jeudi 30 avril 2020

Les Tsiganes dans l'Empire ottoman




Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999, p. 181 :

"Les Tsiganes, quant à eux, firent leur apparition dans les Balkans au Moyen-Age. Un document ragusain mentionnait pour la première fois deux d'entre eux en 1362. Toutefois, leur présence en Bosnie n'est pas réellement attestée avant 1574 et le firman par lequel, cette année-là, le sultan Selîm II exemptait d'impôts les Tsiganes travaillant dans la mine de fer de Banja Luka, et d'autres mines situées au-delà de Novi Pazar, et leur reconnaissait le droit d'élire un chef pour chaque groupe de 50 hommes. L'immense majorité des Tsiganes bosniaques s'étaient fait musulmans. Dispersés à travers toute la province, leur nombre s'élevait, d'après un recensement ottoman de 1865 à 9 630 individus. On distinguait parmi eux entre les « Tsiganes blancs », anciennement implantés et largement sédentarisés, les « Tsiganes noirs », encore nomades et spécialisés dans le métier de rétameurs ambulants, et, enfin, les « Valaques noirs », de religion orthodoxe, qui, issus de Roumanie, parlaient le roumain et se prétendaient eux-mêmes roumains. Aucune de ces trois catégories ne fut épargnée au cours du dernier conflit mondial : tandis que la dernière eut à souffrir des persécutions oustachies, les deux premières partagèrent le sort de l'ensemble des Bosniaques musulmans sur lesquels les tchetniks se vengèrent des massacres commis par les oustachis."

Gilles Veinstein, "L'Europe et le Grand Turc", in L'Europe et l'islam : quinze siècles d'histoire (ouv. col.), Paris, Odile Jacob, 2009, p. 167-168 :

"Les registres de yürük, étudiés par M. T. Gökbilgin, donnent quelques notions quantitatives, au moins approximatives, sur le passage des nomades et semi-nomades turcs (les yürük), d'Anatolie en Europe, lesquels étaient encadrés dans une organisation paramilitaire. En 1543, on en dénombrait 1 305 unités (odjak), ce qui correspondait à quelque 160 000 personnes. Il est vrai que les chiffres fournis par un autre chercheur pour le XVIIe siècle sont supérieurs (190 000 à 220 000 individus), mais il faut tenir compte du fait qu'à cette époque, l'organisation des yürük complétait des effectifs insuffisants en recrutant des éléments d'origines variées (Tatars, Balkaniques islamisés, Tziganes, etc.)."

Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette Littératures, 2008, p 74 :

"On trouve aussi des Tziganes [à Istanbul] qui sont montreurs d'ours, amuseurs publics, mais pratiquent aussi leurs métiers traditionnels, en particulier le travail du fer. Ils se regroupent en campements le long des murailles terrestres, à Soukou Koulè, près de la porte d'Andrinople."

Bernard Lewis, Comment l'Islam a découvert l'Europe, Paris, La Découverte, 1984, p. 260 :

"C'est à eux [les immigrants juifs d'Europe], semble-t-il, que l'on doit d'avoir introduit en Turquie la notion de spectacle théâtral et d'avoir organisé la première représentation. Ce furent eux qui formèrent les premiers acteurs musulmans, gitans pour la plupart. A l'époque du sultan Murad IV (1623-1640), de jeunes Gitans donnaient des représentations au Palais tous les jeudis. Ces influences contribuèrent largement au développement d'un art typiquement turc appelé orta oyunu, sorte de théâtre populaire, pour une bonne part improvisé, un peu semblable à la commedia dell'arte."

Voir également : Talat Paşa (Talat Pacha), une victime du racisme anti-tsigane

Le vrai visage de l'"alternative libérale" au Comité Union et Progrès et au kémalisme

Le peuplement turc des Balkans sous la domination ottomane

L'auto-administration dans l'Empire ottoman

Les auxiliaires chrétiens de l'armée ottomane 

mercredi 29 avril 2020

Talat Paşa (Talat Pacha) et la chute du tsarisme




"Russie et Turquie : Déclarations du grand vizir", L'Humanité, 8 avril 1917, p. 3 :

"Zurich, 7 avril. — Le grand-vizir Talaat pacha a été interviewé par un représentant du journal Tanin, au sujet de la révolution russe [de Février] et des rapports russo-turcs. Il a déclaré :

Depuis plusieurs siècles, la Turquie et la Russie étaient des ennemis mortels. La cause de cet état d'hostilité entre les deux pays est due uniquement aux idées de conquêtes russes en ce qui concerne notre territoire.

Talaat pacha dit encore que le peuple russe a droit à l'existence et que le devoir du peuple le plus naturel et le plus sacré était d'entretenir un sentiment de haine contre le gouvernement autocrate de Russie. C'est pourquoi la révolution russe est accueillie avec satisfaction en Turquie, car il était impossible d'envisager la possibilité de la reprise des relations entre le tsarisme et la Turquie.

La jeune Turquie aspire également au repos et aux réformes dont le pays et tout l'Orient ont un si grand besoin. Mais nous voyons avec regret que la révolution russe n'a pas complètement renoncé à ses idées agressives. — (Havas.)"

"Opinions sur les puissances de l'Entente", Bulletin quotidien de presse étrangère, n° 422, 27 avril 1917, p. 5 :

"Russie. — Interview de Talaat Pacha, dans le Tanine : La Turquie et la Russie étaient depuis quelques siècles des ennemies mortelles. Les causes de l'inimité entre les deux Etats étaient les visées ambitieuses de la Russie à l'endroit de la Turquie. La chute du tsarisme est un événement de nature à être accueilli en Turquie, plus qu'ailleurs, avec intérêt et satisfaction... Il n'y a aucune raison pour nous de ne pas vivre en bons voisins avec le peuple russe qui a pris en mains ses destinées pour former un Etat libre et moderne. A ce point de vue, nous avons accueilli avec sympathie la révolution russe. Si le peuple russe renonce aux ambitions de conquête poursuivies par le tsarisme, il s'ouvrira pour l'Orient une nouvelle ère de développement et de progrès. La jeune Turquie est également un enfant de la révolution... Cependant nous voyons avec regret que les idées de la révolution n'ont pas eu complètement le dessus sur les idées agressives. M. Milioukov, parlant de la paix honorable, met en avant la nécessité de résoudre la question turque en faveur de la Russie. Si le peuple russe adopte comme ligne de conduite ce néfaste héritage du tsarisme, il serait déplacé de parler de paix. Nous n'avons jamais nourri d'idées agressives envers aucun Etat... Conséquemment, la question de la Turquie ne peut être résolue qu'en faveur des Ottomans. — Commentant les déclarations précédentes du grand-vizir, le Tanine dit : On peut y ajouter que l'opinion publique turque pense de même. Si les nouveaux hommes d'Etat russes voulaient accueillir sérieusement les paroles de Talaat Pacha, les résultats utiles ne resteraient pas limités aux Turcs et aux Russes ; tout l'Orient en profiterait Nous souhaitons que les révolutionnaires russes ne tardent pas à le comprendre. — Journaux bulgares, 6 et 9.4."

Voir également : Les causes nationales ukrainienne et irlandaise dans la stratégie jeune-turque 

1912-1914 : la réactivation du thème de l'"autonomie arménienne" et les velléités de la Russie tsariste sur les vilayet d'Anatolie orientale

Première Guerre mondiale : le tsarisme russe et le "barrage arménien"

Le nationalisme arménien : un instrument de l'impérialisme russo-tsariste

Les nationalistes arméniens, des idiots-utiles de l'expansionnisme russo-tsariste
  
 
Les volontaires arméniens de l'armée russe : des criminels de guerre
 
La dépopulation des arrières du front russo-turc durant la Première Guerre mondiale
 
Les expulsions de musulmans caucasiens durant la Première Guerre mondiale

Le "négationnisme" peu connu d'Anahide Ter Minassian     

1916 : le régime de Nicolas II ensanglante le Turkestan dans l'indifférence de l'Angleterre et de la France

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?
  
La politique arménienne des Jeunes-Turcs et des kémalistes

Les tentatives de rapprochement turco-arménien en 1918

mardi 28 avril 2020

La résistance d'Enver Bey en Libye (1911-1912)




Raymond Colrat (Raymond Colrat de Montrozier), "En Cyrénaïque", La Dépêche coloniale illustrée, 12e année, n° 19, 15 octobre 1912, p. 234-236 :

"La lutte était esquissée [en Cyrénaïque] : elle risquait de n'être point durable, car malgré l'organisation des zaouïas senoussistes et l'autorité de leurs cheiks il pouvait, il devait y avoir des discussions entre ces cheiks eux-mêmes et les cheiks des tribus et aussi entre les tribus pour la plupart ennemies. Il fallait un homme. Il vint : c'était Enver bey.

Au début il fut suspect ; il ne parlait pas l'arabe ; sa jeunesse lui enlevait une partie de ses moyens devant l'onction vénérable des cheiks senoussis. Les Bédouins ne le connaissaient
pas. Il arrivait sans son auréole de héros de la liberté, ignoré, suspect, presque en ennemi. La situation prépondérante qu'il occupe, l'autorité suprême qu'il exerce, la popularité qu'il a su acquérir, l'incontestable prestige dont il jouit sans conteste, tout cela il le doit à sa volonté, à son habileté, à sa foi. Avant de venir en Cyrénaïque, j'avais beaucoup entendu parler d'Enver bey ; je n'ignorais pas le rôle très actif, joué par lui dans les plus périlleuses étapes de la lutte contre Abdul Hamid ; je savais qu'il était un officier excellent en même temps qu'un patriote éprouvé. Je m'attendais à trouver en face de moi un de ces jeunes gens illuminés par leurs convictions, hardis jusqu'à la témérité, audacieux jusqu'à la folie, un de ces révolutionnaires exaltés conduits seulement par la lumière éclatante de l'Idée, mais incapables de servir leur idéal autrement que par la violence et le courage. Tel n'est point cependant le caractère du commandant supérieur des troupes turques en Cyrénaïque. Il n'a point pour dieu le hasard ; la raison seule conduit ses actes.

