jeudi 15 février 2018

Ernesto Giménez Caballero (écrivain espagnol)




Ernesto Giménez Caballero, Genio de España. Exaltaciones a una resurrección nacional y del mundo, Barcelone, Planeta, 1983 (première édition : 1932), p. 108-111 :

"Les Ottomans apparaissent comme les Castillans de l'Islam. Unificateurs, ordonnateurs et impériaux. Ils ont battu les Serbes au Kosovo (1389), les Bulgares à Tirnovo (1393). Ils ont envahi la Zéta en 1499. Belgrade en 1521. Et ils sont arrivés sur le Dniestr en 1538. (...)

Mais l'empire turc, comme l'empire espagnol, se démembre et se désintègre au XIXe siècle, au rythme de la Marseillaise jouée par la France dans tous les Balkans, comme dans toutes les républiques américaines. A partir de l'anarchie consécutive, les autonomies est-européennes se sont cristallisées ; le royaume serbe, la basileia grecque, le tsarat bulgare, etc.

Lorsque vient la Grande Guerre de 1914, la Turquie, réduite, vaincue, rêve sans doute d'une renaissance guerrière, avec l'aide de l'Allemagne. Mais l'Allemagne est vaincue. Et le patriotisme turc doit en subir les conséquences. L'Angleterre aide les Grecs, ennemis séculaires du Turc, pour une incursion en Asie Mineure. On essaie donc, non seulement de jeter l'Osmanli hors de l'Europe, mais aussi de l'Asie. La Turquie semblait irrémédiablement perdue. Son sultan Mohamed VI [Mehmet VI] n'avait plus de courage ou de sentiment patriotique. Il s'appuie sur l'Angleterre et se livre à elle.

Mais en Turquie il y avait, depuis 1908, des groupes de jeunes, des faisceaux de patriotes, qui aspiraient à un vaste avenir, à une résurgence. Ces groupes s'appellent « La Jeune Turquie », « Union et Progrès »... Une de ces sociétés romantiques et héroïques s'appelle « La Patrie ».

Et son fondateur : Mustafa Kemal. Mustafa Kemal était d'une pure lignée, une lignée macédonienne. Fils d'un commerçant et fonctionnaire de Salonique, natif de cette ville et de la lignée d'Alexandre le Grand. Dans cette lignée macédonienne, on trouve de grands hommes d'Etat guerriers : Niasi [Niyazi] Bey, Talaat, Mohamed Ali [Mehmet Ali Paşa], Enver... En 1904, il était capitaine de l'état-major. Et, comme nos militaires des juntes de défense, il passe sa vie à conspirer, ce qui lui coûte parfois cher.

La Grande Guerre éclate ; Mustafa est responsable du commandement de la 19e division et se bat à Ariburnu. Bientôt, des divergences apparaissent avec le commandement allemand. Mustafa Kemal est tout d'instinct guerrier, et le général tudesque Falkenhayn, de pédanterie. Celui-ci abandonne sa pédanterie. Quand ils se rappellent que Mustafa avait raison et qu'on lui ordonne de marcher sur Bagdad, il est déjà trop tard. L'armistice a été signé : c'est la défaite. Ne sachant que faire de ce Mustafa, le sultan le cantonne en Anatolie, pour diriger un groupe de troupes. (Ainsi, au XVe siècle, le Basileus byzantin laissa ses auxiliaires, des Turcs, à Gallipoli, ignorant que ces guerriers auxiliaires allaient le battre.) En effet, alors que l'armée turque est démoralisée, Kemal organise la résistance nationale avec les meilleurs des anciens combattants. Et, depuis Angora, la Tolède anatolienne, avec un climat rude et de haute altitude, il commence à entrevoir l'avenir de la Turquie.

Le 14 mai 1919, la Conférence de paix se tient tranquillement à Versailles pour partager la Turquie. Pour les Yankees, l'Arménie et Constantinople ; pour la Grèce, Smyrne ; pour la France, l'Anatolie septentrionale... Les Grecs n'attendent pas grand-chose. Le 19 mai, ils débarquent à Smyrne, aidés par leur protecteur anglais, qui a un agent fidèle en Venizelos.

