vendredi 5 juin 2020

Le panislamisme et le panturquisme de Nuri Paşa (frère d'Enver Paşa)




Stéphane Yerasimos, "Caucase, la grande mêlée (1914-1921)", Hérodote, n° 54-55, 4e trimestre 1989 :

"Les traités de Batoum marquent l'effondrement de la partie septentrionale et centrale du front chrétien que l'Entente avait essayé de mettre en place. Le front sud ne se porte pas mieux, même si les Britanniques ont la possibilité d'un accès plus direct à partir de Bagdad, occupée par eux depuis 1917. Le général Dunsterville, nommé le 14 janvier 1918 chef de la mission militaire britannique du Caucase, quitte un mois plus tard Hamadan pour Enzeli, sur la Caspienne. Il y trouve un soviet des soldats de la force expéditionnaire russe en Perse et des marins de la Caspienne et doit rebrousser chemin, retourner attendre des jours meilleurs à Hamadan. En même temps, le prince-héritier iranien, vice-roi de Tabriz, noyauté par les Allemands et les Turcs et un chef de la région de Gilan, Kutchuk Khan, à la tête d'un mouvement insurrectionnel qui pactise avec le soviet d'Enzeli, font barrage à la progression britannique vers le Caucase et la Caspienne.

Après avoir pris Van en avril, les Turcs attaquent la plaine d'Ourmia. Au même moment, le commandement turc à Mossoul prépare la campagne de Baku. L'état-major de la future « armée islamique », dirigé par Nuri Pacha, le frère d'Enver Pacha, quitte le 12 avril Mossoul et arrive le 4 mai à Tabriz avant de continuer vers Gandja.

Ces préparatifs décident les Anglais à passer à l'action. L'occasion est donnée par le colonel Bitchérakov, commandant des Cosaques de la Perse, lequel, tout en faisant figure de bolchevik aux yeux du soviet d'Enzeli, entre en pourparlers avec Dunsterville. Pour suivre les événements de plus près, Dunsterville et son état-major se déplacent de Hamadan à Kazvin, tandis qu'une autre expédition franco-anglaise, la mission Wagstaff, quitte Khanakin et occupe le 31 mai Zendjan, sur la route Tabriz-Téhéran. (...)

Au lendemain des traités de Batoum, les Allemands font un dernier effort pour arrêter les Turcs. Le maréchal Hindenburg intervient personnellement auprès d'Enver Pacha, mais ce dernier menace de démissionner. Un accord est alors signé le 17 juin entre l'armée turque du Caucase et la mission militaire allemande en Géorgie pour régler la traversée des troupes turques par le sud de la Géorgie, afin de se rendre de Karakilise (Kirovakan) à Akstafa, deux stations ferroviaires sur la ligne Alexandropol-Baku.

Les Allemands ne sont pas les seuls à s'inquiéter de la situation. Lénine est en communication permanente avec Chaoumian à Baku, par l'intermédiaire de Staline envoyé à Tcharitchine (Volgograd), le territoire soviétique le plus proche de Baku. Une offensive des troupes de Baku contre Gandja, la capitale de la République azerbaïdjanaise est décidée et démarre le 12 juin. Mais le gouvernement azéri avait déjà formulé, avant même la dissolution de la conférence de Batoum, la demande d'aide militaire prévue par le traité turco-azeri et la cinquième division arrive à Gandja, où se trouve déjà Nuri Pacha, le 20 juin. La première action du commandement turc à Gandja est d'obliger le parti Mussavat de se retirer au profit d'un gouvernement dominé par les grands propriétaires terriens musulmans. (...)

L'offensive de la commune de Baku avait avancé jusqu'à Gioktchay le 28 juin, quand une offensive turco-azerie l'obligea à reculer. Ainsi débuta la lente progression des Turcs vers Baku, émaillée d'événements multiples." (p. 169-170)

"Les Turcs ont bien l'intention de traverser la Caspienne et d'occuper Recht et Enzeli, mais ce sont les Anglais qui détiennent la flotte. Alors l'« armée islamique » de Nuri Pacha semble vouloir tout simplement contourner la Caspienne. Elle avance vers le Daghestan, Derbent est prise, et elle continue vers Petrovsk. Dunsterville, après s'être réapprovisionné à Enzeli, poursuit les troupes turques avec sa flotte. Il arrive ainsi le 6 novembre devant Petrovsk (Mahackala), défendue par Bitcherakov et assiégée par les Turcs... sept jours après l'armistice signé le 30 octobre entre la Turquie et l'Entente et mettant fin à la participation de l'Empire ottoman à la guerre mondiale. Mais Nuri Pacha ne veut rien savoir et se déclare au service de l'Azerbaïdjan et de la République du nord du Caucase en vertu des traités de Batoum. Bitcherakov s'embarque avec Dunsterville et les Turcs occupent Petrovsk.

Ce jeu ne peut pas pourtant durer encore longtemps. Le gouvernement turc avait promis en signant l'armistice d'évacuer le Caucase. Le général britannique Thomson, venant d'Enzeli, débarque le 17 novembre à Baku, triomphalement accueilli par le gouvernement azerbaïdjanais. Quelques jours plus tard, d'autres troupes britanniques venant d'Istanbul débarquent à Batoum." (p. 172)

"En ce qui concerne le nord du Caucase, les Britanniques, tout en essayant d'obtenir l'évacuation des troupes turques, prennent sous leur protection la République du nord du Caucase. Le Daghestan possède également du pétrole et constitue toujours un passage commode pour approvisionner Denikin. Mais celui-ci, de plus en plus conforté par les subsides britanniques, met en oeuvre sa volonté de réunifier les anciens territoires russes. Le soviet de Vladikavkaz, présidé par le bolchevik Ordjonikidze, est attaqué une première fois par les Cosaques du Terek en août 1918 et doit se réfugier chez les Tchétchènes et les Ingouches qui l'aident à récupérer la ville constituant l'entrée nord du Caucase. En janvier 1919, Denikin occupe Vladikavkaz. En février, il soumet les soviets des paysans abkhazes qui avaient chassé les bolcheviks l'été précédent, avec l'aide des Géorgiens. La frontière entre la Géorgie et Denikin s'établit sur le fleuve Bzyb, entre l'Abkhazie et la Mingrelie. Le commandant britannique du Caucase doit prévenir Denikin le 22 février que, si celui-ci empiète sur de nouveaux territoires au Caucase, l'aide militaire aux volontaires cesserait. Mais au fur et à mesure que Denikin devient le fer de lance de la guerre contre Moscou, ces interdits sont de moins en moins respectés. Celui-ci occupe en mars le Daghestan, la flotte Caspienne, que les Britanniques lui avaient cédée, sert à bombarder les quartiers musulmans de Derbent, et enfin les Britanniques l'autorisent à occuper Derbent et Petrovsk en mai. Les enrôlements et les contributions forcés poussent toutefois très vite les montagnards à la révolte. Dès le mois de mars, les paysans abkhazes, refusant de s'enrôler, créent un mouvement insurrectionnel, l'Armée verte. En juin, ce sont les Ingouches qui se révoltent, suivis en août par les Tchétchènes.

En automne, la révolte est générale au nord du Caucase, au moment où Denikin tente son assaut final contre Moscou. La résistance à Denikin forme un conseil de défense dans lequel on trouve les bolcheviks d'Ordjonikidze, les socialistes, les nationalistes, les chefs religieux musulmans qui commandent les « régiments de la charia » et l'inévitable Nuri Pacha, lequel, s'échappant des geôles britanniques de Batoum, vient prêter main forte à ses anciens protégés. Géorgiens et Azéris aident cette révolte, malgré les protestations britanniques, et Denikin ne trouve grâce qu'aux yeux des Arméniens. Un échange de représentants se fait entre Erivan et Ekaterinodar (Krasnodar), la base de Denikin. Celui-ci approvisionne l'Arménie en armes et munitions et garantit l'émission de monnaie arménienne au nom de la banque centrale russe.

La position des Britanniques, pris dans cette mêlée, évolue au cours de l'année 1919. Le 31 octobre 1918, le lendemain de l'armistice turc, le War Office décide l'occupation de Baku et de ses puits pétroliers. Mais, contrairement à l'accueil chaleureux du gouvernement azéri, les Géorgiens se montrent beaucoup plus réticents. Le 26 novembre, le ministre des Affaires étrangères Gegetchkori rencontre Thomson pour essayer d'empêcher l'entrée des forces britanniques en Géorgie. Le 3 décembre, l'Eastern Committee, comité interministériel britannique chargé des affaires du Moyen-Orient, présidé par lord Curzon, se réunit et décide, sur les instances de ce dernier, d'occuper Batoum, Baku et le chemin de fer entre les deux villes, ainsi que de placer sous son contrôle les pétroles de Baku. La décision est endossée par le Foreign Office le 13. Thomson à Baku prend en charge l'administration et dénationalise les pétroles. Le 24 décembre, les Géorgiens, en guerre avec les Arméniens, doivent céder devant les pressions britanniques et ceux-ci occupent Batoum avant la fin de l'année, tout en installant une garnison à Tiflis. (...)

Mais, dès le début de l'année 1919, des mouvements de révolte en Angleterre même, en faveur de la démobilisation, démontrent l'impossibilité pour la Grande-Bretagne de prendre en charge l'Empire russe, en plus du sien." (p. 176-178)

"En novembre 1919, l'Azerbaïdjan, qui contrôle déjà le Karabagh, attaque le Zanguezour, mais il est repoussé. Les Britanniques convoquent alors une conférence arméno-azerie à Tiflis, qui décide un cessez-le-feu et l'ouverture de la route traversant le Zanguezour. Une seconde réunion est prévue à Bakou, mais entre temps les Arméniens attaquent le Karabagh et la guerre reprend. Au début de l'année 1920, les Arméniens attaquent aussi le Nakhitchevan, mais ils sont repoussés grâce aux renforts envoyés d'Erzeroum. La guerre continuera tout au long du printemps. Pendant ce temps, la conférence qui se réunit à Londres en décembre 1919 pour préparer le traité de paix avec la Turquie, penche pour l'attribution aussi bien du haut Karabagh que du Zanguezour et du Bortchalou à l'Arménie, tandis que Curzon propose la création d'un Etat libre de Batoum, avec un port franc, sur le modèle de Dantzig. A cette date, Batoum apparaît comme le seul réduit que l'Entente pourrait tenir dans le Caucase.

La fin de l'année 1919 voit également la déroute des armées de Denikin qui refluent vers le sud talonnées par l'Armée rouge, tandis que les peuples du nord du Caucase traversent une éphémère période d'indépendance. A l'ouest, le pays abkhaze est tenu par l'Armée verte, mouvement paysan. Celui-ci réunit son premier congrès le 18 novembre 1919 et se prononce pour « la terre et la liberté » contre la réaction et le communisme. Sotchi est pris le 2 mars 1920 et un congrès extraordinaire paysan y est tenu le 24 du même du mois. Le mouvement sera submergé un mois plus tard par les fuyards de l'armée des volontaires qui déferlent vers la Géorgie, poursuivis par l'Armée rouge. Au Daghestan, la victoire fait éclater la coalition hétéroclite. Nuri Pacha s'allie aux chefs religieux pour combattre les bolcheviks. Cela cause un grand désagrément en Anatolie, puisque la réaction daghestanaise devient un obstacle supplémentaire à la liaison entre les soviets et les Turcs. Nuri Pacha est désavoué et quand la XIe armée rouge occupe le Daghestan au début de l'année 1920, il s'enfuit en Azerbaïdjan pour se mettre à la tête des régiments azéris qui se battent contre les Arméniens au Karabagh." (p. 180)

"(...) les représentants de l'Entente à Paris ou sur le terrain essaient de former un semblant d'unité entre les différents peuples du Caucase. Ce qui se révèle être une tâche impossible. Curzon, dans un dernier sursaut, tente de conserver Batoum, en lui conférant le statut d'Etat libre placé sous la Société des Nations, mais les Géorgiens ne veulent pas en entendre parler. La Conférence décide alors de l'attribuer à la Géorgie à condition que les Arméniens puissent avoir un accès à la mer, mais les délégations des deux pays n'arrivent pas à s'entendre. Sur place, on essaie de mettre d'accord l'Azerbaïdjan et l'Arménie, toujours en guerre. Wardrop demande le 23 janvier l'arrêt de l'agression contre les villages musulmans et le retrait des forces arméniennes du Zanguezour. Les choses se compliquent encore quand le colonel Stokes, envoyé à Erivan, accuse les Français d'appuyer les visées arméniennes sur le Zanguezour à cause des mines de cuivre qui s'y trouvent. Poidebard, le représentant français à Erivan, essaie de son côté d'obtenir une alliance entre les Arméniens et les Kurdes de Sourmalou, évidemment sans succès.

