dimanche 31 mai 2020

Les Seldjoukides : une puissance éclairée au Moyen Age




Maxime Rodinson, "Claude Cahen (1909-1991)", CEMOTI, n° 13, janvier-mai 1992, p. 195 :

"Le Proche-Orient de l'époque des Croisades était dominé par des Etats que gouvernaient des dynasties turques en majorité. C'était là un phénomène capital que le nationalisme des autres ethnies s'efforce de masquer presque inconsciemment. Il n'en est pas moins indubitable, et de grande conséquence. Claude Cahen en a parlé avec sa lucidité, son information et sa prudence habituelles dans la remarquable refonte qu'il donna en 1982 du manuel bibliographique de Jean Sauvaget (Introduction à l'histoire de l'Orient musulman, éléments de bibliographie, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1943). Sauvaget déjà insistait sur cette "aventure prodigieuse, passionnante comme une légende" qu'était "l'histoire des Turcs dans l'Islam" fondant d'abord l'Empire seldjoukide "la plus stable et la plus forte de toutes les constructions politiques qu'ait connues l'Islam", puis faisant "surgir des ruines de cet empire, non pas seulement un Etat vigoureux, mais une nation unie et ardente, qui s'engage avec décision dans des voies nouvelles" (p. 140)."

Jean-Paul Roux, L'Asie centrale. Histoire et civilisations, Paris, Fayard, 1997, p. 272-273 :

"Le gros problème de l'islam, surtout en Asie centrale et aussi ailleurs en Orient, découlait de la présence d'une masse turque plus ou moins considérable, très vite dominatrice et dont il ne pouvait pas faire ce qu'il voulait.

Officiellement, ces Turcs étaient musulmans, mais si certains étaient en effet très bien islamisés, iranisés ou arabisés comme le philosophe Farabi et le lexicographe Mahmud al-Kachgari, la plupart l'étaient moins, osons dire, fort mal : ils ne connaissaient pas grand-chose de leur nouvelle religion et se souciaient peu d'elle.

L'Asie centrale, ravagée au cours des temps, n'est pas une terre très propice pour mesurer la faiblesse de l'islamisation et la force des mœurs et des coutumes de l'ancien paganisme. En revanche, l'Anatolie seldjoukide, pourtant fort éloignée du berceau des peuples turcs et faisant figure de grand Etat musulman, permet d'en rendre compte. Il est remarquable que les mosquées qui y furent construites soient, à deux ou trois exceptions près, austères et indigentes, sans grand génie créateur, alors que l'architecture s'avère si riche, si novatrice dans les établissements d'enseignement (madrasa en arabe, medrese en turc) et les caravansérails (han). On peut légitimement en conclure que le Seldjoukide s'intéressait moins à la religion qu'à l'enseignement et au commerce."

Le Moyen Age en Orient. Byzance et l'Islam (ouv. col.), Paris, Hachette Supérieur, 2012, p. 194-195 :

"L'administration. Pour le reste, l'administration ne s'éloigna pas de celle qu'avait connue le Khurâsân ghaznévide [les Ghaznévides sont une dynastie turque], fondamentalement peu différente du reste de l'Islam sauf au niveau de la terminologie. Le personnel de l'empire seljukide en était essentiellement originaire, et notamment celui qui pendant vingt-neuf ans, d'abord sous Alp-Arslân, puis sous Malik-Shâh, en fut le vizir : Nizâm al-Mulk. Le Livre du Gouvernement dans lequel il expose ses idées en matière de gouvernement traduit l'influence directe de la tradition irano-islamique. Aucun problème ne se posa vraiment entre le sultan et le khalife [abbasside] à cette époque, Nizâm entretenait en effet de bons rapports personnels avec l'entourage khalifal. Cependant le vizir et le sultan n'étaient pas loin de considérer peu à peu que le sultan tirait sa légitimité de lui-même et non d'une délégation du khalife.

Le mouvement orthodoxe. C'est durant cette période seljukide que s'organisa un puissant mouvement sunnite ; les Seljukides surent traduire concrètement la réaction orthodoxe qui caractérise l'islam du XIe siècle.

Grands constructeurs de mosquées, de caravansérails et de ponts, les Seljukides développèrent surtout les madrasa, c'est-à-dire des écoles où se recrutaient fonctionnaires et qâdî et dont l'enseignement portait sur les sciences religieuses et juridiques. Riches grâce aux nombreuses dotations foncières dont elles furent les bénéficiaires par le système de waqf, les madrasa assurèrent la domination de l'orthodoxie. En face de la mosquée al-Azhar du Caire fâtimide se dressait à Bagdâd la Nizâmiyya, madrasa fondée par le vizir Nizâm.

Parallèlement, l'orthodoxie s'élargit par l'intégration de courants mystiques jusque-là regardés avec suspicion, incarnés par les sûfî. Longtemps suspects aux yeux des docteurs sunnites, les sûfî du XIe siècle avaient commencé à s'organiser en petits groupes qui devinrent de véritables petites congrégations, et surtout le grand penseur al-Ghazâlî (mort en 1111), un Iranien encore, sut se faire le porte-parole de ce mouvement religieux. Les Turcs favorisèrent la fondation de khanqâh, couvents de sûfî.

Le grand rôle des Seljukides est d'avoir su capter et amplifier ce mouvement général de réaction de l'orthodoxie, en face du développement du shî'isme et de l'effervescence intellectuelle des siècles précédents. La lutte contre les Fâtimides d'Egypte resta ainsi leur grande affaire et ils ne manifestèrent aucune hostilité particulière à l'égard des communautés juives ou chrétiennes. Si, en Asie Mineure, les chrétiens subirent les conséquences des pillages turcomans, qui pouvaient gêner le passage de pèlerins, ailleurs leur situation ne changea pas : les Occidentaux qui, à la fin du XIe siècle, dénoncèrent les persécutions des Turcs, leur attribuent en réalité des actes qui incombent aux Fâtimides et au khalife al-Hâkim. L'empire seljukide n'élimina pas totalement l'hérésie de son territoire. A l'époque de Malik-Shâh, les missionnaires ismaéliens qui œuvraient en Iran s'organisèrent en une secte autonome qui refusait de reconnaître le nouveau khalife fâtimide et se transforma en une secte terroriste, celle des Nizârîs, du nom du khalife qu'ils reconnaissaient, mieux connus sous le nom d'Assassins."

Voir également : Le peuplement turc de l'Iran et de l'Anatolie
 

vendredi 29 mai 2020

La collaboration de l'Europe chrétienne avec le sultan Mehmet II




André Clot, Mehmed II. Le conquérant de Byzance (1432-1481), Paris, Perrin, 1990 :

"Dès l'été 1452 et alors que les travaux de Bogazkesen n'étaient pas terminés, Mehmed avait demandé aux Etats vassaux de lui envoyer des hommes et des armes. Le prétexte était une expédition qu'il avait résolu, disait-il, d'entreprendre contre le bey de Karaman. Georges Brankovic, notamment, lui envoya mille cinq cents cavaliers serbes commandés par douze officiers. Dans tout l'empire on réunit du matériel, fabriqua des armes, des machines de siège, « tours, échelles mobiles et autres fléaux destinés à démolir les murailles ». Le trésor que lui avait légué Murad II et l'accroissement de recettes qui résultaient de la récente réforme fiscale et financière lui permettaient de dépenser sans compter, en attendant les richesses qui tomberaient dans ses mains s'il prenait Constantinople.