Enver bey est particulièrement favorisé par la nature. Il est séduisant, tout chez lui est élégant. Son visage est beau sans être efféminé ; son corps vigoureux sans être lourd. Deux grands yeux noirs éclairent une physionomie qui serait très mobile sans la volonté qui la maintient. Le sourire est joli, un peu triste, mais très doux ; la voix harmonieuse mais nette. Le geste est toujours mesuré, harmonieux. Enver bey a l'élégance du vrai soldat, toujours sanglé dans un uniforme d'une impeccable correction, mais certains détails montrent le soin qu'il prend de sa personne, la barbe est soyeuse, la main soignée et blanche.

L'accueil que l'on reçoit chez Enver bey est toujours cordial et bienveillant, mais cet homme d'une éducation raffinée, malgré un contact permanent avec ses troupes, malgré la vie commune avec ses officiers, malgré les promiscuités de la guerre a su rester distant. Il n'inspire pas la crainte mais le respect et la sympathie que l'on a pour lui est toujours tempérée d'un peu de gêne.

Malgré cette sorte d'instinctive fierté et une attitude volontairement froide, Enver bey est un tendre et un sentimental. S'il a toujours eu assez d'empire sur lui-même pour commander aux muscles de son visage et pour leur imposer une impassibilité continuelle, il n'a pas encore réussi à éteindre dans son regard la flamme de ses passions. Il ne se fâche jamais, sait commander sans crier et réprimander sans grogner.

Mais si l'on regarde ses yeux lorsqu'il est inquiet et mécontent, on y voit passer des lueurs sauvages qui indiquent que le tigre est apprivoisé mais qu'il ne saurait être dompté. Souvent aussi, au milieu d'une conversation, son regard se fixe dans le vague, tandis que ses lèvres se plissent d'un peu d'amertume. La rêverie n'est pas longue ; quelques secondes et la raison aura vaincu le sentiment. Pourtant cet homme est naturellement bon. Il a toujours une caresse pour les enfants et combien de fois ne l'ai-je point trouvé dans le camp, accroupi devant un tout petit, lui caressant les joues, lui prenant le menton et lui donnant quelques friandises. Les bêtes l'adorent ; il est toujours, dans sa tente, entouré de quelques gazelles légères, élégantes et familières. Les chiens sont moins libres avec lui, parce que les Arabes ne les estiment point ; malgré cela, « Rondelo » qu'une patrouille turque enleva récemment à son propriétaire, un officier italien, témoigne à son nouveau maître d'une affection pleine de respectueuse tendresse.

La tente d'Enver bey est ouverte à tous ; à toute heure de la journée, il reçoit ses visiteurs, officiers, journalistes ou Bédouins avec une bonne grâce et une politesse que ne vient jamais démentir le moindre geste de mauvaise humeur.

Matin et soir, seul, sans le moindre état major, il parcourt le camp, inspecte d'un coup d'oeil sûr ses troupes et leur campement, aperçoit les moindres détails, arrête les soldats au passage s'ils méritent une observation ou un encouragement, visite les ateliers et s'y assoit, assiste aux leçons de l'école, s'informe des commerçants, vérifie les progrès des milices.

Deux heures, par jour, lui suffisent. Le soir il travaille, écrit, dicte des lettres, signe des pièces comptables, prépare et discute les réformes projetées, établit le plan des opérations avec les officiers.

La journée, on le voit, est bien remplie. Elle se termine parfois par une tournée aux avant-postes où le commandant passe la nuit. Enver bey est très brave, d'une bravoure froide, calculée, bien faite pour l'imposer à l'admiration des Bédouins. Les jours de bataille, il est toujours au premier rang. En vain les Bédouins le supplient-ils, en vain ses officiers l'admonestent-ils finalement. Le combat, c'est le seul moment où Enver bey veut bien consentir à plaisanter.

On voit qu'il est heureux et complètement dépourvu de préoccupations.

« Que m'importe la vie, semble-t-il dire, et que me fait la mort ? » Mais on sent que si la mort lui est indifférente, il tiendrait beaucoup à mourir en beauté.


Enver bey n'a jamais été blessé sérieusement, quoi qu'en aient dit les Italiens. Une première fois, un éclat d'obus, durant le combat, lui érafla l'abdomen. Il ne se fit même point panser et continua à diriger les opérations. Il y a quelques jours, pendant le bombardement du camp, un morceau d'acier vint heurter sa montre et la brisa. D'un geste pondéré il prit délicatement la montre entre ses doigts et la jeta au loin, tout en continuant sa marche devant les Bédouins ahuris de tant de sang-froid.

Tel est, en quelques lignes, l'homme qui a organisé et qui maintiendra la résistance en Cyrénaïque. On a raconté sur lui des stupidités. On a prétendu qu'il recherchait le khalifat et qu'il voulait se tailler une principauté dans l'Afrique du Nord. Ces vastes accusations germées dans le cerveau pourtant, étroit de quelques camarades jaloux, mais incapables, sont absolument ridicules. Qu'Enver bey soit ambitieux, c'est visible. Mais il est des ambitions qui sont louables. Celle d'Enver bey est de relever quand même le prestige de son pays, de s'opposer à toute nouvelle cession de territoire et de lutter contre le nombre, et même contre la diplomatie. Peut-être est-il téméraire. Dans tous les cas, il nous a montré que jusqu'ici, il suffisait de beaucoup de courage et d'un peu de volonté pour empêcher une invasion préparée depuis des années par les agents italiens et commencée avec le secours des armements les plus modernes et des machines de guerre les plus étudiées.

Depuis huit mois qu'Enver bey est en Cyrénaïque, il n'a pas cédé à l'ennemi un pouce du sol qu'il défend. Cette préoccupation est fort louable et nous doutons fort que celui qui a organisé l'armée et l'administration en Cyrénaïque ait eu le temps d'élaborer un projet de khalifat.

Cette nouvelle a dû fort l'égayer.

Enver bey m'a dit dans un de ses jours d'expansion, et ils sont rares :

« Ce qui doit le plus nous occuper ici, ce n'est pas la guerre. Car la guerre n'est un bien que si, grâce à elle, on peut préparer des jours meilleurs. Nous devons une réparation à une province vis-à-vis de laquelle l'ancien gouvernement s'est montré d'une insouciance qui frisait l'inconscience et qui, malgré tout, est accourue tout entière autour des étendards du sultan menacés. Cette réparation, nous ne pourrons la donner qu'en semant le bien autour de nous. Nous ne quitterons pas la Tripolitaine, quelle que soit l'attitude de la Turquie. Il n'est pas un officier autour de moi, pas un soldat, qui accepterait de céder un pouce de terrain à l'étranger.

« Puisque notre détermination est inébranlable, il faut, pour être logique avec nous-mêmes, que nous préparions l'avenir. L'avenir pour moi, ce sont ces enfants que vous avez vus si studieux dans nos écoles, si crânes quand ils font l'exercice sous la conduite de leur petit sergent. Nous serons un peu leurs initiateurs ; ils seront eux, les véritables réformateurs.

« Le grand mal du pays, c'est l'ignorance, c'est elle qui engendre la barbarie, c'est elle aussi qui entretient les terribles maladies qui déciment les populations. C'est par l'école que nous coloniserons d'abord, en prenant soin de joindre à l'enseignement primaire une sorte d'enseignement agricole pratique. Tout ici s'est endormi, les hommes comme les choses. Les hommes ne travaillent guère que pour se nourrir, les arbres sont devenus trop paresseux pour produire. Il y a partout, d'ici à Benghazi, de magnifiques oliviers. Ils ne portent plus de fruits. Quelques coups de serpe judicieusement distribués, ils refleuriront. Il faut refaire des hommes, réveiller les énergies de la nature et soigner aussi bien les âmes que les plantes. Le maître d'école, le médecin et l'agriculteur, voilà les trois artisans qui jetteront les bases de la régénération du pays. »

J'ai pu constater qu'Enver bey ne se contentait pas de rêver à l'avenir et que ses conceptions une fois exposées rentraient immédiatement dans la voie des réalisations immédiates. Tous les camps sont pourvus d'écoles, tous les centres sont dotés d'infirmeries et d'hôpitaux ; et déjà on recherche l'emplacement favorable pour l'installation de la première ferme modèle. On a reçu des graines, on attend des bestiaux, des machines ; d'ici deux ou trois mois la nouvelle organisation fonctionnera. Et j'ajoute que l'expérience réussira. Enver bey a pour triompher deux instruments merveilleux : d'abord son prestige, ensuite l'appui des Senoussis.

« On a beaucoup parlé en France, comme en Italie, de la secte des Senoussis, me disait-il un jour. Beaucoup de spécialistes des questions musulmanes ont noirci de nombreux feuillets pour nous raconter les origines de la confrérie, pour nous parler des règles suivies par ses adeptes, pour nous indiquer les tendances de son chef. Ils se sont pour la plupart montrés de très scrupuleux historiens ; il m'a paru très simple de me renseigner par un contact permanent. Le boniment d'un drapier ne m'apprend rien sur l'étoffe qu'il me vend ; en portant un vêtement je puis constater la qualité du drap dont il est fait. En observant l'attitude des Senoussis vis-à-vis du gouvernement turc, leurs relations avec les indigènes, en comparant leurs discours et leurs actes, j'ai pu me faire une opinion qui pour n'être pas aussi scientifique que celle de certains de vos confrères, est certainement un peu plus exacte.

« On a dit que les Senoussis étaient fanatiques : c'est une erreur. Ils ne boivent pas, ils ne fument pas, ils pratiquent leur religion avec exactitude mais sans ostentation, ils sont un peu intéressés comme tous les religieux, mais corrigent ce léger défaut par la dignité de leur vie, la largeur de leur hospitalité, la continuité de leur charité.