Smyrne est la Fiume des Turcs. Une clameur nationale s'élève dans le domaine turc. « Smyrne restera turque » — est-il proclamé —. Et Mustafa, de son point de vue, les bras croisés, dit à ses hommes : « Le Turc n'a jamais été un esclave et ne le sera jamais. » Le sultan, corrompu par l'Angleterre, hésite. Mais Mustafa Kemal, en octobre 1922, pousse la poitrine de ses chevaux jusqu'à la mer Egée, poursuivant les Grecs terrifiés.

Une nation renaît. Ce grand capitaine, Mustafa, s'appelle le Ghazi, le Conducteur, le Victorieux. Sa puissance avance sur Constantinople.

Le 17 novembre, un télégramme annonce au peuple : « Le sultan s'est enfui à l'aube et s'est embarqué sur le croiseur anglais Malaya, partant pour Malte. » La révolution nationale s'est faite en Turquie. Et la Turquie commence à retrouver son génie, son destin.

Que fait Mustafa Kemal en Turquie pour redresser le génie turc ? D'un côté : moderniser l'islam turc. L'occidentaliser. D'autre part : traditionaliser l'islam turc. L'orientaliser. La Turquie : en tant que pont entre l'Asie et l'Europe, elle se voit chargée de la mission d'européaniser l'Orient. En d'autres termes : introduire la civilisation occidentale avec la substance turque, avec le style asiatique.

S'appuyant sur la plus pure tradition coranique qui postule : « Allez vous instruire partout, jusqu'en Chine », cet homme n'a pas peur de réprimer le mahométisme guindé du sultan en tant que religion officielle. Il proclame la liberté des cultes et de la conscience. Il laïcise les écoles et la vie publique. Mais en même temps, il tente une réforme intense du mahométisme. Il nationalise la langue turque, en la purgeant de ses barbarismes. Il introduit l'alphabet latin. Il amorce le vêtement à l'européenne. Il met un chapeau au lieu d'un fez. Et une queue-de-pie. Et il danse en public. Et il arrache le voile des visages féminins. Et il met en ordre l'administration. Et il entreprend des travaux publics dans le cadre de vastes plans. Et des réformes sociales. Et une réorganisation de l'armée, avec des vues impériales et efficaces. Sa République est née au son de la Marseillaise. La Turquie s'européanise. Mais elle s'européanise à l'ombre d'une loi d'ordre public, d'une dictature sans appel. La République, c'est un dictateur. Un seul homme. Le Ghazi. (En Espagne, on obtiendrait le même type en ajoutant celui de Primo de Rivera [général et dictateur] à celui d'Azaña [Premier ministre républicain]. C'est pourquoi la dictature et la république sont en Espagne si complémentaires et si opposées ; malheureusement.)

(...)

Le génie osmanli s'est réveillé. Voilà. Il renaît. Et il triomphe. Avec son vainqueur : Mustafa, le Ghazi."

Ernesto Giménez Caballero, Manuel Azaña (Profecías españolas), Madrid, Ediciones de la Gaceta Literaria, 1932, p. 270-271 :

"Azaña a également certains contacts turcs. (L'Espagne ressemble beaucoup à la Turquie. Le saviez-vous ?)

(...)

Mustafa Kemal en est venu à européaniser l'islam. Il attaqua "les forces traditionnelles". L'Eglise, l'Armée, l'Aristocratie. C'est pourquoi ces forces organisèrent un 10 août [allusion au pronunciamiento du général Sanjurjo en 1932], la fameuse insurrection des hommes et des femmes "kurdes". Son Sanjurjo s'appelait le cheikh ou le général Saïd.

Cette volonté d'européaniser par la force un pays presque oriental a été la clé de la politique de Lénine, de Mustafa Kemal. Sans doute aussi est-ce la clé de celle du Duce italien. Et de Don Manuel Azaña."

