lundi 4 mai 2020

Mehmet VI et le califat ottoman dans le jeu de l'impérialisme britannique




Louis Réville, "Lettre de Turquie : Autour du califat défunt", Le Temps, 17 avril 1938, p. 2 :

"Cependant les Etats balkaniques s'agitaient de plus en plus et il s'ensuivit une suite de guerres défavorables à la Turquie, déjà affaiblie par la guerre de Tripolitaine. Les hostilités avaient à peine cessé, quand l'empire ottoman fut en novembre 1914 entraîné dans la guerre mondiale aux côtés des puissances centrales. Le sultan Mehmed V, mort le 3 juillet 1918, eut pour successeur son frère Vahieddine, qui prit le nom de Mehmed VI. Celui-ci, qui avait d'ailleurs à procéder à la liquidation d'un passé désastreux, était dénué de toute énergie et, circonvenu par son entourage, il se laissa totalement dominer par l'influence anglaise, acceptant sans réagir le désastreux traité de Sèvres signé le 10 avril 1920. L'Angleterre, d'autre part, avait conçu la création d'un vaste empire byzantin sur lequel elle aurait la haute main et fit pression sur les puissances alliées pour faire débarquer, dès le 15 mai 1919, des troupes grecques à Smyrne. Le sultan assistait passivement à l'occupation de son empire, mais un homme surgit, le général Moustafa Kemal — encore actuellement président de la République turque, sous le nom d'Ataturk — qui sut galvaniser le sentiment national profondément meurtri. Finalement le sultan continuait à régner à Constantinople, tandis que le général victorieux avait organisé à Ankara un gouvernement national qui, le 2 novembre 1922, décrétait que « la forme gouvernementale basée sur la souveraineté personnelle n'appartenait plus qu'à l'histoire ». C'était, malgré la modération de la formule, la déchéance de Mehmed VI, qui perdait en même temps sa qualité de calife, puisqu'il était ajouté que l'Assemblée choisira pour exercer le califat « le membre de la dynastie ottomane qui lui paraîtra, le plus digne et le meilleur ». Puis, le 12 novembre à six heures du matin le sultan déchu, encore hier chef spirituel de 300 millions de musulmans, s'enfuyait par une porte dérobée de son palais d'Yildiz, pour se réfugier sur le cuirassé britannique qui l'emmenait en exil..."

  
Claude Farrère, "Sultan Abd-ul-Medjid II", Le Gaulois, 1er octobre 1922, p. 1 :

"— Les Grecs, Votre Altesse disait tout à l'heure sur eux son sentiment que je partage. Quant aux Anglais, qui brutalisent Constantinople avec tant de méchante préméditation, je conçois que Votre Altesse ne les aime point...

— Moi ? me répliqua vivement le Prince : — Moi, ne point aimer les Anglais ? Mon cher ami, je n'en ai pas le droit ! La Turquie n'est plus qu'une faible nation, trop épuisée par trop de guerres... Qu'elle ait ses préférences : qu'elle préfère la France d'abord, sa vieille amie... puis l'Amérique, puis l'Italie, puis d'autres nations vraiment neutres, soit ! c'est assez naturel... Mais sachez bien que la Turquie n'a pas le droit, aujourd'hui, de détester personne, même ses ennemis, découverts ou cachés... L'Angleterre est un grand pays, et il y a beaucoup de très honnêtes gens en Angleterre... Ce n'est certainement pas sans bonnes raisons que sultan Mehmed VI, mon auguste souverain, favorise au point qu'il fait l'influence anglaise en Turquie... La Turquie doit, pour prospérer, vivre en paix avec toute la terre, avec toute la mer aussi... La paix, la paix, la paix, tel doit être, ici, désormais, l'unique mot d'ordre !"


Arthur Moore, "Le califat et la protection des Lieux Saints de l'Islam", The Times, 10 juillet 1922, source : Bulletin quotidien de presse étrangère, n° 2101, 11 juillet 1922, p. 3 :

"La question du califat est infiniment plus grave. Faisons la part des accusations injustes et des travestissements systématiques des faits ; tenons compte aussi de l'agitation artificielle des politiciens hindous et du singulier accord qui a rapproché les frères Ali et Gandhi ; sans doute toutes ces causes ont opéré injustement à notre détriment. Mais quelle est notre position exacte dans le problème ?