« Au point de vue politique ils ont une grande influence sur le peuple, d'abord à cause de leur ferveur religieuse, ensuite et surtout à cause de leur organisation. En Cyrénaïque et en Tripolitaine il n'y a jamais eu, depuis les Romains, d'organisation administrative. L'ancien gouvernement turc, c'était le gendarme qui faisait les commissions d'un vague pacha la plupart du temps envoyé en disgrâce à Benghazi. Ni routes, ni travaux publics, ni perception d'impôts, ni écoles, l'occupation turque se manifestait par le néant. C'était l'anarchie mise en action ; on ne dit pas que les peuples en fussent précisément plus malheureux. Les Senoussis comprirent fort bien le parti qu'il y avait à tirer de cet état de choses. Ils créèrent leurs zaouïas, sortes de paroisses, de districts religieux confiés à des cheiks qui, après être devenus les conseillers des tribus, assumèrent presque naturellement le rôle d'arbitres et de juges. Dans un pays sans administration et sans institutions civiles, le cheik à lui seul devenait le trait d'union entre le peuple et Dieu et entre les différentes tribus. Mais les cheiks senoussistes surent rester dans les limites de leurs attributions qu'ils voulaient purement morales. Ils n'intervinrent jamais que dans des questions ayant une allure religieuse ; ils surent se tenir à l'écart, s'isoler, pour mieux conduire, parlant peu, mais très bien informés et surtout se rendant compte que le jour viendrait où leur concours serait utile pour grouper dans une action commune les forces disparates dont disposait la religion. C'est ainsi que les zaouïas favorisèrent la contrebande des armes, qu'elles s'approvisionnèrent en fusils et en munitions. Cette attitude a été favorable à la Turquie lors de l'agression soudaine de l'Italie. L'organisation senoussiste lui a permis de se passer des troupes continentales et de résister, grâce aux troupes locales et à la levée en masse des indigènes.

« Les Senoussis ont fait un signe, le pays a répondu immédiatement. Ils ont été les intermédiaires entre le gouvernement turc que je représentais et les populations bédouines, merveilleux agents de propagande et précieux auxiliaires de mobilisation.

« Aujourd'hui les cheiks senoussis ont momentanément quitté leurs zaouïas, ils vivent dans les camps, toujours reçus avec déférence par les officiers, toujours traités avec respect par les troupes.

« Voilà donc le véritable rôle de la confrérie des Senoussis. On conviendra qu'il est considérable. Mais il ne faut pas s'exagérer la portée morale de la secte qui peut avoir une action locale et circonscrite mais qui n'a pas assez d'ambition pour provoquer et pour entretenir un mouvement général de fanatisme en dehors des limites de la Tripolitaine. Les Senoussis ne sont du reste pas fanatiques, je le répète.

« Avant la guerre ils recevaient fort bien les Italiens et l'un d'eux pourra vous montrer quelques cartes de remerciements qui témoignent de l'empressement qu'il avait mis à aider de soi-disant ingénieurs qui n'étaient que des officiers d'état-major.

« On peut se demander si, après la guerre, l'influence prise par la confrérie des Senoussis ne sera pas une entrave à la diffusion du progrès. Franchement, nous croyons que non et nous avons des raisons pour penser que, non seulement les Senoussis ne s'opposeront pas à l'introduction de la civilisation, mais qu'ils nous aideront loyalement à rattraper le temps perdu. C'est avec satisfaction qu'ils m'ont vu fonder des écoles, ils ont été très heureux de l'installation du téléphone de Solloum à Benghazi (camp turc), ils admettent la photographie, le phonographe et toutes les inventions nouvelles et nous voient percer les routes avec plaisir en attendant que des chemins de fer sillonnent le pays. Mais ce qu'il ne faudra pas songer à enlever aux cheiks senoussis, c'est leur situation morale et privilégiée. Pourquoi, du reste, ne pas profiter des divisions mêmes établies par la confrérie pour jeter les bases de l'administration future ? » "

Voir également : C'était Enver Paşa (Enver Pacha) : l'homme par-delà les légendes noires
  
Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens
  
 
Un immigré turc dans l'Allemagne wilhelmienne : Enver Paşa (Enver Pacha) alias İsmail Enver
 
Les réformes d'Enver Paşa (Enver Pacha) à la tête du ministère de la Guerre

Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc
 
Citations du héros et martyr Enver Paşa (Enver Pacha)

L'hypothèse d'une collusion Enver-Cemal contre la Russie bolcheviste

Un entretien avec Cemal Paşa (1914)

Les Jeunes-Turcs et les confréries soufies

Le nationaliste libyen Abdul Salam al-Buseiri et la Turquie kémaliste

L'amitié franco-turque

dimanche 26 avril 2020

Le vrai visage de l'"alternative libérale" au Comité Union et Progrès et au kémalisme




"Ni kémaliste ni islamiste, mais démocrate. Ainsi aurait pu s'intituler le dernier ouvrage de l'historien Vincent Duclert, qui démontre l'existence d'une communauté de destin entre l'Europe et les intellectuels turcs. Ce livre se démarque des publications sur l'entrée de la Turquie dans l'UE par son honnêteté et son sang-froid. Il invite les turcophiles à associer vérité historique, citoyenneté et démocratie dans leur jugement. Il pousse les turcophobes à dépassionner leur raisonnement et à tourner le dos aux discours anxiogènes dès lors qu'il s'agit d'examiner la candidature du plus grand Etat musulman en Europe.

L'objectif n'est pas d'endosser le discours de l'un des camps mais d'aborder le problème à l'intérieur de la Turquie. Il suggère un dépassement du clivage kémalisme-islamisme au profit du credo démocratique d'une partie de la société qui ne se reconnaît ni dans l'Etat nationaliste ni dans l'Etat fondamentaliste. (...)

Au contraire, leur généalogie remonte à la période des sultans éclairés du XIXe siècle, puis à celle de la révolution de 1908 avec le prince Sabbahadin [leader de l'Entente libérale], avant de s'incarner autour d'héritiers de renommée mondiale, comme Nazim Hikmet ou Yasar Kemal." (Gaïdz Minassian, "En quête de la Turquie démocratique", Le Monde, 10 juin 2010)


Putschisme (sous un régime constitutionnel) et autoritarisme :

"La « révolution jeune-turque » avait été accomplie depuis neuf mois par les officiers du 3e corps d'armée et les soldats de la garnison d'Istanbul allaient tenter de prendre leur revanche par une « contre-révolution ».

Une opposition libérale ou religieuse,
composée d'ulemas de rangs inférieurs, d'étudiants des medrese [softa] et de Şeyh de confréries s'était formée contre le Comité. (...)

Le soulèvement avait très nettement le caractère d'une réaction tant militaire que religieuse. (...)

Une mutinerie se déclencha dans le 1er corps d'armée en garnison à Taşkışla à Istanbul, dans la nuit du 12 au 13 avril 1909. Plusieurs milliers de soldats désarmèrent leurs officiers, officiers instruits [mektepli] pour la plupart, et favorables au Comité et les enfermèrent dans leur caserne. Ils allèrent manifester devant le parlement, pendant la journée du 13 avril. Leur nombre se grossit d'autres soldats, de religieux et d'étudiants des écoles traditionnelles [medrese]. A la fin de la matinée, le parlement était encerclé par cinq à six mille soldats en armes. Selon des témoins oculaires, tous les manifestants avaient reçu de l'argent. On les vit dépenser le 13 et le 14 avril des sommes hors de proportion avec leurs ressources. Il en était de même d'officiers connus qui montrèrent d'importantes sommes d'argent lors de la location de voitures dans lesquelles ils paradèrent.

Ils exigeaient la démission du grand vizir Hüseyîn Hilmî Paşa, du ministre de la Guerre, Rıza Paşa, et celle du président de l'Assemblée, Ahmed Rıza, le bannissement des députés unionistes et l'amnistie des troupes rebelles. En outre, ils réclamaient le rétablissement de la Şari'â. Ils occupèrent le Parlement et le ministère de la Guerre et s'en prirent aux officiers diplômés dont une vingtaine fut tuée ainsi que deux députés. Le 14 avril au matin, les rebelles contrôlaient la capitale. Ahmed Tevfîk Paşa, qui avait longtemps été ministre de Affaires étrangères, fut nommé grand vizir et la Chambre reçut l'ordre de se conformer à la Şari'â." (Odile Moreau, L'Empire ottoman à l'âge des réformes. Les hommes et les idées du "Nouvel Ordre" militaire (1826-1914), Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, p. 251-253)

"Les soldats rebelles s'en prennent aux Unionistes, ils mettent à sac les rédactions de deux journaux pro-jeunes-turcs, le Tanin et le Şura-yı Ümmet, s'attaquent aux officiers mektepli [diplômés] dont une vingtaine sont tués, deux députés sont assassinés. Les Unionistes les plus en vue se terrent ou prennent la fuite. Toute la nuit, Istanbul retentit des tirs de joie des soldats enivrés par la réussite de la mutinerie. Au matin du 14 avril, la capitale est aux mains des rebelles. Le lendemain, les troubles s'étendent en province ; à Adana, des émeutes sanglantes se produisent le 14 avril, au cours desquelles plusieurs milliers d'Arméniens sont massacrés. (...)

