André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983, p. 99-101 :
"Soliman a maintenant trente-cinq ans. En dépit de l'échec de Vienne, l'Empire ottoman est à son apogée, le sultan en pleine gloire. Rien n'est encore venu assombrir la félicité du « Maître de ce temps », Padichah, Calife du Prophète de Dieu, Commandeur des Croyants. En 1530, deux personnes sont ses intimes, le grand vizir Ibrahim qui ne le quitte pas et une femme, Hürrem Sultane, celle que l'Europe a nommée Roxelane.
Si l'on sait peu de choses des princes de la Maison d'Osman, on en sait encore moins sur ces femmes qui, par milliers, peuplèrent pendant plusieurs siècles le Harem du Grand Turc : Excepté quelques indiscrétions des hauts dignitaires, dont profitèrent voyageurs et diplomates occidentaux, on ignore quasiment tout, non seulement des innombrables anonymes qui ne firent que passer par le Harem ou y moururent, mais de celles qui y vécurent, y tinrent une large place, mères de princes et de princesses. On connaît les noms de certaines, dont les intrigues firent parler d'elles, comme la fameuse Kösem Sultane au XVIIe siècle et c'est tout. Leur vie tout entière s'écoula entre les murs de Topkapi, ou du Vieux Sérail, sans laisser de traces.
Roxelane nous est beaucoup mieux connue, encore que dans sa vie subsistent de larges ombres, à commencer par sa naissance. Selon une tradition polonaise, elle était la fille d'un pauvre pope de Rohatyn, en Ruthénie, sur le Dniestr, région limitrophe de la Hongrie, de la Moldavie et de la Pologne. Son nom de naissance serait Alexandra Lisowska. Enlevée par les Tartares qui faisaient fréquemment des razzias en Pologne, elle aurait été achetée par Ibrahim qui l'aurait offerte à Soliman, ce qui n'est confirmé par personne.
Le surnom de Roxelane qu'on lui a donné veut dire « la Russe » et non « la Rousse ». De taille assez petite, non bella ma grassiada, selon l'ambassadeur de Venise Bragadino, son humeur enjouée lui valut le surnom de Hürrem (la Joyeuse). Certainement intelligente, sûrement rusée, elle sut « par ses séductions et ses talents » inspirer au sultan une passion exclusive. On raconte qu'elle chantait à son impérial amant les airs nostalgiques des pays slaves, en s'accompagnant à la guitare. Mais, plus que ses dons musicaux, elle dut certainement sa place auprès de Soliman au fait qu'elle lui donna quatre fils. Elle régna vite sans partage sur le cœur de Soliman. Bragadino rapporte que de très belles jeunes filles ayant été offertes au sultan, elle lui fit de telles scènes qu'il dut les renvoyer « car si ces filles, ou d'autres, étaient restées au Sérail, elle en serait morte de douleur ». D'après Busbecq, l'ambassadeur de Ferdinand, Roxelane gardait l'affection de Soliman « par des charmes d'amour et des procédés magiques ».
A l'époque où Roxelane arriva au Palais, la place de première sultane (kadın) était occupée par Gülbahar, probablement d'origine tartare, qui avait donné à Soliman un fils, Mustafa. Elle élimina sa rivale à l'occasion d'une scène qui, selon l'ambassadeur de Venise, se transforma en une véritable bataille. Roxelane eut des cheveux arrachés et le visage égratigné. Elle refusa de paraître devant Soliman, alléguant qu'il ne pouvait la voir en cet état. A partir de ce moment, le sultan n'eut plus de rapports avec Gülbahar (elle quitta le Harem avec Mustafa lorsque celui-ci fut nommé gouverneur de province, à Manisa).
Roxelane profita d'un incendie qui ravagea le Vieux Sérail pour obtenir palais (celui que nous appelons Topkapı), centre de la vie politique et Cour du sultan, où celui-ci avait un appartement. Elle emmena avec elle une foule d'eunuques blancs et noirs, de servantes et de domestiques, et lorsqu'elle fut installée, elle y resta. Le Harem se confondra bientôt avec l'Etat. Les conséquences en seront déplorables.
Quelque temps après, Roxelane obtint le succès qui consacrait son triomphe. Soliman l'épousa. Ce mariage obtint si peu l'approbation de la Cour qu'aucun chroniqueur ottoman n'en a parlé. C'est Busbecq qui évoque, dans ses Lettres, la dot que Soliman lui constitua, ce qui dans le droit turc légitimait leur union. Une relation de ce mariage se trouve aussi dans le Journal de la Banque génoise de Saint-Georges : « Cette semaine un événement très extraordinaire est arrivé dans cette ville, absolument sans précédent dans l'histoire des sultans. Le Grand Seigneur Soliman a pris pour impératrice une femme originaire de Russie, appelée Roxelane, et il y a eu de grandes réjouissances. La cérémonie a eu lieu au Sérail et les fêtes dépassent tout ce que l'on a vu. Il y a eu une procession publique, des cadeaux. La nuit, les principales rues étaient gaiement illuminées et il y a eu beaucoup de musique et de fêtes. Les maisons sont décorées de guirlandes. Une tribune a été érigée sur l'Hippodrome d'où Roxelane et la Cour ont assisté à un grand tournoi de chevaliers et à un défilé de bêtes sauvages et de girafes avec des cous si longs qu'ils touchent le ciel... On parle beaucoup de ce mariage et personne ne peut dire ce qu'il signifie. »
Hürrem Sultane n'avait pas attendu d'être mariée pour exercer une influence qui durera jusqu'à sa mort. On l'a probablement exagérée car Soliman était loin d'être un souverain faible et influençable. Il porte seul la responsabilité des actes, bons ou mauvais, de ses quarante-six ans de règne. « La Joyeuse », cependant, était jalouse de l'intimité qui existait entre le sultan et le favori. Elle poussera à la guerre contre Venise, en 1537, à laquelle Ibrahim s'opposait. Les ambassadeurs étrangers n'oublient jamais d'apporter des présents à son intention et beaucoup de hauts dignitaires lui doivent leur nomination. Elle fera la carrière de Rüstem, l'époux de sa fille Mihrimah, et ne cessera de le protéger. On verra aussi qu'elle n'est sans doute pas étrangère à l'assassinat de Mustafa.
Roxelane ne fut probablement pas l'âme damnée de Soliman que l'on a complaisamment décrite. Le principal reproche que l'histoire peut lui faire est d'avoir inauguré le règne des favorites et des courtisans qui devait, plus tard, tant affaiblir l'Empire."
Voir également : Kanuni Sultan Süleyman (Soliman le Magnifique ou le Législateur)
Süleyman Ier vu de Venise
Digne d'un si grand Empire