Juliette Bessis, "Chekib Arslan et les mouvements nationalistes au Maghreb", Revue historique, n° 259, avril-juin 1978 :
"Homme politique au service de la Turquie, proche
des « Jeunes Turcs », il se dépense sans compter pour obtenir des soutiens à « La Porte » lors
des guerres balkaniques et libyques. Il accomplit en 1912 une mission en Libye séjournant, dit-il, huit mois auprès des tribus Sénoussites pour organiser
la résistance à l'occupation italienne. C'est sa première rencontre avec le Maghreb.
Son passage en Tunisie est signalé à cette occasion par les services de renseignements français ; il serait secondé par un Tunisien, Ali Djebara, pour organiser le soutien et le ravitaillement aux troupes turques de Tripolitaine. (...) En Libye, Chekib Arslan collabore avec un autre personnage notoire de l'histoire ottomane,
Enver Pacha.
Rentré à Constantinople, il se sépare de ceux qu'il appelle les extrémistes syriens qui réclament l'indépendance totale de la Syrie et la séparation d'avec la Turquie. Opposé à toute rupture entre Turcs et Arabes, Chekib Arslan écrit à la veille de 1914 un ouvrage
Aux Arabes pour appeler ces derniers à l'union au sein de l'Empire turc. Son
« panturquisme » résolu est fondé sur un panislamisme constamment affirmé, il veut oeuvrer à l'union la plus large possible des Musulmans autour de l'Empire Khalifal. Les convictions panislamistes demeurent constantes chez Chekib Arslan et sont soutenues par ses écrits ;
seul le contenu en changera sous la pression des événements.
Favorable à
l'alliance germano-turque, il soutient l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés des Empires centraux, contrairement semble-t-il à Ali Bach Hamba
[anticolonialiste tunisien et dirigeant de l'Organisation Spéciale], d'abord partisan d'une neutralité sous forme de paix armée. Pendant la guerre, il se dépense sans compter pour recruter Syriens et Druzes au service de l'armée turque.
Considéré comme un des responsables des liaisons entre services secrets turc et allemand, il accomplit sous l'autorité de
Talaat Pacha plusieurs missions en Allemagne au cours de la guerre. Ami personnel
du Kaiser, il revendique hautement cette amitié à plusieurs occasions la photographie dédicacée de l'ex-empereur est toujours en bonne place dans son salon des années plus tard lorsqu'il reçoit à Genève des journalistes italiens.
C'est de Berlin où il est en mission depuis 1917 qu'il assiste à l'effondrement allemand." (p. 469-470)
"
Chekib Arslan se rend avec une délégation syro-palestinienne à Ankara en 1923 pour plaider la cause du sultan déposé et en faveur d'un gouvernement arabe syro-palestinien uni à la Turquie, ou tout au moins d'un front turco-arabe dont le but serait de chasser les Français de Syrie. Il est mal reçu par Mustapha Kemal très méfiant à l'égard de l'homme et de son passé ; en fait l'incompatibilité entre les deux visions politiques est totale. (...)
Chekib Arslan accorde alors son soutien à l'ambition hachémite d'élever l'émir Faïçal au titre de Khalife des croyants, puis à ses tentatives de se faire proclamer « Roi de tous les Arabes ». Il intervient ensuite dans un sens conciliateur et avec le soutien allemand dans la guerre qui oppose à partir de 1925 hachémites et wahabites." (p. 472-473)
"La deuxième solution envisagée par le gouvernement français consiste à remettre son pouvoir mandataire à la S.D.N., ce qui explique les efforts déployés par Chekib Arslan pour prendre contact avec le Quai d'Orsay à travers des intermédiaires français et pour solliciter l'autorisation de rentrer en Syrie d'où il est banni ; ces tentatives sont entreprises conjointement au nom d'Arslan et de Ihsan Jabri, grand seigneur syrien, son proche collaborateur.
Selon Lévi Provençal des entretiens ont effectivement eu lieu entre 1926 et 1927, menés par le haut-commissaire de France en Syrie, De Jouvenel, avec Arslan et Jabri d'une part, Lotfallah d'autre part. Prêt aux promesses qu'il n'a sans doute pas toujours les moyens d'honorer et qui de plus mettent en jeu les intérêts d'autrui,
Chekib Arslan semble disposé en échange de concessions françaises en Syrie, à intervenir pour faire cesser les appuis que recevrait d'Orient Abdelkrim dans le Rif, de même qu'il offre en échange de l'appui italien une intervention pour faire cesser la résistance en Libye.