A peu près au même moment où il ordonnait ces préparatifs, un fondeur de canons d'origine hongroise, saxonne ou dace, nommé Urban, qui avait offert sans succès ses services aux Byzantins, proposa au sultan de fondre pour lui des pièces d'artillerie « aussi grosses qu'il le voudrait ». « Peux-tu m'en faire une capable d'ébranler les murs de Constantinople ? » lui demanda Mehmed. Urban répondit par l'affirmative et quelques semaines plus tard il présentait au sultan un premier canon de fort calibre. On le plaça sur une des tours de Bogazkesen et on l'essaya sur un bâtiment vénitien qui avait refusé d'obéir aux sommations. Les boulets atteignirent leur but, le bâtiment fut coulé et son capitaine exécuté. Mehmed demanda alors de fondre « le plus gros canon possible ». La pièce fut rapidement fondue. Elle tirait des boulets de pierre de 400 kilos, d'un diamètre de 2,50 mètres. On l'essaya à Edirne non sans avoir averti les habitants « afin que la terreur causée par une détonation dont on n'avait nulle idée ne leur fît point perdre la parole et avorter les femmes enceintes ». Ses projectiles, lancés à plus d'un kilomètre, s'enfoncèrent à 2 mètres dans le sol. C'était bien l'arme qui convenait pour abattre les murailles de Constantinople. « Le sultan combla Urban de présents et lui assigna une somme tellement élevée que si les ministres byzantins avaient consenti à lui en accorder seulement le quart, jamais il n'aurait quitté Constantinople. » Le transport d'Edirne aux faubourgs de Constantinople prit deux mois et nécessita 60 bœufs pour tirer la pièce et 200 hommes pour la maintenir sur le char où on l'avait posée. Deux cents ouvriers et manœuvres précédaient le convoi pour mettre en état les routes et les ponts avant son passage. Urban fondit deux autres pièces de gros calibre, l'une qui lançait des projectiles de 262 kilos, l'autre un peu moins lourds, ainsi que de nombreux canons moyens et petits. Lorsqu'il mettra le siège devant Constantinople, Mehmed disposera d'une puissance de feu formidable, incroyable pour son temps, qui marquera le début d'une nouvelle époque dans l'art de la guerre. Les destructions provoquées par l'artillerie, l'effet psychologique de ces armes au bruit terrifiant sur les populations seront un des éléments principaux de la réussite du plan de conquête de Constantinople, puis des succès de Mehmed II et de ses successeurs pendant près de deux siècles. Tagliacozzo écrivait dès 1456 : « Le sultan a des canons si grands et si énormes qu'en vérité jamais des hommes n'en ont fabriqué de semblables. » Les fondeurs turcs, avec le concours d'Occidentaux passés au service du sultan seront longtemps à la pointe de la technique de la fabrication de ces armes. Les sultans en achèteront aussi à l'étranger, utiliseront celles prises à l'ennemi dans les combats. Jusqu'au déclin de l'empire, les Ottomans attacheront toujours la plus grande importance à la possession d'une puissante artillerie." (p. 37-39)

"Selon Pusculo, au moment où les navires chrétiens quittaient leur mouillage, un feu fut allumé au sommet de la colline de Galata, peut-être un signal à l'intention des Turcs. Ducas affirme que les Génois de Galata envoyaient pendant la nuit du ravitaillement aux Byzantins et le jour aux Turcs, notamment l'huile dont ceux-ci avaient besoin pour nettoyer leurs grosses pièces d'artillerie après chaque décharge." (p. 52)

"La colonie génoise de Galata-Pera échappa au pillage. Le jour même de la conquête, le podestat Angelo Giovanni Lomellino avait fait sa soumission en envoyant à Mehmed les clés de la ville. Le sultan, dans les jours qui suivirent, se rendit deux fois à Galata. Il ordonna de démolir les murs de la cité et la tour Sainte-Croix qui dominait celle-ci et de lui livrer les armes et les munitions. Le 1er juin (trois jours à peine après la conquête), un firman était promulgué autorisant les habitants à rester en possession de leurs maisons, de leurs magasins, de leurs marchandises et de leurs navires." (p. 68)


Robert Mantran, Histoire de la Turquie, Paris, PUF, 1993 :


"Le 23 mai [1453], Mehmed propose à Constantin [Constantin XI Paléologue] une capitulation honorable : le basileus refuse. Dans la nuit du 28 au 29 mai, le signal de l'assaut est donné : deux attaques préliminaires sont repoussées, mais la troisième, menée par les Janissaires près de la Porte d'Andrinople, est décisive : les Ottomans pénètrent dans la ville et prennent à revers les défenseurs ; le combat se termine rapidement : les derniers défenseurs se groupent autour du basileus qui est finalement blessé à mort ; le soir du mardi 29 mai 1453, la conquête de Constantinople est achevée ; pour affirmer son succès, le sultan pénètre dans Sainte-Sophie, transformée en mosquée. Mehmed II édicte aussitôt un certain nombre de décisions : des libertés sont accordées aux Chrétiens ; les Génois se voient confirmer la plus grande partie de leurs privilèges dans le quartier de Galata ; le 1er juin est installé un nouveau patriarche, Georges Scholarios (Gennadios) ; d'autre part, pour turquifier la ville, des colons doivent être amenés d'Anatolie. Constantinople devient quelques années plus tard la capitale de l'Empire ottoman, le lien entre les possessions européennes et les possessions asiatiques du sultan.

La prise de Constantinople est suivie d'une série d'accords avec les princes grecs du Péloponnèse, le despote de Serbie, les Génois de Chio et de Lesbos, l'empereur grec de Trébizonde et la République de Raguse : tous se déclarent vassaux du sultan et lui payent un tribut annuel. Quant à Venise, elle se voit reconnaître la liberté de commerce, et peut installer un baile (= un consul) dans la nouvelle capitale." (p. 44)


Alexandra Merle, Le miroir ottoman. Une image politique des hommes dans la littérature géographique espagnole et française (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2003 :

"Le siège de la ville dura à peine plus d'un mois et, le 29 mai 1453, l'Empire byzantin avait vécu, de même que son dernier empereur. La République de Venise, qui avait auparavant passé avec les Ottomans plusieurs traités, s'empressa d'en conclure un nouveau dès 1454. Les Génois de Péra se hâtèrent de demander la confirmation de leurs privilèges commerciaux. Les autres puissances qui se livraient à des activités de négoce en Méditerranée, telles que Florence ou Raguse, ne tardèrent pas à conclure des accords similaires." (p. 15-16)


Gilles Veinstein, "L'Europe et le Grand Turc", in L'Europe et l'islam : quinze siècles d'histoire (ouv. col.), Paris, Odile Jacob, 2009 :


"Aussi délictueuses et même scandaleuses qu'elles paraissent d'un point de vue religieux, ces relations sont inscrites dans les réalités géopolitiques de l'Europe, dès lors que les Turcs sont présents sur ce continent et que les Etats européens sont trop désunis pour faire véritablement front contre cet « ennemi commun ». Chacun sera au contraire tenté d'utiliser contre son rival ce formidable joker que constitue l'appui ottoman ou la seule menace de cet appui. Les premiers exemples sont aussi anciens que l'Etat ottoman même et remontent donc au XIVe siècle. Les flatteries dont Mehmed II qui vient de conquérir Constantinople et à qui l'on prête des projets au sud de l'Italie, fera l'objet de la part de Venise, Naples et Florence (pour ne pas parler de Malatesta, le seigneur de Rimini, qui ne demande qu'à « collaborer »), des médailles étant notamment frappées en son honneur, en disent long sur les arrière-pensées des uns et des autres." (p. 227)


Voir également : Fatih Sultan Mehmet (Mehmet II)

Mehmet II et la lutte entre impériaux et cléricaux 

Mehmet II dans la conception kémaliste de l'histoire

Le sultan Mehmet II et les Juifs

Yakup Paşa, le médecin personnel de Mehmet II

L'héritage romain chez les Turcs seldjoukides et ottomans

La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat

L'Empire ottoman, empire européen

La collaboration d'une faction des noblesses slavo-orthodoxes avec les sultans ottomans

Les auxiliaires chrétiens de l'armée ottomane

L'Italie de la Renaissance et l'Empire ottoman : contacts et influences

L'essoufflement de l'idée de croisade anti-turque dans l'Europe de la Renaissance

Laurent de Médicis et la Sublime Porte

Alexandre VI Borgia et Beyazıt II (Bayezid II)

Les offres de Beyazıt II (Bayezid II) à Léonard de Vinci et Michel-Ange

L'Empire ottoman et l'Occident chrétien à l'époque moderne

dimanche 24 mai 2020

Talat Paşa (Talat Pacha) et la Palestine




"Déclaration de Talaat Pacha sur la Palestine", Journal des débats politiques et littéraires, 9 janvier 1918, p. 2 :

"Le grand-vizir Talaat Pacha a fait à un rédacteur du Lokal Anzeiger la curieuse déclaration suivante sur la question de la Palestine :

J'ai la confiance la plus absolue que nous maintiendrons notre souveraineté sur toute la Palestine, y compris la partie occupée aujourd'hui par les Anglais. Notre souveraineté est absolument nécessaire. Si nous devons partir, la Palestine deviendrait un foyer d'intrigues et les puissances de l'Entente seraient les premières à regretter de nous en avoir éloignés. Le peuple lui-même devra quelque jour se rendre compte que, du point de vue chrétien, la souveraineté d'un Etat neutre et d'une autre religion est désirable. Dès que nous serons rentrés à Jérusalem, nous nous occuperons de régler la question juive d'une manière satisfaisante pour les israélites, non seulement en Palestine, mais encore dans tout l'empire turc."