Avant la guerre la responsabilité de la protection des Lieux Saints ne nous incombait, par bonheur, d'aucune façon. Depuis la guerre, le patronage que nous avons accordé à la famille chérifienne de la Mecque nous a fait passer pour les adversaires du califat du Sultan. Aujourd'hui, le gouvernement [colonial] de l'Inde se prononce officiellement pour la reconnaissance du Sultan comme calife, et lord Curzon lui a reconnu en termes explicites cette qualité dans le discours qu'il a prononcé le 30 mars à la Chambre des lords.

Mais l'Occident ne sait pas que l'Islam nous tient pour effectivement responsables de la protection des Lieux-Saints. Nous passons pour avoir heurté des ambitions bien connues du Kaiser qui aspirait à devenir le suzerain chrétien des sanctuaires de l'Islam."


R. Chenevier, "Revue de la Presse", La Lanterne, 5 novembre 1922, p. 2 :

"LA DEPOSITION DU SULTAN

La décision du gouvernement d'Angora marque une grande date dans la vie du monde. Le sultanat est aboli. Voilà un coup qui sera terrible aux ennemis de la Turquie, lesquels pourront au surplus se demander si en l'occurrence, ils n'ont pas une part de responsabilité. Sur ce point, M. [Lucien] Romier est très catégorique. Il écrit, en effet, dans la Journée Industrielle :

Cette renaissance de la Turquie sous la forme d'une nation concentrée et moralement forte, sinon agressive, est certainement le résultat le plus paradoxal de la politique des vainqueurs de l'Allemagne depuis deux ans. L'invraisemblable erreur de cette politique a été de donner aux théories nationalistes tous les arguments de droit et de brimer, en fait, jusqu'à l'absurdité, le sentiment national.

C'est ce qu'exprime sous une autre forme, M. Jacques Bainville dans l'Action Française :

Un grand journal de Londres reconnaît avec franchise que, parmi les souverains et les chefs musulmans, l'émir d'Afghanistan est celui qui possède le plus de prestige, après Mustapha Kemal, parce qu'il ne subit pas d'influence étrangère et parce qu'il a été en guerre avec les Anglais. En revanche, le cas des Hussein, des Feyçal, des Abdullah, est le même que celui de Mahomet VI : les créatures de la politique anglaise n'ont aucun crédit.


Evidemment ; mais cela n'empêche point les Anglais de pratiquer la politique des créatures. Ils y trouvent peut-être leurs bénéfices. Et si Mehmet VI tombe définitivement, ils en seront quittes pour le passer à compte profits et pertes. (...)

D'abord le nationalisme est partout une forme de xénophobie. Et partout cette xénophobie exclut les privilèges étrangers. C'est que voyez-vous, mon cher confrère [René d'Aral], les Capitulations sont une bonne chose pour nous ; mais pour les Turcs ? Mettez-vous un peu à leur place !"


Paul Louis, "Une conférence après l'autre... : A Lausanne on va traiter de la crise d'Orient", L'Humanité, 19 novembre 1922, p. 1 :

"La conférence, de Lausanne va enfin s'ouvrir, puisque les trois ministres des affaires étrangères de l'Entente, M. Poincaré, lord Curzon et M. Mussolini, doivent conférer aujourd'hui et demain à Territet, à l'extrémité est du lac de Genève. Cet entretien est destiné à compléter celui qui a eu lieu hier à Paris entre M. Poincaré et lord Curzon sur une série de sujets relatifs à la paix d'Orient : délimitations territoriales, régime judiciaire, régime fiscal, droits des porteurs de la dette ottomane, contingents de la future armée turque, — et sans doute aussi, bien que les officieux prétendent le contraire, — intervention militaire éventuelle contre le gouvernement.

Cette simple information atteste que la paix n'apparaît pas comme une certitude. Le nouveau cabinet anglais est aussi impérialiste que le précédent, et, au surplus, le ministre des affaires étrangères n'a pas changé ; il sera même d'autant plus ardent à défendre ses prétentions à Chanak, à Gallipoli et ailleurs, autrement dit à réclamer une mainmise plus ou moins masquée sur les Détroits, que M. Poincaré et M. Mussolini lui ont donné cette semaine des assurances de concours. Chacun sait que les marchands de la Cité et les états-majors britanniques ne renoncent jamais à un projet primitivement conçu, ni à une occupation une fois réalisée. Ainsi le conflit anglo-turc demeure entier.