La rébellion semble avoir été organisée au départ par les libéraux, Sabahaddin et le Ahrar Fırkası (soutenus par une partie des Albanais hostiles aux tendances centralisatrices du Comité union et progrès), qui ont cherché à utiliser les éléments religieux : mais l'affaire tourne mal, la mutinerie prend des allures de réaction religieuse et de mouvement anticonstitutionnel. Très vite, il devient évident que les libéraux sont débordés et que l'insurrection échappe à leur contrôle." (François Georgeon, Abdülhamid II : le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard, 2003, p. 420)

"Les Jeunes-Turcs avaient une victoire fragile. Le coup qui ébranla leur suprématie vint de l'un de leur bastion, la Macédoine, où des officiers s'étaient constitués en cercles anti-unionistes au printemps 1912 : le groupe des officiers libérateurs [Hâl'askâr zabıtân], à Istanbul, avec Nazim Paşa comme chef, le commandant du 1er corps d'armée basé à Istanbul. Ils s'opposaient aux méfaits de la politique au sein de l'armée et voulaient mettre fin à la suprématie du Comité. Les menaces d'intervention militaires furent telles que Saïd Paşa démissionna le 17 juillet. Puis Gâzî Ahmed Muhtar Paşa fut appelé pour former le « Grand Cabinet », d'où les Unionistes étaient absents. Au début du mois d'août, le parlement fut dissous et les Jeunes-Turcs perdirent leur dernier appui." (Odile Moreau, op. cit., p. 270)

"Les premières escarmouches commencèrent en mars [1912] et l'insurrection fut générale au Kosovo en mai. Elle s'étendit ensuite à l'ensemble des quatre provinces [albanaises]. Dès juin, les désertions dans l'armée ottomane furent telles qu'elle était paralysée, incapable, bien souvent, de faire autre chose que défendre les casernes et leurs dépôts de munitions. La crise était telle que le gouvernement dut démissionner dès le 17 juillet. Ayant perdu le contrôle de l'armée, les Jeunes-Turcs durent même abandonner le pouvoir sur la base d'une sorte de coup de force de leurs opposants au sein de l'armée et au Parlement (les libéraux, favorables à un rapprochement avec l'Angleterre). Le nouveau gouvernement promit d'appliquer la Constitution et engagea des négociations avec les dirigeants de l'insurrection albanaise." (Serge Métais, Histoire des Albanais. Des Illyriens à l'indépendance du Kosovo, Paris, Fayard, 2006, p. 258)

" « Les responsables de la défaite [durant la Première Guerre balkanique, qui a éclaté en octobre 1912], dirent les journalistes « bien informés », ce sont les Jeunes Turcs ! » On pouvait d'ailleurs attaquer ceux-ci d'autant plus facilement qu'un millier d'entre eux étaient enfermés dans les prisons de Constantinople. Les quelques-uns qui avaient pu échapper au coup de force policier de Kiamil pacha se voyaient refuser à peu près l'hospitalité de la grande presse française. Le Temps, par exemple, n'inséra leur défense qu'« à titre documentaire »." (Henry Nivet, La Croisade balkanique. La Jeune Turquie devant l'opinion française et devant le socialisme international, Paris, 1913, p. 40-41)

"Cette période de réformes et de transition était traversée de soubresauts où s'affrontaient les aspirations à la modernité et la fidélité aux préceptes de l'islam, représentées au sein de l'armée, se livrant à des alliances pour s'assurer le pouvoir. Epoque troublée, agitée par des courants antagonistes qui fomentèrent cinq coups d'Etat en l'espace de six années, dangers extérieurs qui, au lieu de s'effacer devant cette société en reconstruction et en devenir, s'amplifiaient et prenaient une acuité menaçant son devenir même. Les conflits armés, la perte de territoires, le reflux des immigrés [muhâcir] venant se réfugier en Anatolie, suscitèrent une radicalisation où la guerre était la seule issue pour sauver l'Empire." (Odile Moreau, op. cit., p. 277)

"On voit bien ce qu'ils [les unionistes] auraient pu faire en Europe, mais on ne sait pas à quoi ils se heurtent en Asie et on leur demande d'accomplir tout de suite une tâche devant laquelle reculeraient les plus expérimentés des démocrates français. Les Jeunes-Turcs sont décriés et attaqués sournoisement par les éléments réactionnaires musulmans qu'ils ont vaincus ; et contre le Comité « Union et Progrès » on cherche à exciter le fanatisme de l'Arabie — et les Chrétiens d'Europe ne sont pas étrangers à ces manœuvres réactionnaires.

Pour douter de cet état de choses, il faut n'avoir pas lu les accusations lancées contre les Jeunes-Turcs lors des derniers soubresauts réactionnaires du cabinet Kiamil Pacha." (Henry Nivet, op. cit., p. 125-126)

"(...) Mahmud Şevket Paşa [grand-vizir] fut assassiné en pleine rue à sa sortie du ministère de la Guerre [en juin 1913]. L'Entente libérale, dirigée par Kâmil Paşa, préparait un « contre coup d'Etat » depuis quelques temps et cherchait à prendre sa revanche sur le coup de force qui avait remis au pouvoir les Unionistes quelques mois plus tôt. La participation de l'armée au complot semblait indéniable, mais jusqu'où allait-elle ? La répression fut terrible." (Odile Moreau, op. cit., p. 295)


Complotisme et racisme (visant particulièrement les Juifs et les Tsiganes, les deux minorités qui ont le plus souffert du nazisme en Europe), cet antisémitisme "de peau" s'en prend aux israélites comme aux dönme (communauté musulmane composée de descendants des réfugiés sépharades de l'Empire ottoman) :

"Sur ce, les renégats juifs de Salonique, autrement dit, les « Mamins », jaloux d'avoir également leur grand homme, attribuèrent, en grande partie, le mérite de la révolution à Enver bey, alors qu'à celui-ci peut seulement revenir, ainsi qu'on le voit une gloire analogue à celle des carabiniers d'Offenbach.

Lesdits Saloniciens allèrent au-devant de lui et lui firent une entrée triomphale dans leur ville où il dut essuyer l'accolade publique de Hilmi Pacha. Les journaux du moment saluèrent cette renommée artificielle, car ils doivent tout enregistrer. L'histoire heureusement remettra chacun à sa place. Telle est la vérité sur la révolution de juillet 1908. Révolution qui dans ses traits principaux a un caractère plutôt albanais que turc, puisque les promoteurs et les auteurs en sont Albanais, et qu'ils se réfugient, pour agir, dans des localités albanaises et non dans des localités turques, sans doute par prudence.

Mais Ahmed Riza bey, habile autant que Frégoli à changer de costume, après avoir renié l'islamisme à Paris, renia le positivisme à Constantinople, et, tout en frayant surtout avec les renégats juifs de Salonique, les « mamins », ses nouveaux collègues du comité, afficha une piété exemplaire.

C'est lui qui proposa de donner à la fête purement religieuse de la naissance du Prophète un caractère officiel." (Chérif (Şerif Paşa, ancien diplomate ottoman, co-fondateur et leader du Parti radical ottoman qui fusionne par la suite avec l'Entente libérale, puis pionnier du nationalisme kurde), "Une mise au point", Mècheroutiette (journal dirigé par Şerif Paşa, organe du Parti radical ottoman, puis de l'Entente libérale), n° 12, 1er novembre 1910, p. 5-8)

"En 1908, l'armée seule avec le concours de quelques patriotes albanais avait renversé le régime hamidien. Les vautours de la rue Bonaparte, et Paris, s'abattirent sur Constantinople comme sur une proie. Et comme après une bataille, vinrent aussi les pillards, représentés dans la circonstance, par les « mamins » de Salonique, et certains « tchinguénés » [Gitans], pour s'approprier le fruit des efforts de l'armée et de quelques patriotes civils. On connaît partout la générosité du soldat, et son désintéressement. L'arrogance de ceux qui se sont succédé au pouvoir après la chute du cabinet Kiamil pacha, a écarté du premier plan les vrais auteurs de la révolution parmi les hommes politiques." (Chérif, "Une Nouvelle Aurore", Mècheroutiette, n° 32, juillet 1912, p. 1)

"Le comité a d'ailleurs de bons conseillers car il obéit dans la circonstance avec plaisir à une direction judéo-maçonnique, qui prodigue en sa faveur non seulement son expérience, mais encore son influence en Europe, laquelle est considérable.

Nous n'avons pas de sentiments antisémites [sic], mais nous ne pouvons nous empêcher de constater un fait, et même d'en profiter pour donner un avertissement aux Juifs qui vivaient si paisiblement en Turquie depuis leur expulsion d'Espagne." (Chérif, "Le Moyen d'assurer la Paix", Mècheroutiette, n° 48, novembre 1913, p. 4)

"Car Mahmoud Chewket Pacha aime le soldat. On prétend qu'il est cruel. Mais s'il a fait pendre tant de civils et de militaires, c'est pour procurer un peu de travail et d'argent aux tchinguénés, sorte de bohémiens nomades, de romanichels, qui, seuls, en Turquie, consentent à se faire pour quelques sous les exécuteurs de hautes oeuvres, et dont il est le descendant.

Il a l'esprit de famille.

Il naquit en effet sous une tente, aux environs de Bagdad, et porte d'ailleurs sur sa physionomie les traits caractéristiques de sa race.

On prétend aussi voir la marque du goût passionné qu'il aurait pour les exécutions en ce qu'il n'a pas craint de déclarer au correspondant du New York Herald, après sa nomination, que la cour martiale dépendrait désormais du ministère de la guerre, et que l'état de siège serait maintenu.

Il y a tout simplement en cela un peu d'atavisme.
" ("Généralissime & Ministre", Mècheroutiette, n° 5, 1er mars 1910, p. 2-3)

"Séid bey. — Ancien groupe, ou nouveau groupe, tant que notre devise sera « Union et Progrès » rien ne pourra se faire en dehors de cette formule. L'union a pris naissance parmi nous sous la tente, elle restera notre premier objectif, et le progrès continuera à rester le second ».

Il est évident que la tente fait bien dans ce paysage, dans le désert de ce discours. Mais Séid bey aurait dû préciser sous quelle tente est née cette union, une tente de soldats ou une tente de tziganes." ("Revue parlementaire", Mècheroutiette, n° 20, juillet 1911, p. 48)

"Nulle part les Juifs n'ont été traités aussi libéralement qu'en Turquie, à n'importe quelle époque, malgré le fameux passeport rouge.

