vendredi 31 janvier 2020

Citations de Mehmet VI Vahdettin (le dernier sultan ottoman)




Interview avec le professeur Ludwig Stein, lors d'une visite (en tant que prince héritier) à Berlin, source : Journal des débats politiques et littéraires, 4 janvier 1918 :

"Nos buts de paix sont : l'intégrité territoriale de la Turquie et l'intégrité religieuse du khalifat. Notre plus grand désir est de transformer notre pays en une puissance européenne qui partagera sur un pied d'égalité le destin des autres pays d'Europe."


Interview avec Robert Raynaud, Journal des débats politiques et littéraires, 22 septembre 1919 :


"Je me réjouis de m'entretenir avec un Français et j'en profiterai, puisque vous me le demandez, pour éclaircir sans attendre quelques points de nos affaires. Depuis dix mois, avec la France et ses alliés, nous ne sommes ni en paix ni en guerre, et cette situation sans exemple place l'empire ottoman dans une détresse matérielle et morale plus grave que jamais. (...)

Notre situation est grave, mais nous nous refusons à croire que les Alliés nous discuteront le respect dû à nos biens, à notre indépendance, à notre honneur, sur des terres turques, turques par une possession multiséculaire, turques par notre travail, turques par notre majorité ; quant aux populations non musulmanes, comment supposer qu'elles seront plus longtemps privées des sauvegardes qu'elles réclament dans le domaine matériel et spirituel ? Je suis et je ne peux pas l'oublier, le fils du sultan Abdul-Medjid, illustre dans notre dynastie impériale par le libéralisme de sa politique à l'égard des chrétiens.

Elevé à l'école d'un souverain qui était l'ami de l'Europe et admirateur de la civilisation occidentale, je ne faillirai pas aux lois de mon ascendance, non plus qu'aux obligations qui sont nées du monde nouveau surgi de la guerre et qu'un mot résume : liberté."

"Je vous prie d'être auprès de l'opinion publique en France l'interprète des sentiments de gratitude que j'éprouve en remarquant que la presse française a adouci à notre égard la sévérité de ses jugements. On commence à nous considérer avec plus de justice. En tout cas, moi et mon peuple, nous n'oublions pas qu'en 1878 la France et l'Angleterre, et dès 1854 ces mêmes puissances, ont donné à la Turquie une assistance précieuse. Nous espérons retrouver cette assistance aujourd'hui, ainsi que celle de la grande République américaine, malgré les réserves que lui impose le respect de la doctrine et des principes de Monroe."


Déclaration à Sir Horace Rumbold, en mai 1921, source : Gotthard Jäschke, "Die Nichtabdankung des Sultans Mehmed VI", Die Welt des Islams, volume 11, n° 1/4, 1968, p. 230 :

"Les Grecs poursuivent une politique d'extermination, les dirigeants d'Angora, poussés par des objectifs personnels, entretiennent des troubles. Les innocents sont les victimes des deux côtés."


Entrevue avec le général Maurice Pellé (haut–commissaire de la République française en Orient), relatée par ce dernier dans un télégramme du 25 octobre 1922, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, "Sur le pèlerinage et quelques proclamations de Mehmed VI en exil", Turcica, volume 14, 1982, p. 229 :

"Les « jeunes gens » d'Angora ont des prétentions inadmissibles. L'influence bolchevique est facile à saisir dans les discours de leurs délégués. La conception qu'ils se sont faite de la souveraineté nationale ne correspond ni à l'état social, ni aux habitudes d'esprit du peuple turc : elle ne satisfait pas davantage à la loi religieuse. Je ne porte pas le costume des hodjas. Je ne me résignerai pas à être Pape. La conception islamique est que le Khalife doit être fort pour défendre la foi. Si les Turcs détrônent leur Khalife, les musulmans des autres pays chercheront un véritable Khalife hors de la Turquie, en pays arabe par exemple. La France, comme grande puissance musulmane, mesurera les dangers de cette éventualité. Devenue, par l'acquisition de la Syrie, limitrophe de la Turquie, intéressée de toutes manières à son paisible développement, elle ne pourra voir sans appréhensions un régime instable s'installer dans l'Empire ottoman. Nos intérêts se confondent. La Turquie a pour vous plus d'importance que la Syrie elle-même."


Manifeste au monde islamique, publié par le journal égyptien Al-Ahram, 16 avril 1923, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, op. cit., p. 240-242 :


"En dehors de cela, mon principe personnel d'action — pour les changements de ministères comme pour le reste — fut d'être attentif à l'opinion publique et aux autres influences qu'il était impossible de rejeter, et j'ai retenu le point de vue des uns ou des autres bien plus souvent que je n'ai écouté mon opinion et mes sentiments personnels.

La preuve en est que j'ai admis que le Ministère de Tawfik Bâsâ [Ahmet Tevfik Paşa] subsistât plus de deux ans, du fait que l'opinion publique en était satisfaite et, ceci, sans tenir compte de sa complaisance à l'égard de la présence grandissante à Constantinople de l'influence des Kémalistes, dont les mauvaises intentions à l'égard de ma personne et de mon trône étaient indubitables. (...)

Le second point, qui concerne le fait que Constantinople ne serait plus la capitale, signifierait que les Kémalistes veulent se rapprocher des Bolcheviks en préparant la voie pour remettre théoriquement Constantinople à la Russie. Or, il n'y aura aucun moyen pour me faire approuver leur volonté d'empêcher le Califat d'être fixé dans une ville comme Constantinople, qui n'a jamais cessé d'en être le refuge politique et historique. (...)

Cette question [du califat] n'est même pas du ressort de cinq ou six millions de Turcs
dont les uns sont exténués sous le joug de la contrainte et de l'oppression et les autres insouciants à l'égard des réalités de ce monde et faciles à tromper et à abuser. (...)

Je remercie Sa Majesté le Roi du saint pays arabe [le chérif Hussein], qui nous offre l'hospitalité, et ses nobles sujets pour toute la générosité qu'ils ont manifestée envers moi et mes compatriotes éloignés de leur patrie.

Je souhaite à Sa Majesté et à Sa généreuse famille [les Hachémites] un surcroit de dignité et d'honneur qui convienne à sa noble origine et à sa pure ascendance, et je souhaite ardemment à ce saint pays arabe et à sa fière population de s'épanouir à l'ombre de ce trône, comme il sied à leur illustre passé qui est la splendeur de l'histoire."


Réponses aux questions de Paul Gordeaux, L'Echo de Paris, 11 septembre 1923 :


"Sa Majesté a la conviction que, si l'empire ottoman avait duré, les bonnes relations traditionnelles entre la France et la Turquie auraient été maintenues."

"Je souhaite de tout cœur bonheur et prospérité à votre pays."


Lettre à Alexandre Millerand, 13 mars 1924, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, op. cit., p. 245-246 :


"A son Excellence Monsieur Millerand, Président de la République Française, à Paris.