C'est, si l'on en croit Chekib Arslan, le retour de Poincaré au pouvoir qui met fin au projet de transformation du mandat syrien et aux pourparlers engagés. La province de Syrie est morcelée en républiques libanaise et syrienne et Chekib Arslan n'est pas compris dans les mesures d'amnistie décidées par la France en 1927." (p. 474-475)
"
L'amitié de l'émir pour le Duce est dès lors affirmée avec une constance qui ne se démentira plus.
Il se rend fréquemment à Rome, est reçu deux fois par le chef du
gouvernement italien en février 1934, s'intéresse aux musulmans d'Europe
pour lesquels il prépare un congrès qui se tiendra à Genève en 1935
favorablement commenté par la presse italienne qui lui consacre
fréquemment articles ou interview. Il collabore à des ouvrages de
propagande coloniale italienne et participe à des émissions en langue
arabe diffusées par Radio-Bari. Il évite toute référence aux ambitions
coloniales italiennes, sur la Tunisie notamment, lorsqu'il commente
favorablement en affectant de n'y découvrir que des implications
européennes, les accords Laval-Mussolini de janvier 1935, « Traité entre
la France et l'Italie relatif au règlement de leurs intérêts en Afrique
».
Déjà depuis 1934, il entreprend une apologie de la colonisation
Italienne en Erythrée et soutient lors de la conquête de l'Abyssinie que
les italiens sont les défenseurs des Ethiopiens musulmans opprimés,
tout en affirmant que le conflit éthiopien, guerre entre deux Etats
chrétiens, n'intéresse pas les musulmans, puis garde un lourd silence
sur les lois racistes et ségrégationistes, promulguées en Ethiopie après
la conquête du pays." (p. 478-479)
Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, "Renaissance arabe et solidarité musulmane dans La Nation arabe", Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 95-98 | 2002 :
"Si les manifestations de soutien aux populations opprimées par le colonisateur occidental attestaient un réveil de la nation arabe et devaient à ce titre être encouragées, les efforts des responsables politiques pour apaiser leurs conflits, voire créer les conditions de l'unité politique, devaient tout autant, sinon plus encore, être célébrés
[dans La Nation arabe, revue de Chekib Arslan].
La famille hachémite [qui a mené la révolte anti-ottomane et pro-britannique de 1916] était, de ce point de vue, particulièrement louée. Outre le shérif Husayn, elle comptait en effet le roi Faysal, à qui les auteurs de la revue, à l'instar du père, vouaient une véritable dévotion. Il était le « champion et représentant de l'émancipation arabe » ; il avait « fait lui-même l'histoire du réveil arabe. Il en [était] le héros incontestable ». L'homme était sage et perspicace ; la justesse de son appréciation politique et l'équilibre de son gouvernement avaient permis à l'Irak de s'émanciper de la tutelle britannique et d'insuffler au pays une dynamique de développement. La population irakienne lui témoignait dès lors un attachement sincère. Mais, au-delà des Irakiens, les Arabes se reconnaissaient en lui. Il était le guide dont ils avaient besoin, l'homme autour duquel et par lequel l'unité pouvait se réaliser. Les auteurs de
La Nation arabe défendaient en effet un projet d'unification des Arabes par étapes.
La première consisterait à rassembler l'Irak et la Syrie autour du trône de Faysal. La Syrie, moins avancée que l'Irak, bénéficierait de la sorte des bienfaits du gouvernement irakien. Leur programme rencontrant une certaine opposition dans les rangs syriens qui, d'une part, voyaient en Faysal un souverain trop lié aux Britanniques et, d'autre part, aspiraient à fonder une République, Arslan et Djabri n'hésitaient pas à user de l'argument de la légitimité historique pour contrer leurs détracteurs :
« [...] A-t-il besoin, lui, le Roi Faïçal, d'être sollicité de s'occuper des causes syriennes et palestiniennes ? N'est-il pas encore le Roi légitime reconnu à l'unanimité par le Congrès syrien le 9 mars 1920, dont l'esprit survivra toujours plus intense et plus vif jusqu'à ce qu'un seul règne effectif soit établi sur ces contrées séparées artificiellement et arbitrairement ? ».