Voir également : Enver Paşa (Enver Pacha) et les chrétiens de Jérusalem

Talat Paşa (Talat Pacha), d'après diverses personnes

Talat Paşa et les Juifs

Cemal Paşa et les Juifs 

Les antisémites arméniens croient dans l'existence d'un "complot juif" derrière la Turquie (hamidienne, unioniste et kémaliste), l'Allemagne wilhelmienne et la révolution bolchevique
  
La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses

Le nationalisme turc est-il la cause de la Grande Révolte arabe de 1916 ?

Les Arabes ont trahi l'Empire ottoman

Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque

Le nationalisme turc est-il la cause de la Grande Révolte arabe de 1916 ?




Feroz Ahmad, The Young Turks and the Ottoman Nationalities : Armenians, Greeks, Albanians, Jews, and Arabs, 1908-1918, Salt Lake City, University of Utah Press, 2014, p. 121 :

"Sur la base de l'accord avec les Arabes [en 1913], la presse de Beyrouth a rapporté que la Porte avait convenu que :

1. Elle nommerait des fonctionnaires arabophones dans les provinces arabes.

2. Les conseils provinciaux contrôleraient les dépenses pour les travaux publics.

3. Il devait y avoir au moins cinq gouverneurs arabes et trois ministres arabes.

4. L'arabe devait être la langue officielle dans les provinces arabes.

La presse d'Istanbul a décrit cet accord comme "l'une des plus grandes réalisations du Cabinet du Comité [Union et Progrès]". Il s'agissait peut-être du seul accord de quelque importance conclu avec les Arabes, qui ait rencontré la pleine approbation de tous les partis politiques et dont le pays tirerait le plus grand profit si le gouvernement se montrait à la hauteur de sa parole.

Yusuf Akçura, peut-être le principal publiciste nationaliste turc, a soutenu l'autonomie des Arabes et a exhorté le CUP à accepter "les justes demandes des Arabes pour une plus grande autonomie". Il a suggéré que "l'évolution nationale d'un peuple capable de constituer une nationalité" ne devait pas être empêchée, à condition que cela ne soit pas contraire à l'unité ottomane. C'était "l'un des principes fondamentaux des nationalistes turcs". Akçura suggérait qu'il n'y avait pas de contradiction entre l'islam et le nationalisme : l'islam était supranational et pouvait donc permettre aux nations de vivre ensemble dans une union ou une fédération.

Après la perte des provinces européennes dans les Balkans, les unionistes étaient déterminés à établir de meilleures relations avec les Arabes. Au départ, ils pensaient que cela pouvait se faire non seulement par une politique de décentralisation mais par la création d'administrations autonomes avec le gouverneur à la tête d'un conseil local. Cela signifierait que l'ancien ordre féodal, jusque-là entre les mains de notables traditionnels, s'affaiblirait tandis que les conseils composés des Arabes les plus tournés vers l'avenir seraient renforcés. L'ancien ordre a peut-être été alarmé par une telle politique, ce qui peut expliquer en partie pourquoi le mouvement nationaliste arabe pendant la Première Guerre mondiale en est venu à être dirigé par des chefs tribaux."

Voir également : La montée du nationalisme arabe sous Abdülhamit II

Le projet islamiste de division et d'arabisation de l'Empire ottoman

Le conflit entre le régime d'Abdülhamit II et l'intelligentsia islamiste arabe

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses

La volonté réformatrice de Talat Bey 

Un aperçu de la diversité humaine dans l'Empire ottoman tardif : moeurs, mentalités, perceptions, tensions

L'opposition des non-Turcs à la mise en oeuvre de l'ottomanisme

La résistance d'Enver Bey en Libye
  
Cemal Paşa (Djemal Pacha), le "Turc turcophile"

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?
  
Le panturquisme, un épouvantail sans cesse agité par les nationalistes dachnaks

Les Arabes ont trahi l'Empire ottoman 

Famines du Liban et de la Syrie : le témoignage du grand-père maternel de Walid Joumblatt
  

Première Guerre mondiale : les épidémies (meurtrières) et les famines (d'origine criminelle) dans les territoires ottomans
  
Le prétendu génocide des chrétiens du Liban durant la Première Guerre mondiale
 
 
Famine du Mont-Liban : les premiers responsables seraient les maronites eux-mêmes, d'après le patriarche Hoayeck

La pensée de Yusuf Akçura 

lundi 18 mai 2020

Les craintes des colonialistes italiens après le retour au pouvoir des Jeunes-Turcs (1913)




"Après le coup d'Etat des Jeunes-Turcs", L'Aurore, 29 janvier 1913 :

"La presse italienne est toujours très antipathique aux Jeunes-Turcs

Rome, 28 janvier. —
L'arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs, et notamment d'Enver bey continue à préoccuper les milieux politiques.

La Vita, qui reflète assez souvent la pensée de certaines sphères dirigeantes, rapproche deux télégrammes, l'un de Constantinople, annonçant la nomination comme ministre des affaires étrangères du prince Said Halim, Jeune-Turc combatif et Egyptien ; et l'autre de Calcutta rapportant que les Musulmans ont tenu une réunion où ils ont voté un ordre du jour en faveur du parti jeune-turc de Constantinople et de la continuation de la guerre.

La Vita commente ces deux télégrammes, qui répondent, dit-elle, à une unité de vues politiques.

Les Musulmans de Calcutta, dit le journal italien, se réveillent pour leurs coreligionnaires vaincus dans les Balkans ; l' « envérisme » se propage ou tente de se propager ; les nations coloniales doivent y songer et l'Italie pour son compte ne saurait oublier que la résistance qui lui fut opposée en Lybie fut un effet de l'organisation du Comité jeune-turc.

Le Popolo Romano apprécie ainsi la situation :

Ou le gouvernement du coup d'Etat accepte la note des puissances, et alors peu importe à l'Europe la situation intérieure de la Turquie, quand l'objectif essentiel est atteint ; ou le nouveau gouvernement turc repousse la note, et alors sont rendues inévitables les hostilités.

Tous ceux, conclut le
Popolo Romano, qui désirent voir finir le plus rapidement cette guerre, ne sauraient que faire des voeux pour le succès des alliés balkaniques, qui d'ailleurs, apparaît presque certain."

Voir également : La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)

Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)  

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

Les reculs et les renoncements d'Abdülhamit II

mercredi 13 mai 2020

André Malraux et Enver Paşa (Enver Pacha)




Peter Tame, "L'intellectuel et l'histoire dans Les Noyers de l'Altenburg", in Charles-Louis Foulon (dir.), André Malraux et le rayonnement culturel de la France, Paris, Complexe, 2004, p. 63-64 :

"Vincent Berger devient presque par hasard conseiller d'Enver Pacha [dans le roman Les Noyers de l'Altenburg]. Mais, assez vite, sa légende le désigne « comme l'éminence grise d'Enver Pacha ». Celui-ci était un officier turc, d'origine balkanique, qui avait reçu une formation militaire en Allemagne [c'est faux]. Avec Talat et Djamal, il organisa deux coups d'Etat dont le deuxième contraignit le sultan Abdul Hamid II à abdiquer. Lors du conflit italo-turc (la première guerre balkanique), il dirigea les guérillas en Tripolitaine. Lors de la seconde guerre balkanique, il prit Andrinople en 1913. Nommé ministre de la Guerre en 1914, il réorganisa l'armée turque en collaborant avec la mission militaire allemande, et imposa l'engagement de la Turquie auprès de l'Allemagne pendant la guerre.

Le couple Berger/Enver rappelle celui de T. E. Lawrence, dont Malraux était un grand admirateur, et Fayçal, prince du Hedjaz. Mais il n'est pas impossible que Malraux eût déjà à l'esprit un autre tandem, celui du général de Gaulle et lui-même. Bien qu'un message adressé à l'exilé de Londres par l'écrivain fût resté sans réponse, Malraux en rêva pendant que ses frères entraient en contact avec les réseaux Buckmaster, dès 1942 selon Jean Lacouture. Les sympathies de l'auteur pour celui qui, de plus en plus, représentera la France pour les résistants, allèrent croissant tout au long de l'Occupation.

