samedi 13 janvier 2018

L'Italie et la Turquie au lendemain de la Première Guerre mondiale




"La Question d'Orient en 1921 et la Politique islamique des Puissances de l'Entente", Revue militaire française, n° 1, 1er juillet 1921, p. 44-45 :

"Le docteur Enrico Insabato, dans un livre sur l'islam, a écrit : « Une nation non musulmane, pourvu qu'elle procède suivant une attitude et d'après des sentiments philoislamiques intelligents, peut être l'amie et l'alliée de toutes les populations et de tous les Etats musulmans. »

Dès l'armistice signé, l'Italie a cherché à être cette nation. Elle s'est proclamée l'amie des Turcs, des Arabes, des Albanais et de tous les peuples mahométans et s'est efforcée de soutenir les revendications des groupes musulmans avec lesquels ses représentants se trouvaient en contact.

Vis-à-vis de la Grèce, sa politique n'a pas varié, et Rome s'est activement employée à contrecarrer Athènes en prenant parti ouvertement pour les Turcs en Asie-mineure et en s'efforçant de limiter le plus possible les acquisitions territoriales de l'Hellade par la révision du traité de Sèvres. Au moment même de la signature de ce traité, tout faillit être remis en question à la suite du différend qui s'était élevé entre Rome et Athènes à propos du Dodécanèse. L'intervention de M. Venizelos aboutit à la conclusion d'un accord ; mais entre les deux nations subsistent de nombreuses causes de conflits qui pourraient s'envenimer. Le gouvernement de Rome n'a laissé passer aucune occasion de manifester ses sympathies proturques en protestant contre les sanctions infligées à l'empire ottoman, en favorisant les relations commerciales entre l'Anatolie et l'Europe par Adalia, en faisant bénéficier les chefs unionistes d'une large hospitalité, en envoyant des missions à Angora et en désignant un ambassadeur à Constantinople, au lendemain même de la signature du traité de paix turc, sans en attendre la ratification."

Voir également : Les relations fluctuantes entre la Turquie kémaliste et l'Italie mussolinienne

Les nationalismes français et italien, vus par Tekin Alp (Moiz Kohen)

Rüstem Mariani Paşa

L'Italie de la Renaissance et l'Empire ottoman : contacts et influences

Süleyman Ier vu de Venise

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samedi 6 janvier 2018

L'Italie de la Renaissance et l'Empire ottoman : contacts et influences




André Clot, Mehmed II. Le conquérant de Byzance (1432-1481), Paris, Perrin, 1990 :


"La vision du monde occidental acquise par le sultan des Turcs [Mehmet II] dès sa jeunesse, grecque et latine dans le domaine intellectuel est pourtant, dans celui des arts figuratifs, plus proche de Rome et de l'Italie que de Byzance et de la Grèce antique." (p. 149)

Stéphane Yerasimos, La fondation de Constantinople et de Sainte-Sophie dans les traditions turques : légendes d'empire, Paris, IFEA-Maisonneuve, 1990 :


"(...) nous nous trouvons sans doute devant un fonds légendaire concernant la construction [de Sainte-Sophie] et le rôle de l'architecte dans celle-ci, et ceci à une époque, XVe et XVIe siècles, où des deux côtés de la Méditerranée, Italiens et Ottomans sont à la poursuite du même projet, l'édification de la plus grande coupole, s'inspirant respectivement des modèles romain et byzantin du Panthéon et de Sainte Sophie. L'hypothèse la plus plausible serait donc de penser que les uns et les autres puisent dans un même "folklore" d'architecte diffus. Mais ceci ne résout pas la question des liens de transmission entre l'Occident et les Turcs. Effectivement, si la légende de Sainte Sophie est incontestablement à l'origine de certains des éléments rencontrés, rien ne nous permet d'affirmer que la tradition byzantine tardive ait pu jouer ce rôle de transmission. De même, les contacts artistiques entre l'Italie et les Turcs sous Mehmed II, mais aussi sous Bayezid II : le séjour de Gentile Bellini, le voyage avorté de Mattheo de' Pasti, l'architecte du Tempio Malatestano de Rimini, la visite de Filarète à l'époque de la construction de la mosquée de Mehmed II, ou les projets de Léonard de Vinci pour les ponts sur la Corne d'Or et le Bosphore, ainsi que les influences occidentales manifestes dans le nouveau palais de Topkapı, construit sous Mehmed II, indiquent l'existence de rapports mais ne nous renseignent pas davantage sur les possibilités de transmission d'une tradition. L'existence de ces relations a pu toutefois conduire l'auteur du récit turc à chercher une origine occidentale pour l'architecte de Sainte Sophie." (p. 141)

Bernard Lewis, Comment l'Islam a découvert l'Europe, Paris, La Découverte, 1984 :

"La présence chez eux d'artistes occidentaux ne passa pas totalement inaperçue des Turcs. Le peintre italien Gentile Bellini se rendit à Istanbul après la conquête et fit même un portrait du conquérant. (...)