Ensuite, défendaient l'émir et son compagnon, l'union s'étendrait à l'Arabie Saoudite et au Yémen « naturellement ». Il faut relever ici l'originalité du projet d'union proposé par Arslan et Djabri. Sans doute les gestes de bonne volonté qu'avaient déjà manifestés les trois souverains avaient-ils favorisé l'élaboration d'un tel schéma. Faysal et Ibn Sa'ûd d'une part cherchaient, malgré la tension générée par les attaques de l'Ikhwan, à établir leurs relations sur des bases harmonieuses :
en 1930, La Nation arabe avait salué "le geste heureux" du roi Faysal en direction d'Ibn Sa'ûd auquel l'Emir Abdallah de Transjordanie s'était, contre toute attente, ultérieurement associé ; en 1931, elle évoquait le traité de bon voisinage conclu entre les deux royaumes. Quant au Yémen, la revue célébrait les efforts de l'imam Yahyâ et d'Ibn Sa'ûd pour régler leur différend sur l'Asir. Le retrait à l'automne 1931 des forces d'Ibn Sa'ûd des territoires contestés avait notamment valu aux deux souverains un hommage vibrant : la pureté d'intention des Arabes et leur soif de paix et d'unité se manifestaient pleinement tandis que l'avidité des Européens, par contraste, se révélait crûment.
La mort de Faysal, le 7 septembre 1933, représenta pour les deux auteurs une perte considérable : disparaissait celui qui, à leurs yeux, incarnait le mouvement unitaire arabe. Dans les quatre premiers numéros de la revue, une sorte de feuilleton historique avait retracé l'épopée du royaume arabe de 1920 dans laquelle Faysal tenait le premier rôle. Autour de lui les Arabes s'étaient unanimement rassemblés et, sans la trahison de la France, les Arabes auraient continué à vivre dans la plus parfaite harmonie.
Devenue orpheline, la nation arabe devait se trouver un nouveau guide. La figure d'Ibn Sa'ûd [autre figure de la révolte anti-ottomane] s'affirma au fil des numéros pour devenir « l'âme de la nation arabe, le héros du Proche-Orient, le chevalier sans peur et sans reproche, la personnification de toutes les brillantes qualités qui distinguent la race arabe, le grand homme sur la vie duquel reposent toutes nos espérances ». La préservation de l'indépendance de son royaume, les fondements religieux de son gouvernement et son caractère guerrier avaient séduit Arslan (Cleveland, 1985 : 72). (...)
Si, pour les deux rédacteurs du périodique, les Arabes avaient incontestablement, dans la renaissance musulmane, une place privilégiée à occuper, ils n'en reconnaissaient pas moins que certains Etats non-arabes cheminaient avec succès sur la voie de la modernité.
La Perse, tout particulièrement, suscitait leur approbation. Plusieurs articles lui étaient dès lors consacrés. Y était notamment loué l'art du shâh qui parvenait à concilier la modernisation du pays et le respect des croyances et des traditions. L'absence de précipitation était, en la matière, fondamentale ; les changements et les réformes n'étaient pas brutalement imposés à la population, à la différence de ce qui pouvait se produire dans d'autres pays. (...)
A l'inverse, la voie suivie par les responsables turcs ne rencontrait pas les suffrages des deux rédacteurs. Les méthodes autoritaires visant à éradiquer
les coutumes anciennes étaient vivement condamnées et leur inefficacité grandement soulignée. La politique religieuse de Mustafa Kemal était évidemment, pour les deux hérauts de la renaissance musulmane, jugée avec une sévérité particulière. (...)
Ils s'inscrivaient à l'évidence dans la tradition du courant réformiste musulman qu'al-Afghânî avait initié."
Saint-Preux, "En marge de la Commission des mandats : L'Emir Chekib Arslan dit à l'envoyé spécial de l'Humanité les aspirations du peuple syrien : « On nous rendra justice si la politique ne donne pas le coup de grâce à la justice... » ", L'Humanité, 21 février 1926 :
"
Rome, 18 février. — (
De notre envoyé spécial.) —
« Venez donc nous voir ce soir », m'avait dit à l'oreille, l'émir Chekib Arslan,
nous pourrons ainsi causer intimement, entre amis », avait-il souligné... tandis qu'El Djabri achevait de reconduire les derniers journalistes bourgeois conviés à l'Hôtel Savoie par la délégation syrienne.