La fuite du sultan à bord d'un cuirassé britannique l'aura encore plutôt aggravé. Il est curieux qu'on ait parlé de cet événement bien avant qu'il ne se réalisât, et rien ne souligne mieux sa portée politique.

Sommé d'abdiquer par l'Assemblée d'Angora qui voulait de plus le déférer pour trahison à une haute-cour, Mehmed VI a refusé de céder à cette injonction. Il est parti avec tous ses titres, dignités et prérogatives, en se remettant à l'Amirauté anglaise. C'est-à-dire que le gouvernement de Londres pourra se servir de lui à l'heure que lord Curzon jugera convenable et le brandir comme une menace contre le pouvoir d'Angora. Par là, le cabinet britannique tente d'annuler pratiquement la décision que l'Assemblée nationale a adoptée au sujet de la déchéance du sultanat. On conçoit que Kemal et son représentant à Constantinople, Refet pacha, manifestent leur irritation, car l'Angleterre se pose, une fois de plus, en adversaire résolue du nationalisme turc. Son attitude est d'autant plus caractéristique que son protégé, le roi du Hedjaz, Hussein, offre à Mehmed VI un asile dans les villes saintes d'Arabie, comme s'il comptait, en face du calife qui va être élu à Constantinople, soutenir un anti-calife qui ne serait qu'un agent de l'impérialisme anglais et qui aurait pour tâche de déchirer l'Islam.

La paix d'Orient est si peu en vue, le conflit qui subsiste semble si bien capable de généralisation européenne, que la Roumanie prévoit la nécessité de son intervention contre Kemal, et que la Pologne, dénonçant une action éventuelle de la Russie soviétique contre la Roumanie, se dispose à soutenir cette dernière puissance.

Je ne signale ces données que pour montrer la complexité critique de la situation à la veille de la conférence de Lausanne."


Paul Bruzon, "La déchéance du Sultan et la question du khalifat", L'Europe nouvelle, n° 47, 25 novembre 1922, p. 1483-1484 :


"En vérité cette décision ne devrait pas surprendre les observateurs attentifs des événements du proche Orient. Si l'on veut bien y réfléchir, on comprendra que la question fut implicitement posée, dès 1919, par le congrès d'Erzeroum. Elle prenait corps quelques mois plus tard, au congrès de Sivas, par le vote du fameux pacte national. Ce credo des kemalistes condamnait à l'avance un souverain coupable à leurs yeux, non seulement d'avoir signé, le traité de Sèvres, mais surtout d'accepter la tutelle anglaise. Etait-il, en outre, possible à Mustapha Kemal lui-même d'oublier la fetva du Cheikh ul Islam et l'iradié imperial portant le sceau et la signature de Mehmed VI, par lesquels il était impitoyablement frappé et déclaré traître, à la patrie, — lui qui ne vivait que pour elle ?

La déchéance du sultan est donc la conclusion logique, inéluctable, de la victoire des armées nationalistes. L'événement n'en pose pas moins devant l'Islam un problème redoutable. Le khalife ne saurait se passer de pouvoir temporel. Prétendre en faire une sorte de Pape musulman sans couronne, sans armée, enfermé dans l'un quelconque des palais de Stamboul comme le successeur de saint Pierre au Vatican, est donc une action d'une audace inouïe dont les conséquences peuvent être incalculables. (...)

Que d'ambitions réveillées, que de compétitions, que de rivalités et d'intrigues !

Bien qu'il ait échoué déjà, pendant la guerre, dans sa tentative encouragée par les Alliés et particulièrement par l'Angleterre, pour restaurer à son profit l'ancien khalifat arabe, le roi du Hedjaz songerait à tenter dans ce sens un nouvel effort. Il y serait poussé par le fameux colonel Lawrence dont on n'a pas oublié l'activité dans le proche Orient pendant les dernières années de la guerre.

On prête également des ambitions à l'émir d'Afghanistan, seul souverain musulman dont l'indépendance soit, à l'heure actuelle effective. Là, agirait l'occulte influence d'Enver Pacha. Que faut-il penser, d'autre part, de la brusquerie avec laquelle le Grand Senoussi vient de reprendre, en Cyrénaïque, les hostilités contre les forces italiennes ? Ne serait-il pas poussé par le désir d'appuyer par l'éclat d'une action militaire, une candidature éventuelle ?