L'art du portrait était, en effet, une nouveauté dans le monde islamique. La loi sacrée, ainsi qu'elle a été interprétée, interdit de représenter l'être humain. Cette interdiction demeura entière pour la sculpture qui commença seulement à pénétrer en Islam à la fin du XIXe siècle et qui suscite encore de vives critiques chez les puristes. La peinture, autrement dit la représentation en deux dimensions, était en revanche largement répandue, notamment dans les territoires persans et turcs. Elle différait de la peinture occidentale sur deux points importants. D'une part, elle se limitait dans l'ensemble à l'illustration de livres et à la miniature, bien qu'il existât aussi des peintures murales. L'accrochage de tableaux sur les murs était une pratique occidentale que les musulmans n'adoptèrent pas avant la fin du XIXe siècle. D'autre part, les personnages représentés étaient pour la plupart littéraires et historiques. On trouve des portraits dans l'art musulman classique, mais ils sont extrêmement rares et sévèrement critiqués

L'adoption de la peinture de portrait par les sultans ottomans et leurs artistes est un signe significatif de l'influence européenne. L'exemple donné par Mehmed le Conquérant ne fut pas suivi par ses successeurs immédiats, mais au XVIe siècle il devint la règle." (p. 249-250)

"Au XVIe siècle, on trouvait déjà dans la langue de la marine turque un nombre considérable de vocables empruntés à l'italien, soit directement, soit par le truchement du grec. Signalons par exemple : kapudan, pour capitaine, qui inspirera le titre de Kapudan Pacha, grand amiral de la flotte ottomane ; lostromo ou nostromo, mot méditerranéen désignant couramment le maître d'équipage qui signifie notre maître et vient probablement du jargon des esclaves employés sur les galères espagnoles et portugaises ; fortuna qui, en turc, a pris le sens de tempête, et le mot mangia, manifestement d'origine italienne, dont les marins turcs se servaient pour désigner leur nourriture. La plupart de ces vocables étaient d'origine italienne, notamment vénitienne, mais certains venaient aussi de l'espagnol, du catalan et même du portugais. Le nombre de ces mots d'emprunt dans la langue familière turque et notamment dans le vocabulaire lié à la mer (constructions navales, navigation, pêche) témoigne d'une certaine influence occidentale." (p. 78)

Voir également : Fatih Sultan Mehmet (Mehmet II)

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L'Empire ottoman et l'Occident chrétien à l'époque moderne

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Les Turcs et l'art : créateurs, mécènes et collectionneurs

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mercredi 3 janvier 2018

Mehmet II et la lutte entre impériaux et cléricaux




Stéphane Yerasimos, La fondation de Constantinople et de Sainte-Sophie dans les traditions turques : légendes d'empire, Paris, IFEA-Maisonneuve, 1990 :

"Les grands sultans, de Mehmed II (1451-1481) à Süleyman, dit le Magnifique (1520-1566), ont fait une politique européenne qui les amena à reconstituer l'empire de Justinien, à l'exception de l'Italie, pourtant constamment convoitée, et du sud de l'Espagne. De plus, en contestant à Charles Quint le titre de l'empereur et en prétendant le détenir en toute exclusivité, en tant que descendants des empereurs Romains-Byzantins, les sultans ottomans entendaient conférer à leur vision politique les bases idéologiques qui ont maintenu et perpétué les empires antérieurs et notamment le concept d'Empire Universel. Or, sur les terres conquises par les Ottomans l'idée de l'Empire se trouvait intimement liée à celle de la chrétienté, depuis Constantin précisément, tandis que, depuis Charlemagne, l'Occident essayait également de s'en emparer. Quelle que soit la tradition turque de monarchie universelle ou la détermination musulmane de donner à la communauté des croyants une dimension planétaire, le sultan turc ne pouvait pas chausser impunément les sandales de pourpre de l'empereur. Le conflit n'était pas seulement externe (la farouche opposition occidentale à l'usurpation infidèle) mais aussi interne, puisque l'idéal de la communauté musulmane s'accommodait toujours mal du projet impérial.