Je fus exact au rendez-vous. Et, dans un petit salon de l' « Albergo Savoïa », où résident les représentants des Comités d'Indépendance syriens, ce fut plus qu'une sèche et froide interview, une conversation à bâtons rompus, effleurant tous les sujets, mais revenant irrésistiblement à la question du jour : les événements de Syrie, et les délibérations du « Salon Jaune » de la Consulta...
Il n'est pas utile de présenter ici à nos camarades l'Emir Chekib Arslan ! Ce délégué de tout ce qui souffre et de tout ce qui gémit sous la botte de l'impérialisme français en Syrie est déjà suffisamment connu par l'inlassable ardeur qu'il met depuis des années, à se faire l'avocat à l'extérieur de la Syrie révoltée.
Quant à Iskan-El-Djabri, nos camarades le connaissent également. Membre fondateur de ce parti du peuple qui lutte tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, compagnon fidèle de l'Emir Arslan, il a déjà dit à
l'Humanité, lors de la réunion de Genève, la situation de l'opposition syrienne.
Nous sommes assis autour du guéridon. J'interroge tout de suite :
— Dites-moi votre impression générale sur les conclusions du rapport du gouvernement français à la Commission des mandats ?
— Question un peu délicate. Sachez seulement que le gouvernement français préconise la fondation d'une fédération de
certains peuples syriens. C'est tout à fait contraire aux conditions mêmes d'existence du peuple syrien. Car il n'y a qu'un peuple syrien, on ne saurait assez le répéter. Nous sommes trois millions d'Arabes. Seule, la religion nous sépare. Il est donc faux de prétendre que l'unité syrienne est impossible. Toute la tactique du gouvernement français repose sur le vieil adage : diviser pour régner. Il espère en créant des fractions, en élevant des cloisons, entre ce qu'il appelle des
peuplades et qui ne forme en réalité qu'un peuple, le peuple arabe, arriver à ses fins et satisfaire son despotisme... son calcul est déjà déjoué.
— Le Liban ne réclame-t-il pas son indépendance ?
— La vérité c'est que les 300.000 Maronites dont je vous parlais tout à l'heure veulent vivre indépendants.
Eh bien (et voilà une preuve de notre bonne volonté) nous sommes prêts à reconnaître cette indépendance de l'Etat du Liban. Mais il faut que parallèlement l'Unité de l'Etat syrien, de notre peuple soit reconnue, qu'un Etat autonome fonctionne, qu'une Constituante unique soit élaborée. Et de cela nous faisons une condition essentielle, primordiale, des pourparlers avec la France...
— Et sans cela ?
— Sans cela, la guerre continuera.
— Et si cette indépendance vous était reconnue, si cette unité était garantie...
— Alors — et l'Emir Arslan scande les mots — ce serait la paix immédiate.
Je vais même plus loin : nous serions prêts à collaborer avec la France, prêts à lui reconnaître le privilège exclusif d'exploiter les richesses de notre sol... Malheureusement...
Et Chekib Arslan a un geste significatif." (p. 1-2)
D. Le Lasseur, "Les négociations du traité franco-syrien : Le but que poursuivent, en Syrie, les ennemis de la France", Le Figaro, 19 décembre 1932 :
"Quiconque a séjourne en Syrie en 1920 et 1927, a entendu parler de l'émir Chekib Arslan,
bras droit du fameux
Djemal pacha qui, pendant la guerre, faisait pendre haut et court, sans autre forme de procès, tous les Syriens
susceptibles de pactiser avec la France.
Lorsque nous reçûmes le mandat syrien, Chekib Arslan tenta de fomenter de toutes parts des révoltes, mais craignant, dit-on, les représailles de ceux dont il avait fait tuer les pères, les frères ou les fils, il quitta la Syrie, y laissant des émissaires en liaison constante avec lui et s'installa à Genève. Là, il cherche, depuis plusieurs années, à susciter des complications à la France dans le domaine de la S. D. N. J'ai voulu connaître ce nationaliste fanatique, ennemi acharné de notre pays. Près du Parc des Eaux-Vives, dans une maison très moderne, une ravissante fillette de quatre ans, aux yeux veloutés, vint m'ouvrir. Elle tenait par la main sa jeune sœur âgée de trois ans. Avec l'intelligence précoce des enfants orientaux, elle me pria d'entrer, s'installa avec moi au salon et me parla d'elle et de sa sœur en attendant l'arrivée de son père qui, d'ailleurs, ne tarda guère.