Mais nous ne tarderons sans doute pas à voir surgir des profondeurs mystérieuses du continent noir d'autres marabouts, d'autres mahdis, d'autres faux prophètes hantés par le souvenir des cheurfas saadiens créant, en 1550, dans des conditions à peu près identiques, le vaste empire du Moghreb.

Au point de vue français on se demanderait, paraît-il, dans certains milieux politiques et coloniaux si le moment ne serait pas venu d'entreprendre une action énergique en faveur de l'extension à tout notre empire africain de l'autorité religieuse du Sultan du Maroc. D'aucuns verraient là un sûr remède au fameux danger du panislamisme et un moyen d'enrayer en Algérie et en Tunisie l'action trop directe de ce qu'on appelle l'esprit jeune turc.

II faut tout ignorer de la psychologie musulmane pour pouvoir s'arrêter, ne fût-ce qu'un seul instant, à des projets si complètement chimériques. N'oublions pas l'échec du chérif Hussein dont nous parlions plus haut. L'Angleterre a pu lui donner l'illusoire couronne du Hedjaz. Elle a pu créer pour ses fils ces royaumes d'opérette qui s'appellent l'Irak et la Transjourdanie mais, quant à la puissance khalifale, c'est autre chose. Il n'était point dans les pouvoirs de Downing Street de la lui conférer. Bien plus, en acceptant la tutelle de Londres, le chérif s'enlevait à lui-même toute chance de l'acquérir. L'Islam n'acceptera jamais comme chef suprême un prince inféodé à une puissance chrétienne. C'est là une vérité essentielle. L'indifférence avec laquelle les musulmans du monde entier accueillirent, le 1er novembre dernier, la déchéance du padischah et l'indignation qu'ils manifestent aujourd'hui à la nouvelle de sa fuite à bord d'un cuirassé britannique nous en donnent une complète confirmation. Mehemed VI avait déjà perdu tout prestige en acceptant la présence d'une garde étrangère à la porte de son palais. Il achève de se disqualifier : le dernier acte de son règne éloigne de lui ceux qui, hier encore, eussent été disposés à prendre sa défense. (...)

Le resserrement du bloc islamique autour d'Angora, oui, vraiment, voilà sans doute ce qui va se produire. Nous pouvons le penser à la lecture de la dépêche suivante envoyée par le comité central de Dehli à M. Bonar Law.

« Les musulmans de l'Inde ont appris avec un profond désappointement que le haut commissaire britannique a donné asile au khalife et à d'autres musulmans à bord d'un navire de guerre britannique. De graves troubles pourraient survenir si le gouvernement anglais ne tenait pas compte de l'impression que cet acte a produit aux Indes. Le gouvernement anglais ferait bien, au contraire, de cesser immédiatement toute intervention en ce qui concerne le khalifat et de laisser les musulmans statuer seuls sur cette question. »

Voilà un conseil dont la politique française doit elle-même faire son profit. Gardons-nous d'intervenir dans une question de dogme pur. Ce serait inutile. Ce serait peut-être également dangereux.

D'ailleurs, il semble bien que la crise du khalifat soit déjà résolue. En nommant le prince Abdul Medjid Effendi, la grande assemblée d'Angora manifeste de façon évidente l'intention d'éviter toute crise intérieure.

Le prince Abdul Medjid Effendi, fils du Sultan Abdul Aziz, était l'héritier légitime ; son élévation à la dignité khalifale ne peut donc soulever aucune objection sérieuse. Par ailleurs, le prince Abdul Medjid Effendi, personnalité très parisienne dont on a pu voir, plusieurs fois, figurer les envois au Salon, car il possède, à l'exemple de l'actuel bey de Tunis, Si Mohammed el Habib, un réel talent de peintre, est un homme pondéré, réfléchi, d'une trop haute culture et d'un esprit trop largement ouvert à tous les difficiles problèmes de la politique actuelle, pour que l'Europe hésite à lui faire crédit. Ses sympathies pour l'Entente ne sont point secrètes. Il les a manifestées hautement toutes les fois qu'il en eut l'occasion. En l'élisant khalife, à la veille de la conférence de Lausanne, Angora a fait preuve d'un réel désir de paix.

Reste la question du pouvoir temporel. Quel sera sur ce sujet l'attitude du monde musulman ? mystère. Quoi qu'il arrive, l'expectative est la seule attitude que nous puissions prendre."