Ce conflit entre la communauté et l'empire n'éclate pourtant jamais au grand jour et n'apparaît pas directement à travers les textes. La question affleure constamment dans les comportements et les décisions des uns et des autres, tels qu'ils sont exposés et commentés par les récits historiques mais ceux-ci ne discutent jamais des positions idéologiques ouvertes. Le conflit n'est pas avouable parce qu'il se déroule entre deux pouvoirs qui se veulent l'un comme l'autre aussi absolus qu'exclusifs. Ils ne peuvent pas pour cela tolérer un débat ouvert qui apporterait directement la contradiction, puisque celle-ci serait aussitôt taxée de crime de lèse-majesté ou de lèse-Dieu.

Nous sommes alors étonnés de voir les attaques les plus vives portées contre Mehmed II, le premier et, sans doute, le plus fervent adepte du projet impérial, figurer dans un texte relatant une histoire légendaire de Constantinople. Et, de proche en proche, l'ensemble de la légende apparaît sous un jour violemment anti-impérial." (p. 1-2)


"Dans notre cas, nous venons de nous apercevoir de l'importance du débat sur l'Empire dont la manifestation monumentale n'est qu'une démonstration. Ce débat révèle la lutte entre les groupes prétendant au pouvoir dans l'empire Ottoman, la bureaucratie d'origine servile et les ulema, hommes de la loi religieuse et au sein du groupe des religieux les tiraillements entre ceux qui s'alignent sur le pouvoir impérial, gravement fustigés par Ahmed Yazicioglu, et ceux qui s'appuient sur un islam plus populaire, celui des ordres mystiques.

Mais les aspects de la lutte sont multiples. Ils portent sur le droit : droit religieux, dont les ulema sont les seuls dépositaires, ou droit coutumier régi par les bureaucrates. Le débat d'Empire est aussi celui de la prépondérance de l'un de ces droits sur l'autre. Et le débat reste sans conclusion, parce que, si le droit coutumier, le seul qui est vraiment évolutif dans la société musulmane, se développe et s'étend dans tous les domaines, il reste en dernière instance soumis, parce que formellement subordonné, au droit religieux. Il faudra attendre le XIXe siècle pour qu'il puisse s'émanciper dans le cadre du processus d'occidentalisation.

Enfin, le débat porte, implicitement mais fondamentalement, sur le rôle de la religion elle-même, à travers la dispute sur la représentation de la volonté divine par l'empereur ou par les interprètes des textes sacrés qui est au centre du débat d'Empire. L'Empire ottoman, multiethnique et géré par une bureaucratie servile, d'origine obligatoirement non-musulmane, est dans son essence et dans son projet syncrétique. Il vise à une autocratie civile, une hiérarchie ayant à son sommet un monarche absolu. Par contre, les anti-impériaux réclament une méritocratie religieuse où tout est régi par les textes sacrés, appliqués par leurs interprètes privilégiés. La première tendance se développera vers l'autocratie occidentalisée du XIXe siècle et au-delà vers la république autocratique du XXe. Le deuxième perpétuera son opposition sous une forme qui sera appelée réactionnaire et plus tard intégriste. Nous voyons donc déjà se profiler derrière ce débat d'Empire les clivages connus de la société turque moderne. D'une part, les autocrates éclairés de Mehmed II à Mustafa Kemal Atatürk qui, à défaut d'Empire, rêvent d'un pouvoir sans partage pour le bien de tous. D'autre part, les pourfendeurs obstinés de la fuite en avant, que celle-ci s'appelle projet impérial ou progrès moderne, et adeptes de l'éternel retour à une communauté vivant un bonheur immuable à l'ombre de son Dieu." (p. 249)