Pour Malraux, l'action et la politique s'inspirent toujours de « rêves » bien que ses personnages aient souvent du mal à l'admettre. Le « rêve » d'Enver se résume en un seul mot : le « touranisme », ou « l'unité de tous les peuples turcs, depuis Andrinople jusqu'aux oasis chinoises de la route de la soie, à travers l'Asie centrale [...], l'empire jeune-turc, capitale Samarkande. » Il se peut que, comme l'a suggéré Lucien Goldmann, ces rêves pantouranistes fassent écho au totalitarisme russe de Staline, que Malraux rejetait depuis quelque temps déjà. Toujours est-il que la mystique, en forme de « rêves », continue à nourrir le récit : mais il s'occupe de plus en plus de la vraie politique du Proche-Orient pendant les années précédant la Grande Guerre. Un grand homme politique doit s'inspirer de « rêves » ou de mystique ; il doit être dans une certaine mesure « visionnaire ». Ce fut le cas d'Enver Pacha, et aussi de De Gaulle. Leurs conseillers doivent aussi posséder une vision : ce fut le cas de Lawrence et de Malraux. Vincent Berger, lui aussi, a des dons semblables, surtout ceux d'un « chaman », ou d'un sorcier. En niant la puissance des rêves en tant que base d'action, ou bien il se montre ironique, ou bien il se trompe carrément : « Il est peu d'actions que les rêves nourrissent au lieu de les pourrir ». Car, en réponse à la question que vient de lui poser l'envoyé spécial de l'armée allemande, au sujet de son engagement passionné pour le « touranisme », Berger fournit des éléments que l'on pourrait précisément qualifier de « rêve » : à savoir « son besoin de s'écarter de l'Europe, l'appel de l'histoire, le désir fanatique de laisser sur la terre une cicatrice, la fascination d'un dessein qu'il n'avait pas peu contribué à préciser, la camaraderie de combat, l'amitié... » En plus, c'est T. E. Lawrence, cité par Malraux dans ses Antimémoires, qui nous met en garde contre les « rêveurs éveillés quand ils disposent des moyens d'accomplir leurs rêves ».

Qu'est-ce qui attire le conseiller chez le grand homme politique ? Dans le cas de Berger, c'était « sa violence romantique » qu'il appréciait chez Enver, qui semble souffrir du même défaut que l'on trouve chez Berger, à savoir de celui de l'imprudence. Selon le narrateur des Noyers de l'Altenburg, l'imprudence est l'envers de la médaille dont l'endroit est le « chamanisme ». Poussé à l'extrême, ce défaut déborde dans la folie. Et voilà pourquoi la folie des grandeurs, ainsi que d'autres types de folie, informe une grande partie du roman. A cet égard, le récit semble fournir à Malraux l'occasion de ruminer sur la question des limites, des marges et des frontières. A quel point l'imprudence deviendrait-elle la folie ? Et jusqu'où pourrait-on justifier la folie ? De Gaulle, par exemple, n'aurait-il pas démontré que lui aussi avait ce grain de folie lorsqu'il quitta la France pour s'exiler dans un pays qu'il ne portait pas dans son cœur afin de continuer la lutte inégale contre l'ennemi ? Voilà, en tout cas, le genre de questions qui sont d'une brûlante actualité en temps de guerre, et qui démontrent que le romancier n'avait tout de même pas oublié la réalité contemporaine.

Le problème de l'union et de l'unité semble, d'ailleurs, avoir exercé l'esprit de Malraux dans ce roman. Le rêve d'un empire « touraniste » exigerait pour sa réalisation le rassemblement de tous les pays musulmans. Cette quête de l'unité présente un parallèle poignant avec celle des Alliés engagés dans la lutte contre le fascisme. Dans le cas du « touranisme », seule la loi coranique unissait les différents pays, alors que pour les Alliés démocratiques, c'était une haine commune du totalitarisme fasciste. De même qu'Enver Pacha tenait à bout de bras un empire prêt à se désintégrer, Charles de Gaulle tentait de garder intact l'empire français tout en essayant de le rallier à la cause de la France libre ; de Gaulle était d'ailleurs un des mieux placés pour connaître la fragilité de l'union des Alliés.

Géographiquement, le « Touran » correspondait de façon approximative à l'empire d'Alexandre le Grand de Macédoine. Ce but vers lequel tendaient les efforts d'Enver Pacha illustre encore une fois le thème récurrent de la renaissance. Ce fut, d'ailleurs, de Macédoine que vint l'armée jeune-turque menée par Enver pour écraser la contre-révolution du sultan à Constantinople. D'autre part, deux héros préférés de Malraux, T. E. Lawrence et de Gaulle, ont tenté des aventures militaires dans cette région, Lawrence pendant la Première Guerre mondiale et de Gaulle lors de la Seconde (la campagne en Syrie en 1941). On se rend compte sans grande surprise que l'originale « lutte avec l'ange », dans laquelle Jacob/Israël se mesurait avec un adversaire bien plus fort que lui, a eu lieu dans ce même Orient. Décidément, le romancier n'avait pas tout à fait renoncé à s'occuper de l'Asie."

Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires
 
Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc
     
 
Citations du héros et martyr Enver Paşa (Enver Pacha)
  
La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)

Interview d'Enver Paşa (Enver Pacha) à La Stampa (1914)
 
Le Turc Enver Paşa, vu par le Dönme Cavit Bey

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste
  
Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national

Charles de Gaulle

Kemal Atatürk, David Ben Gourion et Charles de Gaulle

La France gaulliste, la Turquie et la Méditerranée

L'amitié franco-turque

dimanche 10 mai 2020

L'anti-bolchevisme de Kâzım Karabekir et Fevzi Çakmak




Stéphane Yerasimos, "Caucase, la grande mêlée (1914-1921)", Hérodote, n° 54-55, 4e trimestre 1989, p. 188-191 :

"Les négociations turco-soviétiques s'ouvrent à Moscou le 21 février [1921], au moment où l'Armée rouge assiège Tiflis. L'atmosphère est tendue et Tchitcherine reproche aux Turcs de ne pas évacuer Alexandropol et d'aider les dachnaks. (...) Les négociations reprennent le 26. Entre-temps, les mencheviks évacuent Tiflis et l'Armée rouge avance vers Batoum. La position diplomatique des Turcs est de lâcher en dernière instance Batoum, en demandant en compensation le district de Sourmalou (Igdir), occupé par la Russie en 1828. Mais l'agitation sur le terrain correspond mal au calme des salons de conférence. Le même jour de la reprise des négociations à Moscou, le représentant turc en Géorgie, Kâzim Bey [Kâzım Karabekir], télégraphie à Erzeroum pour annoncer l'entrée de l'Armée rouge dans Tiflis et le retrait du gouvernement menchevique à Koutais et demander si l'armée turque n'a pas l'intention d'occuper Batoum. Le commandant de l'armée de l'Est, tout en posant la question à Ankara, écrit au commandant du front du Caucase de l'Armée rouge pour annoncer que, devant le danger d'un complot de l'Entente à Batoum, l'armée turque a l'intention de progresser vers cette ville. Ordjonikidzé répond aussitôt qu'il n'est pas question que l'armée turque occupe Batoum dont le sort est en train d'être décidé par la conférence de Moscou. Le 1er mars, Ordjonikidze ordonne à l'Armée rouge d'avancer sur la route Akhaltsikh-Batoum pour prévenir une progression turque et le même jour le commandant turc de l'armée de l'Est reçoit l'ordre de marcher sur Batoum.

Les choses évoluent rapidement. Tandis qu'à Moscou on semble se mettre d'accord sur la frontière de Brest-Litovsk, excluant Batoum et son hinterland immédiat, mais affectant à la Turquie la rive droite de l'Araxe, c'est-à-dire Sourmalou, le Conseil des ministres qui se réunit à Ankara décide de proposer la neutralité d'Akhaltsikh et d'Akhalkalaki. Le lendemain à Londres, Lloyd George propose à la délégation turque la création d'une Confédération du Caucase, opposée à la Russie. Le surlendemain, la population d'Akhaltsikh se révolte contre les mencheviks et constitue un soviet. Alors le gouvernement géorgien demande aux Turcs d'occuper Batoum, Akhaltsikh et Akhalkalaki. Devant les signaux concordants venant de Géorgie et de Londres, Ankara décide le 8 mars d'occuper les trois districts. Akhaltsikh est occupé le 9, mais les deux armées évitent soigneusement le conflit. Le même jour, un détachement de l'Armée rouge arrive à Akhaltsikh et les commandants des fronts se félicitent mutuellement de cette rencontre.

Moscou, devant ces nouvelles, essaie de boucler au plus vite le traité. Une dernière concession est faite le 10 à la Turquie au sujet de l'autonomie à accorder au Nakhitchevan dans le cadre de la République d'Azerbaïdjan, à condition que celle-ci ne puisse pas céder ses droits à un pays tiers.