Mais ce n'est pas une raison pour qu'ils prennent dans notre pays la revanche des humiliations qu'ils subissent ailleurs. Parce qu'ailleurs ils ont été et sont encore opprimés, ce n'est pas une raison pour qu'ils nous tyrannisent. Et c'est ce qu'ils font sous le manteau du comité Union et Progrès depuis la révolution de juillet 1908. Quand en 1909 le député juif Carasso signifia sa déchéance au Sultan Abdul-Hamid, se présenta-t-il comme un successeur ? Sa visite marquait-elle l'avènement de sa race au pouvoir absolu ? [Carasso faisait en fait partie d'une délégation de quatre parlementaires : deux musulmans, l'Arménien catholique Aram Efendi, et lui-même, la focalisation sur le seul Carasso est un procédé récurrent du complotisme anti-unioniste, encore vivace aujourd'hui]

Encore une fois nous parlons dans l'intérêt des Juifs, autant que dans l'intérêt général, ayant à cœur d'empêcher de la part du peuple des représailles que nous serions les premiers à déplorer. C'est déjà trop d'avoir sur les dernières pages de notre histoire la large tache de sang des massacres arméniens. Nous disons : « il faut que les « donméhs » ou « mamins » et autres Juifs de Salonique cessent leurs provocations, s'ils ne veulent pas que les autres races, tant chrétiennes que musulmanes, y répondent. » (...)

Est-ce là le régime constitutionnel ? Et pourtant à l'inauguration du monument à la Liberté, le 23 juillet, Mahmoud Cheket pacha, ministre de la guerre, déclarait sérieusement dans son discours : « La nation ne peut vivre sans la constitution ». Et s'adressant aux officiers : « Jurez que vous vous opposerez de toutes vos forces à qui voudrait porter atteinte à la Constitution sacrée ».

Les officiers ont crié : « Nous le jurons ». Comme Juifs et unionistes devaient rire en dedans !

Pendant ce temps, le « donméh » Djavid bey, ex-ministre des finances, fait une tournée politique en Anatolie pour expliquer aux populations les avantages du régime constitutionnel. (...)

Où sont les traîtres ? Qui a livré son pays à l'étranger ? Il y a aussi l'affaire du boycottage anti-grec que les Juifs de Salonique maintiennent pour leur plus grand profit, et au détriment de la nation. (...)

Rappelons seulement qu'au mois de juin dernier des musulmans pillèrent des villages juifs aux environs de Tibériade, Nazareth, Caïffa. Ces incidents répétés sont les débuts du mouvement anti-juif qui se manifeste dans les milieux arabes et turcs. La population musulmane de la Syrie est très excitée contre les Juifs, qu'elle accuse de vouloir accaparer les terres, pour créer ensuite un Etat juif en Turquie. On craint des pogroms à la russe.

Les Juifs devraient donc comprendre que la place qu'on leur fait dans l'Empire Ottoman, n'est pas indigne d'eux-mêmes, puisqu'elle est égale à celle des autres races. Et l'ayant compris, ils devraient ensuite se hâter d'y rentrer, et y rester modestement et paisiblement. Ils seraient ainsi à l'abri d'orages semblables à ceux qu'ils ont subis autrefois en Espagne, et plus récemment en Russie, en Roumanie. Comprendront-ils et voudront-ils ?" ("Un avertissement", Mècheroutiette, n° 21, août 1911, p. 21-24)

"C'est ce qui constitue le péril que nous mentionnions au début, car les Juifs, aidés dans la circonstance par leurs congénères les « donméhs » ou « mamins » ont réussi à prendre la direction de la politique dans l'Empire ottoman. (...)

Quelques Juifs et donméhs de Salonique, parvenus à s'élever un peu au-dessus du niveau social de leurs coreligionnaires, prétendent avoir provoqué et réalisé, avec le Comité Union et Progrès, dont ils faisaient partie, la révolution de juillet 1908. C'est faux. Ils n'ont pas fait la révolution, c'est la révolution qui les a faits. Ainsi que nous l'avons montré à plusieurs reprises, les véritables promoteurs et auteurs du mouvement révolutionnaire furent des officiers et des notables albanais, qui n'avaient à l'époque rien de commun avec le comité, et qui furent seulement après coup embrigadés par celui-ci, pour la plus grande gloire et surtout le plus grand profit de certains fils d'Israël et de Shabbethaï. Nous avons d'ailleurs entre les mains la preuve que leur grand homme, Djavid bey, n'a été admis dans le comité qu'après la révolution de juillet 1908." ("Le danger des vertus négatives", Mècheroutiette, n° 23, octobre 1911, p. 34)

"Nous voudrions bien que Djemal Nouri bey éclairât sa lanterne, en nous nommant ces quatre ou cinq personnes à la néfaste influence et qui ne sont douées d'aucun génie, car tout le monde, en Turquie comme à l'étranger, s'accorde à dire que le Comité a été jusqu'à présent soumis aux Juifs et crypto-juifs (mamins) de Salonique. (...)

Dans ce cas, qu'il reconnaisse franchement que les ottomans ont tout avantage à ce que les Juifs restent politiquement à leur place, et que l'Empire serait exposé au plus grand des dangers, si l'on tentait sous une autre forme une expérience qui a si mal réussi une première fois. C'est pourquoi le bloc enfariné de son pangermanisme plus ou moins sioniste ne nous dit rien qui vaille." ("Un mémoire", Mècheroutiette, n° 24, novembre 1911, p. 36)

"On a nommé comme chef d'état-major, dans ce nouveau corps d'armée, le lieutenant-colonel Remzi bey, président intérimaire de la cour martiale et « mamin », comme Djavid bey, dont il est le parent. Ce sera évidemment un corps modèle que ce VIe corps avec de tels officiers à sa tête. En Turquie, on ne trouve, pour remplir l'office de bourreau, que des « tchinguénés » ; on répugne à leur serrer la main. Comment notre brave peuple ne trouverait-il pas étrange que l'on comble d'honneurs, de dignités, que l'on impose au respect de l'armée et du pays ceux qui ont fait pendre tout récemment encore tant d'innocents ?" ("Politique et Armée", Mècheroutiette, n° 46, septembre 1913, p. 29)

"Quand je vis que l'on nous écartait, que l'on écartait le Prince Sabaheddine et bien d'autres chauds amis, dont je me garderai comme du feu de citer les noms, pour qu'on ne les fasse pas assassiner ou empoisonner, mais qui sont de vrais gens d'Union et de Progrès, je ne m'étonnai plus de grand chose, et tout ce qui arrive m'étonne encore moins depuis que le « Mècheroutiette » m'a appris que le premier sbire d'Ahmed-Riza, le trop célèbre Mahmoud Chevket Pacha [un Tchétchène] est un Tzigane, que Talaat bey [un Turc d'Edirne] en est un autre, que Djavid bey, le docteur Nazim [un Turc de Macédoine] et tant d'autres sont des « mamins », ou juifs renégats évadés des ghettos de Salonique !" (Dr Edmond Lardy (arménophile suisse), "Lettre ouverte à S. E. le Général Chérif Pacha à Paris", Mècheroutiette, n° 13, 1er décembre 1910, p. 8)

"Ce qui me décourage le plus, c'est de voir que les officiers de votre noble armée sont avachis au point de ne pas comprendre d'où vient le mal et de ne pas avoir balayé tous les Mamins du comité de l'Union et Progrès à Salonique, ces gens qui proposaient au début de la guerre le massacre des Italiens en Turquie [?] et qui sont toujours prêts aux pogroms et aux massacres de qui on voudra, parce qu'on pille dans ces moments-là et que cela fait aller les « bédides affaires ».

Abdul-Hamid était un génie malfaisant mais un génie incontestable, et je comprends parfaitement que cet être vraiment extraordinaire ait réussi à paralyser toutes les volontés, mais qu'une bande de renégats Juifs, Berbères et Ibères écorchant le Turc puissent continuer son œuvre et que les Osmanlis le supportent, cela passe mon entendement.

Il faut se taire, s'expatrier ou se faire assassiner, et ce sont vos jeunes officiers, des Osmanlis, qui devraient être l'espoir et l'orgueil du pays, qui, ô bonté ! se font les serviteurs de ces adorateurs du dieu de la « petite semaine »." (docteur Lardy, "Lettre ouverte au Général Chérif Pacha", Mècheroutiette, n° 25, décembre 1911, p. 24-25)

"La suite, historique aujourd'hui, de la décadence de l'Empire ne m'a que trop donné raison. On n'a mis à la tête des affaires que des Turcs qui étaient des arrivistes affamés et des deunmés (juifs renégats) qui ne demandaient qu'à manger les restes. Enfin non content d'étouffer toute égalité et toute justice, vous ne l'avez que trop montré et démontré, on ne tarda pas à étrangler la presse et à recourir à l'assassinat." (Dr Lardy, "Lettre ouverte au Général Chérif Pacha", supplément au Mècheroutiette, n° 55, avril 1914)

"Déclarations du grand vizir Férid Pacha

Le correspondant du Daily Mail à Paris a interviewé Damad Ferid Pacha [originaire du Monténégro, membre fondateur de l'Entente libérale, initiateur des procès contre les unionistes et signataire du traité de Sèvres], le Grand Vizir de Turquie, auquel il a demandé son opinion sur Mustapha Kemal, le leader des nationalistes turcs.

« Mustapha Kemal, a déclaré le Grand Vizir, est croit-on un Juif de Salonique qui a joué un rôle important dans l'organisation du Comité Union et Progrès.