Antonio Marquina et Gloria Inés Ospina, España y los judíos en el siglo XX. La acción exterior, Madrid, Espasa Calpe, 1987, p. 53 :

"A son retour en Espagne [en 1931, après un voyage en Orient], Giménez Caballero a proposé un nouveau plan d'action pour la réintégration progressive d'une « province spirituelle de plus d'un million d'âmes » [la diaspora sépharade], soulignant auparavant la nécessité d'annuler l'édit de 1492 et de fournir des facilités pour l'acquisition de la nationalité espagnole. A côté de cela, à son avis, un demi-million de pesetas d'or pourraient être collectées chaque année et pourraient être utilisées dans la propagande parmi les colonies sépharades elles-mêmes."

Voir également : XVIIe siècle : l'Europe des Habsbourg et l'"apaisement turc"

L'autoritarisme kémaliste

mercredi 14 février 2018

Richard Coudenhove-Kalergi




Richard Coudenhove-Kalergi, An Idea Conquers the World, Londres, Hutchinson, 1953, p. 130-132 :

"Parmi les nombreux hommes d'Etat étrangers qui vinrent à Vienne, celui qui me fit la plus forte impression fut Eleftherios Venizelos. Partisan enthousiaste de la Paneurope, il était pleinement confiant dans son avenir. (...)

Il revenait d'Ankara [en 1930] et était encore rempli des impressions acquises au cours de cette visite. Tout d'un coup, l'inimitié héréditaire entre Grecs et Turcs s'était transformée en alliance amicale. « Peu de temps après mon arrivée au pouvoir, me dit-il, j'ai passé en revue l'ensemble des relations turco-grecques. Il m'est soudainement apparu très clairement qu'il n'y avait vraiment que deux façons de sortir de l'impasse créée par une masse de revendications et de contre-revendications contradictoires : soit nos deux pays continueraient à se quereller — auquel cas ils s'extermineraient tôt ou tard, ou il devait y avoir une véritable réconciliation — après quoi les deux pays travailleraient harmonieusement ensemble.

« J'ai fait savoir à Mustapha Kemal que j'étais prêt à oublier le passé, que je souhaitais tourner la page dans nos relations mutuelles et faire place à une politique de collaboration turco-grecque. Kemal, qui est un grand homme d'Etat aussi bien qu'une personnalité d'envergure, a immédiatement accepté ma suggestion. Je me suis donc rendu à Ankara où il ne nous a pas fallu longtemps pour parvenir à une pleine compréhension des principes d'une étroite entente turco-grecque. »  

La sublime simplicité de cette action ressort d'autant mieux si l'on considère pleinement la longue histoire de l'antagonisme entre les deux peuples, remontant à huit cents ans et attisé à tous les stades par la haine et le fanatisme religieux. Seulement cinq ans plus tôt, les Grecs et les Turcs avaient été enfermés dans une lutte impitoyable pour la vie et la mort dans laquelle les deux parties semblaient exclure la pensée de la réconciliation. Maintenant, toute cette haine amère avait disparu soudainement, simplement parce que le génie politique de deux hommes d'Etat s'était révélé plus fort que toute la gamme des querelles héréditaires. Voici en effet un exemple édifiant pour les dirigeants de la France et de l'Allemagne. Il y a là aussi la preuve éclatante que les dirigeants, et non les peuples, étaient responsables de la lenteur des progrès du projet paneuropéen.

Nous en sommes venus à parler des questions raciales. Venizelos soutint qu'il n'y avait pas de différences raciales entre les Grecs et les Turcs. « Ceux qui continuaient à adhérer à l'Eglise chrétienne, disait-il, étaient considérés comme des Grecs, tandis que ceux qui adhéraient à la foi musulmane devenaient des Turcs. Si mes ancêtres étaient devenus musulmans et ceux de Kemal disciples du Christ, je serais aujourd'hui turc et lui grec. » Pour souligner ce point, Venizelos m'a raconté qu'à Ankara, il avait assisté à un défilé de scouts : la proportion de Turcs aux cheveux clairs parmi ceux qui marchaient était d'environ un tiers, plus importante, en fait, que chez les scouts athéniens.

Au cours de notre discussion, Venizelos m'a convaincu de la nécessité d'inclure la Turquie dans le projet paneuropéen.
J'avais délibérément laissé cette question ouverte à cause du caractère partiellement asiatique de la Turquie. Mais Venizelos a fait savoir qu'étant donné la communauté d'intérêts qui s'était maintenant établie entre les deux pays, la Grèce aurait du mal à poursuivre sa collaboration, à moins que la Turquie ne trouve également une place dans l'Union."


Richard Coudenhove-Kalergi, "La race européenne", Nouveaux Cahiers, n° 36, 15 décembre 1938 :

"L'aryanisme est un attentat contre l'idée de la race blanche, contre la communauté de sang européenne : et pour finir, contre l'idée européenne elle-même. Car le concept d'Europe est indissolublement lié à l'idée de race, de culture blanche.

Voir également : Kémalisme : les théories raciales au service de la paix
  
Le kémalisme : un nationalisme ouvert et pacifique

lundi 12 février 2018

Mustafa Kemal Atatürk : ce qu'il était, ce qu'il n'était pas




Philippe de Zara, "Profils de dictateurs : Mustapha Kémal", Sept (hebdomadaire du temps présent), 28 avril 1934, p. 12 :

"Les sceptiques — et ses adversaires — ont commencé par traiter de bolchevik ce défenseur tenace de la propriété, — puis d'athée ce déiste à la Robespierre qui a mis le Coran à la portée de tous, — puis de fauteur de désordre, cet avant-courrier de la civilisation européenne vers l'Orient, — puis de militariste ce chef pacifique qui a réussi à dissoudre la haine gréco-turque cinq fois séculaire et à vivre en harmonie avec tous ses voisins, — puis de xénophobe, ce libéral sous le règne duquel nos écoles religieuses ont atteint leur maximum d'élèves. On a prédit, chaque mois d'abord, sa chute pour le mois suivant, puis chaque année pour l'année suivante : Mustapha Kémal est toujours Président à vie de la République turque."

Voir également : Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?

L'autoritarisme kémaliste

L'étatisme kémaliste

Le kémalisme et l'islam

Le kémalisme : un nationalisme ouvert et pacifique

Un génie de ce temps : Kemal Atatürk

La mort du Ghazi (1938)

vendredi 2 février 2018

La théorie de la parenté entre les langues turque et quechua

Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Paris, Folio, 1987, p. 82-83 :

"D. E. : Et quand vous vous êtes mis à apprendre le quechua [au Pérou], vous avez été frappé par sa ressemblance avec le turc...

G. D. : Oui, c'est un des crimes inoffensifs que j'ai commis : le rapprochement du turc et du quechua. Mais c'est un crime que j'assume. Les turcologues ne m'ont guère approuvé, parce que mon hypothèse suppose que le groupe de langues dites altaïques, c'est-à-dire le turc, le mongol et le mandchou, est illusoire, puisque le turc, et lui seul, avec ses singularités propres, avec la liste de ses six premiers noms de nombres, se laisse rapprocher du quechua.

D. E. : Et comment justifiez-vous cette coupure entre le turc et le mongol, qui ont, je crois, en commun tant de vocabulaire.

G. D. : On ne peut parler qu'en termes de milliers d'années. La Sibérie a toujours été un ethnodrome. Ce qu'il y a de commun aux vocabulaires des langues dites altaïques peut être le résultat d'innombrables influences ou d'emprunts réciproques.

D. E. : Et aujourd'hui, vous tenez toujours pour acquise la parenté de ces deux langues : turc et quechua ?

G. D. : J'ai joué et les cartes sont sur la table. Il appartient aux linguistes de dire si les arguments et le résultat sont acceptables."

Voir également : Georges Dumézil