dimanche 31 mai 2020

Les Seldjoukides : une puissance éclairée au Moyen Age




Maxime Rodinson, "Claude Cahen (1909-1991)", CEMOTI, n° 13, janvier-mai 1992, p. 195 :

"Le Proche-Orient de l'époque des Croisades était dominé par des Etats que gouvernaient des dynasties turques en majorité. C'était là un phénomène capital que le nationalisme des autres ethnies s'efforce de masquer presque inconsciemment. Il n'en est pas moins indubitable, et de grande conséquence. Claude Cahen en a parlé avec sa lucidité, son information et sa prudence habituelles dans la remarquable refonte qu'il donna en 1982 du manuel bibliographique de Jean Sauvaget (Introduction à l'histoire de l'Orient musulman, éléments de bibliographie, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1943). Sauvaget déjà insistait sur cette "aventure prodigieuse, passionnante comme une légende" qu'était "l'histoire des Turcs dans l'Islam" fondant d'abord l'Empire seldjoukide "la plus stable et la plus forte de toutes les constructions politiques qu'ait connues l'Islam", puis faisant "surgir des ruines de cet empire, non pas seulement un Etat vigoureux, mais une nation unie et ardente, qui s'engage avec décision dans des voies nouvelles" (p. 140)."

Jean-Paul Roux, L'Asie centrale. Histoire et civilisations, Paris, Fayard, 1997, p. 272-273 :

"Le gros problème de l'islam, surtout en Asie centrale et aussi ailleurs en Orient, découlait de la présence d'une masse turque plus ou moins considérable, très vite dominatrice et dont il ne pouvait pas faire ce qu'il voulait.

Officiellement, ces Turcs étaient musulmans, mais si certains étaient en effet très bien islamisés, iranisés ou arabisés comme le philosophe Farabi et le lexicographe Mahmud al-Kachgari, la plupart l'étaient moins, osons dire, fort mal : ils ne connaissaient pas grand-chose de leur nouvelle religion et se souciaient peu d'elle.

L'Asie centrale, ravagée au cours des temps, n'est pas une terre très propice pour mesurer la faiblesse de l'islamisation et la force des mœurs et des coutumes de l'ancien paganisme. En revanche, l'Anatolie seldjoukide, pourtant fort éloignée du berceau des peuples turcs et faisant figure de grand Etat musulman, permet d'en rendre compte. Il est remarquable que les mosquées qui y furent construites soient, à deux ou trois exceptions près, austères et indigentes, sans grand génie créateur, alors que l'architecture s'avère si riche, si novatrice dans les établissements d'enseignement (madrasa en arabe, medrese en turc) et les caravansérails (han). On peut légitimement en conclure que le Seldjoukide s'intéressait moins à la religion qu'à l'enseignement et au commerce."

Le Moyen Age en Orient. Byzance et l'Islam (ouv. col.), Paris, Hachette Supérieur, 2012, p. 194-195 :

"L'administration. Pour le reste, l'administration ne s'éloigna pas de celle qu'avait connue le Khurâsân ghaznévide [les Ghaznévides sont une dynastie turque], fondamentalement peu différente du reste de l'Islam sauf au niveau de la terminologie. Le personnel de l'empire seljukide en était essentiellement originaire, et notamment celui qui pendant vingt-neuf ans, d'abord sous Alp-Arslân, puis sous Malik-Shâh, en fut le vizir : Nizâm al-Mulk. Le Livre du Gouvernement dans lequel il expose ses idées en matière de gouvernement traduit l'influence directe de la tradition irano-islamique. Aucun problème ne se posa vraiment entre le sultan et le khalife [abbasside] à cette époque, Nizâm entretenait en effet de bons rapports personnels avec l'entourage khalifal. Cependant le vizir et le sultan n'étaient pas loin de considérer peu à peu que le sultan tirait sa légitimité de lui-même et non d'une délégation du khalife.

Le mouvement orthodoxe. C'est durant cette période seljukide que s'organisa un puissant mouvement sunnite ; les Seljukides surent traduire concrètement la réaction orthodoxe qui caractérise l'islam du XIe siècle.

Grands constructeurs de mosquées, de caravansérails et de ponts, les Seljukides développèrent surtout les madrasa, c'est-à-dire des écoles où se recrutaient fonctionnaires et qâdî et dont l'enseignement portait sur les sciences religieuses et juridiques. Riches grâce aux nombreuses dotations foncières dont elles furent les bénéficiaires par le système de waqf, les madrasa assurèrent la domination de l'orthodoxie. En face de la mosquée al-Azhar du Caire fâtimide se dressait à Bagdâd la Nizâmiyya, madrasa fondée par le vizir Nizâm.

Parallèlement, l'orthodoxie s'élargit par l'intégration de courants mystiques jusque-là regardés avec suspicion, incarnés par les sûfî. Longtemps suspects aux yeux des docteurs sunnites, les sûfî du XIe siècle avaient commencé à s'organiser en petits groupes qui devinrent de véritables petites congrégations, et surtout le grand penseur al-Ghazâlî (mort en 1111), un Iranien encore, sut se faire le porte-parole de ce mouvement religieux. Les Turcs favorisèrent la fondation de khanqâh, couvents de sûfî.

Le grand rôle des Seljukides est d'avoir su capter et amplifier ce mouvement général de réaction de l'orthodoxie, en face du développement du shî'isme et de l'effervescence intellectuelle des siècles précédents. La lutte contre les Fâtimides d'Egypte resta ainsi leur grande affaire et ils ne manifestèrent aucune hostilité particulière à l'égard des communautés juives ou chrétiennes. Si, en Asie Mineure, les chrétiens subirent les conséquences des pillages turcomans, qui pouvaient gêner le passage de pèlerins, ailleurs leur situation ne changea pas : les Occidentaux qui, à la fin du XIe siècle, dénoncèrent les persécutions des Turcs, leur attribuent en réalité des actes qui incombent aux Fâtimides et au khalife al-Hâkim. L'empire seljukide n'élimina pas totalement l'hérésie de son territoire. A l'époque de Malik-Shâh, les missionnaires ismaéliens qui œuvraient en Iran s'organisèrent en une secte autonome qui refusait de reconnaître le nouveau khalife fâtimide et se transforma en une secte terroriste, celle des Nizârîs, du nom du khalife qu'ils reconnaissaient, mieux connus sous le nom d'Assassins."

Voir également : Le peuplement turc de l'Iran et de l'Anatolie