Agé d'une cinquantaine d'années, mince et grisonnant, l'émir est, à première vue, il faut le reconnaître, éminemment sympathique. Il s'exprime avec élégance et courtoisie. La conversation s'engage sur un ton d'aménité parfaite.
« J'ai vu M. Ponsot samedi dernier et notre entrevue a été féconde », déclare mon hôte.
— Votre inimitié avec la France ne va donc pas jusqu'à refuser de conclure un traité avec elle ?
— Au contraire. J'ai été le premier à suggérer aux nationalistes syriens de s'entendre avec la France. J'ai présenté en 1925, à M. de Jouvenel, après la révolte syrienne, un projet qui pouvait concilier les deux thèses : j'y proposais, pour trente ans, l'alliance des deux pays. Le français devenait la langue obligatoire ; des techniciens français étaient engagés, à l'exclusion de tous les autres étrangers ; les emprunts ne pouvaient être contractés qu'en France, etc... En somme, ce projet contenait les éléments essentiels du traité que la France nous soumet aujourd'hui. Je ne peux donc qu'approuver votre texte s'il est conforme, comme on le prétend, au traité anglo-irakien. « C'est un protectorat déguisé », disent certains. Eh bien, nous voulons le même protectorat que les Irakiens et avec les mêmes libertés. Il y a cependant un point sur lequel je ne suis pas d'accord avec M. Ponsot. Pourquoi séparer du royaume syrien le Djebel Druse qui compte seulement 6.500 habitants, et les Alaouites dont le nombre n'est que de 150.000 ? Pour le Liban, c'est une autre affaire et, bien qu'économiquement il ne puisse vivre sans nous, nous admettons qu'il reste en dehors du nouvel Etat. Seulement nous tenons absolument à ce que dans le traité soit notifié de façon formelle que le Djebel Druse et les Alaouites auront l'autonomie locale dans le sein de l'unité syrienne. De cette façon, le royaume syrien aura un débouché maritime et pourra vivre.
» Quant à la période de transition que vous réclamez, j'admets qu'elle soit nécessaire pendant trois ou quatre ans, mais je voudrais que, pour apaiser les esprits, la France déclarât sans délai, officiellement, sa décision d'offrir à la Syrie un traité reposant sur les mêmes bases que le traité anglo-irakien. »
Mon interlocuteur parle d'abondance. Je lui fais observer que, dès 1920, les représentants de la France à Beyrouth avaient pensé à remplacer le mandat par un traité, graduellement, à plus ou moins longue échéance. Le traité actuel est l'aboutissement logique de toute notre politique en Syrie et rien de plus. S'il a fallu attendre jusqu'aujourd'hui pour qu'il prenne forme, la cause en est que les Syriens n'ont point été capables, dans le passé, de se donner un gouvernement représentant réellement la nation. Quant aux objections des nationalistes extrémistes au sujet du Djebel Druse et les Alaouites, j'y réponds en rappelant à l'émir Chekib Arslan que, depuis 1920 — conformément aux recommandations inscrites dans le mandat — nous leur avons reconnu des gouvernements autonomes. Nous n'allons donc pas les abandonner la domination de Damas. Il faut voir d'abord comment fonctionnera le nouvel Etat. Plus tard, si les gouvernements du Djebel Druse et de Lattaquié veulent s'agréger à l'Etat de Syrie tout en conservant les libertés locales qu'ils jugeront nécessaires, nous n'y contredirons pas, à la condition, bien entendu, qu'il s'agisse d'un accord et non pas de la volonté du plus fort imposée au plus faible. D'ailleurs, l'émir Chekib Arslan réduit singulièrement l'importance des pays qu'il veut faire entrer, immédiatement et obligatoirement, dans l'unité syrienne, puisque le Djebel Druse est peuplé de 60.000 habitants et non de 6.500, et le gouvernement de Lattaquié d'environ 300.000, dont 200.000 Alaouites !...
J'interroge à nouveau :
— Quels sont, en réalité, les avantages que vous retirerez de la combinaison envisagée ?
— Les mêmes avantages que l'Irak. Nous serons libres, et, éventuellement, protégés contre les Turcs s'ils voulaient s'emparer d'Alexandrette, d'Alep ou d'Antioche.