Monsieur le Président,

Votre Excellence renseignée sur le sens exact et la portée des événements politiques mondiaux n'ignore certainement pas les mobiles et les raisons qui m'ont obligé de quitter provisoirement ma capitale : je juge par conséquent inutile d'entrer en explication sur ce sujet.

Ce départ n'implique nullement de ma part une renonciation à ma dignité de Sultan et de Khalife que ma dynastie tient depuis plus de six siècles et qui m'a été dévolue conformément à mon droit sacré de succession au trône de mes ancêtres. Il est de toute évidence que les décisions de l'Assemblée d'Angora composée de mes sujets rebelles sont nulles à cet effet et condamnées à rester inopérantes. (...)

Je crois qu'il n'est pas sans intérêt de donner ces éclaircissements à Votre Excellence, le Premier Magistrat de la République Française qui compte parmi ses fidèles sujets un grand nombre de Musulmans.

L'Assemblée d'Angora vient d'autre part de décréter la confiscation des biens privés des membres de ma famille impériale et leur déportation à l'étranger. Ces décisions arbitraires les privent de leurs droits naturels les plus sacrés et, dans la situation difficile où ils se trouvent, toute aide et protection qui de la part de Votre Excellence ou de la part du Gouvernement de la République Française leur seront accordées dans la mesure du possible leur seront certainement d'un très grand appui.

Par cette occasion, je souhaite une bonne santé à Votre Excellence ainsi qu'à Sa famille."


Voir également : La francophilie de Mehmet VI (dernier sultan ottoman) et d'Abdülmecit II (dernier calife)

Rencontre avec Abdülmecit II (1922)

Le contexte de l'abolition du califat en Turquie (1924)

samedi 11 janvier 2020

Le contexte de l'abolition du califat en Turquie (1924)




M. Şükrü Hanioğlu, Atatürk : An Intellectual Biography, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2011, p. 149-150 :

"(...) en novembre 1923, Agha Khan III, le chef indien de la secte des ismaéliens nizaristes, et son compatriote Sayyid Amīr 'Alī, le célèbre universitaire chiite qui avait fondé la National Mohammedan Association en 1877 et était membre de la commission judiciaire du Conseil privé depuis 1909, envoyèrent une lettre conjointe au Premier ministre turc, İsmet İnönü. Ils notaient tous deux, avec regret, que l'islam perdait son influence en tant que "force morale et de cohésion" parmi une grande partie de la population sunnite, "en raison de la diminution de la dignité et du prestige du calife", et avertissaient que "si l'islam veut maintenir sa place dans le monde comme une grande force morale, la position et la dignité du calife ne doivent en aucun cas être inférieures à celles du Pontife de l'Eglise de Rome". Le Premier ministre et les dirigeants du parti au pouvoir réagirent avec une fureur prévisible, accusant les deux dirigeants musulmans d'intervenir dans les affaires intérieures de la Turquie, mettant en cause leur compétence en tant que chiites à discuter du califat sunnite, et les dénonçant comme des laquais de l'impérialisme britannique. En décembre, le procureur du tribunal de l'indépendance ordonna l'arrestation des rédacteurs en chef des quotidiens d'Istanbul qui avaient publié la traduction de la missive. Alors que ces événements avançaient rapidement vers leur dénouement, le Jam'īyyat al-'Ulamā' en Inde proposa un congrès international d'érudits musulmans pour discuter de l'avenir du califat. Attaqué dans son pays et à l'étranger, Mustafa Kemal, après avoir reçu l'assurance du soutien de l'armée, lança le processus d'abolition.

Fin février 1924, le journal officiel du gouvernement publia un article déclarant que le califat était incompatible avec la souveraineté nationale et le régime républicain."


Jean-Louis Bacqué-Grammont, "L'abolition du califat vue par la presse quotidienne de Paris en mars 1924", Revue des études islamiques, volume 50, 1982, p. 224, note 41 :


"L'épisode évoqué ici est la fameuse affaire de la lettre adressée en novembre 1923 par Amir Ali et l'agha khan à Mustafa Kemal, exhortant ce dernier à accorder au calife Abdülmecid des pouvoirs plus étendus, afin de lui permettre d'assumer pleinement sa mission de chef spirituel du monde islamique. Les termes de cette lettre, quand on les lit aujourd'hui, apparaissent courtois et pondérés. Toutefois, le texte en fut communiqué à la presse d'Istanbul et publié avant que le message ne parvienne entre les mains du chef de l'Etat, qui aussitôt, réagit violemment, voyant dans cette démarche une intolérable pression sur les affaires intérieures turques exercée par des chefs musulmans à la solde de la Grande-Bretagne."


A. Sanhoury (Abd el-Razzaq el-Sanhouri, juriste égyptien), Le Califat, son évolution vers une Société des Nations Orientale, in Travaux du séminaire Oriental d'Etudes Juridiques et Sociales, tome 4, Paris, Paul Geuthner, 1926, p. 471-473, note 16 :

"Cf. également, dans la même revue [Oriente Moderno], IV (1924), pp. 14-16, la reproduction d'une lettre l'Agha Khan et de Sayed Ameer Ali à Kémal Pacha au nom des Musulmans des Indes contre la suppression du Califat. Cette lettre de protestation qualifie le Calife comme « la plus haute autorité spirituelle dans le monde islamique sunnite », « le lien idéal qui unit l'Islam en une vaste congrégation ». « L'élimination du Califat, en tant que facteur religieux, de l'organisme politique turc signifierait la désagrégation de l'Islam », etc..., p. 17. Observations de [Carlo Alfonso] Nallino sur cette lettre : L'Agha Khan auquel les Anglais ont donné le titre honorifique d'Altesse, personnage qui est considéré comme le chef des hérétiques ismaïlites, habite partie Londres et partie Bombay ; ses sentiments anglophiles sont connus et il est au service de la cause britannique. « Son importance dans le monde islamique est beaucoup moindre qu'on ne le pense dans les cercles politiques européens, où des orientaux européanisés et discrédités dans leurs pays rencontrent souvent une fortune imméritée. Quant à l'autre signataire de la lettre, Sayed Ameer Ali, c'est un musulman indien complètement anglicisé, complètement sorti de l'orthodoxie musulmane sous l'influence de l'instruction anglaise. » M. Nallino ajoute en parlant des modernistes anglicisés comme Sayed Ameer Ali : « Guidés par l'intention de concilier la culture occidentale avec l'islamisme, modifiant profondément ce dernier pour l'adapter aux idées européennes, ils ont accueilli avec enthousiasme la croyance erronée de la diplomatie d'Europe que le Calife est le chef spirituel de la religion musulmane et n'ont pas peu contribué à renforcer les dangereux projets des gouvernements européens... Le Calife originairement aurait été pendant un temps le chef temporel et spirituel de tous les musulmans ; puis le pouvoir temporel aurait été perdu ; plus tard, la qualité du Calife comme chef spirituel de la religion musulmane aurait passé au Sultan Ottoman. » Même numéro, pp. 21-23 : Effet produit en Turquie par la lettre d'Agha Khan et Sayed Ameer Ali.