« Ses principaux partisans ne sont pas davantage Turcs, mais des étrangers qui, pour un motif ou pour un autre, ont adopté la nationalité turque. L'un d'eux, un Polonais nommé Alfred Bilinski, est inconnu sous le nom de Rustem bey ; il fut pendant quelque temps ambassadeur de Turquie à Washington. Un autre, Ali Fouad, est le fils d'un Allemand et d'une Allemande [faux : il est seulement le petit-fils de Mehmet Ali Paşa, officier ottoman de souche allemande]. Tels sont les hommes qui prétendent parler au nom de l'Islam. » " ("Evacuation de l'Asie mineure ? Les attaques de Mustapha Kemal mettent en danger les troupes britanniques", Paris-Midi, 19 juin 1920, p. 1)

"Les dirigeants d'Angora sont une poignée de brigands, ... des hommes sans véritable intérêt pour ce pays, avec lesquels ils n'ont aucun lien de sang ou quoi que ce soit d'autre. M. Kemal est un révolutionnaire macédonien d'origine inconnue. Il ressemble plutôt à un Serbe. (!) ... Les vrais Turcs sont fidèles à la base, mais intimidés ou trompés par de fausses déclarations fantastiques comme l'histoire de ma propre captivité. Ces brigands sont les hommes qui demandent ma soumission." (Mehmet VI (sultan d'origine abkhaze et juive, s'appuie sur l'Entente libérale après l'armistice de Moudros), déclaration à Sir Horace Rumbold, 21 mars 1921, source : Gotthard Jäschke, "Die Nichtabdankung des Sultans Mehmed VI", Die Welt des Islams, volume 11, n° 1/4, 1968, p. 230)

"De ces décisions celles qui concernent la séparation du Sultanat et du Khalifat et l'abolition de ce dernier dépassent les droits que peut s'arroger le peuple turc formant six millions de musulmans et se trouvant actuellement sous l'impulsion et la conduite d'une minorité agissante composée en grande partie des individus d'origine et de conviction douteuses qui se servent sur lui de la violence et de la contrainte et qui abusent de son innocence et de sa crédulité. (...)

Je crois qu'il n'est pas sans intérêt de donner ces éclaircissements à Votre Excellence, le Premier Magistrat de la République Française qui compte parmi ses fidèles sujets un grand nombre de Musulmans.

L'Assemblée d'Angora vient d'autre part de décréter la confiscation des biens privés des membres de ma famille impériale et leur déportation à l'étranger. Ces décisions arbitraires les privent de leurs droits naturels les plus sacrés et, dans la situation difficile où ils se trouvent, toute aide et protection qui de la part de Votre Excellence ou de la part du Gouvernement de la République Française leur seront accordées dans la mesure du possible leur seront certainement d'un très grand appui.

Par cette occasion, je souhaite une bonne santé à Votre Excellence ainsi qu'à Sa famille." (Mehmet VI, lettre à Alexandre Millerand, 13 mars 1924, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, "Sur le pèlerinage et quelques proclamations de Mehmed VI en exil", Turcica, volume 14, 1982, p. 245-246)


Sympathies pour les régimes autoritaires (voire totalitaires) d'Europe :


"De Malte, Mahomet VI gagnait la Mecque [alors contrôlée par les Hachémites, adversaires du califat ottoman], où il en appelait au monde musulman. Puis on annonçait son départ pour la Suisse. Et, depuis, il ne fut plus question de lui.

Celui qui fut le dernier empereur de Turquie mérite cependant quelques pages dans le roman des rois en exil — si nombreux en l'an de grâce 1923. Je suis allé chez l'ex-sultan. Il n'est point en Suisse [une démocratie de tradition pacifique et sans possessions coloniales, contrairement à l'Italie de cette époque, qui s'était emparée de la Libye ottomane], comme on l'avait dit. Il était parti de la Mecque parce qu'il y faisait trop chaud (50 degrés à l'ombre, paraît-il). On lui fit observer que, par contraste, le climat helvétique lui paraîtrait trop froid. Et comme il débarquait à Gênes [en mai 1923, Mussolini était au pouvoir depuis l'automne 1922], il reçut la visite de son ancien grand vizir, Ferid pacha, qui s'est retiré au cap d'Ail. Ferid lui vanta si bien les charmes de la Riviera que, renonçant à la Suisse, Mahomet VI alla s'installer à San-Remo, rendue à son élégante tranquillité depuis le départ des bruyants diplomates de la trop fameuse conférence. Dans la banlieue Est de la jolie station ligure, parmi les palmiers, les poivriers, les oliviers et les eucalyptus, s'élève, dans un site délicieux, une grande et somptueuse villa, dont la façade est peinte, à la mode italienne, de fleurs et d'arabesques : c'est la villa Nobel, qui fut édifiée par le célèbre Suédois.

Là vit, depuis six mois, avec son fils et une suite de dix personnes — officiers et serviteurs — plus un cuisinier et deux femmes de chambre italiens (il avait été question que ses épouses rejoignissent le sultan, mais finalement, elles sont demeurées à Constantinople), celui qui fut l'auguste maître d'Yldiz-Kiosk et de Dolma-Balgtché. (...)

Le plus souvent, quand il veut jouir du délicieux paysage de la côte ligure, l'ex-sultan se contente de demeurer sur le balcon de la villa.

A sa porte il y a, jour et nuit, en faction, deux carabiniers royaux. Ils connaissent l'importance de leur mission ; ils savent combien les attentats contre les hauts personnages sont chose courante chez les Orientaux. Aussi me fallut-il parlementer  une bonne demi-heure avec ces cerbères à uniforme noire et à bicorne pour qu'ils consentissent à m'accompagner auprès d'un aide de camp ou d'un chambellan du sultan." (Paul Gordeaux, "Les rois en exil : Une heure chez Mahomet VI ex-calife et sultan de Turquie", L'Echo de Paris, 11 septembre 1923, p. 1)

 " « On peut dire que l'Empire ottoman est mort à San-Remo pour deux raisons », explique Riccardo Mandelli, auteur de L'ultimo sultano (Lindau), « à la fois parce que c'est dans la ville ligure qu'est décédé le sultan détrôné par Mustafa Kemal, le futur "grand père turc", Atatürk, et parce que la conférence internationale de San-Remo en 1920 avait sanctionné le démembrement de l'empire vaincu lors de la Première Guerre mondiale. »

Mahomet VI était arrivé à San-Remo trois ans plus tôt le 20 mai 1923 et s'était installé avec sa cour dans la villa auparavant habitée par Alfred Nobel. Mahomet VI cultive l'espoir de revenir en vainqueur dans son pays et oeuvre pour atteindre son objectif : il reçoit des émissaires d'une société secrète islamique, il rencontre le roi d'Italie [Victor-Emmanuel III] au Casino, félicite Mussolini pour avoir échappé à un attentat, il donne de l'argent qu'il avait apporté de Constantinople et tente des approches auprès du Vatican pour une alliance sans précédent entre les musulmans et les catholiques contre l'athéisme qui progresse à l'Est. Sa cour est peuplée d'espions, d'épouses infidèles, d'eunuques ivres, de Circassiens féroces qui ont le démon de la roulette, de parents téméraires." (Giuliano Galletta, "L'ultimo sultano a Sanremo", Il Secolo XIX, 28 février 2011)

"VICHY, 6 juin. — Les déclarations par lesquelles l'amiral Darlan [alors partisan d'une collaboration militaire avec le IIIe Reich, dans l'espoir de restaurer le statut de puissance de la France dans un monde dominé par l'Axe] a défini avec netteté la politique de la France ont provoqué un afflux de télégrammes approuvant l'action du vice-président du Conseil. Les assemblées communales et de nombreux groupements sociaux donnent, en cette occasion, maints témoignages de loyalisme au gouvernement.

Par ailleurs, un grand ami de la France, le général d'armée Chérif Pacha, a envoyé le télégramme suivant à l'amiral Darlan :

« L'énergique déclaration que vous venez de faire à Paris est digne de la nation et de l'armée française dans laquelle j'ai eu l'insigne honneur de recevoir, en 1887, les épaulettes d'officier ».


Et le général Chérif Pacha, avec l'expression de son admiration, envoie lui aussi au Maréchal et à l'Amiral, ses respectueuses et sincères félicitations." ("Après le discours de l'amiral Darlan : Les témoignages de loyalisme affluent à Vichy", L'Ouest-Eclair, 7 juin 1941, p. 2)


Voir également : Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

La révolution jeune-turque ou l'inextinguible lumière de l'espoir

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses


Les divergences du Comité Union et Progrès d'Ahmet Rıza avec la FRA-Dachnak (et le prince Sabahattin) au sein de l'opposition anti-hamidienne : la question de l'intervention étrangère et du terrorisme nihiliste

Le prétendu "massacre jeune-turc" d'Adana en avril 1909

Un thème récurrent de la propagande arménienne : le soi-disant complot judéo-maçonnique et dönme derrière la révolution jeune-turque

Une des "raisons" de l'antisémitisme arménien : la loyauté des Juifs ottomans à leur Etat, sous Abdülhamit II (Abdul-Hamid II) et les Jeunes-Turcs

Talat Paşa (Talat Pacha), une victime du racisme anti-tsigane 

Talat Paşa et les Juifs
  
Après tout, qui se souvient de l'amitié indéfectible entre Talat Paşa (Talat Pacha) et Ernst Jäckh ? 

Le nationalisme turc et le panturquisme sont-ils les motifs des massacres et des déportations d'Arméniens (1915) ?