Le jour même où les délégués turcs à Moscou acceptent la cession de Batoum à la Russie, le ministre des Affaires étrangères d'Ankara annonce à l'Assemblée nationale la décision d'occuper cette ville. Le commandant du front de l'Est télégraphie cette décision à Ordjonikidzé qui la transmet à Moscou. Moscou répond par le même canal en envoyant les décisions de la conférence, mais Ankara insiste. Le 11, trois bataillons turcs pénètrent dans Batoum où vient de se réfugier le gouvernement menchevik. Moscou décide alors une avance « pacifique » de l'Armée rouge vers Batoum et demande à Ordjonikidze d'éviter tout accrochage.

Le 12 mars, le Conseil des ministres d'Ankara décide d'installer une administration civile turque à Batoum, Akhaltsikh et Akhalkalaki. Le 14, les troupes turques occupent également Akhalkalaki. Kâzim Bey annonce même de Batoum son intention de se proclamer chef des troupes islamiques au service des mencheviks. Or, ces derniers signent le 15 un armistice avec l'Armée rouge et acceptent d'évacuer la ville dans les vingt-quatre heures. Kâzim Bey prépare alors un « coup » contre les mencheviks, destiné à donner le « pouvoir » aux nationalistes géorgiens qui accepteraient à leur tour la protection turque. Il imprime dans la nuit du 15 au 16 des affiches annonçant l'annexion de la ville à la Turquie. Le 16, jour où le traité d'amitié turco-soviétique, attribuant Batoum à la Russie, est signé, il y a à Batoum une armée et un gouvernement mencheviques, une administration militaire turque et un soviet en train de se former, tandis qu'au dehors campent un gouvernement géorgien soviétique, l'Armée rouge géorgienne et l'Armée rouge soviétique. Après l'embarquement du gouvernement menchevique sur les navires de l'Entente, les Turcs essayent de désarmer l'armée menchevique ; celle-ci s'allie alors au soviet local et les premières escarmouches commencent. Le lendemain, l'Armée rouge entre dans la ville et des accrochages continuent jusqu'au 21 mars, date où les Turcs acceptent d'évacuer la ville, ainsi qu'Akhaltsikh et Akhalkalaki. Le seul conflit armé entre la Russie soviétique et la Turquie kémaliste aura donc eu lieu le lendemain de la signature du traité d'amitié turco-soviétique. Au cours de la même période, le ministre de la Guerre du parti dachnak, réinstallé à Erivan, vient signer à Igdir un accord avec les Turcs qui s'engagent à lui fournir armes et munitions.

Il s'agit toutefois des derniers soubresauts et le traité du 16 mars finira par prévaloir. Ankara attend quand même la défaite des dachnaks pour évacuer Alexandropol le 23 avril. En septembre, une conférence réunit à Kars les Turcs, les trois républiques soviétiques transcaucasiennes et la Russie. Le traité de Kars, signé le 13 octobre, fixe les frontières actuelles turco-russes, mais prévoit en même temps l'autonomie du Nakhitchevan dans le cadre de la République soviétique d'Azerbaïdjan, avec interdiction de sa cession à un tiers Etat, ainsi que l'autonomie de l'Adjarie, c'est-à-dire la région de Batoum, Akhaltsikh et Akhalkalaki, qui est la Géorgie musulmane, dans le cadre de la Géorgie soviétique. Ainsi des frontières internes de l'Union soviétique se trouvent-elles garanties par un traité international signé avec la Turquie."


P. du B., "La conférence de Lausanne : Russes et Turcs se prêteront un mutuel appui : Mais il y a entre eux la question des musulmans du Caucase et de Russie", Le Petit Parisien, 27 novembre 1922, p. 3 :

"Lausanne, 26 nov. (d'un de nos env. spéc.)

M. Vorovski est à Lausanne depuis quelques jours. M. Rakovski est arrivé ce soir. M. Tchitcherine sera là dans quelques jours. Le premier geste de la délégation russe sera évidemment de demander son admission à toutes les séances de la conférence. Conformément à l'une des stipulations essentielles de l'alliance conclue entre Angora et Moscou, les Turcs appuieront cette requête de toutes leurs forces.

D'après les indications que je possède, la tactique des deux alliés sera de pousser à une solution générale et définitive de tous les problèmes qu'aura à examiner la conférence. Les Turcs sont absolument sûrs de l'appui des Russes dans la question des Détroits et dans celle des Capitulations ; les Russes, de leur côté, espèrent bien obtenir ici leur reconnaissance officielle, mais ils procéderont par des voies détournées, par exemple en faisant intervenir Ismet pacha pour être admis à signer au même titre que les autres participants les accords diplomatiques auxquels aboutira la conférence.

La délégation turque déclare ouvertement qu'elle appliquera strictement toutes les conventions passées avec Moscou. Elle a du reste reçu des instructions catégoriques en ce sens à son départ d'Angora.

Les rapports entre Moscou et Angora sont cependant moins bons qu'on le dit.


C'est ainsi que Moscou a protesté auprès d'Angora contre les agissements de Kiazim Kara Bekir pacha, chef des groupes turcs à Kars, qu'il accusait de fomenter des soulèvements dans le Caucase du Nord et, de fournir du matériel de guerre pris à l'arsenal d'Erzeroum à Enver pacha pour sa lutte contre les pouvoirs des soviets au Turkestan. Kiazim fut alors déplacé, mais il est monté en grade depuis, puisqu'il a remplacé Ismet pacha au commandement du front occidental.

La chute de Youssouf Kemal, l'ancien ministre des Affaires étrangères, qui fut à Moscou le véritable artisan de l'alliance, a marqué également un échec de l'orientation russe. Une preuve de la méfiance qui règne entre les deux gouvernements réside dans le fait que les Turcs refusèrent toujours les troupes de renfort que les Russes leur offraient et que les soviets, de leur côté, accumulèrent à la frontière du Caucase des garnisons toujours plus nombreuses.

La véritable raison de cet état de choses est le mouvement qui se dessine parmi les musulmans de Russie. La propagande entreprise au Turkestan par Enver pacha a gagné la Crimée, le Kouban et les Tartares du Volga, qui représentent un bloc ethnique compact de quinze millions d'individus s'étendant au nord jusqu'à Kazan. Ces populations ont reçu des bolcheviks une autonomie nominale, mais leurs regards se tournent vers la Turquie, en qui s'incarne pour elles le réveil de l'Islam. Angora s'est engagé vis-à-vis de Moscou à ne pas favoriser leurs velléités d'indépendance. Il n'en est pas moins certain que celles-ci ont rencontré un accueil sympathique et certaines complicités au sein de la Grande Assemblée. On m'assure à ce propos, de très bonne source, que, lorsque Djemal fut assassiné à Tiflis, il était en train d'assurer la liaison entre l'état-major d'Enver et Angora. Ayant appris la chose, les soviets l'auraient fait supprimer par les agents de la Tcheka.

Un représentant du conseil national des Tartares de Crimée est déjà arrivé à Lausanne. Des délégués du Turkestan, des Tartares du Kouban et des nationalistes de l'Azerbeidjan sont également attendus. Ils appuieront auprès d'Ismet pacha la cause des populations musulmanes opprimées par les soviets. Officiellement, celui-ci se refusera à rien dire comme il se refuse déjà à appuyer ouvertement la délégation nationaliste égyptienne. Il est ici pour faire la paix avec l'Angleterre en s'appuyant sur la Russie. La plus élémentaire diplomatie veut donc qu'il n'indispose ni l'un ni l'autre.

Les soviets savent que la question des musulmans de Russie est désormais ouverte et qu'elle se trouve simplement ajournée du fait de leur traité avec Angora et des difficultés dans lesquelles se débat la Turquie. On sent de part et d'autre que l'alliance est précaire, aussi s'efforcera-t-on de lui faire rendre à Lausanne tout ce qu'elle peut donner."


Montreux, "La Situation vue d'Angora", Le Gaulois, 30 janvier 1923, p. 3 :

"Vis-à-vis de Moscou, la politique d'Angora est avant tout une politique d'intérêt. La Turquie a besoin de la Russie pour faire pression sur les puissances occidentales. Profitant de cette situation, la Russie poursuit en Anatolie un vaste plan de pénétration politique et économique. Mais les relations turco-russes, amicales en apparence, sont en réalité assez tendues. La question des Etats musulmans du Caucase est une cause de conflit toujours latente, ainsi que celle de la prépondérance au Turkestan et en Perse... et celle de Constantinople.

La propagande musulmane inquiète les bolcheviks. Par contre, celle des soviets n'est guère tolérée par Angora. Sept communistes turcs venant de Bakou ont été récemment arrêtés et exécutés à Trébizonde. Le déplacement de Khiazim Kara-Bekir du front du Caucase, demandé par les soviets à la cause de son opposition marquée à leur propagande, n'a été accordé qu'après de longues discussions par Angora. Il en a été de même pour toutes les concessions faites aux soviets sous la pression des circonstances."