Voir aussi Oriente Moderno, IV (1924), pp. 137-153 ; article de fond de Carlo Nallino : La fine del cosi detto Califatto ottomano (La fin de la chose dite Califat Ottoman). L'auteur rappelle qu'il a signalé les erreurs diffusées en Europe sur les institutions musulmanes ; il dénonce l'agitation orientale moderne pour le Califat comme artificielle ; il soutient que l'existence du Califat est incompatible avec celle de la Turquie moderne ; il relève les déclarations suivantes que Kémal Pacha a faites à un journaliste français (Maurice Pernod [Pernot]) La Turquie Nouvelle. Revue des Deux Mondes, du 12 février 1924, p. 632 : « Notre Prophète a ordonné à ses disciples de convertir les nations du monde à l'Islam, il ne leur a pas ordonné de pourvoir au gouvernement de ces nations. Jamais une telle idée ne passa par son esprit. (En note, Nallino cherche à établir l'inexactitude de cette affirmation de Kémal Pacha). Califat signifie administration, gouvernement. Un Calife qui voudrait vraiment jouer son rôle, gouverner et administrer toutes les nations musulmanes, comment y parviendrait-il ? J'avoue que, si dans ces conditions on m'avait nommé Calife, j'aurais immédiatement donné ma démission. Revenons à l'histoire. Consultons les faits. Les Arabes fondèrent un Califat à Bagdad, mais ils en établirent un autre à Cordoue. Ni les Persans, ni les Afghans, ni les musulmans d'Afrique n'ont jamais reconnu le Calife de Constantinople. L'idée d'un Calife unique exerçant la suprême autorité religieuse sur tous les peuples de l'Islam, est une idée sortie des livres, non de la réalité. Jamais le Calife n'a exercé sur les musulmans un pouvoir analogue à celui que le Pape de Rome exerce sur les catholiques... Les critiques qu'a suscitées notre dernière réforme s'inspirent d'une idée abstraite, irréelle : l'idée panislamique. Cette idée ne s'est jamais traduite dans les faits. » "


Michel Boivin, La Rénovation du Shi'isme Ismaélien en Inde et au Pakistan : D'après les Ecrits et les Discours de Sultan Muhammad Shah Aga Khan (1902-1954), Londres, Routledge Curzon Press, 2003, p. 332 :


"Lorsque la guerre éclate en 1914, l'Aga Khan propose au gouvernement britannique de servir comme soldat. Mais celui-ci préfère lui confier des missions plus ou moins secrètes visant à s'assurer du loyalisme des populations musulmanes de l'empire [britannique]. En 1916, à la veille du déclenchement de la révolte arabe, il est chargé en compagnie d'Abbas Ali Baig de "prendre le pouls" de la population égyptienne.

Dans la note confidentielle qu'ils rédigent le 12 janvier 1916, on apprend que l'Aga Khan s'est adressé en ûrdû aux troupes indiennes pour les convaincre que rien ne les oblige à faire allégeance au calife ottoman. Les intrigues turco-germaniques sont entièrement de nature politique et la Turquie ne poursuit aucun objectif religieux dans ce conflit. La Turquie a été entraînée par une "junte de chauvinistes turcs" mais l'inviolabilité des Lieux Saints est garantie, pendant et après la guerre, par la Grande Bretagne et d'autres puissances.

L'Aga Khan démonte point par point les malentendus provoqués par les intrigues turco-germaniques "according to the Shariat and Islamic doctrines, it was pointed out that Islam imposed upon them the duty of being true to the salt of the sarkar under whose aegis they enjoyed complete liberty". Les auteurs de la note précisent que la reconnaissance du sultan comme calife n'implique aucune allégeance politique, ce qui explique que ni les Egyptiens, ni les Indiens musulmans n'aient reconnu cette allégeance. Ils constatent que les élites musulmanes ne se sont pas laissées abuser par la propagande allemande. En conséquence de quoi, la fetva, qui déclarait le jihâd, prononcée par le shaykh al-Islam turc est restée sans effet."


Mehmet VI (dernier sultan ottoman, qui a fui à bord d'un cuirassé britannique en 1922, son titre de calife est passé à son cousin Abdülmecit II, il s'est réfugié chez le chérif Hussein qui s'était soulevé contre le califat ottoman pendant la Grande Guerre, puis dans l'Italie colonialiste de Mussolini), lettre à Alexandre Millerand, 13 mars 1924, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, "Sur le pèlerinage et quelques proclamations de Mehmed VI en exil", Turcica, volume 14, 1982, p. 245-246 :


"A son Excellence Monsieur Millerand, Président de la République Française, à Paris.

Monsieur le Président,

Votre Excellence renseignée sur le sens exact et la portée des événements politiques mondiaux n'ignore certainement pas les mobiles et les raisons qui m'ont obligé de quitter provisoirement ma capitale : je juge par conséquent inutile d'entrer en explication sur ce sujet.

Ce départ n'implique nullement de ma part une renonciation à ma dignité de Sultan et de Khalife que ma dynastie tient depuis plus de six siècles et qui m'a été dévolue conformément à mon droit sacré de succession au trône de mes ancêtres. Il est de toute évidence que les décisions de l'Assemblée d'Angora composée de mes sujets rebelles sont nulles à cet effet et condamnées à rester inopérantes. (...)

Je crois qu'il n'est pas sans intérêt de donner ces éclaircissements à Votre Excellence, le Premier Magistrat de la République Française qui compte parmi ses fidèles sujets un grand nombre de Musulmans.

L'Assemblée d'Angora vient d'autre part de décréter la confiscation des biens privés des membres de ma famille impériale et leur déportation à l'étranger. Ces décisions arbitraires les privent de leurs droits naturels les plus sacrés et, dans la situation difficile où ils se trouvent, toute aide et protection qui de la part de Votre Excellence ou de la part du Gouvernement de la République Française leur seront accordées dans la mesure du possible leur seront certainement d'un très grand appui.

Par cette occasion, je souhaite une bonne santé à Votre Excellence ainsi qu'à Sa famille."


Léon Trotsky, discours pour le troisième anniversaire de l'Université communiste des peuples d'Orient, 21 avril 1924 :

"Quelle est l'idée principale qui sous-tend cet article [de Lénine] ? L'idée fondamentale est que le développement de la révolution à l'Ouest peut être contenu. Comment peut-il être contenu ? Par le MacDonaldisme, car, en Europe, la force la plus conservatrice est effectivement le MacDonaldisme. Nous voyons que la Turquie a aboli le Califat, et que MacDonald [Ramsay MacDonald, Premier ministre britannique, travailliste et colonialiste] le ressuscite. Ceci n'est-il pas un exemple frappant qui oppose dans les faits le menchévisme contre-révolutionnaire de l'Occident à la démocratie progressiste nationale-bourgeoise de l'Orient ?