L'antisémitisme sanglant des nationalistes grecs
  
L'antisémitisme arménien : quelques pistes à explorer

La cause arménienne (Hay Tahd), ou le combat racial des "Aryens" contre les "Touraniens"
 
L'influence du darwinisme social sur le nationalisme arménien

Les "procès d'Istanbul" (1919-1920) : un point de vue hintchakiste

Le bektachi Mehdi Frashëri : de l'administration jeune-turque au Haut Conseil de régence




Bojka Sokolova, "Les institutions scolaires et culturelles nationales en Albanie et la formation de l'intelligentsia albanaise à l'époque de la Renaissance", Etudes balkaniques, 22e année, n° 3, 1986 :

"Les clubs [albanais] à Istanbul et à Thessalonique avaient tenté de ternir l'importance du club de Bitolja et de prendre sa place au sein du mouvement politique et littéraire des Albanais. Les leaders de ces deux clubs espéraient ainsi renforcer et imposer la présence et l'influence du comité „Union et progrès“. Mais le club de Bitolja n'avait rien perdu de son importance, bien au contraire : aux congrès de Bitolja (1908) et d'Elbasan (1909) il fut désigné pour diriger le mouvement en question pour une durée de deux ans.

Le club à Thessalonique avait été dirigé et animé par Midhat Frashëri [qui rejoindra l'Entente libérale en 1911], descendant éminent d'une famille d'intellectuels, fils du leader de la Ligue de Prizren Abdyl Frashëri. Tout comme Mehdi Frashëri et Abdyl Jupi Kolonja, il était partisan de la politique des Jeunes-Turcs et ne s'opposait guère aux agissements du comité „Union et progrès“ dont l'objectif était de tenir sous sa coupe les clubs patriotiques albanais et d'enrôler ces derniers dans l'accomplissement de ses projets politiques." (p. 56-57)

Serge Métais, Histoire des Albanais. Des Illyriens à l'indépendance du Kosovo, Paris, Fayard, 2006 :

"D'un autre côté, le mouvement national albanais sortait renforcé de l'effondrement italien [en 1943]. Les prisonniers politiques qui avaient été arrêtés durant l'occupation italienne furent libérés. Il y avait parmi eux de grandes figures de l'indépendance albanaise et de la classe politique de l'entre-deux-guerres, comme Mehdi bej Frashëri (1874-1963) et Rexhep Mitrovica (1888-1960). Le premier était un cousin du président du Balli kombëtar [mouvement de la résistance anti-italienne], Midhat Frashëri. Il avait été bey de Jérusalem et gouverneur général de la Palestine à l'époque ottomane, en 1911. Il avait occupé différents postes ministériels entre les deux guerres, y compris celui de Premier ministre du roi Zog (octobre 1935-novembre 1936). (...) Ils étaient encore internés dans le camp de Porto-Romano, près de Durrës, à la date de la capitulation italienne. Avec d'autres prisonniers des Italiens, comme Bedri Pejani, ils devinrent rapidement des dirigeants parmi les plus influents de l'Albanie occupée par l'Allemagne. Aucun d'eux n'avait de sympathie pour l'Allemagne nazie. Leur refus de la domination italienne était aussi un refus du fascisme. Leur culture était humaniste et les circonstances de la guerre, en septembre 1943, les poussèrent à une coopération de tous les dangers avec l'occupant allemand." (p. 305-306)

"L'Assemblée nationale albanaise, de 150 députés, fut élue début octobre 1943. La représentativité des élus variait selon les régions : probablement assez faible dans les régions tosques du Sud où la guérilla communiste était active ; plus grande dans les régions guègues du Nord, en Macédoine et au Kosovo. Elle se réunit à Tirana le 16 octobre 1943. Elle vota la séparation de l'Albanie de la couronne italienne. Mais elle considéra que l'Albanie restait une monarchie et que, jusqu'à la fin de la guerre, une régence collective (le « Haut Conseil de régence ») de quatre membres asumerait la fonction monarchique. Les quatre « régents » représentaient les quatre religions du pays : musulmans sunnites, bektashis, chrétiens orthodoxes et catholiques. Le bektashi Mehdi Frashëri fut désigné président du Haut Conseil de régence. Rexhep Mitrovica devint Premier ministre le 4 novembre 1943." (p. 307)

"Quoi qu'il en fût des compromis, voire des compromissions de certains Albanais, il demeure que le gouvernement « collaborationniste » de Rexhep Mitrovica [qui se réfugiera en Turquie après la guerre] fut certainement l'un des moins dociles de ceux des pays occupés par l'Allemagne nazie. La meilleure preuve en est son attitude sur la question juive. Alors que la Serbie et les autres Etats de la région devinrent rapidement « Judenfrei », l'Albanie est le seul pays d'Europe où il y avait, à la fin de la guerre, plus de Juifs qu'au début ! Déjà, à la veille de la guerre, en 1938, alors que les Juifs d'Allemagne ou d'Autriche commençaient à se réfugier en Albanie, l'ambassadeur américain, Bernstein, écrivait : « Il n'y a pas en Albanie trace de discrimination contre les Juifs, parce que c'est un des rares pays d'Europe où il n'y a ni préjugé ni haine religieux ». On sait qu'au printemps 1944 les nazis demandèrent officiellement au Haut Conseil de régence la liste des Juifs vivant en Albanie ; les autorités albanaises, y compris le ministre de l'Intérieur Xhafer Deva, pourtant présenté dans l'historiographie communiste comme un « extrémiste » (voire aussi un « agent britannique »), résistèrent jusqu'au bout aux pressions. Céder eût été contrevenir au code moral des Albanais." (p. 310-311)

Voir également : Le nationalisme albanais de la Renaissance nationale (Rilindja) et la civilisation ottomane

La révolution jeune-turque et les minorités ethno-religieuses
  
Les Jeunes-Turcs et les confréries soufies
   
 
Les Jeunes-Turcs et l'alévisme-bektachisme

Après tout, qui se souvient de l'amitié indéfectible entre Talat Paşa (Talat Pacha) et Ernst Jäckh ? 

Seconde Guerre mondiale : le sauvetage des Juifs d'Europe par la Turquie kémaliste

Seconde Guerre mondiale : les lourdes responsabilités de l'administration grecque dans la déportation des Juifs de Salonique et la spoliation de leurs biens

L'accueil des réfugiés musulmans en Turquie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

samedi 25 avril 2020

Talat Paşa (Talat Pacha), une victime du racisme anti-tsigane




Fuat Dündar, Crime of Numbers : The Role of Statistics in the Armenian Question (1878-1918), New Brunswick, Transaction Publishers, 2010, p. 7, note 7 :

"Comme il l'a déclaré dans ses mémoires, Mehmet Talat est né "Turc, fils de Turcs", à Edirne. Il avait trois ans en 1877 lorsque sa famille a fui l'occupation russe en immigrant à Istanbul."


Fuat Dündar, entretien avec François Georgeon, L'Histoire, n° 341, avril 2009, p. 8 :

"Le Comité Union et Progrès, CUP (c'est le nom officiel du mouvement animé par les Jeunes-Turcs), était en fait arrivé au pouvoir une première fois en juillet 1908 mais l'a perdu à l'été 1912. Il revient au pouvoir par un coup d'Etat en janvier 1913, donc. Il est composé majoritairement de Turcs de Macédoine et des Balkans, c'est-à-dire des gens qui ont été touchés, personnellement et dans leur famille, par la perte des territoires balkaniques à l'issue de la première guerre de 1912.

Le coup d'Etat qui porte les Jeunes-Turcs au pouvoir en 1913 a été en quelque sorte un coup d'Etat des réfugiés des Balkans."


Christopher Gunn, "Getting Away with Murder : Soghomon Tehlirian, ASALA, and the Justice Commandos, 1921-1984", in M. Hakan Yavuz et Feroz Ahmad (dir.), War and Collapse : World War I and the Ottoman State, Salt Lake City, The University of Utah Press, 2016, p. 900-901 :


"Etant l'un des dirigeants d'un membre de l'alliance des puissances centrales pendant la guerre, Talat a reçu sa juste part de publicité négative en Occident. Sa diabolisation, ainsi que la déshumanisation plus générale du "Turc", ont commencé dès janvier 1915, bien avant que des informations faisant état d'atrocités contre les Arméniens ne deviennent courantes dans la presse, et se sont poursuivies au cours des cinq années suivantes. (...)

Au cours des années suivantes, les articles ont tenté d'établir la culpabilité et la complicité de Talat dans les massacres arméniens en publiant diverses déclarations qu'il aurait faites (vérifiées par une "excellente autorité") en s'efforçant de montrer qu'il était pire que Abdülhamid II, et grâce à l'utilisation des souvenirs de l'ambassadeur américain Henry Morgenthau. Curieusement, ces articles oscillaient entre les généralisations racistes sur le "Turc" sous-humain et les tentatives de dissocier les actions de Talat et du Comité Union et Progrès des citoyens turcs de l'empire, parfois même dans le même article. L'une des méthodes employées les plus intéressantes était l'assertion que Talat n'était en fait pas de "vrai sang turc" mais "d'ascendance 'gitane' mélangée" ?"


Dr Edmond Lardy (arménophile suisse), "Lettre ouverte à S. E. le Général Chérif Pacha à Paris", Mècheroutiette (organe du Parti radical ottoman, opposé au Comité Union et Progrès), n° 13, 1er décembre 1910, p. 8 :

"Quand je vis que l'on nous écartait, que l'on écartait le Prince Sabaheddine et bien d'autres chauds amis, dont je me garderai comme du feu de citer les noms, pour qu'on ne les fasse pas assassiner ou empoisonner, mais qui sont de vrais gens d'Union et de Progrès, je ne m'étonnai plus de grand chose, et tout ce qui arrive m'étonne encore moins depuis que le « Mècheroutiette » m'a appris que le premier sbire d'Ahmed-Riza, le trop célèbre Mahmoud Chevket Pacha est un Tzigane [c'est faux : Mahmut Şevket Paşa était d'ascendance tchétchène et est né à Bagdad], que Talaat bey en est un autre, que Djavid bey, le docteur Nazim [encore faux : le docteur Nâzım est né dans une famille turque de Macédoine] et tant d'autres sont des « mamins », ou juifs renégats évadés des ghettos de Salonique !"