— Et quelle contre-partie nous offrez-vous ?
— L'Angleterre n'a posé qu'une condition : un aérodrome pour ses avions. Nous vous concédons les mêmes facilités.
Ces paroles me paraissent n'avoir avec la vérité qu'un contact bien partiel : l'Angleterre a imposé à l'Irak, de surcroît, d'autres restrictions de souveraineté assez notables. Je proteste et invoque en faveur de la France les dépenses considérables effectuées par elle en Syrie. Cette fois, j'ai trouvé le point sensible. L'amabilité du grand seigneur arabe disparaît. Mon hôte change de ton : « Que nous importent vos dépenses ? Vous n'aviez qu'à ne pas venir, à ne pas vous comporter, chez nous, en colonisateurs... » Et de déblatérer, d'invectiver contre l'impérialisme, le militarisme, l'égoïsme, le chauvinisme français...
Laissant libre cours aux sentiments qu'il avait jusqu'ici contenus, l'émir me révèle qu'il compte préparer l'unité de la Syrie et de l'Irak, en faire « une Autriche-Hongrie de l'Orient », ayant un seul gouvernement et une seule armée.
Je m'exclame : « Que deviendrait alors l'alliance de la Syrie et de la France, puisqu'elle se trouverait en concurrence avec l'alliance de l'Angleterre et de l'Irak ?
— Elles pourraient subsister toutes deux : la France et l'Angleterre n'auraient qu'à s'entendre...
En réalité, les conceptions politiques de l'émir Chekib Arslan se résument en ceci :
Demander à la France de prendre la responsabilité de protéger la Syrie contre les Turcs sans lui donner en échange aucune espèce d'avantage ou de droit même pas le droit de veiller au bien-être des minorités (Druses, Alaouites, Ismaëlyès, chrétiens).
Cependant, la constitution d'un royaume arabe, irako-syrien, permettrait bientôt à Chekib Arslan et à ses pareils de secouer les derniers reliquats de notre influence." (p. 4)
W. R. Rankin, "“Espionnage 1936” ou les dessous de la politique européenne", L'Express de Mulhouse, 10 juin 1936 :
"
L'EMIR CHEKIB ARSLAN
A bord du « Mariette Pacha », parmi les nombreux passagers, on pouvait voir plusieurs individus dans le genre de Gardner et aussi quelques civils, dont l'élégance raide trahissait l'habitude de porter l'uniforme. Mais, je remarquais surtout un passager de marque : l'Emir Chekib Arslan. Cet homme aux yeux bridés, dont le visage mince, barré d'une petite moustache porte toute la duplicité et toute la fourberie orientale est le plus redoutable agent anglais et le roi des agitateurs. Son action est considérable et ses moyens illimités.
Bien qu'originaire de Syrie, Chekib Arslan fut expulsé du territoire par le haut-commissaire français en raison de ses campagnes contre la France, non pas seulement en Syrie, mais dans tous les pays où la religion d'Islam exerce encore son influence.
Il a créé avec l'appui matériel du colonel Lawrence, en 1924, un comité syro-palestinien dont il est le chef incontesté et dont l'action funeste a été considérable dans les événements de Syrie. Par la suite ce comité syro-palestinien, qui a son siège à Genève, devint le comité syro-palestinien-moghrebien et il étendit son action sur toute l'Afrique du Nord.
Disposant de l'argent anglais, agitateur officiel que l'Angleterre entretient pour gêner l'action de la France en pays islamiques, Chekib Arslan publie une revue mensuelle : « La Nation Arabe », qui est l'organe de la propagation de l'idée de soulèvement et de l'indépendance des pays islamiques. Cette publication s'attache notamment, et cela dans un but d'excitation ouvertement poursuivi, à faire grief aux indigènes de l'Afrique du Nord de leur longue passivité en la comparant à l'attitude pleine d'action réelle des Egyptiens.
Cette revue sert, en outre, de trait d'union entre le comité syro-palestinien-moghrebien et la société panislamique dénommée Djemiet Hadaret el Islamia, qui a son siège et son foyer ardent au Caire.
UNE ACTIVITE ANTI-EUROPEENNE
Après avoir beaucoup travaillé à Genève, lors de la révolution en Espagne, l'Emir faisait au Maroc espagnol une tournée de conférences et, en présence des autorités civiles et militaires, il ne craignait pas de déclarer : « Qui a fait l'Espagne ? Vous les Maures ! Qu'y a-t-il de plus beau en Espagne ? Ce que les Maures ont fait ! Qu'y a-t-il de pourri, de vil et de laid ? Ce que les Européens ont greffé sur l'oeuvre de nos ancêtres ! » Personne à Tétouan ou à Ceuta, parmi les officiels, ne se leva pour interdire à l'agitateur de continuer et, celui-ci, plissant dédaigneusement les lèvres, poursuivait : « J'ai mis ma fortune et toutes mes facultés intellectuelles au service de notre idéal, en ralliant d'abord toutes les bonnes volontés. Je vous adjure de m'aider en joignant vos efforts aux miens et à ceux de tous les véritables musulmans qui font déjà partie de mon groupement appelé à soutenir les nations arabes dans une lutte ayant pour but de reconstruire l'empire arabe, où régneront la loi et le Chrâa ».
Du Maroc espagnol, l'Emir se rendit à Tanger où il fut expulsé puis à Madrid où, malgré les appuis qu'il avait, il n'obtint pas l'abandon du Maroc.
Il repartit ensuite pour Genève et installa peu après, à Lausanne, les magnifiques bureaux que lui a payés l'« Intelligence Service ». Grâce à l'appui des Anglais, l'Emir devint à la Société des Nations, le représentant des minorités musulmanes, si invraisemblablement que cela puisse paraître et il reste l'homme de toutes les besognes pouvant nuire au prestige de la France, l'apôtre des libertés musulmanes, dans les pays où l'Angleterre n'a pas planté ses couleurs."
Gabriel-Louis Jaray, "La politique indigène en Algérie : conflits récents et causes profondes", Mercure de France, 1er novembre 1938 :
"La France enfin se trouve en présence d'agitateurs internationaux, auxquels elle donne parfois libre carrière. Ces masses indigènes sont à la fois ardentes et apathiques ; elles bondissent dans le carnage et retombent dans le silence. C'étaient autrefois les marabouts qui les entraînaient à la guerre sainte et au pillage ; elles semblaient tout d'un coup enivrées, comme en transes, et se ruaient sur leurs proies. Aujourd'hui, ce sont des chefs improvisés, qu'on peut souvent soupçonner d'être agents de propagandes étrangères allemande, communiste ou islamique, qui se rejoignent dans l'action. Chaque période électorale, chaque crise, chaque grève, constitue un tremplin pour lancer leurs appels. L'autorité française a plus d'une fois laissé faire, sous couleur de respect de la liberté politique, religieuse ou syndicale. C'est souvent à Paris même que s'organisent ces groupements anti-français, sous le regard nonchalant des autorités et parfois avec la sympathie d'hommes politiques soit ignorants,
soit serviteurs de groupes nord-africains, qui leur apporte en France l'appui d'hommes résolus. (...)
C'est aussi à Genève et en Orient que se trouvent les inspirateurs de ces campagnes, tels l'émir Chekib Arslan, le syrien Djabri Bey. Ils ont constitué auprès de la Société des Nations une délégation dite syro-palestinienne qui cherche à unifier la politique musulmane et à lui assurer des appuis.
La Grande-Bretagne l'a soutenue de ses fonds pour fortifier aux Indes les musulmans contre les Hindous de Gandhi, mais ces mêmes fonds ont servi à favoriser l'agitation en Algérie et la politique anti-française de cette Délégation (7). (...)
(7) Son organe
Nation arabe a consacré son numéro de septembre-octobre 1934 à l'Allemagne ; la France y est chargée de toutes les responsabilités ;
Chekib Arslan s'est lié avec l'Italie, a pris contact avec les délégués du Gouvernement italien en avril et en septembre 1934, a visité l'Erythrée et à son retour adresse ses félicitations au gouvernement italien et ajoute : « Toutes les oppressions des colonialistes ne comptent guère auprès de l'oppression française. » (La Crise de l'Afrique du Nord, p. 38 et 39.)" (p. 576-577)
Pierre Canis, "La “politique musulmane” et notre Afrique du Nord", L'Ouest-Eclair, 19 décembre 1934 :
"Il existe à Genève une délégation syro-palestinienne dont les chefs bien connus sont Chekib Arslan et Djabri Bey.
Tous deux dirigent la politique musulmane, c'est-à-dire qu'ils décident de l'attitude des populations musulmanes à l'égard des puissances européennes mandataires ou protectrices.
Durant tout l'été ils ont voyagé en Orient : Chekib Arslan a fait partie de la commission d'arbitrage dans le conflit entre le Hedjaz et le Yémen ; Djabri Bey s'est rendu en Palestine
pour prendre contact avec les nationalistes syriens.
Le premier a vu Mussolini à l'aller et au retour ; il s'est aussi arrêté dans la colonie italienne de l'Erythrée. Quant au second, il a pris contact en Palestine avec les autorités britanniques.
Ces voyages ont été employés à fixer les grandes lignes de la
« politique musulmane », et nous avons le regret de constater, de l'aveu même des chefs de la délégation, que l'ennemi principal assigné aux Musulmans, celui qu'ils doivent abattre en premier lieu, c'est la France.
Nos adversaires estiment, en effet, que nous sommes les plus vulnérables par l'étendue de nos possessions africaines et surtout en raison de notre situation intérieure qu'ils jugent difficile.
C'est l'Afrique du Nord qu'ils veulent tout d'abord nous arracher.
Pour le moment, on nous laissera tranquilles en Syrie, non par sympathie pour nous, mais parce qu'il est difficile de soulever la Syrie seule, sans agiter la Palestine, le Hedjaz, l'Irak, et sans menacer par conséquent les intérêts anglais.
A l'égard de l'Italie, Chekib Arslan est rempli d'indulgence. Il aurait, lors de son passage en Erythrée, noté « la satisfaction des Musulmans de se trouver sous une administration aussi bienveillante que celle de l'administration italienne », alors que dans le numéro d'octobre de sa revue La Nation Arabe, il prétend, par contre, que « toutes les oppressions des colonialistes ne comptent guère auprès de l'oppression française ».
Cette même revue montre aussi la position adoptée par Chekib Arslan vis-à-vis de l'Allemagne. Il rejette sur nous la responsabilité du déclenchement de la dernière guerre ; il excuse l'Allemagne de manquer aux engagements financiers du traité et des conventions suivantes, et juge son attitude beaucoup moins répréhensible que celle de la France qui ne paie pas ses dettes à l'Amérique. Jamais encore la délégation syro-palestinienne n'avait pris parti contre nous au bénéfice d'autres pays avec tant de netteté.
Il n'est pas interdit de penser que des subsides importants donnés par certaines nations à cette délégation dont les ressources avaient beaucoup diminué depuis la mort du roi Fayçal — ne sont pas étrangers à l'orientation actuelle de sa politique.
Quoi qu'il en soit, retenons que la délégation syro-palestinienne s'est mise au service de l'Allemagne et de l'Italie et qu'elle les aidera à atteindre leurs objectifs particuliers.
Elle dispose malheureusement de certains moyens : elle peut, en effet, agir sur l'esprit des Musulmans d'Europe comme sur celui des chefs nationalistes de l'Afrique du Nord ; elle
inspire le Comité clandestin du Caire et le Comité Islamique de Jérusalem.
C'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour allumer la haine au coeur des Musulmans qui sont nos sujets ou nos protégés." (p. 2)
Voir également :
La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses
Famines du Liban et de la Syrie : le témoignage du grand-père maternel de Walid Joumblatt
Le nationalisme turc est-il la cause de la Grande Révolte arabe de 1916 ?
Mehmet VI et le califat ottoman dans le jeu de l'impérialisme britannique
Citations de Mehmet VI Vahdettin (le dernier sultan ottoman)
La francophilie de Mehmet VI (dernier sultan ottoman) et d'Abdülmecit II (dernier calife)
Rencontre avec Abdülmecit II (1922)
Le contexte de l'abolition du califat en Turquie (1924)
Le triangle Vahdettin-Kemal-Enver dans le contexte du conflit entre l'Entente et la Russie bolcheviste
L'opposition du Parti républicain progressiste (1924-1925)
Les révoltes réactionnaires kurdes dans la Turquie de Mustafa Kemal
L'instrumentalisation de la "carte kurde" par la Perse de Reza Shah Pahlavi
Alexandrette, Mossoul, Ourmia : les politiques suivies par Mustafa Kemal Atatürk
Le facteur kémaliste dans les révoltes anticoloniales en Syrie
Le nationaliste libyen Abdul Salam al-Buseiri et la Turquie kémaliste