En ce moment, des événements véritablement dramatiques ont lieu en Afghanistan : la Grande-Bretagne de MacDonald est en train de renverser l'aile gauche nationale bourgeoise, qui cherche à européaniser l'Afghanistan indépendant, et d'essayer d'y ramener au pouvoir les éléments réactionnaires les plus noirs, imprégnés des pires préjugés du panislamisme, le Califat, etc."


Thierry Mudry, Guerre de religions dans les Balkans, Paris, Ellipses, 2005, p. 175 :


"Les Britanniques épaulèrent (de concert avec les Ottomans [d'Abdülhamit II]) la campagne panislamique de Djamâl al-Dîn al-Afghânî hostile à la Nadha, la renaissance littéraire et politique arabe au Liban sous l'impulsion de chrétiens du cru. Ils poussèrent à la création à Dacca de la Ligue musulmane (1906), destinée à combattre le principal ennemi de la Couronne aux Indes : le Parti du Congrès. Les Anglo-Américains appuyèrent ensuite l'islamisme chiite et le clergé conservateur dans leur lutte contre le gouvernement de Front national du docteur Mossadegh en Iran et ses tentatives de réappropriation de la souveraineté et des ressources pétrolières du pays (1951-1953)."


Voir également : La francophilie de Mehmet VI (dernier sultan ottoman) et d'Abdülmecit II (dernier calife)

Rencontre avec Abdülmecit II (1922)

Les Arabes ont trahi l'Empire ottoman

La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens
 
La légitimité d'Atatürk, selon le chrétien libanais Amin Maalouf

Le kémalisme, la bonne révolution

Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"

Sun Yat-sen et la Turquie indépendante
 

Atatürk et ses luttes, vus par les héros de l'indépendance indienne

mardi 7 janvier 2020

L'indignation d'Ahmet Rıza devant les lâchetés du sultan Abdülhamit II




Mechveret Supplément Français, n° 70, 1er janvier 1899, p. 4-5 :

"UN MONUMENT RUSSE
aux portes de Constantinople


Le Tzar, jaloux du succès de Guillaume II le Voyageur, tient essentiellement à ce qu'on s'occupe également tant soit peu de lui.

Son fameux projet de désarmement, qui a été pour les journaux et certaines revues un sujet de discussion lucratif, n'a été considéré dans le monde politique sérieux que comme une innocente plaisanterie, destinée à détourner un instant l'attention de nos gouvernants des intrigues plus ou moins machiavéliques de la Russie.

Loin d'indiquer aux Etats intéressés une solution pratique quelconque, le tzar continue à fortifier son armée et il aide également ses petits alliés des Balkans à armer.

Il fait plus : il sème dans le monde entier des haines et provoque des agitations funestes, obligeant ainsi les autres peuples à s'armer et à se tenir prêts contre toute attaque imprévue.

Un grand réformateur, travaillant sincèrement à améliorer l'état de choses actuel, aurait songé avant tout à la cause, à l'origine du mal. Or, l'empereur Nicolas, tout en voulant jouer au digne successeur de Pierre-le-Grand, ne me paraît pas capable de comprendre la contradiction qui existe entre ses paroles et ses actes.

Je viens d'indiquer ici-même les résultats fâcheux pro­duits par la nomination du prince George. L'inauguration d'un monument élevé par la Russie aux portes de Constan­tinople, en mémoire des soldats russes tombés pendant la guerre de 1877, ne produira guère un effet plus rassurant.

Le gouvernement français a pensé, lui aussi, à l'érection d'un monument en souvenir des soldats français morts pen­dant la guerre de Crimée. Le Sultan lui a fait cadeau d'un grand terrain situé à Gallipoli, à l'entrée des Dardanelles. Abstraction faite du choix d'un emplacement aussi stratégique, cette intention de la France ne peut que consolider l'amitié qui existe depuis des siècles entre Turcs et Français. Mais le gouvernement russe n'a, au contraire, en vue que de rompre les liens de paix et de bon voisinage qui se sont établis peu à peu entre les deux Etats. Au lieu de laisser se cicatriser la blessure cruelle qu'il nous a faite en 1877, il semble prendre plaisir à envenimer et à déchirer nos plaies, profitant de la peur et de la faiblesse d'un souverain dénué de tout sentiment élevé et patriotique.

Ce monument russe, destiné à rappeler le souvenir de nos défaites, est situé sur les bords de la mer, à San Stefano, à l'endroit même où a été signé le honteux traité turco-russe. Il se compose d'une église, d'une chapelle et d'un caveau, dans lequel sont renfermés les ossements des soldats ; le tout est surmonté d'un clocher, au-dessus duquel s'élève une croix dorée haute de six mètres. A l'entrée principale est placée également une immense croix dorée. On ne peut s'empêcher de se livrer à de bien amères réflexions, en cons­tatant que l'érection d'une croix dorée de plusieurs mètres de hauteur s'est faite, juste au moment où les soldats russes arrachaient avec un acharnement brutal les petits crois­sants de quelques centimètres de dimension qui se trouvaient sur les mosquées de la Crète.

Le monument russe s'élève au centre d'un terrain couvrant trois hectares et entouré d'un mur épais avec des tourelles élevées aux quatre coins. C'est bien là une véritable forte­resse qu'on vient de construire aux portes mêmes de la capitale. Qu'une insurrection éclate un jour, ces ossements se transformeront en soldats armés jusqu'aux dents et prêts à massacrer les Turcs. On a déjà vu en Roumélie et en Ana­tolie des églises remplies d'armes et de munitions.

Ce monument est donc non seulement une véritable insulte à notre sentiment patriotique, mais aussi un danger pour la sécurité de notre pays.

On peut avoir deux patries ; il n'y a pas deux sortes de patriotisme.

Je m'adresse aux Français, à ce peuple qui a su person­nifier en lui ce noble sentiment, et je leur demande s'ils permettraient aux Prussiens de venir ériger un pareil monu­ment commémoratif sur les hauteurs de Saint-Cloud.

Or, ce sentiment du patriotisme repose, chez le Musulman, sur des conceptions à la fois morales et religieuses : il est par conséquent doublement atteint.

Si le peuple ne se révolte pas, c'est qu'il n'ose pas, et il fait bien : la Russie et le Sultan seraient enchantés de pro­fiter de cette occasion pour écraser et anéantir complète­ment les groupes patriotiques. Mais si le peuple ne se laisse pas aller à des manifestations extérieures, il n'en est pas moins profondément indigné. Ce silence absolu est imposé par  le  gouvernement aux journaux turcs ; il leur est défendu de parler de ce monument, comme des affaires de la Crète et de toutes les affaires intérieures. Mais prenons patience ; espérons qu'Abdul-Hamid payera un jour chère­ment sa lâcheté et sa trahison.