Serge Afanasyan, L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie : de l'indépendance à l'instauration du pouvoir soviétique (1917-1923), Paris, L'Harmattan, 1981, p. 191 :

"Tchitcherine, afin de mettre à l'épreuve les intentions d'Ankara, exige le 23 mars [1921] l'évacuation des territoires au sud de la Géorgie, Akhalkalak et Akhaltsikh, occupés par les Turcs lors de leur avance vers Batoum. Il accuse ces derniers d'avoir attaqué en certains endroits les troupes rouges et opprimé les populations, notamment les Molokans [communauté de chrétiens russes qui s'est longuement maintenue à Kars sous la République turque, à l'instar des chrétiens allemands] dans la région occupée. Le 6 avril, dans une note adressée à Ali Fuad pacha, nommé ambassadeur turc à Moscou, Tchitcherine, après la reprise d'Erevan par l'Armée rouge, demande l'évacuation des régions arméniennes d'Alexandropol et d'Erevan et s'étonne de la déclaration du ministre turc de la Guerre, Kemal [Mustafa] Fevzi pacha [Fevzi Çakmak], annonçant que l'Armée turque doit rester dans ces régions « pour constituer un élément d'équilibre » [!]."


Georges Mamoulia, Les combats indépendantistes des Caucasiens entre URSS et puissances occidentales : Le cas de la Géorgie (1921-1945), Paris, L'Harmattan, 2009, p. 76-79 :


"Dès l'été 1923, le Comité de l'indépendance de la Géorgie avait entrepris de reconstituer ses organisations clandestines régionales, dont un grand nombre avaient été supprimées à la suite de l'arrestation du Centre militaire. Ce dernier fut transformé en Commission militaire ; celle-ci conservait les mêmes fonctions mais elle était plus étroitement subordonnée au Comité de l'indépendance. Malgré de bons résultats dans ce domaine, il fut impossible de réparer complètement les dégâts infligés par la GPU. Après l'arrestation en masse des officiers géorgiens dans les unités soviétiques, la police communiste redoubla sa surveillance. Désormais il n'était plus possible de recevoir des renseignements de l'état-major de l'Armée caucasienne bolchevique. Noé Khomeriki, l'un des dirigeants du Comité de l'indépendance, informa le gouvernement en exil qu'à son avis, si auparavant une insurrection se déroulant uniquement en Géorgie avait eu des chances de réussir, désormais, après l'arrestation des officiers, on ne pouvait plus compter que sur une révolte s'étendant à tous les peuples du Caucase, ou sur une guerre entre l'URSS et les puissances occidentales, et encore, à condition que la neutralité bienveillante de la Turquie fût acquise. En outre, le succès de l'insurrection dépendait largement d'un financement régulier et de l'envoi de l'étranger de combattants ayant l'expérience des actions clandestines.

S'inspirant de ces recommandations, le gouvernement en exil tenta, avant tout, de parvenir à un accommodement avec les Turcs. Les Géorgiens escomptaient pouvoir exploiter leur mécontentement après l'inclusion le 30 décembre 1922 des républiques soviétiques transcaucasiennes dans l'URSS. Ils s'assurèrent l'appui des Azéris qui avaient de nombreuses relations en Turquie.

Les kémalistes étaient parfaitement au courant de l'opposition de certains communistes géorgiens, comme Philippe Makharadzé ou Polycarpe Mdivani, à cette décision de Moscou. Redoutant la reconstitution de l'Empire russe, y compris sous une forme communiste, ils espéraient que les Bolcheviks géorgiens arriveraient à tenir tête à la pression russe. C'est pourquoi le 29 mars 1923 lors de son entrevue avec Refet Pacha, Constantin Gvardjaladzé, le représentant en Turquie du gouvernement géorgien souligna qu'Ankara surestimait l'influence et la détermination des Bolcheviks géorgiens à résister à la politique centralisatrice du Kremlin. Pour la Turquie, la restauration de l'indépendance du Caucase serait le seul moyen de se protéger à l'avenir contre l'expansion russe.

Le 20 décembre 1923, Tchenkeli et Toptchibachy (Toptchibachev), le chef de la mission diplomatique de l'Azerbaïdjan en Europe, envoyèrent une note à Ismet Inönu, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères de la Turquie. Après avoir dénoncé le rattachement, le 30 décembre 1922, de la fédération transcaucasienne à l'Union Soviétique et les tentatives de Moscou de renforcer par ce moyen son contrôle sur la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie, les auteurs abordaient des problèmes plus concrets. Ils se disaient prêts à reconnaître le traité de Kars à condition qu'Ankara adopte une politique favorable à l'égard du Caucase.

Au début de 1924, Gvardjaladzé entreprit des mesures énergiques pour un rapprochement avec les Turcs. Il était secondé par les diplomates polonais.

Le 2 mars il rencontra le maréchal Fevzi Pacha, l'un des chefs des kémalistes. A la différence de certains de ses collègues, le maréchal était bien informé des événements récents qui s'étaient déroulés dans le Caucase, y compris du soulèvement de Svanéthie et des actions des unités de partisans du colonel Tcholokachvili.

Gvardjaladzé, qui se présentait comme le porte-parole du Comité de l'indépendance et du gouvernement national en exil, déclara à son interlocuteur que la majorité écrasante de la population géorgienne était prête à se soulever contre les occupants et que la position de la Turquie était en l'occurrence cruciale pour la cause des insurgés. La Géorgie était la cible d'une propagande hostile permanente orchestrée par le Kremlin. Afin d'intimider les Géorgiens, les Bolcheviks répandaient des rumeurs selon lesquelles ils avaient conclu un accord secret avec la Turquie ; aux termes de ce prétendu accord, si les troupes soviétiques abandonnaient la Transcaucasie, la région serait immédiatement occupée par les Turcs.

En souriant, Fevzi Pacha assura à Gvardjaladzé que ces rumeurs étaient dépourvues de tout fondement. Gvardjaladzé enchaîna, en faisant valoir que le gouvernement géorgien était convaincu que la formation d'un Etat-tampon caucasien correspondait aux intérêts vitaux de la Turquie. Le Comité de l'indépendance se rendait parfaitement compte que pour l'instant la Turquie n'était pas en mesure d'aider militairement les Géorgiens. Il demandait seulement de confirmer, même de manière officieuse, que dans le cas d'un soulèvement en Géorgie, la Turquie s'en tiendrait à une neutralité amicale.

Après un moment de silence, Fevzi Pacha répondit qu'il allait prendre en considération cette demande des Géorgiens. Dans deux semaines il se rendrait à Ankara, où il discuterait cette question avec Mustafa Kemal et İsmet İnönü.

Le maréchal tint parole : le 12 mars Gvardjaladzé informa le gouvernement à Paris que Fevzi Pacha avait soumis cette question à Kemal et İnönü. Selon lui, les deux dirigeants turcs avaient demandé de transmettre aux Géorgiens qu'officiellement la Turquie était obligée d'entretenir des relations amicales avec les Bolcheviks. C'est pourquoi Ankara ne pouvait pas s'ingérer dans les affaires internes de l'URSS. Cependant, le gouvernement turc était disposé à garantir aux Géorgiens une neutralité totale.

D'autres considérations empêchaient aussi les Turcs de rendre une assistance au mouvement national géorgien. Du 19 mai au 15 juin 1924 se déroulait à Istanbul une conférence anglo-turque, qui devait résoudre la question de la frontière de la Turquie avec l'Irak. Cette conférence n'aboutit pas car les Anglais rejetèrent les revendications turques sur la région de Mossoul. Selon le témoignage de David Vatchnadzé, l'un des leaders des nationaux-démocrates géorgiens engagé à cette époque dans les pourparlers secrets avec les kémalistes, les Turcs firent valoir qu'à cause de la mésentente avec les Anglais, Ankara avait besoin de l'appui diplomatique des Soviets. Ainsi, les Turcs n'étaient pas en mesure d'aider ouvertement les Géorgiens et ils devaient se contenter de les assurer de leur neutralité bienveillante."


Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

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samedi 9 mai 2020

Enver Paşa (Enver Pacha) : la fin d'un héros national




G. Brouville (Louis Ripault), "La disparition d'Enver pacha", Le Radical, 2 janvier 1923, p. 1-2 :
Si l'on en croit le journal turc l'Akcham, Enver pacha est mort... définitivement.

Bien des fois le bruit de sa disparition avait circulé, puis, après quelques mois de silence, Enver réapparaissait.

Visiblement, sa présence gênait le gouvernement d'Angora.

