samedi 14 mars 2020

Talat Paşa (Talat Pacha), d'après diverses personnes




Sam Lévy (journaliste juif de Salonique, sympathisant de l'Entente libérale, parti d'opposition au Comité Union et Progrès), lettre au Journal de Genève, reproduite dans L'Univers israélite, n° 8, 29 octobre 1915, p. 202 :

"La révolution turque n'est nullement l'oeuvre des deunmés, malgré la présence d'un des leurs, Djavid bey, au sein du comité Union et Progrès. Talaat bey est un bon musulman et un brave et honnête garçon."


*** (Léon Ostroróg, juriste français d'origine polonaise, conseiller légiste du gouvernement ottoman jusqu'en 1914), "Hommes et choses de Turquie : Talaat Bey : Un patriote sincère. — Une grande intelligence. Les surprises qu'il nous réserve.", Paris-Midi, 30 novembre 1915 :

"Je sens que j'aborde ici un sujet terriblement délicat : parler de Talaat bey, n'est point chose facile. On s'est formé de lui, comme de tous les Jeunes-Turcs en place, une opinion définitive qu'il est bien difficile de modifier. Et puis, il ne s'agit point cette fois d'un fantoche ridicule, d'un fou dangereux comme Enver, il s'agit de juger un homme : et cet homme est notre ennemi.

Je n'entends point, tant s'en faut, réhabiliter Talaat ; je voudrais, plutôt, essayer de l'expliquer, en le suivant du jour où il apparut sur la scène politique jusqu'à l'époque actuelle ; je voudrais le mettre à sa véritable place comme chef incontesté de la Turquie, bien au-dessus des Enver, des Halil et autres comparses qui ne sont entre ses mains que des instruments dociles.

Il faut, pour cela, le prendre à ses débuts, quand il était, à Salonique, modeste employé des postes, conscient à la fois de sa valeur personnelle et de son ignorance des choses extérieures. C'est, en effet, de tous les hommes qui sont, en ce moment, à la tête de l'Etat turc, le seul qui, dès l'origine, s'est senti vraiment quelqu'un, tout en ne se faisant aucune illusion sur les moyens restreints que son éducation première avait mis à sa disposition.

Il y a huit ans, Talaat bey qui, à l'heure actuelle, parle assez correctement notre langue, ne connaissait que le turc ; encore n'en savait-il que tout juste assez pour remplir, sans éclat, l'emploi qu'il avait pu obtenir.

Et pourtant, dès l'instant où il entra, lui civil, dans le comité militaire de l'Union et Progrès, il réussit à prendre, sur tous ses compagnons, un ascendant véritablement surprenant. Il n'était point, il n'est point orateur ; quand il parle, il ne cherche pas à entourer ses idées de ces formules alambiquées dont la phraséologie turque est si friande : il parle net et clair ; c'est un des secrets de sa force.

Mais la source principale de sa puissance, c'est un patriotisme ardent que nul, parmi ses ennemis impartiaux, ne songe à lui contester. Talaat bey aime par-dessus tout son pays, il a toujours rêvé de lui rendre le rang qu'il occupait autrefois, il veut une Turquie forte, puissante, indépendante.

Qu'il n'ait pas réussi, qu'il se soit trompé sur le choix des moyens, qu'il ait même conduit sa patrie à la ruine définitive, en lui faisant lier son sort à celui des empires du centre, d'accord, mais qu'il soit traître à son pays, que, consciemment, il l'ait vendu à nos ennemis, jamais.

(...) Talaat est resté pauvre ; il est plus pauvre même qu'au jour où il apparut pour la première fois au Parlement ottoman, comme député d'Andrinople, sa ville natale. A l'heure actuelle, en effet, Talaat bey, prodigue, généreux, charitable, est l'homme le plus endetté de Turquie : il doit au moins 15.000 livres (350.000 francs) et je sais, détail typique, à quel ami turc il fut contraint de s'adresser la veille de son mariage, lui, le ministre de l'Intérieur, disposant sans contrôle de fonds secrets considérables, pour emprunter les 200 livres qui lui étaient nécessaires pour payer les frais de la cérémonie du lendemain.

Et c'est le patriotisme réel de cet homme, joint à son mépris absolu, j'allais dire son ignorance de l'argent, qui fit que jamais ses ennemis, et il en compte d'acharnés, ne mirent en doute sa sincérité.

C'est ce qui explique aussi pourquoi, dès le premier jour, Talaat bey, qui avait réussi à amener à l'Union et Progrès de précieuses adhésions, notamment celle de Hussein Hilmi pacha, alors inspecteur général des vilayets de Macédoine, se trouva placé au premier rang. Il ne se fit point remarquer à la tribune de la Chambre, mais il sut s'imposer par la clarté de ses conceptions : aussi ne s'étonna-t-on point, quand il décrocha son premier portefeuille.