Stokes, qui remplace Wardrop, propose aussi d'aider le Daghestan contre les Soviétiques, tandis que Nuri Pacha semble de plus en plus inféodé aux Anglais." (p. 182)


Antoine Constant, L'Azerbaïdjan, Paris, Karthala, 2002 :

"A peine proclamée, la nouvelle république [d'Azerbaïdjan], ne disposant pas encore de forces armées, devait faire face à l'hostilité du Soviet de Bakou : tout acquis à la Russie bolchevique, celui-ci avait appelé à marcher contre ses ennemis de la révolution dès le 1er juin 1918. Le traité de paix signé avec les Ottomans prévoyait une assistance militaire à laquelle les dirigeants azéris recoururent aussitôt. Une partie de la 5e division ottomane fit son entrée à Gandja, suivie de près par un corps d'armée venu de Tabriz, en Azerbaïdjan iranien. Cet ensemble de forces auxquelles s'adjoignirent des contingents azéris était connu sous le nom d'Armée de l'islam, placé sous les ordres de l'officier ottoman Nouri Pacha. C'était une armée informelle. Des combats eurent lieu à Qouba et à Katchmaz. Mais le point le plus tendu se trouvait aux abords de Kurdamir, vers lequel progressaient déjà les troupes bolcheviques.

Sur le plan intérieur, l'influence ottomane s'exerça fortement, quoique de façon indirecte, à travers Ahmed Aghaev, le célèbre publiciste azéri revenu d'Istanbul avec l'équipe de Nouri Pacha. Le gouvernement de Khan Khoisky ne convenait pas aux Ottomans, car il comptait trop de personnalités de gauche ou de nationalistes azéris ; Nouri Pacha exigea dès la mi-juin un remaniement ministériel. La convocation de l'Assemblée constituante fut reportée sine die, la réforme agraire différée, les syndicats ouvriers interdits. Rasulzadeh fut invité en Turquie pour un long séjour. Ce quasi-coup d'Etat remettait en cause tous les acquis politiques et sociaux obtenus par la révolution de février ; l'imposition d'un régime militaire ottoman provoqua aussitôt une réaction nationaliste purement azérie dans les cercles de pensée et déconsidéra la doctrine panturquiste. Au sud de l'Araxe, en Azerbaïdjan iranien, un phénomène similaire se développait avec l'envoi en exil de Khiabani, le dirigeant du Parti démocratique, au bénéfice du vice-roi de Tabriz, prince héritier de Perse, d'inclination pro-ottomane. Ils favorisèrent la domination d'un parti Ittihad local, mesure symétrique à celle élaborée au nord de l'Araxe." (p. 254-255)

"L'Azrevkom (Comité révolutionnaire azéri) proclama l'avènement de la République soviétique indépendante d'Azerbaïdjan [en 1920], sans la débaptiser. (...)

L'Azrevkom fut rapidement remplacé par le Sovnarkom (Commissariat du peuple du Soviet) qui devint l'organe officiel du pouvoir. (...)

En ces temps incertains, la réalité du pouvoir revenait au Soviet militaire révolutionnaire, dans lequel Ghazanfar Moussabekov était le seul Azéri, et au Département spécial de l'armée, qui avait en charge la chasse aux opposants. Pour l'assister dans cette tâche, une tchéka de la Caspienne et une tchéka d'Azerbaïdjan furent instituées dès les premières heures du nouveau régime. Ces institutions se composaient largement de Russes. L'ensemble obéissait à la structure régionale du Parti dans le Caucase, le Kavburo, dirigé par Ordjonikidze et Kirov, directement en contact avec Lénine et Staline. Autant dire que les organes locaux ne disposaient que d'une très relative marge d'indépendance. Les effectifs du Parti comprenaient une moitié d'Azéris, des Russes ou des Arméniens pour l'autre moitié. Anastase Mikoyan, ancien commissaire du temps de la Commune de Bakou, siégeait au Comité central du PC azéri.

Nourrie par les brutalités quotidiennes de ce nouveau régime militarisé et déjà très policier, une résistance intérieure s'organisa. L'invasion soviétique fut rejetée dans le mois qui suivit la chute de l'Azerbaïdjan démocratique. En mai 1920, excédée par les fouilles et les confiscations abusives, les insultes, les vols, les privautés sur les femmes commis par les soldats, marins et tchékistes, la population apporta son soutien au Comité de salut public fondé par Khan Khoisky à Tiflis et l'Organisation de l'indépendance, menée par les jeunes moussavatistes comme Mammedzadeh, Yoursever ou Djafar Djabbarli.

Le 22 mai, la garnison de Gandja se mutina, s'empara des quartiers musulmans et s'attaqua à la gare pour en déloger les soldats russes. Bakou envoya des renforts pour mater la mutinerie. Les combats dévastateurs se poursuivirent jusqu'au 31 mai. Un milliers d'insoumis moururent tandis que de nombreux autres s'enfuyaient dans les montagnes où ils ne désarmèrent pas. La bataille de Gandja fut le premier chapitre de ce qui s'appela la bataille d'Azerbaïdjan, qui fut le contrepoint à la chute de Bakou sans résistance en avril. On procéda à une purge immédiate dans l'armée nationale azérie pour prévenir tout incident similaire : de nombreux officiers furent exécutés parmi les 79 personnes fusillées dans l'île de Nargin le lendemain de l'annonce de la mutinerie.

Un second soulèvement enflamma le Karabagh le 5 juin, dirigé par Nouri Pacha, l'ex-commandant en chef de l'Armée de l'islam, resté en Azerbaïdjan, qui s'empara de Shousha. Les révoltés durent affronter l'aviation bolchevique et ne purent tenir qu'une dizaine de jours, avant de se réfugier en Azerbaïdjan iranien, alors que la révolte armée faisait déjà rage à Zakatala, dans l'ouest, mobilisant 3 000 guerriers. Menées comme les révoltes rurales moins d'un siècle plus tôt, ces opérations manquaient de coordination. La très grande bravoure de ses auteurs fut chantée dans des poèmes et des dastans épiques, diffusés par les ashigs.

Le soutien du clergé musulman servit de prétexte à une chasse aux anciens membres du parti Ittihad, instituant l'amorce d'une première terreur politique." (p. 273-275)


Michael A. Reynolds, Shattering Empires : The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires 1908-1918, New York, Cambridge University Press, 2011 :

"Vers la fin du mois de février [1918], Nuri quitta Istanbul pour Mossoul afin de commencer les préparatifs. Là, il rassembla 149 officiers et 488 soldats pour servir de noyau à sa force et partit pour Tabriz. Le 5 avril 1918, Enver signa une directive décrivant la mission de l'armée. La directive a expliqué que l'armée devait être formée de Caucasiens et servirait à former des Caucasiens et à "affermir dans le Caucase les intérêts de l'islam et les liens politiques et militaires avec le Calife de la Loi sacrée et l'Etat ottoman". Malgré cette rhétorique, ce serait une erreur de voir la formation de l'Armée de l'Islam comme l'expression d'un authentique zèle religieux. Les unionistes, longtemps étiquetés comme "impies", pour leur mépris des valeurs religieuses, par de nombreux musulmans à l'intérieur comme à l'extérieur de l'empire, n'avaient fait qu'accélérer pendant la guerre la sécularisation de l'Etat ottoman en nationalisant les dotations religieuses et en restreignant la portée de la loi islamique aux questions familiales. La direction socialiste azérie partageait le scepticisme des unionistes à l'égard de la religion. Quand un hoca azéri ou une autorité religieuse a cherché à rejoindre la nouvelle formation, [Naki] Keykurun l'a repoussé. La République d'Azerbaïdjan était un Etat laïque et interdisait aux hoca de s'impliquer dans les affaires extérieures. L'Armée de l'Islam, a-t-il expliqué, n'était pas un endroit pour les hommes de religion. Si les hoca n'étaient pas les bienvenus dans l'Armée de l'Islam, les officiers militaires chrétiens l'étaient certainement. A l'été, le corps indigène de l'armée comptait 250 officiers. Parmi eux, vingt-trois seulement étaient musulmans, les autres étant d'anciens officiers tsaristes chrétiens. La présence de tant d'officiers chrétiens n'a pas excessivement inquiété Nuri, qui a assuré à ses collègues, les commandants ottomans, que les anciens tsaristes étaient des anti-bolcheviks engagés, fiables et performants. En revanche, les officiers ottomans servant plus tard dans le Caucase du Nord exprimeraient leur frustration face à la piété des montagnards indigènes, considérant leur insistance pour l'accomplissement des prières et le respect des fêtes religieuses comme un frein aux opérations." (p. 222-223)