"Les laissés pour compte du XVe siècle ottoman sont d'une part les gazi, les premiers combattants et chefs de guerre de l'Etat tribal, qui s'étaient taillé des fiefs plus ou moins importants sur les terres conquises, mis en question par le centralisme impérial de Mehmed II, s'appuyant sur les kapikulu, et d'autre part, les ulema, hommes de la loi, qui se trouvent de plus en plus écartés de l'administration au profit des mêmes kapikulu. D'où le regret du bon vieux temps où "on ne donnait pas des fonctions et des fiefs aux gens de la Porte". Dans ces conditions, il n'est pas risqué d'imaginer que l'auteur ferait partie de ces ulema qui voient leur pouvoir diminuer dangereusement. Les critiques portées par l'auteur à l'époque de Mehmed II correspondent à ce que nous savons d'elle. Dès le lendemain de la prise de Constantinople, Mehmed II dépose et condamne à mort Halil Paşa, de la famille des Çandarli qui fournissait des grands vizirs à l'Empire depuis plus d'un demi-siècle. A partir de cette date, des kapikulu occuperont ce poste. Le règne de Mehmed II ira très loin dans la limitation du pouvoir des ulema et des anciens chefs de guerre au profit d'une bureaucratie contrôlée par le souverain et celui-ci confisquera même les biens des fondations pieuses, strictement inaliénables et gérées par les ulema. De même, la prise de Constantinople et des places fortes génoises et vénitiennes en mer Noire et en mer Egée contribue à transférer une grande partie du négoce international aux mains des commerçants turcs et on voit apparaître une nouvelle classe de hoca aussi bien à Bursa qu'à Constantinople. Enfin, l'intérêt de Mehmed II pour tous les étrangers susceptibles d'apporter des informations et des connaissances est bien connu." (p. 158)


"Le projet impérial ottoman s'est affirmé deux fois avec éclat, sous Mehmed II et pendant la première partie du règne de Süleyman Ier. Il fut suivi par une réaction sous Bayezid II et par un reflux dans la seconde partie du règne de Süleyman. Les critiques et les reproches qui lui ont été faits, notamment dans les cercles des religieux, concernent principalement sa vision universelle qui aurait poussé le pouvoir vers une vision syncrétique l'éloignant de l'islam et vers la constitution d'une bureaucratie militaire l'isolant des détenteurs de l'orthodoxie islamique. La version anti-impériale de la légende de Constantinople, émanant des cercles religieux lésés par l'avènement du pouvoir impérial, pouvait être encore utilisée pour alimenter les critiques." (p. 243-244)


"Le récit... d'Edirne, en affirmant le caractère sacré de la ville, le place en concurrence directe avec Constantinople, et constitue le pendant exact de la légende de cette ville. Ce qui renforce l'hypothèse de l'origine adrianopolitaine des légendes anti-impériales de la capitale.

Le second texte magnifiant Edirne est le Saltukname, l'épopée de la conquête de Roumélie, recueillie vers 1475-1480 dans les environs de cette ville par ordre de Cem Sultan, le malheureux rival de Bayezid II. Dans ce texte, très long et fort complexe, Edirne est fondée par Adrin (Hadrien), fils d'Islam, fils d'Adam. Sari Saltuk, le héros de l'épopée, quand il y arrive pour la première fois est capturé et condamné à être jeté au feu. Il est sauvé par un esprit et mené auprès de Hizir et Elie au lieu dit Hizirlik, considéré comme un des quatre lieux saints de la ville par la texte précédent. A l'étonnement de Saltuk devant la présence de ces saints personnages en ce lieu infidèle, ceux-ci répondent que cet endroit est le lieu sacré des pays de Roum et qu'il deviendra le foyer des gazi. Par la suite, Sari Saltuk conquiert Edirne et y convoque tous les gazi. Il déclare qu'elle est le point de départ de la conquête de l'Occident, mais aussi le centre du monde. Le monde est un anneau et Edirne son centre. Par contre, et contrairement à l'épopée de Seyyid Battal Gazi, dont le Saltukname s'inspire directement, Constantinople ne joue qu'un rôle tout à fait secondaire. Dans l'ensemble de cette épopée où se mêlent curieusement l'intolérance et le syncrétisme les plus extrêmes (Sari Saltuk est assimilé dans les légendes balkaniques tantôt à Saint Nicolas tantôt à Saint Georges) souffle l'esprit des conquérants des Balkans, résolument étranger à l'idée de l'empire, dont le cœur est Edirne.444 (...)

La version impériale ottomane progressera, elle aussi, par étapes qui ne sont sans doute pas indépendantes de celles de l'évolution de la légende anti-impériale.