Ignorant tout des affaires qu'il avait à diriger, il se mit très courageusement à la tâche, travaillant de jour et de nuit à combler les lacunes d'une instruction notoirement insuffisante. A l'heure où beaucoup de ses compagnons ne cherchaient qu'à profiter des situations conquises, il se mit à étudier, à étudier le français spécialement, pour pouvoir s'entretenir directement avec ceux qu'à Constantinople il était appelé à rencontrer chaque jour. (...)

La chute du cabinet unioniste, en juillet 1912, l'arrivée au pouvoir du vieux Kiamil pacha, la guerre balkanique et les désastres subis par l'armée turque devaient servir de leçon à Talaat : ses conceptions politiques en sortirent transformées ; il apparut mûri, vieilli en quelque sorte, au point de vue politique, si bien que l'un des diplomates les plus en vue à Constantinople me dit à l'époque : « Je n'ai jamais constaté évolution pareille : cet homme, parti de rien, est en train de devenir un véritable homme d'Etat. » "


Otto Liman von Sanders (général allemand, commandant des forces ottomanes à Gallipoli), Five Years in Turkey, Annapolis, US Naval Institute, 1927, p. 4 :


"De tous les autres ministres, Talaat, alors ministre de l'Intérieur, venait au premier rang. Personne ne pouvait échapper au charme de sa personnalité sympathique et attrayante."


Chékib Arslan (émir druze, panislamiste, nationaliste arabe et anti-kémaliste), préface à L'évolution politique de la Syrie sous mandat (Edmond Rabbath), Paris, Marcel Rivière, 1928, p. XIII :

"Sans nous en vanter, nous pourrions dire aujourd'hui que, grâce à l'amitié qui nous liait à Talaat pacha, grand-vizir, nous pûmes faire obtenir de lui, à l'ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, M. Alkusse [Elkus], l'autorisation de faire parvenir à Beyrouth les deux bateaux chargés de vivres, envoyés d'Amérique, à destination des sinistrés du Liban. Nous pûmes même persuader au gouvernement ottoman de confier la distribution de ces vivres au Consulat des Etats-Unis, à Beyrouth, sans ingérence des autorités turques locales.

Grâce aussi à notre intervention, Enver pacha, alors ministre de la guerre, pria le Nonce apostolique à Constantinople de demander au Saint-Père d'intervenir auprès des Puissances de l'Entente, afin de permettre aux secours venus d'Amérique ou d'autre part, d'être déchargés, à Beyrouth. Enver pacha ajouta, que si le Saint-Siège pouvait procéder au ravitaillement des chrétiens du Liban et de la côte, le gouvernement turc lui serait reconnaissant, et même, se disposerait à rembourser le coût des vivres envoyés. L'on voit donc que nous avions fait tout ce qui était humainement possible de faire, pour alléger les souffrances de nos compatriotes. Nous devons dire que la Turquie ne s'y est jamais opposée."


Voir également : Talat Paşa (Talat Pacha) et les Arméniens

Les assassinats de Talat Paşa (Talat Pacha) et de Simon Petlioura : la question de leur responsabilité personnelle dans les massacres dont ils ont été accusés
  
Talat Paşa et les Juifs

Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

Les Jeunes-Turcs et les confréries soufies
 
 
Les Jeunes-Turcs et l'alévisme-bektachisme

dimanche 8 mars 2020

L'intégration et l'émancipation des femmes sous les Jeunes-Turcs




Henry Nivet, La Croisade balkanique. La Jeune Turquie devant l'opinion française et devant le socialisme international, Paris, 1913 :

"Ces Européens s'imaginent que la femme turque est « murée » dans son harem et ils déplorent qu'elle ne sorte que garantie par un voile contre les regards indiscrets. Comme les étrangers sont tenus à distance et qu'ainsi ils ne peuvent rien savoir, ils concluent sans hésiter que le rôle de la femme turque soit dans la famille, soit dans la société est resté secondaire et leurs lecteurs français les croient puisqu'ils n'ont aucun moyen de contrôle. La vérité est tout autre. Pour en douter il faut ignorer les changements profonds qui se sont produits dans les coutumes du pays depuis 1908. Dans deux circonstances mémorables les femmes jeunes-turques ont montré qu'elles n'étaient nullement les esclaves soumises que les Chrétiens dépeignent — sans rien savoir : elles se sont affirmées lors de la Révolution de 1905 [1908] et actuellement ce sont elles qui en Turquie donnent le plus bel exemple de solidarité nationale. Leur appel éloquent aux soldats et leur lettre si digne adressée aux souveraines de tous les Etats civilisés méritent l'admiration et le respect." (p. 124-125)

"Mais a-t-on réellement renseigné le public français sur la société Jeune Turque et sur le régime social de transition qu'elle a imposé à la Turquie. Tout observateur impartial pourrait facilement constater que ce régime évolue rapidement vers des coutumes où le respect de la femme restera effectif pendant que persistera également la pureté des mœurs et que les époux auront chacun le même degré de liberté." (p. 63-64)


"Glanes", L'Egyptienne (revue fondée par Hoda Charaoui et dirigée par Céza Nabaraoui), 7e année, n° 76, janvier 1932 :


"LE MOUVEMENT FEMININ EN TURQUIE.