Entre les chefs du mouvement national et lui existait une sourde rivalité.

Malgré ses avances, malgré ses amis, Enver pacha ne réussit pas à convaincre Mustapha Kemal qu'il servirait la Turquie en sous-ordre.

Le passé d'Enver était trop frais. Habitué au premier rôle, ne reculant devant aucune responsabilité, audacieux, jamais découragé, ayant connu tour à tour d'immenses succès et des chutes profondes, Enver pacha espérait pouvoir se tailler en Asie Mineure une sorte de principauté qui lui aurait permis, l'heure venue, de traiter, selon les circonstances, avec Moscou, avec Angora, avec Constantinople.

Et, en fait, pendant les deux années qui viennent de s'écouler, l'ancien généralissime devenu comme une sorte de chef de guérilla permanente, fit comprendre, ici et là, qu'il était politique de ne pas le négliger.

Nous le trouvons à Batoum, à Taschkent, à Boukhara, aujourd'hui s'appuyant sur les Russes et paraissant d'accord avec les bolchevistes, mais en réalité épiant les défaillances du gouvernement d'Angora, prêt à intervenir au cas où les Grecs, vainqueurs de Mustapha Kemal, pousseraient leurs avantages, décidé à se poser, une fois de plus, comme en 1913, en champion des espérances turques. Puis, le lendemain, lorsqu'il constate qu'Angora tient le coup, que non seulement les Grecs n'avançaient plus, mais qu'ils ont reculé et que, décidément, Mustapha Kemal apparaît comme le héros national, il se tourne décidément contre les bolchevistes et entreprend de limiter l'expansion russe et de la faire reculer, opposant ainsi sa politique à celle du gouvernement d'Angora lié à Moscou par un traité d'alliance.

Il paraît évident que cette politique reçoit l'agrément, sinon le soutien, de l'Angleterre.

Alors commence une lutte obscure où l'Enver de la Tripolitaine, en 1912, se retrouve.

Il n'a, pour le soutenir, que de faibles contingents, qui connaissent cependant de rapides succès, mais qui ne tiennent véritablement que la place qu'ils occupent.

C'est dans un de ces combats qu'Enver pacha serait tombé, après avoir vu les quelques centaines d'hommes qui lui restaient décimées par les Russes.

L'Akcham raconte que, « désespéré, Enver pacha se lança à cheval contre les lignes ennemies et fut atteint par une décharge de mitrailleuses... Tout d'abord, on ne put identifier le corps d'Enver pacha, qui portait un uniforme de simple soldat. Le cadavre fut abandonné pendant quatre jours sur le champ de bataille, et ce n'est que plus tard que les Russes apprirent des tribus voisines que le dernier combat qu'ils avaient livré était dirigé, chez leurs adversaires, par l'ex-généralissime ottoman en personne ».

Voilà un exemple que n'a pas donné le Seigneur suprême de la guerre [Guillaume II], qui vit sa lune de miel à Doorn, sans se soucier des immenses charniers élevés à sa folie aux quatre coins de l'Europe. 
Enver pacha, qui finit ainsi, comme une sorte de héros national, en lutte contre le plus terrible adversaire de la Turquie, fut, en 1914, le mauvais génie de son pays.

Très délibérément, il le mit au service de l'Allemagne, persuadé que l'empire ottoman pourrait retrouver, à la suite de Guillaume II, son ancienne splendeur.

Il le poussa ainsi à la catastrophe. Mais il a su finir.

Sa mort même sert le gouvernement d'Angora.

Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires

Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc
   
 

Citations du héros et martyr Enver Paşa (Enver Pacha)
   
 
La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)

Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)   
   
Les réformes d'Enver Paşa (Enver Pacha) à la tête du ministère de la Guerre

Interview d'Enver Paşa (Enver Pacha) à La Stampa (1914)

Le Turc Enver Paşa, vu par le Dönme Cavit Bey

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques

  
Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918) 

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste
  
Les Arméniens (notamment dachnaks), troupes de choc de la dictature bolcheviste en Asie centrale

Drastamat "Dro" Kanayan : de Staline à Hitler, parcours d'un "héros national" arménien

Opération Barbarossa : la violente persécution de la diaspora turco-mongole par les nazis allemands

Opération Barbarossa : l'extermination partielle des prisonniers de guerre turco-mongols par les nazis

Talat Bey et le traité de paix bulgaro-ottoman (1913)




"Le Traité turco-bulgare est signé : Déclarations de Talaat bey", Le Journal, 30 septembre 1913, p. 4 :

"Constantinople, 29 septembre. (Par dépêche de notre correspondant particulier.) — Le traité de paix turco-bulgare a été signé ce soir à 5 heures.

Talaat bey, ministre de l'intérieur et premier plénipotentiaire, déclare : « Nous sommes entièrement satisfaits des résultats des négociations et il me semble que les Bulgares le sont aussi.

» Le traité ne contient aucune clause secrète. Les circonstances détermineront, l'heure venue, les nouveaux arrangements, si toutefois ils doivent se produire. »

En parlant des négociations avec la Grèce, Talaat bey dit :

« Les prétentions grecques sur la question des nationalités sont absolument inadmissibles. La Turquie ne peut, à aucun prix, consentir à les accepter. Espérons que la Grèce saura reconnaître l'exagération de ses demandes et fera preuve du même esprit de modération que nous. Il est donc à espérer que nous nous entendrons.

» Quant à nous, nous sommes pacifiques et ne recourrons à la guerre que si nous y sommes forcés par d'inadmissibles exigences. Nous ne songeons qu'à consacrer nos efforts à des œuvres de réformes intéressantes, que nous conduirons avec toute notre énergie et toute notre bonne volonté. »

Après la signature du traité le grand vizir vint dans la salle des réunions de la conférence et fit un petit discours pour déclarer la satisfaction qu'éprouvait le gouvernement impérial de voir la conclusion du traité sur des bases solides et durables. Le général Savoff, premier plénipotentiaire bulgare, répondit dans le même sens."

Voir également : Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)

1914 : l'émigration des Grecs de Thrace orientale et d'Anatolie occidentale
  
Le contexte des exactions dans l'Empire ottoman tardif : insuffisances de l'administration, difficultés des réformes et du maintien de l'ordre

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive 

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

  
Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)
 

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

vendredi 8 mai 2020

Reprendre Edirne : l'objectif entêtant des Jeunes-Turcs (1913)




Odile Moreau, L'Empire ottoman à l'âge des réformes. Les hommes et les idées du "Nouvel Ordre" militaire (1826-1914), Paris, Maisonneuve et Larose, 2007 :

"Ce coup d'Etat dirigé par Enver amena Mahmud Şevket Paşa au pouvoir, le 23 janvier 1913. Peu avant ces événements, Enver était animé de l'esprit suivant :

...« Une réaction vers l'ancien régime n'est pas à craindre, seulement on finira par nous déshonorer complètement - alors à quoi bon sert être bon patriote ou soldat ! Non, non je veux nager contre le courant ou me laisser périr dans le gouffre. Ne me blâmez pas si je viens écrire au moment où mon pays se trouve près de l'abîme »...

L'opposition ne se privait pas d'accuser le gouvernement de laxisme en acceptant qu'Edirne soit abandonnée aux Bulgares et militait pour la résistance. Un détachement de soldats se rendit à la Sublime Porte, dans la salle du Conseil des ministres et, l'arme à la main, Enver contraignit Kâmil Paşa à démissionner. Ce détachement était dirigé par le général Cemâl Paşa et le lieutenant-colonel Enver Bey avec une dizaine d'officiers. Lors de ces événements, le ministre de la Guerre, Nazim Paşa, fut assassiné. Ce putsch mit fin à un intermède libéral de six mois.

Vers deux heures, le 23 janvier 1913, une manifestation se dirigea vers la Sublime Porte pour protester contre l'abandon d'Edirne. Parmi les manifestants, se trouvaient quelques officiers et un assez grand nombre de softa. Ce putsch ramena les Unionistes au pouvoir qui s'y maintinrent jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. Mahmud Şevket Paşa, nommé grand vizir et ministre de la Guerre, rappela autour de lui tous ses anciens collaborateurs, éloignant tous ceux qui avaient des liens avec le parti de la Ligue.