Roger Labonne (officier issu de l'infanterie coloniale), "La Turquie laïque", Le Correspondant, 10 septembre 1924, p. 722-725 :

"Sans doute le paradoxe oriental est chose contagieuse. La question du khalife sembla émouvoir beaucoup plus l'Europe que les placides sectateurs de l'Islam. Les imaginations s'échauffèrent en Occident et l'on vit éclore de nouveau les projets qui hantèrent le cerveau de Guillaume lors de son voyage en Terre sainte. Accaparer l'énorme réserve d'énergie accumulée dans le monde musulman et en user à sa guise, un peu comme Jupiter se servait de la foudre, c'est là une idée qui reparaît chroniquement sous des formes diverses depuis quinze ans. Cette fois on pensa la faire entrer dans le domaine des réalités en préconisant des solutions ingénieuses du problème de l'Imamat. En France, on émet l'avis soit de donner asile à Abd ul Medjid dans une ville d'Algérie, soit de faire valoir les droits du sultan du Maroc au pontificat musulman. On s'émeut surtout à la pensée que le successeur d'Abou Bekr pourrait être le roi d'Arabie dont les attaches avec la Grande-Bretagne sont notoires. On s'inquiète des conséquences qui vont en résulter dans notre Afrique du Nord. Ces craintes sont chimériques. Les seuls khalifes qui aient jamais disposé d'une autorité réelle étaient les chefs d'Etats puissants et indépendants. Quant aux interventions étrangères, elles n'ont jamais servi qu'à déconsidérer le pontife qu'on prétendait protéger. En 1920, la Grande-Bretagne en fit l'expérience à Constantinople. L'appui qu'elle accorda au sultan Vahieddine contre les rebelles nationalistes aboutit à donner plus d'ampleur au mouvement anatoliote. Les bataillons impériaux, armés et équipés par l'intendance anglaise, se débandent au premier choc dans la plaine d'Ismidt et leur matériel ne profite qu'à l'ennemi.

Au contact de l'Islam, un Etat européen a comme devoir strict de ne pas s'immiscer dans les affaires religieuses de ses sujets ou protégés. Cette règle que la France s'est imposée en Afrique du Nord a montré ses bons effets au moment de l'agitation panislamique de 1920. Seules nos possessions furent à l'abri d'une tempête qui sévit partout, du Rif au Caire et de Tripoli au Penjab. En terre musulmane la bonne administration et la prospérité économique seront toujours de meilleures sauvegardes que le bouclier d'un chef religieux. Qu'on accorde à Abd ul Medjid, s'il le désire, la même hospitalité que ses ancêtres réservèrent si souvent aux nôtres, on ne peut qu'applaudir à cette mesure. Mais on se gardera de lui faire jouer un rôle ou d'augmenter celui de Moulay Youssef au Maroc. Les formules séduisantes de protectorat, assistance, mandat et collaboration, utiles au début d'une conquête, ne révèlent à l'usage que trop d'inconvénients pour qu'on aille instaurer un nouveau souverain indigène ou ajouter à l'autorité de celui qui est en fonctions. Elles ne font pas illusion à la masse, à ces Berbères surtout, gens simples, mais de grand bon sens et frondeurs comme de vrais Français. Pour ceux-là, le maître c'est le plus fort, et, pour l'heure, c'est le roumi. Quant au souverain, c'est une manière de roi d'opérette qui ne jouit d'autre prestige que celui qu'inspire la crainte de l'Etat protecteur. Mais ces formules risquent de servir les plans de ces jeunes musulmans qui prennent volontiers la cour pour cénacle de leurs intrigues et rêvent de jouer dans leur pays le même rôle que les Jeunes Turcs en Asie-Mineure. Ce serait ouvrir un champ nouveau aux ambitions de ces élites turbulentes que de vouloir parer du manteau khalifal un sultan ou un bey déjà en fonctions.

La même politique de neutralité à l'égard de l'Islam oblige à s'abstenir de toute intervention dans les affaires intérieures de l'Etat turc et à ne pas revenir à l'époque de Mürzsteg. Mais, sans faillir à cette règle, un Etat comme la France, qui a investi en Orient un formidable capital moral et matériel, ne peut rester indifférent aux menées d'ordre administratif qui l'atteignent dans tous ses intérêts.