Georges Mamoulia, Les combats indépendantistes des Caucasiens entre URSS et puissances occidentales : Le cas de la Géorgie (1921-1945), Paris, L'Harmattan, 2009 :

"En avril 1942, von der Schulenburg [diplomate] envoya à un certain nombre d'émigrés habitant en France, en Italie, dans les Balkans et en Turquie une invitation à participer à une conférence spéciale à Berlin, qui devait être consacrée à l'élaboration d'une politique allemande à l'égard des allogènes de l'empire soviétique. Les représentants de l'émigration étaient conviés à participer aux discussions.

Parmi les invités réunis à la conférence au luxueux hôtel « Adlon » à Berlin, se trouvaient des chefs connus des organisations caucasiennes, entre autres :

Haïdar Bammate [koumyk] et Alikhan Kantemir [ossète, allié avec le dachnak Armik Djamalian], les dirigeants du groupe « Caucase », propageant l'idée de la confédération caucasienne ; Mamed Emine Rassoul-Zadé, chef du parti « Moussavat » et du groupe azerbaïdjanais du mouvement prométhéen ; enfin, le très controversé Saïd Chamil [petit-fils de l'Imam Chamil].

Les Géorgiens étaient représentés par le chef des nationaux-démocrates Spiridon Kedia ; par le professeur Mikheïl Tseretheli et le général Leo Keresselidzé, fondateurs de l'organisation « Thethri Guiorgui » ; par le prince David Vatchnadzé, l'ancien leader de l'« Union arméno-géorgienne », et bien sûr par le prince Irakli Bagrationi-Moukhranéli, prétendant au trône de la Géorgie. L'historien Zourab Avalichvili et le colonel Chalva Maglakelidzé assistaient également à la conférence." (p. 287)

"Ainsi les émigrés géorgiens en Allemagne pouvaient être alarmés par l'activité de Haïdar Bammate, qu'ils prenaient pour un turcophile. A la conférence de l'hôtel « Adlon », l'ancien chef du groupe « Caucase » avait insisté pour poser comme condition préalable de la coopération des Caucasiens avec le Reich la reconnaissance immédiate par Berlin de l'indépendance du Caucase825. (...)

Les arrière-pensées turques au moment de la conférence de « l'Adlon » apparaissent aussi clairement dans une remarque faite par Nouri Pacha [devenu Nuri Killigil sous la République turque], l'ancien commandant de l'« Armée de l'Islam » (İslam Ordusu) dans le Caucase en 1918 et demi-frère d'Enver Pacha, à Alexandre Khatissian, l'ancien président de l'Arménie indépendante, lorsque les Allemands avaient laissé entendre qu'ils occuperaient tout le Caucase d'ici novembre : Nouri Pacha s'était déclaré inquiet de voir l'Allemagne avancer vers le Caucase826.