La première trace de cette opération est la rédaction en 1474 par Michel Aikmalotos (=le prisonnier), d'une copie des Patria, dont l'élégant manuscrit est toujours conservé dans la bibliothèque du palais de Topkapı. On peut donc déduire qu'il s'agit d'une commande de Mehmed II.

La prochaine étape date de 1479, quand le dénommé Yusuf bin Musa de Balikesir, qui se qualifie de müneccim (devin ou astrologue), déclare avoir complété la "traduction" à partir de "la langue des chrétiens" d'une Histoire de Sainte Sophie, le 18 octobre. Il est intéressant de remarquer à ce propos que, si dans toutes les versions impériales issues des Patria, les auteurs se présentent et datent leurs œuvres, l'anonymat et l'absence de datation directe reste la règle dans les versions anti-impériales. Ce que Yusuf bin Musa appelle une traduction est en réalité un résumé du Récit sur la construction... de Sainte Sophie des Patria byzantins. (...)

444 Le conflit entre Edime et Constantinople semble se prolonger tout au long des règnes de Mehmed II et de Bayezid II dans bien des domaines, dont celui de la hiérarchie religieuse. Fahreddin Acemi reste sans doute comme mufti de l'Empire à Edime jusqu'à sa mort entre 1460 et 1468. De même, Bayezid II, à son avènement en 1481, nomme de nouveau des muftis à Edirne et à Bursa et revalorise les charges des medrese dans ces deux villes. Cf. R. C. Repp, The Mufti of Istanbul, London, 1986, p. 71, 146." (p. 209-211)


"La fondation maudite de la ville se développe dans le récit sous forme de trilogie. Le premier volet, celui de la coupole aux vautours, marque le temps et l'espace. Avec la fondation de la ville se révèle le processus du commencement et de la fin des temps et le site de la ville est le lieu où ce processus se révèle. L'acte de fondation de la ville met en marche le compte à rebours qui mesure sa fin. Le deuxième volet est celui de la fondation manquée, empruntée par Yazicioglu à la légende de fondation d'Alexandrie. C'est l'échec de la raison et de la science humaines devant la puissance de Dieu, mais aussi l'infirmation par Dieu du projet impérial, la preuve que celui-ci n'est pas voulu par Dieu. Enfin, dans le troisième volet, au refus divin s'ajoute la malédiction des hommes. Ceux-ci, soumis de force à ce projet et incapables de s'y soustraire, le maudissent "chacun d'après sa langue et chacun selon sa religion". Malédiction universelle et éternelle qui voue cette ville à la ruine finale.

Dans ce passage, l'opposition au projet impérial en général, atteint celui de Mehmed II en particulier, puisque non seulement le souverain ottoman s'obstine à fonder de nouveau une ville vouée à la destruction mais il recourt au même moyen abhorré de la déportation.

Cette question du repeuplement forcé de la ville a fait couler beaucoup d'encre chez les chroniqueurs ottomans. Tous notent la réticence de la population musulmane ou chrétienne de l'empire à venir repeupler Constantinople et, quand le souverain recourt à la déportation, les nouveaux habitants s'enfuient à chaque occasion. Les chroniqueurs attribuent cette réticence à la mainmise impériale sur le sol bâti de la ville qui oblige les détenteurs à verser un loyer à l'Etat. Cette mesure, annulée et réimposée par la suite a dû constituer un frein puissant au peuplement de la ville. Parallèlement, le souverain a dû accorder des terrains importants en pleine propriété à des personnalités chargées de constituer le fer de lance du repeuplement. Ces dons, liés à une occupation anarchique par les plus puissants au début, ont pu également constituer un frein à une colonisation par le plus grand nombre, qui se trouvait réduit à la portion congrue, locataire des puissants ou de l'Etat. Mais, considérant que les anciennes capitales de Bursa et d'Edirne semblent avoir prospéré rapidement sans rencontrer des problèmes analogues, on peut se demander si l'idéologie anti-impériale et apocalyptique ne fut pas également un frein à un peuplement immédiat." (p. 83-84)


Voir également : Fatih Sultan Mehmet (Mehmet II)

L'héritage romain chez les Turcs seldjoukides et ottomans

La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat

La dynastie ottomane et les racines turciques

Mehmet II dans la conception kémaliste de l'histoire

Une hypothèse sur l'anticléricalisme kémalien