Il nous souvient qu'en 1919, certain miraleï, devenu pacha célèbre, nous confiait avec une rudesse toute militaire son sentiment sur les écoles étrangères établies dans son pays : « Nous les fermerons, quand nous serons enfin les maîtres en Turquie, déclarait-il. N'est-ce point notre droit ? Pourriez-vous admettre qu'à Marseille, Lyon ou Paris des mollahs s'en vinssent faire la classe en turc à vos enfants et leur apprendre l'histoire du sultan Selim et les morceaux choisis de notre littérature ? »

Cette argumentation, qui fait bon marché des principes de relativité, est en harmonie avec le programme des ministres de 1908. Dès cette époque, lit-on dans l'Histoire de La Jonquière, « les chauvins turcs fulminent contre les écoles étrangères qui fonctionnent dans l'empire. Ils les accusent d'être des foyers de dénationalisation et ils visent particulièrement les écoles françaises. En outre, ils attaquent à fond les établissements de crédit européens. Ils les représentent comme des Gobseks qui mettent le pays en coupe réglée et ils mènent une vive campagne contre la Dette et la Banque ottomanes ».

En guerre, dit-on, il est permis d'être battu, mais non d'être surpris. L'adage est vrai aussi en politique ; et ce fut l'erreur de l'Europe d'avoir méconnu les intentions de son adversaire oriental en traitant avec lui, et d'avoir espéré qu'en les aidant on empêcherait les doctrinaires de Salonique et de Monastir de mettre à exécution leur plan de 1908. (...)

Après l'accord d'Angora, les dirigeants turcs n'ont garde de s'aliéner le concours précieux que leur offre notre pays. Ils se montrent prodigues d'assurances sur le sort de nos maisons d'enseignement et de nos privilèges. Aussi attend-on que la paix puisse permettre la réouverture des trente-deux écoles françaises fermées en Asie-Mineure, et la restitution des ressources de la Dette confisquées depuis huit ans.

La victoire de Smyrne et les négociations de Lausanne viennent ruiner ces espoirs.
(...)

Sur le terrain économique, Angora observe la même attitude. Banque et Dette ottomane, chemins de fer de Smyrne, de Moudania et de Brousse, régie des tabacs, mines d'Héraclée, de Balia et de Cartal, docks et ateliers du, Bosphore, sociétés des quais, des phares, du remorquage, des eaux, des tramways, du gaz, des téléphones, etc., tout ce qui constitue le patrimoine de la France en Orient est progressivement l'objet des mêmes atteintes que les écoles."


"L'insurrection kurde : La démission de Fethy Bey", L'Humanité, 4 mars 1925, p. 3 :

"La révolte des Kurdes fomentée par l'impérialisme anglais allié au fanatisme religieux de ce peuple nomade et aux éléments réactionnaires de la Turquie, semble avoir provoqué dans ce pays une grave crise politique.

On annonce, en effet, la démission du gouvernement de Fethy bey, déposée à la suite des dissentiments avec le parti républicain populaire sur la politique intérieure du gouvernement.

La crise politique en Turquie ne peut que servir les intérêts de l'impérialisme anglais, surtout à l'heure actuelle, quelques jours avant la date fixée pour la discussion à la S. D. N., du rapport sur la question du pétrole de Mossoul. Elle encouragera en outre tous les partisans de l'ancien régime, dont le porte-parole, l'ex-sultan Mahomed VI, de son exil à San Remo, vient de lancer un message d'encouragement aux insurgés. Dans l'entourage de l'ex-sultan on ne cache plus que Mohamed n'a pas perdu l'espoir de rentrer en souverain à Constantinople.

Il faut croire que son espoir et celui des agents impérialistes seront prochainement déçus, comme il résulte de l'action des forces de la Nouvelle Turquie contre les insurgés."


Voir également : Les reculs et les renoncements d'Abdülhamit II

La montée du nationalisme arabe sous Abdülhamit II

Le conflit entre le régime d'Abdülhamit II et l'intelligentsia islamiste arabe

Les Arabes ont trahi l'Empire ottoman

Citations de Mehmet VI Vahdettin (le dernier sultan ottoman)

Le vrai visage de l'"alternative libérale" au Comité Union et Progrès et au kémalisme

La francophilie de Mehmet VI (dernier sultan ottoman) et d'Abdülmecit II (dernier calife)

Rencontre avec Abdülmecit II (1922)

Le contexte de l'abolition du califat en Turquie (1924)
  
Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque

La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens

La légitimité d'Atatürk, selon le chrétien libanais Amin Maalouf

Le kémalisme, la bonne révolution

Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"

Sun Yat-sen et la Turquie indépendante

Atatürk et ses luttes, vus par les héros de l'indépendance indienne