Edirne était pour les Unionistes une question d'honneur national. Cemâl Bey s'exprimait ainsi :

...« Il fallait agir : et il était grand temps de le faire pour éviter l'effusion de flots de sang. Nous sentions qu'il devenait impossible de tenir le peuple, qui ne veut pas qu'Edirne soit abandonné et l'armée, qui veut venger son honneur et prendre sa revanche. Il fallait jeter à bas le cabinet et c'est ce que nous avons voulu faire, pas autre chose... Nous ne consentirons à la paix que si nous conservons Edirne. Tant que la Turquie a une armée, et qui peut encore se battre, elle ne peut pas consentir à la perte de sa deuxième capitale. Nous la garderons démantelée, s'il le faut ; nous pouvons encore consentir à cela ; mais nous la garderons. Sinon, à la grâce de Dieu ! Que risquons-nous ? Le démembrement général ? J'en conviens. Mais ne nous attend-il pas d'ici quelques années, si la nouvelle frontière de Thrace nous échappe déjà, pour ainsi dire, d'Europe. Nous mourrons quelques années plus tôt, voilà tout ».

Il déclarait aussi :

...« Nous ne pouvons pas céder Edirne ; si nous voulons le garder ce n'est pas à cause de considérations stratégiques ; avec la nouvelle frontière, il ne faut plus en parler ; mais c'est que nous ne pouvons pas le perdre, sans perdre en même temps l'honneur ; car après Edirne, ce sera demain, après-demain peut-être, le tour de Constantinople. Il faut qu'à un moment nous disions non. Ce moment est arrivé. En résistant aux prétentions bulgares, nous rendons à la nation le sentiment de son existence, et surexcitons son instinct de conservation (sic) par l'abandon d'Edirne, elle s'abandonnerait elle-même - mais si la place succombe ? Eh bien, nous ne céderons pas tout de même ! Les Bulgares prendraient Constantinople, ils passeraient en Asie, conquerraient Damas, Alep, Konya, Baghdad, et nous ne serions plus qu'une quinzaine à Bassorah (sic) que nous ne consentirions pas à l'abandon d'Edirne ! ».

Si ces propos relèvent de la métaphore hyperbolique, ils étaient cependant significatifs de l'état d'esprit qui régnait dans les sphères dirigeantes jeunes turques. Froid et résolu, Cemâl concluait ainsi :

« Avec Fethî à l'armée de Gallipoli et Enver au 10e corps, on peut tout espérer ».


Effectivement, ces passions étaient nourries d'espoir, d'une « revanche sentimentale », pleine de témérité. On aimerait bien savoir, par exemple, comment un dernier carré d'une quinzaine d'hommes à Basrah pourrait entraver la chute d'Edirne. Figures de style et esprit revanchard exprimaient une blessure insupportable, un outrage sans précédent à l'honneur national, qu'il fallait à tout prix laver.

Quant à Enver, il estimait que l'armée faisait un front commun pour la défense d'Edirne et que le sort des armes leur serait favorable. A l'opposé de Cemâl, il envisageait une offensive et la prise immédiate d'Edirne. Lors de l'enterrement de Nazim Paşa, il tint les propos suivants :

...« Ne croyez pas que l'armée soit divisée à l'heure actuelle. Sur la question d'Edirne, elle n'a qu'une seule opinion. Certes, il y a toujours des officiers unionistes et des officiers de la Ligue. Mais il ne s'agit pas en ce moment d'une question de parti ; il s'agit d'une question nationale... Notre armée est dix fois meilleure en ce moment qu'au début des hostilités. Elle sera mieux commandée d'abord ; nous allons renouveler son haut commandement. Et puis maintenant, tous nos hommes sont aguerris et instruits. Ils ont tous au moins tiré quarante cartouches. Nous avons des munitions plus qu'il n'en faut. Et, cette fois, nos hommes ne mourront pas de faim... »." (p. 287-290)

"Le ministre de la Guerre Ahmed İzzet Paşa fut contraint à une « démission forcée ». Après moultes intrigues, le Comité réussit à imposer Enver Bey à ce poste. Certes, Enver avait tiré un nouveau prestige de la reprise d'Edirne en juillet 1913 et certains l'appelaient même « le second conquérant d'Edirne »." (p. 300-301)


Paul Erio, "Une déclaration de Talaat bey : “ Nos forces sont à Andrinople, elles y resteront ” ", Le Journal, 10 août 1913 :


"Constantinople, 9 août. (Par dépêche de notre envoyé spécial.) — C'est très probablement lundi que le gouvernement ottoman fera connaître aux représentants des puissances sa réponse à la communication qui lui a été faite jeudi dernier. Le sens de cette réponse, on le connaît d'avance. Le gouvernement l'a indiqué dans la note qu'il adressait le 20 juillet aux puissances. Il ne fera que répéter qu'une frontière ayant pour point de départ Enos et suivant la Maritza jusqu'à Andrinople est nécessaire pour la sécurité de Constantinople et des Dardanelles. Mais il le répétera en laissant bien comprendre qu'aucune pression, qu'aucune menace même n'amènera la Turquie à évacuer Andrinople.

Talaat bey, le ministre de l'intérieur, me l'a de nouveau assuré cet après-midi.

— Nous n'accepterons aucune discussion, aucun marchandage au sujet d'Andrinople, m'a-t-il déclaré. L'Europe connaît nos intentions, nous lui avons fait savoir officieusement quelles graves complications sont à redouter si l'on cherche à nous déloger de cette place fortifiée, pour la possession de laquelle nous avons tant lutté. Toutes les puissances savent que nous ne céderons pas. Les conseils amicaux ou comminatoires ne seront donc que des pourparlers platoniques.

» En outre, ajoute Talaat bey, pour le règlement d'une question ayant une telle importance nationale, les décisions du gouvernement ne peuvent être que l'expression des sentiments du peuple. Or, jamais la population et l'armée ne consentiront à abandonner Andrinople sous prétexte du respecter les conditions d'un traité mort-né, auquel aucun des Etats balkaniques ne s'est conformé.

Nous attendons donc, confiants et résolus. »

Après un instant de silence, Talaat bey continue :

— Il y a quelques mois, alors que nos troupes luttaient encore dans Andrinople, les représentants des puissances venaient journellement à la Sublime-Porte pour nous demander, afin de terminer la guerre, de céder la forteresse aux alliés. Nous résistions, objectant que la nation entendait conserver Andrinople.

» — Eh bien, répondit-on un jour au grand vizir, si vous voulez la conserver, envoyer une armée la délivrer.

» On savait qu'à ce moment la condition de nos troupes ne nous permettait pas ce nouvel effort.

» Mais, poursuit Talaat bey, pourquoi les représentants des puissances ne donnent-ils pas les mêmes conseils à la Bulgarie ? Pourquoi ne disent-ils pas aujourd'hui au roi Ferdinand : « Vous voulez Andrinople, eh bien, envoyez une armée la reprendre. »

» Naturellement, il serait beaucoup plus simple d'obtenir pacifiquement la seconde capitale de notre Empire. Mais toute habileté des diplomates sera vaine en cette occasion.

» Nos forces sont à Andrinople. Elles y resteront et on ne trouvera aucun Ottoman pour leur donner l'ordre d'évacuer la place. Un tel ordre, d'ailleurs, conclut Talaat bey, serait parfaitement inutile.

C'est au conseil des ministres, qui se réunira demain, que sera arrêtée la réponse que fera le gouvernement à la démarche des représentants des puissances." (p. 4)


Voir également : Les conséquences désastreuses de l'agression coordonnée par les Etats grec, bulgare et serbe contre l'Empire ottoman (1912-1913)

La brutalisation entraînée par les Guerres balkaniques (1912-1913), elles-mêmes provoquées par les Etats chrétiens-orthodoxes (Grèce, Serbie, Bulgarie)

Guerres balkaniques (1912-1913) : les effroyables atrocités grecques, d'après les lettres des soldats grecs eux-mêmes
  
La position équivoque des Arméniens, notamment dachnaks, durant les Guerres balkaniques (1912-1913) 

Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)
 

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir    

C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires
 
Interview d'Enver Paşa (Enver Pacha) à La Stampa (1914)
 
Cemal Paşa (Djemal Pacha), le "Turc turcophile"
 
Un entretien avec Cemal Paşa (1914)

Talat Paşa (Talat Pacha), d'après diverses personnes  

Après tout, qui se souvient de l'amitié indéfectible entre Talat Paşa (Talat Pacha) et Ernst Jäckh ? 

Les réformes d'Enver Paşa (Enver Pacha) à la tête du ministère de la Guerre

Sauver l'Empire ottoman : les négociations multilatérales des Jeunes-Turcs, en vue du maintien de la neutralité ou d'une alliance défensive

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

Les performances remarquables de l'armée ottomane en 1914-1918 : le fruit des réformes jeunes-turques

L'armée ottomane réorganisée par Enver Paşa (Enver Pacha) : la victoire jusque dans la défaite (1918)