J'ai même la consolation de penser que ce monument rap­pellera aux générations futures les blessures de la Patrie.

Ahmed Riza.


PERFIDIES RECIPROQUES

Le Sultan a interdit, ai-je dit plus haut, aux journaux ot­tomans de parler de la perte de la Crète et de l'inauguration du monument russe, en présence des délégués grecs, serbes, roumains, bulgares et monténégrins.

« La lance n'entre pas dans le sac » dit un proverbe turc, il en est de même du monument russe : il est aux portes de Constantinople et son immense globe de cuivre avec sa croix dorée crève les yeux de tous les passants.

Les réfugiés crétois, malgré l'interdiction formelle qu'on leur a imposée d'entrer à Constantinople, pénètrent tout de même dans la ville et parviennent à se mêler à leurs coreligionnaires auxquels ils apprennent la vérité sur les tristes affaires de l'île.

Le Sultan a beau dénaturer les choses et faire écrire par ses journaux que le grand-duc Nicolas n'est venu en Tur­quie que pour lui présenter ses hommages et pour consolider « les liens de respect et de sincère amitié qui unissent le Tzar au Padichah » ; tout le monde sait, chez nous, ce qu'il faut en penser. Personne n'ignore que la presse, com­plètement muselée, n'est qu'une docile servante du Palais et que les communications officielles ne sont qu'un tissu de fourberies fabriquées par Abdul-Hamid, le grand artisan de ruses et de mensonges.

Le peuple n'est pas si bête qu'il se l'imagine ; il met du temps, il est vrai, pour comprendre une chose, mais il finit toujours par la comprendre.

Le peuple ottoman a vu et compris que l'amitié de Guil­laume II, tant vantée et exploitée, n'a servi a rien dans la so­lution des affaires crétoises ; elle a plutôt produit un effet per­nicieux, et cela par suite des jalousies qu'elle a provoquées. Il a vu et compris que le Grand-Duc n'est venu à Constanti­nople que pour inaugurer un monument.

Le cousin du Tzar se trouvait à la tête de dix colonels russes, accompagnés chacun d'un sous-officier, en qualité de représentants des corps de troupes qui prirent part à la guerre. S'il est allé au palais d'Yildiz, c'est tout simplement pour re­mercier le Sultan du vaste terrain qu'il a donné à la Rus­sie.

Le cadeau valait bien ce petit dérangement. D'autres chefs d'Etat et Souverains européens s'empresseraient peut-être aussi d'aller serrer les mains ensanglantées du Sultan s'ils avaient quelque espoir d'obtenir des concessions aussi im­portantes que la Dormition de Jérusalem et l'emplacement de San Stefano. La plupart de leurs représentants ne négli­gent d'ailleurs pas cet acte de courtoisie, lorsqu'il s'agit d'obtenir, — au nom de leurs compatriotes, bien entendu — une concession quelconque.

M. Aschmead Bartlett, qui s'est fait remarquer au Parle­ment anglais dans tous les débats relatifs aux affaires de la Turquie, prenait, ces derniers temps, la défense du Sultan, avec une exagération qui fait sourire.

Pendant mon dernier séjour à Londres, je n'eu, malheu­reusement, pu lui faire comprendre qu'il fallait défendre l'intérêt des Ottomans et de l'Empire, plutôt que celui d'un despote qui les opprime. Ce distingué membre du Parle­ment court, depuis quelques mois, à Constantinople, après plusieurs concessions à la fois.

Le prince Ferdinand de Bulgarie appelait, encore hier, le Sultan, dans un dîner de gala qu'il offrait en l'honneur du commissaire impérial : « mon illustre et bien-aimé Suzerain ». Et M. Bourgeois, ancien chef d'un cabinet radical, celui qui a voulu, sur la demande d'Abdul-Hamid, supprimer le Mechveret et expulser ses rédacteurs, n'est-il pas allé, lui aussi, prendre des mains mêmes du criminel couronné les insignes du grand cordon du Medjidié ?

Le peuple commence à voir ces choses d'un œil triste et inquiet ; il paraît comprendre, enfin, comment et par quels procédés honteux le Sultan se maintient sur le trône.

A. R."


Le monument russe de San Stefano a été, par la suite, détruit par les Jeunes-Turcs (en 1914).

Voir également : Ahmet Rıza et la faillite morale de la politique occidentale en Orient
  
Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

samedi 4 janvier 2020

Henry Isvoranu (journaliste roumain) et Jean Grave (anarchiste français) face à la Première Guerre balkanique




Les Temps nouveaux, n° 29, 16 novembre 1912, p. 1-2 :

"La VIIIe Croisade

« Et dans cette lutte de la Croix contre le Croissant... » C'est ainsi que Ferdinand, tsar de Bulgarie, parlant au nom du progrès, de la liberté et de l'humanité, termine la proclamation qu'il adresse aux milliers d'hommes dont la moitié, dans six mois peut être, ne seront plus que des cadavres qui empesteront les plaines de Thrace. A son appel, dans une ruée sans nom, poussée eu longues théories par ses prêtres ignares brandissant un hochet de métal qui symbolise le pardon et l'amour du prochain, empilée comme des bêtes sans valeur dans des wagons sans air, une foule inconsciente, retournée à la mentalité de la bête féroce, s'avance, les lèvres retroussées par le rictus hideux que lui produit la perspective des superbes massacres qu'elle va perpétrer de au nom la Croix, au nom de Dieu. Et, derrière elle, le rossignol, sur sa branche, se tait, intimidé par la solitude qui vient de s'étendre sur la campagne, les ateliers se ferment, la vie sociale s'arrête (les banquiers et les rentiers sont partis en voyage !) le silence écrase brusquement les êtres et les choses de sa lourde oppression que ne soulèveront plus les pleurs et les désespoirs !

Plus loin se dresse une autre masse d'hommes ; elle est sombre et résignée mais formidablement décidée. Celui qu'elle reconnaît pour chef, Mehemet, sultan et calife, lui a dit : « Nous sommes attaqués de toutes parts : « notre existence » voilà ce à quoi en veulent nos ennemis. Il ne s'agit pas, pour nous, de lutter pour conquérir ni pour opprimer, mais pour défendre notre vie. Debout, tous, et mourons, s'il le faut, mais prouvons que nous ne sommes pas des lâches. Et, surtout, que nul de vous ne s'avise de toucher aux faibles, aux femmes, aux enfants, aux vieillards ; il serait fusillé comme un chien ! »

Ceci, Ferdinand a négligé de le dire. Du reste ce serait contraire aux prescriptions que Rome a établies pour la directive des croisades et il est logique qu'on aille extirper aux ventres des mères le germe qui pourrait perpétuer la race de ceux qui sont infidèles au manitou de Borgia et d'Ivan-le-Terrible.

