanquée de deux compagnies, s'installa à Tiflis. Dès ce moment-là, la politique intérieure et extérieure du pays fut totalement soumise à l'influence allemande. Les Allemands commencèrent à rafler les matières premières, tout en entreprenant d'organiser une force armée géorgienne. Au témoignage du général Ludendorff, cette force armée devait servir d'auxiliaire dans la lutte contre les Anglais sur le terrain asiatique... et contre l'Armée des volontaires, qui commençait à inquiéter de plus en plus le commandement allemand.

Le pétrole de Bakou hantait tout particulièrement les esprits et les sentiments des politiciens asiatiques et européens. Dès le printemps s'engagea une vive concurrence, une lutte de vitesse dans les domaines militaire et politique pour atteindre le but final : Bakou. Les Anglais en partant d'Enzeli, en s'appuyant sur Nouri-Pacha (le frère d'Enver-Pacha) à travers l'Azerbaïdjan, et les Allemands à travers la Géorgie. A cette fin, Ludendorff retira du front des Balkans une brigade de cavalerie et quelques bataillons (six ou sept), qu'il se hâta de transférer à Batoum et à Poti, port que les Allemands venaient de louer aux Géorgiens pour soixante ans.

Mais le destin en décida autrement : Nouri-Pacha arriva avant les Allemands à Bakou et les troupes de débarquement allemandes n'auront pas eu le temps de se regrouper que la perte de la Bulgarie au début de septembre ébranlera définitivement la situation des puissances centrales et contraindra l'état-major allemand à rappeler ses troupes de Géorgie dans les Balkans..."


Voir également : Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive 
  
Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale
  
C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?

Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque
  
L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)

Le panislamisme et le panturquisme de Nuri Paşa (frère d'Enver Paşa)
   
Histoire des Arméniens : massacre de la population azérie à Bakou

Le bolcheviste arménien Stepan Shaoumian (Stepane Chaoumian) : un ami intime de Staline et le massacreur des Azéris de Bakou

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes


La politique arménienne des Jeunes-Turcs et des kémalistes

Les tentatives de rapprochement turco-arménien en 1918


Le gouvernement de Talat Paşa (Talat Pacha) et la reconnaissance de la République d'Arménie (1918)
 
Le turcologue Gerhard von Mende et les Arméniens

L'accident de Louis Blériot à Istanbul (1909)




"Une chute de Blériot à Constantinople : Le courageux Aviateur n'est que légèrement blessé", supplément à L'Aéronaute, n° 515, 25 décembre 1909 :

"Le 12 décembre, M. Blériot, qui est actuellement à Constantinople, a fait une brillante ascension, qui s'est malheureusement terminée par un accident.

Une foule nombreuse était réunie au champ d'aviation et la première envolée a été des mieux réussies. Le public a fait alors à l'aviateur français une chaleureuse ovation.

Malgré le vent violent et de brusques rafales, Blériot, devant l'impatience de la foule, se décida à tenter une nouvelle envolée.

De la place Taxim, sur son aéroplane, il s'éleva aisément à la hauteur d'une quinzaine de mètres, bien qu'il fût entraîné à gauche par un vent violent.

Blériot, en arrivant au bout de la place, voulut virer à droite, mais le vent s'engouffrant dans le profond et étroit ravin de Tatavla, l'y entraîna.

L'aviateur tenta un second virage, mais une nouvelle rafale le précipita sur le toit d'une
maison d'où il tomba dans un petit jardin.

Blériot se releva lui-même, puis il fut conduit à l'école voisine où ses amis accoururent et le transportèrent dans une chaise à porteurs à l'hôpital français de Taxim. Trois médecins ont examiné longuement Blériot ; ils ont constaté une contusion du côté gauche au-dessous de la dernière côte, et une légère égratignure à la main ; ils déclarent que les reins sont intacts et ils n'ont pas découvert de lésions internes ; ils estiment que l'état ne présente pas de danger.

Parmi les personnes qui se présentèrent les premières à l'hôpital, on a remarqué Mme Bompard, femme de l'ambassadeur, et le consul de France. L'aéroplane est entièrement brisé, mais le moteur est intact.

On attribue l'accident au peu d'étendue du terrain d'évolution qui ne permit pas à Blériot de s'élever assez haut pour manoeuvrer malgré le vent.

L'émotion a été grande parmi la population et la sympathie qu'on témoigne à l'aviateur est générale."


"En plein air", L'Echo de Paris, 14 décembre 1909, p. 5 :


"AERONAUTIQUE

L'ETAT DE BLERIOT. — La nouvelle de l'accident de Blériot a causé une réelle émotion dans le monde entier. On a pu juger ainsi combien la popularité de l'aviateur français est grande. Heureusement qu'une dépêche lancée de Constantinople hier matin, à 11 heures 35, annonce que l'état de santé de Blériot est satisfaisant. La nuit a été bonne et il n'y a aucune complication. Mais l'immobilité et le silence le plus complet sont ordonnés. Talaat bey et Haladjian ont fait prendre des nouvelles du blessé. Les journaux publient des articles enthousiastes relatifs au courage de notre compatriote.

C'est égal, le héros de la traversée de la Manche a assez fait parler au sujet de l'aviation et il devrait revenir prendre le repos qui lui est bien dû... dans ses ateliers de Neuilly, où il a tant à faire. Ce ne serait qu'un repos relatif !" 


Voir également : Talat Paşa (Talat Pacha), d'après diverses personnes

La volonté réformatrice de Talat Bey

Bedros Haladjian, un cadre dirigeant du Comité Union et Progrès
  
L'amitié franco-turque

lundi 6 juillet 2020

Džemaludin Čaušević et les réformes kémalistes




Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999, p. 171-172 :

"La communauté musulmane [de Bosnie] ne fut pas pour autant épargnée par le processus de sécularisation qui avait touché le reste de l'Europe, processus favorisé dans le cas qui nous occupe par le nombre croissant de jeunes diplômés, auxquels avait été dispensé un enseignement laïque de facture occidentale, et de femmes au travail. Cette mutation devait bien évidemment conforter au sein de la communauté les courants moderniste et réformiste au détriment des courants conservateur et traditionaliste, comme le montre le conflit qui opposa en 1927 et 1928 le reīs ül-ulemā Džemaludin Čaušević à une écrasante majorité de dignitaires religieux musulmans de Sarajevo.

Čaušević était un juriste et un théologien de haut niveau, bon connaisseur de la pensée et de l'œuvre des chefs de file de l'islamisme réformateur, Jamal ad-Dîn al-Afghânî et Muhammad Abduh. Reīs ül-ulema de Bosnie-Herzégovine depuis 1913, il avait entrepris dès avant son élection de faire publier les ouvrages religieux, y compris le Coran, en langue serbo-croate, afin d'en faciliter la lecture et la compréhension par les  fidèles. Au moment où la polémique faisait rage entre les jeunes musulmans regroupés autour de l'hebdomadaire Reforma et les muftī à propos du port du voile par les femmes et de celui du chapeau par les hommes, le reīs ül-ulemā, de retour d'un voyage en Turquie kemaliste, prit publiquement le parti des premiers à l'occasion d'un entretien accordé à la revue Gajret en décembre 1927. Il y déclarait ne pas être opposé à ce que les musulmanes se dévoilent et à ce que les musulmans portent le chapeau à la place du fez, car il ne voyait dans un cas comme dans l'autre nulle atteinte aux préceptes de l'islam. Il préconisait d'autre part qu'à l'exemple de la Turquie, on installât des écoles et non des cimetières (ce qui était pourtant leur destination initiale) sur les terrains appartenant aux fondations pieuses musulmanes situés au cœur des villes bosniaques. Ces conceptions audacieuses lui valurent un cinglant désaveu de la part des notables musulmans, au premier rang desquels se signalait son futur successeur au poste de reīs ül-ulemā, Ibrahim Maglajlić, dont la présence parmi les détracteurs de Čaušević nous rappelle les liens étroits qu'entretenait chez les Bosniaques musulmans, depuis la fin du siècle dernier, la serbophilie avec le conservatisme et le traditionalisme religieux."

Voir également : Le réformisme du sultan Mahmut II

Les intellectuels islamistes et la révolution jeune-turque
  
Le kémalisme et l'islam
  
 
Une hypothèse sur l'anticléricalisme kémalien

Le "rayonnement" de la Turquie kémaliste dans le monde musulman
 
La Turquie d'Atatürk et les salafistes-wahhabites du monde arabe

dimanche 5 juillet 2020

Progressisme kémaliste, arriération coloniale




Robert Louzon (syndicaliste révolutionnaire et anticolonialiste, il ne s'est pas compromis dans la collaboration malgré ses dérives inquiétantes), "Notes Economiques", La Révolution prolétarienne, n° 51, 1er février 1928, p. 10 :

"Quand on songe à l'importance qu'ont les signes extérieurs, symboles qui font se survivre les systèmes d'idées, d'institutions, de principes sociaux surannés, qui sans eux seraient depuis longtemps tombés en poussière, il y a dans le chapeau mou de celui [Amanullah Khan] qui, tout récemment encore, était considéré comme le futur Commandeur des Croyants, un fait d'importance capitale.

C'est donc maintenant une chose bien avérée. Il y a actuellement deux pays musulmans, et deux seuls, qui s'échappent à toute allure des liens d'une tradition millénaire, qui sont en train d'abandonner à toute vitesse un état de civilisation dans lequel ils étaient endormis depuis des siècles ; ces deux Etats, ce sont : la Turquie et l'Afghanistan.

Or ces deux pays, et ces deux-là seuls, sont les seuls Etats musulmans indépendants.

Dans les pays semi-indépendants comme l'Egypte, il y a demi-évolution, et dans les pays entièrement soumis à une domination étrangère, comme l'Afrique du Nord, le musulman continue à vivre et à penser comme il y a un siècle, comme il y a dix siècles.

Ce n'est pas là une simple coïncidence : le progrès ne s'accomplit que dans la liberté. L'exemple de l'Afghanistan montre ce que serait devenu le Rif, si nous avions été capables d'aider suffisamment Abd el Krim à conquérir et à maintenir l'indépendance de son pays."

Robert Louzon, "Sanctions ou pas sanctions : Une heure décisive", La Révolution prolétarienne, n° 209, 25 octobre 1935, p. 2 :


"Nous ne sommes certes pas les adversaires de la civilisation moderne — quels que soient les comptes que nous ayons à régler avec elle — mais, précisément, c'est un fait que seuls peuvent parvenir à la civilisation moderne les peuples restés indépendants.

Comparez les progrès du Japon qui a su résister à toute domination européenne, avec ceux de la Chine tenue en vasselage durant tout le XIXe siècle par les différentes puissances européennes ! Voyez le Siam, indépendant, beaucoup plus « modernisé » que l'Indochine française ! Et voyez la Turquie libérée des intrigues européennes qui abandonne en un tournemain ses coutumes séculaires, tout ce qui s'était introduit de particulièrement réactionnaire dans l'Islam, alors que les musulmans restés sous le joug de colonisateurs maintenus de force, — comme les Algériens, par exemple, sous la domination des marabouts — ont été incapables d' « évoluer » depuis des dizaines, voire une centaine d'années, qu'ils jouissent des « bienfaits de la civilisation »."

Voir également : La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens
 
La sous-estimation méprisante des Turcs 
 
Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?
 
Le kémalisme, la bonne révolution 

Une hypothèse sur l'anticléricalisme kémalien
 
Le développement accéléré des infrastructures sous Kemal Atatürk 
 
Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"
  
 

Le facteur kémaliste dans les révoltes anticoloniales en Syrie

Le nationaliste libyen Abdul Salam al-Buseiri et la Turquie kémaliste


Ferhat Abbas et l'"oeuvre immortelle" de Kemal Atatürk

La légitimité d'Atatürk, selon le chrétien libanais Amin Maalouf

Les relations entre la Turquie kémaliste et l'Afghanistan

Atatürk et ses luttes, vus par les héros de l'indépendance indienne
 
Sun Yat-sen et la Turquie indépendante

Fermeté kémaliste, mollesse hamidienne




The Westminster Gazette, 2 décembre 1925, source : Bulletin périodique de la presse anglaise, n° 269, 14-15 décembre 1925, p. 9 :

"Une pareille déclaration [sur Mossoul], dans la bouche d'Abdul Hamid, n'aurait pas mérité d'être prise au sérieux. L'ancienne Turquie n'aurait jamais résisté au verdict unanime de neuf puissances, mais seulement essayé d'opposer un groupe de puissances à l'autre. Mais il n'est nullement certain que Kemal pacha agisse ou raisonne comme Abdul Hamid, nous espérons en tout cas que notre politique ne sera pas fondée sur une hypothèse aussi aventureuse."

Robert Charlet, "La lutte contre le Communisme dans les Balkans : Nouvelles de Turquie", Le Gaulois, 6 janvier 1925, p. 4 :


"Le colonel Ali Sami bey, ancien aide de camp du sultan Abdul Hamid, un des condamnés à mort par les kemalistes et qui a pu se réfugier à l'étranger, dans une lettre ouverte adressée aux journaux turcs Djum-Huriet, Tevhid-Efkiar et Vatan, qui ont écrit que les musulmans de la Thrace occidentale sont l'objet de mauvais traitements de la part des autorités grecques, accuse ces journaux de mensonge, de calomnie et de sentiments antipatriotiques, car, en propageant des nouvelles fausses sur le sort de ces musulmans, ils causent un vrai préjudice aux intérêts de la Turquie.

Ali Sami bey vient de parcourir toute la Thrace occidentale et il a constaté de visu que les musulmans vivent heureux et contents sous la protection des lois grecques ; que les autorités helléniques ne font aucune distinction entre Grecs et Turcs que les déclarations de tous les chefs religieux et des notables musulmans qu'il a visités sont toutes à l'éloge de la conduite des autorités grecques à l'égard des populations musulmanes."

Voir également : Les reculs et les renoncements d'Abdülhamit II

L'indignation d'Ahmet Rıza devant les lâchetés du sultan Abdülhamit II

La montée du nationalisme arabe sous Abdülhamit II

Le conflit entre le régime d'Abdülhamit II et l'intelligentsia islamiste arabe

Citations de Mehmet VI Vahdettin (le dernier sultan ottoman)
  
Mehmet VI et le califat ottoman dans le jeu de l'impérialisme britannique

Le vrai visage de l'"alternative libérale" au Comité Union et Progrès et au kémalisme

La francophilie de Mehmet VI (dernier sultan ottoman) et d'Abdülmecit II (dernier calife)

Le contexte de l'abolition du califat en Turquie (1924)
  
La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens

La sous-estimation méprisante des Turcs

L'armée qui a ruiné les espoirs des nationalistes grand-grecs

L'opposition du Parti républicain progressiste (1924-1925)

Alexandrette, Mossoul, Ourmia : les politiques suivies par Mustafa Kemal Atatürk

Les révoltes réactionnaires kurdes dans la Turquie de Mustafa Kemal
  
Le développement accéléré des infrastructures sous Kemal Atatürk

Ferhat Abbas et l'"oeuvre immortelle" de Kemal Atatürk




Ferhat Abbas, Mon testament politique, 1946, source : Charles-Robert Ageron, "Un manuscrit inédit de Ferhat Abbas : Mon Testament politique", Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 81, n° 303, 2e trimestre 1994, p. 196 :

"Sans démagogie, n'est-il pas possible de considérer qu'une bonne équipe d'étudiants avec 3 ou 4 bons philo-éducateurs (sur les hommes, le cinéma est un moyen souhaitable que le gouvernement n'a jamais voulu employer), une bonne pharmacie, un bon médecin, ne feraient pas, pour l'évolution des Musulmans, en deux mois de vacances, beaucoup plus que le Caïd en cent ans ?

Mais là, plus qu'ailleurs, il ne faut pas essayer de brûler les étapes. Chaque chose à son heure. Nous n'avons pas un Pierre le Grand pour changer à coups de ciseaux les moeurs et les coutumes. Nous n'avons pas davantage un Ataturk dont l'oeuvre immortelle est le seul exemple digne d'être retenu par les peuples musulmans. Nous n'avons que notre bonne volonté et notre union. Elles peuvent suffire si nous travaillons avec méthode et patience."

Voir également : La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens

La sous-estimation méprisante des Turcs 

Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?

Le kémalisme, la bonne révolution 

Le développement accéléré des infrastructures sous Kemal Atatürk 

Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"
  
Le facteur kémaliste dans les révoltes anticoloniales en Syrie

Le nationaliste libyen Abdul Salam al-Buseiri et la Turquie kémaliste

Le "rayonnement" de la Turquie kémaliste dans le monde musulman

La Turquie d'Atatürk et les salafistes-wahhabites du monde arabe
  
La légitimité d'Atatürk, selon le chrétien libanais Amin Maalouf

Atatürk et ses luttes, vus par les héros de l'indépendance indienne

Sun Yat-sen et la Turquie indépendante