Du très sérieux bulletin mensuel français « Action sociale de la femme », nous détachons l'article ainsi intitulé. Il permettra à nos amis et lecteurs de se faire, une idée synthétique du mouveront féminin en Turquie : (...)

« Cependant, avant l'apparition du ghâzî sur la scène, le Triumvirat jeune-turc : Enver-pacha, Jamal-pacha et Talaat-pacha, s'était employé de son mieux à aider le mouvement féminin. L'écrasant succès des Grecs, qui s'approchaient de la frontière turque, le réveilla brusquement. Il demanda aux femmes de venir l'aider. En organisant les hôpitaux du Croissant-Rouge, en soignant les malades et les blessés sur le champ de bataille, les femmes turques ont montré ce qu'elles pouvaient faire, et le Triumvirat leur donna toutes sortes d'encouragements.

« Il fit des lois pour protéger les femmes et prit une part active aux réunions féministes. Les femmes commencèrent à paraître dans les rues avec leurs voiles rejetés en arrière. Talaat-pacha leur donna la permission de se promener dans le parc en même temps que les hommes, malgré une forte opposition de l'uléma. Jamal-Pacha punit de la prison et de l'exil tout homme insultant une femme ; enfin, l'Université fut ouverte aux femmes, mais peu en profitèrent au début. Hamdoullah, le fondateur du « Turc Oujak » : le Foyer turc, employa son grand talent oratoire à éveiller l'enthousiasme des femmes pour l'amélioration de leur situation. « Ne voyez-vous pas combien vous êtes méprisables ? L'Europe se moque de vous. Nous voulons vous aider, ne le voulez-vous pas ? » Et encore : « Le voile est destiné à sauvegarder votre vertu, dit l'uléma. C'est comme s'il nous ordonnait d'arracher notre langue pour nous empêcher de mentir ». Halide Hanoum entra de tout son coeur dans les vues du gouvernement ; elle et Hakie Hanoum estimaient que la participation à cette époque de réforme était comme un appel au service militaire. Plus tard, Halide organisa l'éducation en Syrie et prit une part considérable à la Révolution, sous Kemal-pacha." (p. 35-37)


Odile Moreau, L'Empire ottoman au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2020 :

"Entre 1914 et 1918, d'audacieux projets furent réalisés, celui de la sécularisation progressive du système judiciaire, de la suprématie du ministère de l'Instruction publique sur tous les établissements, y compris ceux pour former les hommes de religion. En 1917, la promulgation d'un nouveau code de la famille permit la reconnaissance du droit d'initiative des femmes pour introduire une demande de divorce. De plus des écoles professionnelles destinées aux femmes furent ouvertes.

Dans le domaine de l'éducation, on assista à une sécularisation des matières enseignées dans les écoles publiques et les cours de religion furent réduits. (...) Des écoles destinées aux filles furent créées, des écoles secondaires [Inas Idadisi], puis, en 1915, une université ouverte aux filles [Inas Darül Fünunu]." (p. 228)

"A l'instar des pays européens, les conditions de guerre conduisirent le gouvernement ottoman à encourager le travail des femmes tant en ville qu'à la campagne. Les femmes contribuèrent à assumer une part de l'effort de guerre, soit comme agricultrices, parfois mobilisées dans les régiments de travail, ou comme ouvrières dans les usines, particulièrement à Istanbul, comme infirmières, etc. Toutefois, en raison de la faible industrialisation ottomane, elle [la guerre totale] ne gagna pas les mêmes proportions qu'en Europe. En 1914, certains cours à l'université furent ouverts aux femmes. Puis en 1917, le tout premier code du droit de la famille fut promulgué et il était, en réalité, l'aboutissement des Tanzîmât. Il stipulait que, pour être valide, le mariage devait être contracté devant un magistrat civil et il portait l'âge légal du mariage pour les femmes à seize ans. Ainsi, les femmes se faisaient plus présentes dans l'espace public. En outre, l'implication des femmes dans l'effort de guerre conduisit à une réévaluation de leur rôle après la guerre et plus particulièrement lors de la fondation de la république de Turquie. A cet égard, le droit de vote des femmes en Turquie fut acquis dès 1934." (p. 258) 