"Revue parlementaire", Mècheroutiette, n° 19, juin 1911, p. 46 et 55 :

"Le fameux Talaat bey, entre autres, se distingue dans la défense du président [de la Chambre] et de ses 150 livres par mois. Il dit : « Au point de vue social, la situation du président est très élevée. Quant à Moustapha effendi [Mustafa Sabri Efendi, ouléma "libéral"], étant donné le milieu dans lequel il a vécu jusqu'à présent, il est excusable de ne pouvoir concevoir les charges de cette situation. (Dans quel milieu a donc vécu Talaat bey ? N'est-il pas né, et n'a-t-il pas été élevé sous une tente de tzigane ?) Je ne dis pas cela pour vous offenser, ajoute-t-il en s'adressant à Moustapha effendi qui faisait la grimace, mais parce que c'est la vérité ». Et il énumère toutes les occasions de dépenses qui s'offrent à un président. (...)

Les députés arabes, amis de Nafi pacha sont très excités. Ils crient et gesticulent. Un conflit semble imminent entre Riza Soulh bey, (Beyrouth) et Talaat bey. L'uléma Ahmed Mahir, s'élance entre les deux. On a peine à retenir le tzigane, Talaat bey, chez qui quelques mois passés dans un ministère, n'ont nullement éteint l'atavisme, et qui porte la main à la poche de derrière de son pantalon pour y prendre son revolver."


Dr Nevzad (Refik Nevzat, socialiste ayant co-fondé le Parti radical ottoman avec Şerif Paşa), "Un Assassin, ministre de la Guerre", Mècheroutiette (devenu l'organe de l'Entente libérale avec laquelle a fusionné le Parti radical ottoman, l'Entente libérale jouait sur sa réputation, surfaite comme on le voit, d'être plus ouverte aux minorités ethniques et religieuses que le Comité Union et Progrès), n° 51, février 1914, p. 73 :

"Qu'il soit dit en passant, que le co-assassin de Nazim pacha, complice sanguinaire d'Enver bey, est aujourd'hui Ministre de l'Intérieur. Il se nomme Talaat bey (d'origine tzigane)."


Denis Donikian (militant arménien), "219 – Talaat selon le Capitaine H. Seignobosc", Denisdonikian.blog.lemonde.fr, 7 mars 2007 :


"1 – « Grand, gros, le teint basané, les moustaches et les cheveux très noirs, tel était Talaat en 1914 », écrit le Capitaine H. Seignobosc dans son livre « Turcs et Turquie » (Paris, Payot, 1920) à propos d'un des trois Jeunes-Turcs, avec Enver et Djemal, dont il dresse les portraits dans l'un de ses chapitres. Selon lui, et en dépit d'origines obscures, Talaat serait en fait un Pomak, c'est-à-dire un bohémien de race bulgare dont les ancêtres se seraient convertis à la religion de Mahomet [il y a ici une confusion entre les Pomaks, ethnie slave islamisée, et les Tsiganes]. Ayant commencé comme simple facteur des postes, Talaat remplissait la fonction de copiste aux appointements de cent vingt francs par mois, au moment de la révolution, à Constantinople."


Victor Bérard (helléniste et philhellène), La mort de Stamboul. Considérations sur le gouvernement des Jeunes-Turcs, Paris, Armand Colin, 1913, p. 284 :

"Les premiers initiés [à Salonique] furent des civils, de petits fonctionnaires surtout, que le régime hamidien et la réforme européenne réduisaient à la famine et, parmi eux, beaucoup de ces musulmans macédoniens qui se disent Turcs et parlent le turc dans leurs familles, mais dont les proches ancêtres étaient juifs ou tsiganes : deux des futurs ministres de la Jeune Turquie étaient, l'un, Djavid-bey, un petit-fils de dunmé (juif converti) et l'autre, Talaat-bey, un tchinguéné (tsigane)."


"Plus de Turquie ! Il faut liquider la question d'Orient", Le Matin (journal français qui recevait alors un financement de l'ambassade russe), 30 décembre 1914 :


"Dans cette politique, aucune conception nationale. N'en soyons pas surpris, le jour où il plaira aux alliés d'internationaliser Constantinople et les détroits, ils ne sauraient installer à Byzance un gouvernement d'esprit plus cosmopolite que celui dans lequel campent Talaat le Tsigane, Djemal le Kurde, Enver le Rouméliote."


Nikēphoros Moschopoulos, La question de Thrace ou le mensonge bulgare, Athènes, Typos, 1922, p. 168 :

"Certains diplomates Bulgares soutenaient que le fameux Talaat pacha, chef des Jeunes Turcs et grand vézir de Turquie, était Pomak, donc un Bulgare. Mais l'enquête confidentielle faite par un membre éminent de l'ambassade Britanique à Constantinople (dont nous ne saurions donner le nom), Talaat était d'origine tzigane."


Mikaël Varandian (idéologue de la FRA-Dachnak), L'Arménie et la question arménienne, Laval, G. Kavanagh & Cie, 1917, p. 30 :


"Et c'est un grand problème sociologique que cette éternelle immobilité de la race kurde, qui ne manque cependant pas de qualités positives, cette humeur éternellement inquiète, pareille à celle des Tziganes que la civilisation européenne ne parvient pas à domestiquer.

C'est aussi un grand problème politique qui se posera demain devant l'Europe poursuivant la réalisation de ses vastes projets, dans ces régions lointaines d'Anatolie et de Mésopotamie, où des masses de Kurdes sont fixés avec leurs habitudes invétérées de vie nomade, de razzias et de brigandage."


Voir également : Les Tsiganes dans l'Empire ottoman
 

mercredi 22 avril 2020

L'action du général Kâzım Karabekir en faveur de l'enfance en détresse




Maurice Pernot, "La nouvelle Turquie, II : L'esprit et les tendances du nouveau régime", Revue des Deux Mondes, 1er février 1924, p. 650-651 :

"La Commission d'intellectuels qui siégeait à Angora réunissait à des fonctionnaires de l'Instruction publique, inspecteurs généraux, directeurs ou professeurs, des savants, des hommes de lettres, et un représentant de la Défense nationale, autrement dit du ministère de la Guerre. En outre, la Commission voulut entendre, sur le problème de l'éducation nationale, le général Kiazim Karabékir. C'est que cet homme de guerre, dont les Russes et les Anglais ont reconnu l'extraordinaire valeur, s'est révélé aussi administrateur de premier ordre et remarquable éducateur. Lorsqu'à la fin de 1917 [en mars 1918 en fait], il eut reconquis sur les Russo-Arméniens la place et le vilayet d'Erzeroum, Kiazim Karabékir trouva ce pays ravagé par les destructions et les massacres. Des milliers d'enfants abandonnés, à peine vêtus, mourants de faim, erraient par les rues de la ville et dans la campagne. Le général eut l'idée de les recueillir, d'abord pour les sauver d'une mort certaine, puis pour les préparer, comme une suprême ressource, au cas où la patrie turque n'aurait plus eu d'autres défenseurs. Il en réunit 4 000, qu'il distribua dans toutes les formations de son corps d'armée. Chaque orphelin tenait la place d'un homme manquant ou d'un permissionnaire. Il n'en coûta pas un sou au gouvernement de Constantinople.

« A chaque garçon, m'expliqua le général, j'ai fait apprendre un métier. Tous, à partir de dix ans, reçoivent l'instruction militaire. Les plus intelligents sont préparés pour devenir officiers ; les autres font leur apprentissage de cordonnier, de tailleur, de menuisier, de forgeron, etc... Au début, ils ne travaillaient que dans leurs compagnies et pour les besoins de l'armée. Puis, comme les paysans manquaient de tout, j'ai autorisé les ateliers d'enfants à prendre des commandes au dehors : ils rendent ainsi de grands services. Mais mon idée est de faire de mes enfants-ouvriers des sous-officiers permanents. Car, aujourd'hui, pour faire la guerre, il faut des gens de tous les métiers...

« Pour des raisons d'ordre administratif, j'ai été obligé de répartir mon armée d'enfants en deux groupes, dont l'un est installé à Brousse, l'autre à Sarikamiche, non loin de Kars : c'est-à-dire aux deux extrémités du pays. Vous n'imaginez pas la lutte qui s'est engagée entre les deux divisions pour la garde du drapeau. J'ai dû intervenir en personne, décider que le drapeau serait coupé en deux, que chaque division en conserverait une moitié, et que lors des rassemblements les deux moitiés seraient recousues ensemble. Mes enfants ont très bien compris la valeur de ce symbole.

En rapportant ces propos, je crois entendre encore la voix chaude et franche, je revois la belle et honnête figure de ce général de quarante ans, qui me montrait épars sur sa table de travail des albums de photographies représentant « ses » orphelins, et des ouvrages variés, presque tous français, — traitant de pédagogie, d'éducation physique, de préparation militaire. Kiazim Karabékir m'a paru n'avoir qu'une préoccupation, qu'une volonté : doter son pays d'une jeunesse saine, robuste, intelligente et active, capable non seulement de défendre la Turquie, mais aussi de la reconstruire et de l'organiser."

Voir également : Première Guerre mondiale : le problème des orphelins musulmans dans l'Empire ottoman 

Ce que cache le pathos sur les "Arméniens cachés" (expression ridicule puisqu'il s'agit de descendants partiels d'orphelins arméniens)

Le général Vehip Paşa (Vehib Pacha) et les Arméniens

Les combattants arméniens à Erzurum (1918) : lâcheté et massacres de civils
  
Les volontaires arméniens de l'armée russe : des criminels de guerre
 
Le massacre massif des Kurdes par les Arméniens de l'armée russe durant la Première Guerre mondiale
 
Le massacre des Kurdes par les Arméniens et Assyriens
  
 
Les massacres arméno-russes de musulmans en Anatolie

La tragédie des musulmans d'Anatolie

L'intégration et l'émancipation des femmes sous les Jeunes-Turcs
  
La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens