"Capodistrias", Revue des Deux Mondes, 15 avril 1841 :
"(...) en un mot, l'hétairie voulait reconstituer l'empire grec ; projet gigantesque, mais praticable. Répéter que, sur aucun point du territoire conquis, les Turcs ne tiennent solidement au sol ; que partout où ils se sont établis, principalement dans les pays chrétiens, ils n'ont fait que se superposer en dominateurs barbares aux races soumises, c'est reproduire un lieu commun cent fois répété, mais dont les conséquences immédiates, par rapport à la Grèce, n'ont pas toujours été examinées avec une réflexion sévère et mûrie. Les Hellènes n'avaient jamais pu voir dans les Ottomans que des étrangers oppresseurs, et, le gouvernement n'exigeant de ses raïas que de l'argent, et les laissant du reste s'administrer à peu près comme bon leur semblait, le régime municipal, qui s'était conservé parmi eux, irritait et vivifiait sans cesse le besoin de l'indépendance." (p. 238)
Lettre à Anastasie de Circourt, 19 août 1860 :
"Je ne suis pas étonné qu'en Angleterre on soit moins passionné que nos journaux sur les affaires de Syrie. En Angleterre, comme dans tous les pays du monde (mais non pas plus), on arrive quelquefois à voir juste quand les intérêts, les préventions ne s'en mêlent pas. Je ne vois qu'avec une peine extrême la préoccupation où l'on veut se buter en France d'un prétendu réveil de l'Islamisme qui n'existe pas et d'un fanatisme mahométan plus illusoire encore. Mais il est écrit que dans tout ce qui concerne les affaires de Turquie l'opinion publique aura eu depuis le commencement et conservera jusqu'à la fin une taie sur les yeux. Le même entraînement, la même pression qui a porté jadis les gouvernements à faire, malgré eux, la triste et un peu honteuse victoire de Navarin continuera à pousser à des catastrophes dont personne n'aura à s'applaudir quand elles seront arrivées. Ce qui est assez curieux c'est de voir avec quelle fidélité l'Europe se conduit dans la copie qu'elle exécute des idées, faits, gestes et contradictions de tous les cabinets chrétiens au XIV-s siècle envers l'Empire grec."
Lettre à sa soeur Caroline de Gobineau, 21 août 1864 :
"Je suis nommé à Athènes. C'est une belle Légation et qui, avec une certaine dose de bonnes circonstances, me met sur la route de l'ambassade de Constantinople..."
Lettre à sa soeur, 7 février 1867 :
"Tu as tort de détester les Turcs, ce sont de braves gens, pas très alertes ni vifs, mais qui ne demanderaient pas mieux que de vivre tranquilles et de laisser vivre tout le monde, si le fanatisme exorbitant de braves Chrétiens qui ne croient ni à Dieu ni à Diable ne leur rendait la vie impossible et la patience fort à charge."
Lettre à Anton von Prokesch-Osten (ambassadeur austro-hongrois à Istanbul), 9 avril 1867 :
"Notre erreur, c'est de supposer un commencement moderne à la question d'Orient. Elle est plus vieille qu'Alexandre, et la conclusion trouvée pendant sa vie par le Macédonien est la seule possible : c'est une compression plus ou moins dure, mais toujours basée sur le droit du plus fort.
Voilà pourquoi, soit dit entre nous, les Turcs, pour lesquels je n'ai pas d'illusions, me semblent pourtant le seul fait possible, par cela seul qu'il est. Je crois bien qu'il ne sera pas toujours. Alors, l'Orient retombera dans sa pulvérulence et dans ses antagonismes naturels. Si la Russie, ce qui est bien possible, mange tout, ou une partie de ce gâteau, elle s'empoisonnera de son venin. Il est vrai qu'elle l'est déjà du sien et compte surtout en Europe par les fausses notions qu'on a de sa valeur intrinsèque. Quant à des constitutions définitives d'Etat dans le temps actuel, quant à des naissances d'êtres politiques viables, je n'en crois pas le premier mot. Si vous aviez vu, comme moi et d'aussi près, la naissance, le développement, la marche de l'affaire de Candie, pour ne prendre qu'un exemple, et comme quasi tout se réduit aux gentillesses de 2 ou 3 drôles, Kalergis, Renieris et compagnie, à des villages chrétiens intentionnellement brûlés par les patriotes pour se faire des soldats avec les gens sans asyle, et les flots de mensonges et les torrents d'inepties, qui ont servi de sauce à ce ragoût, vous y prendriez juste le même intérêt personnel que j'y prends."
Lettre à sa soeur, 11 octobre 1867 :
"Naxie [Naxos] est charmante. Les noms français et italiens y abondent. C'est encore la vieille capitale du duché des Cyclades, mais morte. Les écussons armoriés sont sur les portes. Les habitants, gens bien nés, regrettent fort les Turcs et ont raison. Adieu."
Dépêche (en tant que ministre plénipotentiaire à Athènes) à Léonel de Moustier (ministre des Affaires étrangères), au sujet de Gustave Flourens (un Français ayant rejoint les insurgés crétois), 28 mai 1868 :
"(...) ce que je savais mieux, ce que j'étais en droit de lui affirmer, à lui et à tout autre qui voudrait m'interroger à cet égard, c'était l'opinion des grandes Puissances, parfaitement d'accord entre elles sur le point dont il s'agissait, et que j'allais la lui donner avec une autorité dont je le priais de se pénétrer : nous voulions qu'une résistance insensée ne se prolongeât pas davantage ; que les insurgés missent bas les armes, que cette question finît et que les malintentionnés et les fous qui, depuis deux ans, ruinaient gratuitement l'île de Crète comprissent bien l'inutilité de leurs efforts. Voilà, lui dis-je, l'opinion des grandes cours ; regardez-la comme certaine, et puisque vous vous prétendez l'ami des insurgés, montrez-leur votre amitié en leur disant la vérité crue comme je vous la dis, et en les ramenant à la raison."
"Le Royaume des Hellènes", Le Correspondant, 10 mai 1878 :
"En se plaçant à ce point de vue, il est triste de l'avouer, il n'existe pas dans toute l'étendue de la Turquie d'Europe, pas plus que sur les côtes de l'Asie-Mineure un seul homme qui puisse légitimement se croire descendu des populations de la Grèce ancienne, et pour s'en étonner, il faut être de tempérament à admettre qu'on trouverait en France, si l'on cherchait bien, des familles issues des compagnons de Vercingétorix, et en Italie des neveux des Fabius, ce que personne n'a jamais imaginé sérieusement.
Encore, à la grande rigueur, serait-il non pas assurément plus exact, mais plus plausible de prétendre qu'une population très-ancienne a pu se maintenir dans les régions les plus pauvres et les plus sauvages de l'Auvergne, même depuis une antiquité, dans tous les cas, un peu plus courte. Mais en Grèce, on sait trop aisément ce qui est arrivé ; les Athéniens dans leurs constantes révolutions ont pris soin de détruire eux-mêmes leurs citoyens qui, au temps de la plus grande splendeur de l'Etat, n'ont jamais atteint le chiffre de quarante mille. Les Thébains ont été égorgés ou déportés en masse par le roi de Macédoine ; les Spartiates étaient devenus si rares au temps d'Agis, qu'on en faisait avec des Ilotes, pour n'en pas manquer absolument puis vinrent les guerres et les dépopulations et les colonisations romaines ; puis vinrent les ravages des Goths ; puis les massacres impériaux, puis les descentes des Sarrazins, puis les invasions illyriennes, puis les croisés français, puis les Aragonnais, puis les Turcs. Entre chaque catastrophe, le pays désert se repeuplait. Il est bien connu que les habitants de l'Attique sont Albanais, ceux du Péloponnèse viennent de partout ; la Grèce est, à l'heure actuelle, peuplée d'une race mixte parlant le grec et l'albanais, et dans le sang de laquelle il entre quelque chose de celui des bandes différentes qui, depuis six à sept cents ans, ont successivement et pour plus ou moins de temps gouverné le pays. Mais les libéraux d'Europe voulaient absolument parler à Miltiade, à Phocion et à Aristide. Ils ne s'adressaient qu'à eux dans leurs déclamations : ils ne consentaient à avoir affaire qu'à eux ; bon gré mal gré, il fallut qu'on les leur présentât. On n'y manqua pas et la Révolution commença.
Non pas dans l'Hellade proprement dite, comme il l'eût fallu pour la belle ordonnance des choses mais après une tentative manquée dans la Valachie, elle éclata en Epire. L'Epire est presque un pays sans gloire. Car d'avoir été gouverné par Pyrrhus, il n'y a pas de quoi faire beaucoup de bruit. Aller rechercher la réputation si lointaine et d'ailleurs fort embrumée des Thesprotes, il n'y a guère espoir d'en éblouir personne. Dire que le Styx n'est pas loin de ces pays-là, c'est quelque chose ; mais on était en droit d'espérer mieux. Enfin, pourtant, comme on n'avait pas ce mieux et qu'il faut aimer ce que l'on a à défaut de ce qu'on préfère, on s'humanisa pour une belle anecdote, et ce furent les Anglais qui surent en tirer tout le parti qu'elle comportait. Sur un piton stérile d'une montagne très-sauvage, au sein d'un amoncellement de crêtes presque inaccessibles, vivait une peuplade albanaise, pareille à toutes les peuplades de cette région. Son village fortifié s'appelait Souli. Le pacha de Scutari, Aly-Tébéleny se querellait avec ces montagnards, grands guerriers, peu patients, peu craintifs comme tous leurs pareils. La guerre s'alluma. Les Souliotes, serrés de près, rembarrés, puis forcés dans leurs murailles, périrent en grand nombre, et comme les Turcs, victorieux, allaient inonder la plate-forme du rocher, alors les femmes de la tribu qui n'avaient pu fuir, se prenant par la main, commencèrent une ronde funèbre après avoir jeté leurs enfants dans l'abîme immense ouvert à côté d'elles, et à mesure que l'une d'elles atteignait le bord du gouffre, elle s'y précipitait.
Comme grandeur, cette scène terrible n'a rien à emprunter aux plus émouvantes. La poésie l'a exaltée à juste titre, la peinture l'a représentée sur des pages admirables. Toute l'Europe s'émut dans un cri d'admiration, où les anathèmes contre le tigre de l'Epire ne manquèrent sûrement pas. L'histoire de Parga, petite bourgade du littoral adriatique, que le pacha d'Epire dépeupla de même, malgré l'intervention du haut commissaire des Sept-Iles, produisit une sensation analogue, et plus que jamais on fut rempli de la plus bruyante sympathie pour les Grecs et de l'horreur la moins retenue pour leurs bourreaux. On ne réfléchissait pas, ou plutôt on ignorait tout autant que le reste, à quel point, bourreaux et victimes, n'étaient qu'une seule et même population, de même sang et même origine en toutes ses branches, ayant mêmes idées, mêmes moeurs, mêmes habitudes, mêmes convictions, au point de vue de ce qui s'appelait l'honneur ; également capables, et sans s'étonner, des mêmes actes d'énergie et d'abnégation, des mêmes violences et des mêmes cruautés. Sur un seul point elles différaient les maîtres pour des raisons souvent très-complexes, d'autrefois très-simples, étaient par eux-mêmes ou leurs aïeux devenus musulmans, et, par conséquent, faisaient partie des classes dominantes. Les opprimés étant restés chrétiens, on les considérait comme sujets, et encore y avait-il là plus d'une restriction suivant les temps et les lieux. Mais l'opinion européenne n'en faisait aucune : elle n'admettait pas de nuances, ni de distinctions ; pour elle, les Turcs étaient une horde compacte de cannibales qui, quatre siècles en çà, avait réussi à franchir le Bosphore, et qui, depuis ce jour malheureux, faisait le diable en Europe, et plutôt on les pourrait reconduire chez eux, serait le mieux et, en attendant, l'insurrection grecque une fois commencée, suivait son cours, et tous les esprits occidentaux en suivaient les progrès, les temps d'arrêt et les reculs avec la plus passionnée attention et en se trompant toujours.
Ce qui appartenait à ce qu'on a nommé l'opinion libérale réclamait surtout une étroite communauté de vues et d'intérêts nouveaux avec les révoltés ; on en a vu tout à l'heure la raison. Et par une de ces prosopopées dont les consommateurs de cette doctrine ont toujours eu et auront toujours le maniment facile, l'amour pour les Grecs devint une arme de guerre contre les gouvernements en général, et celui de la Restauration en particulier. Cette manoeuvre compliqua beaucoup la question. Les Grecs, les sergents de La Rochelle, le général Foy, la souscription aux oeuvres de Voltaire, ce fut tout un. Il faut avoir une tête française pour imaginer de pareilles macédoines, et encore celle-ci n'est pas complète ; ce même Grec, que l'on se figurait si bon voltairien, ami actif des conspirations militaires et autres contre la maison de Bourbon, grand amateur de la Charte, grand dégustateur de l'éloquence de M. Manuel, ennemi convaincu du parti-prêtre, cela va sans dire, et de la congrégation, il n'est pas besoin de l'ajouter, ce même Grec, si complétement libre penseur, bien que le mot ne fût pas encore inventé, on le louait tout d'une haleine d'être en même temps le Combattant de la Croix. Les innombrables lithographies et gravures en taille-douce qui le recommandaient à l'admiration des désoeuvrés, dans sa fustanelle et son fez rouge, l'air fort content de lui, et le sabre à la main, ne manquaient jamais de l'envelopper dans un drapeau bleu à la croix blanche souvent même un vénérable évêque ou archimandrite lui donnait sa bénédiction et on l'appelait le soldat du Christ. Pourquoi faire ? Comment pouvait-on supposer et louer chez le Grec des dispositions si disparates ? Pour la meilleure des raisons. N'était-il pas monstrueux, en effet, que les gouvernements d'alors qui se prétendaient si dévoués à la religion, laissassent périr, sans les appuyer, sans les défendre, des hommes admirables de foi, qui donnaient leur sang pour la religion ? Evidemment, les gouvernements, les hommes d'Etat royalistes, tout leur parti, tous les ultras n'étaient que des hypocrites, ne croyant pas un mot de ce qu'ils professaient de bouche et, en réalité, amis des Turcs, amis du sultan et du mufti ; bons mahométans, parce que le Turc, le sultan, le mufti et Mahomet sont essentiellement absolutistes, ce qu'étaient également les gens de la droite.
Cette ignorance mêlée à ce goût des mensonges, cette exploitation charlatanesque des misères et des embarras d'un peuple auquel on prétendait porter tant d'intérêt, eut de suite un résultat fâcheux. Puisque le philhellénisme était arboré et agité avec tant d'affectation par un parti, l'autre parti le prit en suspicion. Tout le monde, jusqu'alors, avait été porté à s'attendrir sur le sort des rayas de la Porte, et d'ailleurs sans trop savoir pourquoi, mais, avec la tournure que prenaient les choses et sous la nouvelle lumière dont on les éclairait, les gens religieux, les royalistes, le clergé conçurent, en effet, l'idée que la cause grecque n'était peut-être pas ce qui avait semblé jusqu'alors, et que si les libéraux l'appuyaient si bruyamment, c'est qu'elle menait à des arcanes dont on ne pouvait trop prévoir ce qui allait sortir. De sorte que, sans se déclarer, pour ou contre, des gens à l'abord et naturellement bien disposés pour une oeuvre qu'il était si facile de confondre avec celle des Croisades, en n'y regardant pas de plus près qu'on ne faisait pour le reste, ces gens-là commencèrent à se resserrer dans une grande réserve, qui alla toujours en augmentant et qui devait aboutir à faciliter, sinon à déterminer une réaction. Mais les gouvernements étaient fort embarrassés." (p. 427-430)
"Ce que l'on appelait Turc comme ce qu'on appelle Turc aujourd'hui dans la Roumélie, on ne saurait trop y insister, car là se trouve seulement le secret de bien des mystères, n'avait et n'a quoique ce soit de commun avec les nations turques, et, sous le rapport ethnographique, il n'existe dans cette partie du monde, que les Hongrois ou Magyares qui soient des Turcs. Ce que les Occidentaux appellent de ce nom, que les intéressés ne prennent jamais, attendu qu'ils se qualifient uniquement du titre d'Osmanlis, ce sont des gens du pays, ici d'origine grecque, là d'origine slave, ailleurs de souche illyrienne ou valaque ou moldave ou même allemande qui ayant embrassé l'islamisme sont devenus participants au pouvoir de la maison d'Osman. La plupart d'entre eux ne savent pas un mot de turc, mais parlent uniquement la langue des districts qu'ils habitent, ici le grec, plus loin l'albanais ou le slave, dans quelqu'un de ses dialectes ; devenus portion du souverain en vertu de leur évolution religieuse, rien de plus simple qu'ils fussent en butte à une antipathie particulière dont ils repoussaient les atteintes par une superbe et un esprit de violence tout à fait conforme d'ailleurs à l'état des moeurs locales.
Ceci ne veut pas dire qu'en certaines occasions, chrétiens et Turcs, étant sortis de même sang, ayant au fond des idées analogues, pratiquant les mêmes moeurs, ne pussent s'entendre. Ils le pouvaient, et ils le faisaient. Pendant des siècles on avait vécu ensemble et on aurait pu vivre encore ; mais l'équilibre étant détruit, on se traitait des deux parts absolument de la même façon, et défauts et vertus, on partageait tout. C'était ce dont l'Europe n'avait pas la plus légère idée. La partie, d'ailleurs, n'était pas égale entre les deux camps. De leur côté, les Grecs étaient favorisés par les Européens, qui leur donnaient plus de phrases que de revenus effectifs mais les Turcs de chaque province, étaient soutenus par les armées, ou pour mieux dire par les contingents que de temps en temps, surtout au début, la Sublime-Porte envoyait à leur aide. On voyait donc s'avancer à perpétuité contre les Grecs soulevés, les spahis et les timariots, comme qui dirait des hommes d'armes possesseurs de fiefs dans les contrées insurgées, et en outre, les bandes que le sultan Mahmoud envoyait périodiquement de l'Asie-Mineure et de Constantinople. En somme, ces milices n'étaient pas d'une grande ressource, et si elles ravageaient très-bien, elles se battaient fort mal.
Mais l'Europe obstinée à ne pas voir la réalité des choses et se figurant de plus en plus les Grecs sous les traits de vertueux constitutionnels repoussant héroïquement l'absolutisme, finit à la longue par se décider à leur envoyer des auxiliaires constitutionnels comme eux. Lord Byron avait excité un enthousiasme universel en allant se jeter dans Missolonghi assiégé ; les corps de philhellènes, ornés de la croix blanche, firent leur apparition sur la scène. Ils furent plus zélés que nombreux. Ils s'étaient recrutés d'étudiants allemands et français, et de quelques Anglais à la recherche des émotions. D'anciens officiers en demi-solde, provenant pour la plupart des armées impériales, allèrent les commander ; de même qu'on en trouvait, à la même époque, aguerrissant les troupes de Méhémet-Ali, du maharadja de Sikhs, des républiques de l'Amérique espagnole et au Champ-d'Asyle. Ces vétérans arrivèrent en Grèce avec des prétentions considérables, et les choses étant ce qu'elles étaient, ils rendirent peu de services. Mais les opinions qu'ils ne tardèrent pas à se former sur le pays auquel ils avaient apporté le secours de leurs talents, et qui ne sut pas, ou ne put pas, ou ne voulut pas le comprendre, ces opinions ne tardèrent pas à différer sensiblement de ce que l'Europe avait professé jusqu'alors sur les Grecs, sur leur caractère et sur la justice de leur cause. Ces militaires, appuyés d'ailleurs de l'avis de leurs philhellènes, devinrent ainsi les premiers agents d'une réaction qui commença à se faire sentir, bien que encore obscurément, vers 1825 ou 1826. (...)
Ils ne savaient pas le premier mot des réalités qu'ils allaient rencontrer et les déconvenues devaient les assaillir de toutes parts.
Ils n'en savaient pas le premier mot, puisqu'en Europe on regardait de loin, avec des lorgnettes fausses, cette Grèce de convention au milieu de laquelle s'agitaient des Grecs encore plus fantastiques. Tout ce qu'ils avaient entendu raconter était en dehors du bon sens, et ce qu'ils avaient lu ne l'était pas moins." (p. 434-436)
"Puis les janissaires n'étaient pas tombés seuls. Le sultan Mahmoud [Mahmut II] avait fort bien vu que toute l'organisation ancienne découlait de la formation de cette milice et l'appuyait ou s'appuyait sur elle. Il voulut prendre tout dans sa main et il bouleversa tous les privilèges des derébeys, des spahis, des timariots, de tout ce qui ne se rattachait pas l'ordre des combinaisons, où il voulait entraîner la vie osmanli. Pendant ce temps, il avait presque toute la Roumélie en flammes. Mais il ne s'arrêta pas à cette considération, comme il ne reculait devant aucune, et il paraît avoir compté sur trois auxiliaires pour venir à bout des Grecs d'abord, et pour le moment présent, sur la résistance désespérée des Turcs indigènes. Ceux-ci, en effet, avaient tout à perdre au triomphe des chrétiens, fortune, famille, existence. Ils le savaient et faisaient de leur mieux. En seconde ligne, le sultan et ses conseillers espéraient beaucoup de l'antagonisme des puissances occidentales à l'égard de la Russie. Il est à croire qu'il voyait plus clair dans les intérêts d'Etat que dans la façon dont il calculait les effets et le pouvoir de l'opinion publique sur la marche des gouvernements." (p. 440)
"Le Royaume des Hellènes", Le Correspondant, 10 juillet 1878 :
"La révolution éclata dans l'Epire. Ce mot révolution, appliqué au mouvement qui arma les Grecs contre la puissance ottomane est assurément le plus impropre de tous les mots. Il ne s'agissait là ni de renverser une dynastie, ni de transformer un régime consacré par l'usage de longs siècles, ni d'essayer des théories inconnues, encore moins d'en inventer, d'en appliquer dont l'univers n'eût jamais su le premier mot. Ce sont là, ce semble, les véritables applications du mot Révolution, comme on l'entend dans l'Europe moderne ; les Grecs ne faisaient quoi que ce soit, ne voulaient faire, n'imaginaient défaire rien de semblable.
Cette remarque est d'importance parce qu'il ne saurait être que fort utile de faire entrer l'exactitude dans un ensemble de faits presque absolument défigurés jusqu'ici par l'ignorance et la rêverie.
Les Grecs, sous la domination ottomane, constituaient une nation tout aussi vivante que sous les empereurs byzantins ; une nation reconnue ; une nation se gouvernant par ses lois propres, vouée à son esprit particulier, à laquelle le pouvoir nouveau ne demandait nullement d'abdiquer sa personnalité et qui, sous la juridiction de son patriarche oecuménique, était autorisée et même mise en devoir de continuer sa vie de nation sans que personne, ni le sultan, ni ses ministres, ni l'ouléma, ni le janissaire y trouvât rien à redire. Au point de vue de la sagesse politique ainsi méconnue par les Osmanlis, rien de plus absurde ; ce n'était rien moins que d'avoir constitué et de maintenir un Etat dans l'Etat. Mais précisément les Turcs voulaient une telle situation et ils ne la voulaient pas seulement vis-à-vis des Grecs ; ils la voulaient vis-à-vis des Arméniens, vis-à-vis des Slaves, vis-à-vis des Géorgiens et des Nestoriens ; ils la voulaient vis-à-vis des Coptes, des Melkites, de toutes les communautés chrétiennes qu'ils maintenaient au moins à l'état d'entités administratives, chacune se menant comme elle l'entendait ; et ce qui est plus singulier encore, ils la voulaient vis-à-vis des Juifs et, plus fort encore, vis-à-vis des musulmans arabes, africains, kurdes et autres ; vis-à-vis de tous ces derniers, par une notion que le mahométisme repousse absolument, mais qu'eux-mêmes considéraient pour eux mêmes, à leur usage, comme de dogme. Ils prétendaient régir et dominer en maîtres les autres musulmans, et à leurs yeux, quand on n'était pas Osmanli, on avait beau se faire reconnaître pour le plus confirmé et le plus authentique des croyants, on ne valait pas mieux qu'un raya chrétien ; dans presque tous les cas, on était traité infiniment plus mal.
Ceci était l'essence même de la doctrine ottomane et pour que ce soit, une fois pour toutes, bien compris, je le répète : vis-à-vis des chrétiens l'Ottoman se tenait pour supérieur et maître, parce qu'il était musulman ; vis-à-vis du musulman non ottoman, il était encore bien plus maître et plus dur, parce que là n'ayant à faire valoir que la seule qualité d'Osmanli, il en redoublait la dureté.
Quel était donc ce souverain si cassant, si absolu, si dégagé de tous rapports, même rapports de foi religieuse avec ses sujets ? C'était un corps militaire dont le chef, d'origine turque, comptait extrêmement peu de Turcs proprement dits à sa suite. La race fort illustre dont était issue la dynastie, avait considéré celle-ci avec un mépris suprême, parce que le fondateur de cette lignée n'était que le cadet d'une branche très-cadette de la puissante et royale maison des Seldjoucides, et pour ne pas obéir à un si petit personnage, la grande majorité, la presque unanimité des tribus turques avaient quitté l'Asie-Mineure, à mesure que les Ottomans s'affermissaient et gagnaient du terrain. Elles étaient retournées en Perse, et les conquérants s'étaient trouvés d'abord sans armée et se trouvèrent toujours sans peuple.
Leurs compatriotes turcs ne les ont jamais aimés, jamais acceptés, jamais reconnus. Ils ont préféré les dynasties persannes et la domination et même l'hérésie des Shahinshahs de l'Iran, de telle sorte qu'au début de sa lumineuse carrière, le météore, qui devait incendier tant de territoires, se vit réduit à briller au milieu d'une troupe de Turcs qui ne dépassa pas quarante personnes, moins, sans doute, que n'en compta le camp de Romulus.
On traita le parvenu, tout comme ce dernier, de chef de bandits, et il y a de l'apparence que cette injure n'était pas sans fondement ; mais la bande s'étant grossie, comme celle du fondateur romain, d'un certain nombre d'autres pillards, de mercenaires sans emploi et d'esclaves fugitifs, il se trouva que le chef eut pour lieutenant, un homme d'un rare génie, Aly Tchenderely le Noir [Çandarlı Kara Halil Hayreddin Paşa] qui, non-seulement, transforma la bande en armée, mais de l'armée fit quelque chose qui ressembla presque à la nation qu'on n'avait pas et qu'on avait besoin de se créer." (p. 30-32)
"On a reproché aux Osmanlis l'esprit de persécution. Ils furent brutaux comme des soldats en campagne, souvent oppresseurs comme les gens qui ne connaissent d'argument que le sabre et ils ont largement abusé de leur omnipotence pour satisfaire leurs convoitises. Mais persécuteurs, en tant qu'animés d'un enthousiasme religieux, scandalisés de la présence à côté d'eux d'une théologie rivale, c'est ce qu'ils ne furent jamais. S'ils l'avaient été, la position dans laquelle ils se trouvèrent au moment de l'insurrection hellénique, ils n'en auraient jamais connu les désastres. Loin de vouloir attaquer, dissoudre, faire disparaître les communautés chrétiennes, ils n'eurent jamais la moindre velléité de les troubler. Ils ne leur demandaient que deux choses : de l'argent sous forme d'impôts avec quelques services publics, puis le droit illimité des avanies ; mais ils ne s'inquiétèrent pas le moins du monde si elles continuaient ou non à rester fidèles à leur culte." (p. 33)
"Beaucoup d'entre eux [les Grecs], des populations entières vivaient déjà, sous l'amollissement des maîtres, dans un état de bien-être comparatif qu'un caprice pouvait troubler à chaque minute, mais qui n'en était pas moins réel. La culture des terres avait repris peu à peu une extension considérable. La Morée produisait abondamment et les primats ou notables du pays étaient en général riches. Dans l'Attique, un seul couvent, celui de l'Hymète, compté parmi les tjifliks ou apanages de la sultane Valideh, payait pour plus de 300,000 francs de redevances et profitait d'une abondante plus-value. Dans les Cyclades, le commerce maritime, énormément enrichi, entretenait beaucoup d'armateurs et de négociants. Chios était opulent ; les principaux habitants vivaient dans de luxe, et ce qui est particulier à noter, dans la plupart des îles, ils n'apercevaient pas un seul Osmanli. La Sublime-Porte n'y envoyait jamais de gouverneur d'aucun grade, et fort indifférente à ce qui s'y passait, se contentait de percevoir des impôts qui, par sa négligence, n'étaient pas fort lourds ; elle y pratiquait aussi le recrutement maritime, et les habitants avaient un soin extrême de doubler les contingents pour que ce genre de service formât des matelots propres à servir leurs entreprises commerciales.
Ce qui était plus singulier, c'est que, sur plus d'un point, les indigènes avaient maintenu, étendu et conservaient sans contestation une indépendance absolue reconnue par la Porte. Les Maïnotes dans le Péloponèse, les Sphakiotes en Crète, en Albanie les Mirdites et bien d'autres tribus n'obéissaient qu'à leurs chefs locaux et ne savaient ce qu'était un Turc. A Naxos, le conquérant avait mis fin au pouvoir du dernier duc des Cyclades, d'origine européenne, puis, il s'était amusé à le remplacer par un duc juif, médecin du sultan. Celui-ci mort, on n'avait plus pensé à l'île, qui s'administra elle-même fort paisiblement.
Il s'était formé aussi un nombre considérable de petits corps militaires chrétiens qui tantôt se louaient à des pachas ou à des beys musulmans, tantôt leur faisaient la guerre, et souvent aussi ces bandes et leurs capitaines, ne s'occupant que de leurs intérêts personnels, se consacraient purement et simplement au brigandage. On les appelait Klephtes ou voleurs, et cette dénomination ne leur faisait pas de peine, car ils se tenaient essentiellement pour des militaires et les rayas aussi bien que les Turcs étaient assez de cet avis. Mais comme le gouverneur ne goûtait pas toujours ce désordre dont il ne recueillait pas les profits, il avait imaginé d'opposer aux Klephtes les Armatoles, c'est-à-dire d'autres Klephtes qu'il prenait à sa solde. Ceux-ci étaient censés représenter une sorte de gendarmerie. Elle faisait tant bien que mal la police des grandes routes.
La nuance était faible entre les défenseurs de la paix publique et ceux qui l'attaquaient, on peut le croire." (p. 34-35)
Essai sur l'inégalité des races humaines, tome I, Paris, Firmin-Didot, 1853 :
"Les Unitaires ne sont pas plus heureux lorsqu'ils appellent à leur aide les preuves historiques. Ils n'en fournissent que deux : l'une s'applique aux Turcs, l'autre aux Madjars. Pour les premiers, l'origine asiatique est considérée comme hors de question. On croit pouvoir en dire autant de leur étroite parenté avec les rameaux finniques des Ostiaks et des Lapons. Dès lors ils ont eu primitivement la face jaune, les pommettes saillantes, la taille petite des Mongols. Ce point établi, on se tourne vers leurs descendants actuels, et, voyant ceux-ci pourvus du type européen, avec la barbe épaisse et longue, les yeux coupés en amande et non plus bridés, on conclut victorieusement que les races ne sont pas permanentes, puisque les Turcs se sont ainsi transformés. « A la vérité, disent les Unitaires, quelques personnes ont prétendu qu'il y avait eu des mélanges avec les familles grecque, géorgienne et circassienne. Mais, ajoutent-ils aussitôt, ces mélanges n'ont pu être que très partiels : tous les Turcs n'étaient pas assez riches pour acheter leurs femmes dans le Caucase ; tous n'avaient pas des harems peuplés d'esclaves blanches, et, d'autre part, la haine des Grecs pour leurs conquérants et les antipathies religieuses n'ont pas favorisé les alliances, puisque les deux peuples, bien que vivant ensemble, sont encore aujourd'hui aussi séparés qu'au premier jour de la conquête ».
Ces raisons sont plus spécieuses que solides. On ne saurait admettre que sous bénéfice d'inventaire l'origine finnique de la race turque. Cette origine n'a été démontrée, jusqu'ici, qu'au moyen d'un seul et unique argument : la parenté des langues, j'établirai plus bas combien cet argument, lorsqu'il se présente isolé, laisse de prise à la critique et de place au doute. En supposant, toutefois, que les premiers auteurs de la nation aient appartenu au type jaune, les moyens abondent d'établir qu'ils ont eu les meilleures raisons de s'en éloigner.
Entre le moment où les premières hordes touraniennes descendirent vers le sud-ouest et le jour où elles s'emparèrent de la cité de Constantin, entre ces deux dates que tant de siècles séparent, il s'est passé bien des événements ; les Turcs occidentaux ont eu bien des fortunes diverses. Tour à tour, vainqueurs et vaincus, esclaves ou maîtres, ils se sont installés au milieu de nationalités très diverses. Suivant les annalistes, leurs ancêtres Oghouzes, descendus de l'Altaï, habitaient, au temps d'Abraham, ces steppes immenses de la haute Asie qui s'étendent du Kataï au lac Aral, de la Sibérie au Thibet, précisément l'ancien et mystérieux domaine où vivaient encore à cette époque, de nombreuses nations germaniques. Circonstance assez singulière : aussitôt que les écrivains de l'Orient commencent à parler des peuples du Turkestan, c'est pour vanter la beauté de leur taille et de leur visage. Toutes les hyperboles leur sont, à ce sujet, familières, et comme ces écrivains avaient, sous les yeux, pour leur servir de point de comparaison, les plus beaux types de l'ancien monde, il n'est pas très probable qu'ils se soient enthousiasmés à l'aspect de créatures aussi incontestablement laides et repoussantes que le sont d'ordinaire les individus de sang mongol. Ainsi, malgré la linguistique, peut-être mal appliquée, il y aurait là quelque chose à dire. Admettons pourtant que les Oghouzes de l'Altaï aient été, comme on le suppose, un peuple finnois, et descendons à l'époque musulmane où les tribus turques se trouvaient établies dans la Perse et l'Asie Mineure sous différentes dénominations et dans des situations non moins variées.
Les Osmanlis n'existaient pas encore, et les Seldjoukis, d'où ils devaient sortir, étaient fortement mélangés déjà avec les races de l'islamisme." (p. 215-218)
"(...) en retrouvant, ce qui arrive quelquefois, dans des individus osmanlis, quelques traits assez reconnaissables de la race jaune, ce n'est pas à une origine finnique directe qu'il faut attribuer cette rencontre ; c'est simplement aux effets d'une alliance slave ou tatare, livrant, de seconde main ce qu'elle avait reçu elle-même d'étranger. Voilà ce qu'on peut observer sur l'ethnologie des Ottomans." (p. 221)
Ibid., tome III, 1855 :
"Les nations actuelles de ces montagnes [du Nord-Caucase] continuent à être célèbres par leur beauté corporelle, par leur génie guerrier, par cette énergie indomptable qui intéresse les peuples les plus cultivés et les plus amollis aux chances de leurs combats, et par une résistance plus difficile encore à ce souffle d'avilissement qui, sans pouvoir les toucher, atteint autour d'elles les multitudes sémitiques, tatares et slaves. Loin de dégénérer, elles ont contribué, dans la proportion où leur sang s'est mêlé à celui des Osmanlis et des Persans, à réchauffer ces races. Il ne faut pas oublier non plus les hommes éminents qu'elles ont fournis à l'empire turc, ni la puissante et romanesque domination des beys circassiens en Egypte." (p. 417)