Puis, les deux flots contraires s'avancent, se heurtent et se dressait l'un contre l'autre dans un épouvantable fracas d'explosions, rejetant leur écume de morts et de blessés hurlant, moutonnant sous le vent des projectiles et lorsqu'ils se retirent pour reprendre du champ, on aperçoit un ignoble bourbier fait de sang et de membres déchiquetés !

Les adversaires se battent sans merci, l'un pour tuer, l'autre pour vivre. Les armes se taisent car elles sont moins bien trempées que la haine, mais la lutte ne s'arrête pas et l'on voit des corps s'enlacer sauvagement, s'étreindre, rouler sur le sol dans une tension féroce (...). Peu à peu les masses diminuent ; les morts, les blessés, les malades n'ont pas été remplacés, car tout ce qui pouvait tuer a été mis en ligne. On se bat toujours, mais on est moins et chaque jour qui s'écoule fait fondre lamentablement tous ces troupeaux haineux. Et vient le moment où l'on n'en peut plus ; il n'y a plus d'hommes, il n'y a plus d'armes, il n'y a plus d'argent ; il faut s'arrêter. On se sépare, les banquiers et les rentiers reviennent de voyage et les rares survivants des batailles monstrueuses, ouvrant à la vie des yeux d'enfant qui vient de naître, s'en retournent, buttant à chaque pas contre des charognes qui, la veille encore, étaient des hommes, jeunes et vigoureux, au coeur ardent et au cerveau bouillonnant, des hommes qui étaient l'avenir et dont on a fait le passé, des hommes dont le travail fournissait aux Etats l'argent qui servit à payer les armes qui les anéantirent !

Ave ! glorieuse et sainte guerre ! matribus detesta.

Nous sommes au vingtième siècle et voici plus de cent vingt ans que, du milieu des décombres de la Bastille, germa la Déclaration des Droits de l'Homme. Jamais, autant qu'aujourd'hui, ne furent proclamés avec plus d'énergie les principes humanitaires découlant des droits primordiaux à la justice, à la liberté et, surtout, à la vie. Aucun des braillards qui entraînent les masses après eux ne s'est fait faute, au moment opportun de stigmatiser les tragiques oppressions et les massacres dont la Croix fut, aux sombres siècles du passé, l'organisatrice subtile et la charitable absolutrice. C'est pourquoi nous voyons, maintenant, le très petit Ferdinand de Bulgarie, diriger une nouvelle croisade contre les Turcs en présence des gouvernants impassibles et sournoisement bienveillants, vu qu'ils dirigent les peuples au nom de la tolérance et de l'humanité.

Chose triste ! Le monde, trompé, est tacitement complice de ce qui se prépare ! Il va plus loin, il approuve, il fait des voeux pour ceux qui ont décidé l'extermination des Turcs ! Ah ! si l'on savait, si l'on pouvait voir et comparer ! Comme on ferait justice de tous les misérables qui, par leurs récits de cruautés imaginaires, entretiennent depuis cinquante ans une indignation erronée parmi ce peuple qui, toujours bafoué, toujours méprisé, toujours opprimé, devrait, pourtant, savoir à quoi s'en tenir sur les calomnies que savent distiller les puissants lorsqu'il s'agit de justifier leurs rapines et leurs oppressions !

Les Turcs ! Que n'a-t-on pas dit sur leur compte ! Les a-t-on assez dépeints comme des brutes sanguinaires, cruelles jusqu'à la folie et ne vivant que de pillage et d'exactions ! Peut-on s'imaginer le Turc autrement que sous l'aspect d'un grand escogriffe, long comme un échalas, les pommettes saillantes, le nez pointu, l'immense moustache tombante, la tête ceinte d'un chiffon dont les bouts retombent sur la nuque, vêtu de loques, le ventre barré d'une large ceinture dont émerge tout un arsenal de poignards, pistolets, broches, etc., et passant, en trombe, sur les campagnes terrorisées, éventrant les femmes, violant les filles, écartelant les enfants !

Non, ce Turc n'existe pas. Demandez aux officiers de la gendarmerie internationale et aux fonctionnaires étrangers de l'administration de Macédoine qui, eux du moins, ont vu et coudoyé tout cet amalgame innommable qui constitue la population de cette province ; ils vous diront, tous, que l'élément turc est le plus doux, le plus effacé, le plus docile de tous et que les autres ne sont qu'un tas de braillards paresseux et malfaisants qui se détestent plus entre eux qu'ils ne détestent leurs soi-disant oppresseurs et faisaient dire à un de leurs administrateurs : « Je me trouvais dans une maison de fous ! » Depuis cinquante ans l'opinion publique du monde entier est ameutée par la description des massacres perpétrés par ces calomniés, mais si un statisticien voulait jouer un bon tour à Ferdinand, qui parle de délivrer la Macédoine des massacres, il n'aurait qu'à lui additionner le nombre des victimes relaté jusqu'à ce jour ; il arriverait à lui établir un chiffre dépassant dix fois celui de la population ! Par contre, qu'un informateur impartial aille demander aux officiers européens de la gendarmerie macédonienne le relevé des crimes et brigandages commis par tous ces Grecs, Serbes, Bulgares, qu'on nous dépeint comme des moutons ; il en serait effaré !

Il suffirait, du reste, d'un examen superficiel des conditions d'existence de ces régions pour faire justice de tous les mensonges qui ont été accumulés sur les têtes de ces prétendus tyrans. Voici bien des siècles que les Turcs ont conquis la Macédoine. Pourrait-on m'indiquer un seul pays (des plus civilisés, s'entend !) dans lequel une province conquise depuis moitié moins de temps ait gardé un tel état de séparatisme, dans lequel les moeurs, les langues et les religions soient demeurées aussi intégrales qu'au début même de la conquête ? Cela ne prouve-t-il pas que ces fanatiques ont fait preuve d'une tolérance que des civilisés n'ont pas mis en application ? S'ils avaient imposé l'école turque resterait-il un seul Bulgare pour parler sa langue ? D'ailleurs, resterait-il un seul Bulgare ou Grec pour prier sa Panaghia s'ils avaient été les fanatiques sanguinaires que l'on nous a décrits ?

Allez au fond des choses, sondez un peu toutes les indignations et vous finirez par découvrir tout un fond de louches et fructueuses opérations comme on en trouve, toutes les fois que nous voyons l'opinion tripatouillée par des ratiocineries philanthropiques et humanitaires qui ne servent qu'à masquer une saleté.

La Turquie est la proie d'une bande de tripoteurs internationaux qui lui font suer l'or et ont intérêt à ce qu'elle soit faible. La finance et les jésuites sont les maîtres de cet admirable pays peuplé de malheureux dont on nous raconte les atrocités imaginaires chaque fois que ces exploités paraissent vouloir esquisser une velléité de résistance à quelque nouvelle exaction de leurs insatiables exploiteurs.