Odile Moreau, La Turquie dans la Grande Guerre. De l'Empire ottoman à la République de Turquie, Saint-Cloud, Soteca/14-18, 2016 :

"Cette situation alimentaire extrêmement préoccupante crée une interdépendance entre les différentes provinces, car plus aucune province ottomane n'est autosuffisante pendant la guerre. Vu l'ampleur du problème, l'Etat a recours à des bataillons ouvriers civils mobilisés notamment dans l'agriculture. Dans la perspective de la guerre totale, l'Etat cherche à contrôler tous les secteurs, y compris l'agriculture. Ces bataillons ouvriers civils se différencient des bataillons ouvriers militaires qui font partie du service militaire obligatoire imposé aux hommes. Néanmoins, ils s'inspirent de l'état d'esprit des bataillons ouvriers militaires et sont l'une des facettes de la militarisation de la société. La conscription agricole concerne les provinces d'Anatolie pour développer l'agriculture. Par exemple, la province de Sivas doit recevoir trois mille soldats des bataillons ouvriers pour l'agriculture.

Dans ces unités mobiles civiles, outre les hommes, des femmes peuvent aussi être mobilisées. En effet, comme la plupart des hommes sont sujets de la conscription, les femmes constituent la masse des unités civiles de travail. Elles fonctionnent comme des unités mobiles pouvant être transférées à proximité des fermes en cas de demande urgente. En Syrie, des bataillons ouvriers composés de femmes, organisés sous la houlette de Djemal Pacha, sont envoyés travailler en Cilicie, dans la Çukurova, pour effectuer la récolte du coton, notamment après les migrations forcées des Arméniens en 1915. En 1917, une brigade d'ouvrières est créée à Istanbul par la Société pour l'emploi des femmes musulmanes, elle-même fondée sous le patronage d'Enver Pacha et de son épouse Nadjiye Sultane en 1916. L'objectif est de procurer du travail aux femmes musulmanes qui sont dans le besoin. En pratique, les brigades d'ouvrières musulmanes n'exercent pas longtemps et permettent l'emploi d'une centaine de femmes musulmanes pauvres. Toutefois, on n'assiste pas à la mise en place d'une dynamique urbaine de mise au travail des femmes. A l'opposé des campagnes qui manquent cruellement de bras, la demande de main-d'œuvre dans l'industrie n'est pas aussi importante dans les villes." (p. 204-205)

"L'immense majorité des membres de Teşkilat-ı Mahsusa [services spéciaux] est des hommes, bien que marginalement, quelques femmes y ont aussi apporté leur concours." (p. 134)


Dorothée Guillemarre-Acet, Impérialisme et nationalisme. L'Allemagne, l'Empire ottoman et la Turquie (1908-1933), Würzburg, Ergon Verlag, 2009 :


"Pour notre sujet, il est intéressant de noter que les autorités turques soutiennent particulièrement cette initiative [l'organisation de séjours de jeunes gens en Allemagne]. Selon un rapport de Jäckh, à la fin de l'année 1917, lors du voyage du Kaiser à Istanbul, des personnalités comme Talat, Enver et sa femme, Nâzım bey et Vahid Hanım192 expriment leur souhait d'étendre l'envoi aux jeunes filles, à une époque où le Comité prend des mesures allant dans le sens d'une émancipation féminine. En réalité le nombre de jeunes femmes qui partiront en Allemagne restera très modeste. (...)

192 AA, R 63062, Entsendung türkischer Schüler in deutsche Lehranstalten, 19.11.1917. Nimet Vahit, petite-fille d'Osman Hamdi, a été la première musicienne turque diplômée du conservatoire de Berlin." (p. 202)


Enver Paşa, déclaration lue au Congrès des peuples de l'Orient, source : Le premier Congrès des peuples de l'Orient, Bakou, 1-8 sept. 1920, Milan, Feltrinelli, 1967, p. 108-109 :

"Camarades, nous sommes persuadés que, seul, un peuple conscient peut conquérir la liberté et le bonheur. Nous voulons qu'un savoir véritable, uni au travail, pour nous assurer une liberté vraie, éclaire et instruise notre pays. Et, sous ce rapport, nous ne faisons pas de différence entre les sexes. Tel est notre point de vue sur la politique sociale."


Voir également : La révolution jeune-turque ou la quête d'une modernité turque
  
Halide Edip Adıvar : féministe, musulmane, nationaliste turque

Féminisme et nationalisme turc

Visages turcs (années 30) 
  
La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat

Le statut de la femme turque au Moyen Age