Les Géorgiens décidèrent d'utiliser les relations d'Alexandre Nikouradzé et son l'influence sur les chefs de l'Ostministerium pour prévenir une répétition des événements tragiques de 1918, lorsque, du fait de l'agression turque, la fédération transcaucasienne avait éclaté et le Caucase du Sud avait été envahi par les Turcs. Nikouradzé réussit à persuader Schickedanz, le Reichskommissar du Caucase, d'interdire toute manifestation de pantouranisme parmi les peuples musulmans du Caucase. Pour cela, il fit valoir que l'idéologie pantouranienne ne sapait pas seulement l'unité des peuples du Caucase, mais qu'elle risquait de compromettre l'intégrité du futur Commissariat, et en conséquence, le pouvoir de Schickedanz lui-même. Et si les Turcs faisaient irruption dans le Caucase du Sud, le Reich risquait même de perdre les gisements du pétrole de Bakou stratégiquement importants pour lui. Ces arguments atteignirent leur but : Rosenberg et Schickedanz se découvrirent beaucoup plus fermes face aux velléités turques d'ingérence dans le Caucase. Alors, à l'initiative de Schickedanz, les étoiles et le croissant, symboles du panturquisme, furent retirés des drapeaux et brassards des Légions azerbaïdjanaises et nord-caucasiennes827. Ces emblèmes disparurent aussi du drapeau de la Légion du Turkestan828. (...)

825 Témoignage de T. Margvelachvili. Voir : Delo po obvineniju T. Margvelašvili [Dossier T. Margvelachvili], p. 149.

826 Note pour Monsieur Rochat, 21. 8. 1942. Archives du Ministère des Affaires étrangères de France (MAE), Paris, Série Deuxième guerre mondiale 1939-1945. Vichy, Z. 863. Dans ce document Nuri Pacha est nommé de façon erronée « Nuri Bey, beau-frère d'Enver Pacha, l'ambassadeur de Turquie ».

827 Schickedanz avait d'abord eu l'intention de faire figurer sur le drapeau et les brassards de la Légion azerbaïdjanaise la représentation du temple zoroastrien. Puis ce dessein fut abandonné, et les légionnaires azerbaïdjanais reçurent des brassards aux couleurs de la république azerbaïdjanaise de 1918-20, mais sans représentation de l'étoile ni du croissant.

Ceci valut aussi pour le drapeau de la Légion nord-caucasienne, avec cette différence qu'au début on avait envisagé des brassards fantastiques représentant trois têtes de cheval tournantes avec l'inscription « Bergkaukasien » (« Caucase montagnard »). En 1943, après l'abandon par la Wehrmacht du Caucase, ces signes furent remplacés : cette fois, l'étoile et le croissant refaisaient leur apparition sur le drapeau de l'Union des montagnards du Caucase du Nord et du Daghestan (1917-18) et la République du Caucase du Nord (1919-20), avec l'inscription en allemand : « Nordkaukasien » (« Caucase du Nord »).

De la même manière à la fin de 1943, quand ils n'avaient plus aucune chance de revenir dans le Caucase, les Azerbaïdjanais obtinrent le droit de faire figurer l'étoile et le croissant sur le drapeau de la Légion et les brassards des légionnaires. Il faut remarquer que sur le pan orange du drapeau du Reichskommissariat « Caucase », Schickedanz projetait de placer la représentation du solstice traditionnel caucaso-géorgien nommé chez les Géorgiens « Bordjghali ». Voir : G. von Mende, Die kaukasische Vertretungen in Deutschland während des Zweiten Weltkrieges, pp. 10-11.

828 F. de Lannoy, « La Légion du Turkestan : des Turco-mongols sous l'uniforme allemand », 39/45 Magazine, Bayeux, éditions Heimdal, 1999, n° 161, p. 25." (p. 302-304)


Voir également : L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918) 
  
Histoire des Arméniens : massacre de la population azérie à Bakou

Le bolcheviste arménien Stepan Shaoumian (Stepane Chaoumian) : un ami intime de Staline et le massacreur des Azéris de Bakou

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?

La première République d'Azerbaïdjan et la question arménienne

La politique arménienne des Jeunes-Turcs et des kémalistes

Les tentatives de rapprochement turco-arménien en 1918


Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

Enver Paşa (Enver Pacha) et les chrétiens de Jérusalem

Enver Paşa et les Juifs


C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste
  
Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national


L'anti-bolchevisme de Kâzım Karabekir et Fevzi Çakmak
  
Opération Barbarossa : la violente persécution de la diaspora turco-mongole par les nazis allemands

Opération Barbarossa : l'extermination partielle des prisonniers de guerre turco-mongols par les nazis


Le turcologue Gerhard von Mende et les Arméniens