Aujourd'hui les choses ne vont plus très bien pour la finance internationale. La Turquie se réveille, elle a pris la liberté de chasser ce brave Abdul-Hamid avec toute sa séquelle d'espions arméniens et grecs, elle parle de se civiliser, elle ose vouloir discuter les concessions et les fournitures qu'on avait la si douce habitude de voir approuver sans murmurer, elle se permet de suggérer qu'étant chez elle on serait bien aimable de lui ficher la paix et de la laisser travailler tranquillement à son oeuvre de régénération qu'on lui fait grief de ne pas avoir déjà terminée en trois ans, alors que d'autres n'y sont pas parvenus en trois siècles. Cela ne pouvait pas continuer ! Il fallait mettre bon ordre à ce scandale ! Et c'est ainsi que fut lâchée la meute des roquets.

Mais, voyons un peu qui sont et que valent tous ces paladins manqués qui volent au secours des opprimés ! Nicolas de Monténégro, le lâche fusilleur que d'Estournelles de Constant sut si bien flétrir ! Georges de Grèce, le tripoteur d'affaires qui, s'il était simple particulier, passerait son temps en discussions juridiques avec le juge d'instruction ! Pierre de Serbie, l'assassin qui, n'osant frapper lui-même, attendait à Vienne, les tripes claironnantes, que fussent refroidis les corps d'Alexandre Obrenovitch et de sa femme Draga charcutés par ses bourreaux galonnés avec des raffinements de cruauté que le marquis de Sade aurait hautement approuvés ! Ferdinand de Bulgarie, le papelard innovateur de fantaisies amoureuses ! Et qui patronne tous ces nobles seigneurs, qui est-ce qui les encourage et les paye ? Nicolas l'épileptique, empereur de Sibérie et chef suprême des « questionneurs » de femmes déportées ! Voilà pourquoi, voilà pour qui le prolétariat de l'Europe entière se trouve à la veille de la plus épouvantable tuerie que l'Histoire aura à enregistrer. Voilà pourquoi, dans un an peut-être, des millions de femmes pleureront des maris, des fils, des pères, ou des frères disparus et des millions d'enfants mourront de faim, voilà pourquoi, pendant des années et des années, il n'y aura plus de bras pour les champs et les ateliers, voilà pourquoi 1789 aura gravé au front de l'Humanité : « Liberté, Egalité, Fraternité. »

Et je dis que si le prolétariat se laisse faire, le prolétariat n'est qu'une bande de lâches !

Henri ISVORANU.


Nous avons inséré l'article ci-dessus parce qu'il nous a semblé sincère — quoique un peu trop empreint de littérature — et qu'il apporte une note que l'on ne trouve pas dans la grande presse.

Et aussi parce que j'ai entendu des récits de camarades, dignes de foi, ayant vécu en Turquie, confirmer ce que dit l'auteur de l'article.

Les Turcs, qu'il ne faut pas confondre avec le gouvernement de boue et de sang qui fut celui d'Abdul-Hamid — le protégé de la France et de la Russie — le paysan turc, surtout, est pacifique, travailleur, tolérant et loyal.

Par contre, nous avons reçu d'un groupement qui s'intitule : Fédération Pan-Hellénique du Travail, 6, rue Kratmou, Athènes, un appel véhément, demandant, au nom de tous les peuples balkaniques, à la presse socialiste d'Europe et d'Amérique, de les soutenir dans leur lutte d'affranchissement contre la Turquie.

C'est-à-dire que, si c'est réellement une organisation ouvrière qui a lancé ce manifeste, il ressortirait que les travailleurs grecs, bulgares, serbes, monténégrins, prétendent travailler à leur affranchissement en aidant les Pierre, les Ferdinand et les Georges à se rendre un peu plus puissants.

La Turquie n'étant qu'un assemblage de pièces et de morceaux, agglutinés sous le même gouvernement, par le sabre et la conquête, elle subit le sort que, tôt ou tard, subissent, les nations conquérantes, en s'effritant sous le choc des révoltes des peuples opprimés.

Sans les convoitises des grandes puissances qui, ne pouvant s'emparer pour leur part, d'un morceau du territoire turc, empêchent les autres d'y mettre la patte, il est hors de doute que la Turquie serait démembrée depuis longtemps. Et on comprend fort bien une révolte des peuples vaincus, encore sous la domination turque, pour s'affranchir et reconquérir leur autonomie.

Mais que les ouvriers grecs, serbes, bulgares et autres, qui font partie de nationalités indépendantes déjà, viennent nous présenter cette guerre de conquête comme une guerre d'affranchissement prolétarien, c'est, ou se moquer du monde, ou bien les travailleurs balkaniques n'ont aucune notion de ce que doit être l'affranchissement prolétarien.

Si vraiment ils se font les auxiliaires des bandits qui les gouvernent, ils apprendront après la victoire, ce qu'ils auront gagné à aider leurs maîtres à devenir plus puissants, et la vérité de la fable du cheval qui se fait monter par l'homme pour se venger du cerf, aura été démontrée une fois de plus.

Ils n'auront que ce qu'ils méritent puisqu'ils ne veulent pas comprendre que l'affranchissement ne consiste plus dans la faculté de se choisir un maître, mais de savoir se débarrasser de ceux que l'on a, et de ceux qui veulent les remplacer.


Aujourd'hui, les questions de nationalité, comme de formes de gouvernement, ne sont que des questions accessoires. C'est la question économique qui prime tout. Et c'est tellement exact, que, au profit des capitalistes, c'est encore elle qui se cache, sous les questions politiques et nationales.

J. GRAVE."

Voir également : Marc Pierrot (médecin et militant anarchiste)

Elisée Reclus

Les Valaques (Roumains et Aroumains) dans l'Empire ottoman tardif

Guerres balkaniques (1912-1913) : les effroyables atrocités grecques, d'après les lettres des soldats grecs eux-mêmes

La brutalisation entraînée par les Guerres balkaniques (1912-1913), elles-mêmes provoquées par les Etats chrétiens-orthodoxes (Grèce, Serbie, Bulgarie)

Les conséquences désastreuses de l'agression coordonnée par les Etats grec, bulgare et serbe contre l'Empire ottoman (1912-1913)

Salonique, 1912 : les exactions de l'armée grecque contre les populations non-orthodoxes

La christianisation-grécisation forcée des enfants turcs musulmans par les stato-nationalistes grecs

La barbarie de la tourbe grecque en 1912-1913

vendredi 3 janvier 2020

Abdullah Cevdet : "La plaie sacrée de l'Azerbaïdjan"




Prométhée, n° 31, juin 1929, p. 11-12 :
La plaie sacrée de l'Azerbaïdjan

Dans le N° 3 de l'organe national azerbaïdjanien Adlu Yurd, a paru un article du docteur Abdoullah Djevdett. Il ne se trouverait certainement personne en Azerbaïdjan qui n'ait connu M. Abdoullah Djevdett, politicien turc, écrivain, philosophe, en même temps que révolutionnaire. Il a passé de longues années en Egypte, c'est lui qui a posé les fondements à l'édition du journal Ichtihad, dans lequel il a mené une lutte acharnée contre la tyrannie d'Abdul Hamid.

De toute évidence, et plus que tout autre, il est près de nous, ayant été lui-même un émigré politique ; c'est pourquoi ses articles dans nos journaux acquièrent une valeur particulière. Cet article du docteur Abdoullah Djevett est intitulé : « La plaie sacrée de l'Azerbaïdjan » et voici ce qu'il écrit :

« Je m'incline devant les plaies, elles sauvegardent la vie. S'il n'y avait pas de plaies, s'il n'y avait pas des douleurs aiguës, l'homme, qui a reçu un coup mortel, serait mort sans avoir eu conscience qu'il se meurt. Les plaies azerbaïdjaniennes doivent se renouveler, une fois l'an, tous les 27 avril. La plaie qui s'est formée du coup porté à l'indépendance de l'Azerbaïdjan, doit se rouvrir chaque année pour saigner.

« Toutes les conditions nécessaires pour l'existence de l'Aberzaïdjan indépendant sont là : or les plus riches sources de naphte du monde se trouvent à Bakou, le pétrole est le facteur qui, dans le moment actuel, a le plus de valeur dans le monde, attendu que dans un délai plus ou moins proche les réserves mondiales en charbon auront été épuisées. Par conséquent, les chemins de fer, les aéroplanes, etc., ne seront mis en mouvement que par le pétrole ou par les produits du naphte. Sans la benzine, ni les aéroplanes, ni les autos, ni les autobus ne peuvent exister. L'Azerbaïdjan est le plus riche propriétaire de ce précieux combustible. En outre, l'Azerbaïdjan a prouvé sa capacité de combattre. Peut-être qu'au point de vue des pacifistes cette capacité est digne de blâme ; mais la vérité nous oblige à dire que la capacité de combattre est le facteur principal ayant charge de défendre la vie des citoyens et l'honneur national. Tous les officiers azerbaïdjaniens que j'ai rencontrés, étaient décorés de la médaille pour la lutte de l'indépendance de la Turquie et à ma question s'il y avait eu des victimes, il me fut répondu « qu'il y avait eu plus de tués que de vivants ». Ce sont ces paroles qui attirèrent surtout mon attention, car elle méditaient en faveur de l'Azerbaïdjan. En effet, le meilleur témoignage de la vitalité d'une nation est de savoir mourir. Or, les enfants de l'Azerbaïdjan ont su mourir pour la liberté : c'est donc que cette nation sera victorieuse dans la vie. Si l'on attache trop d'importance à la valeur du sang dans la vie, l'univers entier perdrait toute sa valeur, car pour ne pas verser une goutte de sang, il faudrait courber la tête devant n'importe quelle injustice ou devant une bassesse ; mieux vaut qu'un pareil sang n'existe !

Le philosophe et poète persan Saadi, a dit, qu'il n'aurait pas voulu verser une seule goutte de sang, attendu qu'une goutte de sang coûte plus cher que l'univers tout entier. Est-il possible que Saadi n'ait pas pensé qu'il existe un idéal pour lequel il est permis de verser, non seulement une goutte de sang, mais des milliers de gouttes. Cet idéal est celui de la liberté et de la dignité.

Plus d'une fois j'ai dit aux nations faibles, aussi bien qu'aux peuples forts et je le redis encore aujourd'hui : « L'esclavage est une maladie purulente, aussi bien pour l'esclave que pour le possesseur d'esclaves. » C'est l'esclavage qui a fait choir l'Empire romain et cependant, Rome n'était pas en esclavage, mais cet Empire opprimait les autres. César ne se rendait pas compte qu'en emplissant les rues de Rome d'esclaves, il introduisait, par la même occasion, l'esclavage dans l'Empire et avec lui ses conséquences décomposantes. Puissent ceux qui ont mis l'Azerbaïdjan en esclavage, réfléchir aujourd'hui, et ils verront qu'ils sont, de fait, eux-mêmes des esclaves ! Celui qui possède un si grand nombre d'esclaves n'aura pas la possibilité de garder longtemps le pouvoir. Le même sort qu'à Rome attend les puissances qui prennent exemple sur le passé des Romains. Les nations qui veulent exister et vivre librement, doivent respecter la liberté. Un nationalisme raisonnable doit marcher parallèlement avec le respect des droits des autres nations. Les vieux Azerbaïdjaniens, aussi bien que les jeunes, ont bien conçu cette vérité. Le feu qui brûle dans leur coeur est une flamme sacrée qui les réchauffe et les éclaire. Ils connaissent le cri de Prométhée, ce même cri qui ne laissait pas dormir Jupiter ; les montagnes caucasiennes ont gardé jusqu'à nos jours l'écho de Prométhée. Une nation, qui s'est montrée capable de vivre, libre et indépendante, ne serait-ce qu'un court laps de temps, ne peut rester longtemps dans l'oppression. L'exemple de la brave Pologne opprimée un siècle durant par trois Empires, est instructif. Eh bien ! ne s'est-elle pas levée de sa tombe, de cette tombe où elle avait été couchée vivante ? N'a-t-elle pas brisé héroïquement la lourde pierre qui recouvrait son tombeau ? Est-ce qu'une poignée de Finnois n'a pas gardé son indépendance à l'époque même du tsarisme russe ? La Finlande d'aujourd'hui n'est-elle pas un pays libre et des plus cultivés qui soient parmi les autres nations ?

Tout cela laisse croire que l'Azerbaïdjan, qui a déjà été libre, le reviendra certainement et le temps n'est pas éloigné où il nous sera donné de fêter le jour de notre deuxième conquête de l'indépendance de l'Azerbaïdjan. Commencer c'est être déjà à mi-chemin de la cause !

Les patriotes azerbaïdjaniens qui constituent le cerveau et le coeur de la nation ont résolu de mourir plutôt que de reculer. Cet élan des patriotes azerbaïdjaniens ne peut pas ne pas se réaliser !... Cette aspiration ne peut pas ne pas s'accomplir dans la vie ! Qui pourrait empêcher le soleil de se lever ?

Dr ABDULLAH-DJEVDET.

Abdullah Cevdet était un médecin et intellectuel turc d'origine kurde : co-fondateur du Comité de l'Union ottomane (noyau du futur Comité Union et Progrès), son occidentalisme radical et son matérialisme athée l'ont amené à s'éloigner du mouvement jeune-turc.

Voir également : Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan

La pensée d'Ahmet Agaïev/Ağaoğlu

Hamdullah Suphi : "Comment se brisent les idoles"
  
Histoire des Arméniens : massacre de la population azérie à Bakou

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes