samedi 25 novembre 2017

Joseph Arthur de Gobineau




"Capodistrias", Revue des Deux Mondes, 15 avril 1841 :


"(...) en un mot, l'hétairie voulait reconstituer l'empire grec ; projet gigantesque, mais praticable. Répéter que, sur aucun point du territoire conquis, les Turcs ne tiennent solidement au sol ; que partout où ils se sont établis, principalement dans les pays chrétiens, ils n'ont fait que se superposer en dominateurs barbares aux races soumises, c'est reproduire un lieu commun cent fois répété, mais dont les conséquences immédiates, par rapport à la Grèce, n'ont pas toujours été examinées avec une réflexion sévère et mûrie. Les Hellènes n'avaient jamais pu voir dans les Ottomans que des étrangers oppresseurs, et, le gouvernement n'exigeant de ses raïas que de l'argent, et les laissant du reste s'administrer à peu près comme bon leur semblait, le régime municipal, qui s'était conservé parmi eux, irritait et vivifiait sans cesse le besoin de l'indépendance." (p. 238)


Lettre à Anastasie de Circourt, 19 août 1860 :

"Je ne suis pas étonné qu'en Angleterre on soit moins passionné que nos journaux sur les affaires de Syrie. En Angleterre, comme dans tous les pays du monde (mais non pas plus), on arrive quelquefois à voir juste quand les intérêts, les préventions ne s'en mêlent pas. Je ne vois qu'avec une peine extrême la préoccupation où l'on veut se buter en France d'un prétendu réveil de l'Islamisme qui n'existe pas et d'un fanatisme mahométan plus illusoire encore. Mais il est écrit que dans tout ce qui concerne les affaires de Turquie l'opinion publique aura eu depuis le commencement et conservera jusqu'à la fin une taie sur les yeux. Le même entraînement, la même pression qui a porté jadis les gouvernements à faire, malgré eux, la triste et un peu honteuse victoire de Navarin continuera à pousser à des catastrophes dont personne n'aura à s'applaudir quand elles seront arrivées. Ce qui est assez curieux c'est de voir avec quelle fidélité l'Europe se conduit dans la copie qu'elle exécute des idées, faits, gestes et contradictions de tous les cabinets chrétiens au XIV-s siècle envers l'Empire grec."


Lettre à sa soeur Caroline de Gobineau, 21 août 1864 :

"Je suis nommé à Athènes. C'est une belle Légation et qui, avec une certaine dose de bonnes circonstances, me met sur la route de l'ambassade de Constantinople..."


Lettre à sa soeur, 7 février 1867 :

"Tu as tort de détester les Turcs, ce sont de braves gens, pas très alertes ni vifs, mais qui ne demanderaient pas mieux que de vivre tranquilles et de laisser vivre tout le monde, si le fanatisme exorbitant de braves Chrétiens qui ne croient ni à Dieu ni à Diable ne leur rendait la vie impossible et la patience fort à charge."


Lettre à Anton von Prokesch-Osten (ambassadeur austro-hongrois à Istanbul), 9 avril 1867 :


"Notre erreur, c'est de supposer un commencement moderne à la question d'Orient. Elle est plus vieille qu'Alexandre, et la conclusion trouvée pendant sa vie par le Macédonien est la seule possible : c'est une compression plus ou moins dure, mais toujours basée sur le droit du plus fort.

Voilà pourquoi, soit dit entre nous, les Turcs, pour lesquels je n'ai pas d'illusions, me semblent pourtant le seul fait possible, par cela seul qu'il est. Je crois bien qu'il ne sera pas toujours. Alors, l'Orient retombera dans sa pulvérulence et dans ses antagonismes naturels. Si la Russie, ce qui est bien possible, mange tout, ou une partie de ce gâteau, elle s'empoisonnera de son venin. Il est vrai qu'elle l'est déjà du sien et compte surtout en Europe par les fausses notions qu'on a de sa valeur intrinsèque. Quant à des constitutions définitives d'Etat dans le temps actuel, quant à des naissances d'êtres politiques viables, je n'en crois pas le premier mot. Si vous aviez vu, comme moi et d'aussi près, la naissance, le développement, la marche de l'affaire de Candie, pour ne prendre qu'un exemple, et comme quasi tout se réduit aux gentillesses de 2 ou 3 drôles, Kalergis, Renieris et compagnie, à des villages chrétiens intentionnellement brûlés par les patriotes pour se faire des soldats avec les gens sans asyle, et les flots de mensonges et les torrents d'inepties, qui ont servi de sauce à ce ragoût, vous y prendriez juste le même intérêt personnel que j'y prends."


Lettre à sa soeur, 11 octobre 1867 :

"Naxie [Naxos] est charmante. Les noms français et italiens y abondent. C'est encore la vieille capitale du duché des Cyclades, mais morte. Les écussons armoriés sont sur les portes. Les habitants, gens bien nés, regrettent fort les Turcs et ont raison. Adieu."


Dépêche (en tant que ministre plénipotentiaire à Athènes) à Léonel de Moustier (ministre des Affaires étrangères), au sujet de Gustave Flourens (un Français ayant rejoint les insurgés crétois), 28 mai 1868 :

"(...) ce que je savais mieux, ce que j'étais en droit de lui affirmer, à lui et à tout autre qui voudrait m'interroger à cet égard, c'était l'opinion des grandes Puissances, parfaitement d'accord entre elles sur le point dont il s'agissait, et que j'allais la lui donner avec une autorité dont je le priais de se pénétrer : nous voulions qu'une résistance insensée ne se prolongeât pas davantage ; que les insurgés missent bas les armes, que cette question finît et que les malintentionnés et les fous qui, depuis deux ans, ruinaient gratuitement l'île de Crète comprissent bien l'inutilité de leurs efforts. Voilà, lui dis-je, l'opinion des grandes cours ; regardez-la comme certaine, et puisque vous vous prétendez l'ami des insurgés, montrez-leur votre amitié en leur disant la vérité crue comme je vous la dis, et en les ramenant à la raison."


"Le Royaume des Hellènes", Le Correspondant, 10 mai 1878 :

"En se plaçant à ce point de vue, il est triste de l'avouer, il n'existe pas dans toute l'étendue de la Turquie d'Europe, pas plus que sur les côtes de l'Asie-Mineure un seul homme qui puisse légitimement se croire descendu des populations de la Grèce ancienne, et pour s'en étonner, il faut être de tempérament à admettre qu'on trouverait en France, si l'on cherchait bien, des familles issues des compagnons de Vercingétorix, et en Italie des neveux des Fabius, ce que personne n'a jamais imaginé sérieusement.

Encore, à la grande rigueur, serait-il non pas assurément plus exact, mais plus plausible de prétendre qu'une population très-ancienne a pu se maintenir dans les régions les plus pauvres et les plus sauvages de l'Auvergne, même depuis une antiquité, dans tous les cas, un peu plus courte. Mais en Grèce, on sait trop aisément ce qui est arrivé ; les Athéniens dans leurs constantes révolutions ont pris soin de détruire eux-mêmes leurs citoyens qui, au temps de la plus grande splendeur de l'Etat, n'ont jamais atteint le chiffre de quarante mille. Les Thébains ont été égorgés ou déportés en masse par le roi de Macédoine ; les Spartiates étaient devenus si rares au temps d'Agis, qu'on en faisait avec des Ilotes, pour n'en pas manquer absolument puis vinrent les guerres et les dépopulations et les colonisations romaines ; puis vinrent les ravages des Goths ; puis les massacres impériaux, puis les descentes des Sarrazins, puis les invasions illyriennes, puis les croisés français, puis les Aragonnais, puis les Turcs. Entre chaque catastrophe, le pays désert se repeuplait. Il est bien connu que les habitants de l'Attique sont Albanais, ceux du Péloponnèse viennent de partout ; la Grèce est, à l'heure actuelle, peuplée d'une race mixte parlant le grec et l'albanais, et dans le sang de laquelle il entre quelque chose de celui des bandes différentes qui, depuis six à sept cents ans, ont successivement et pour plus ou moins de temps gouverné le pays. Mais les libéraux d'Europe voulaient absolument parler à Miltiade, à Phocion et à Aristide. Ils ne s'adressaient qu'à eux dans leurs déclamations : ils ne consentaient à avoir affaire qu'à eux ; bon gré mal gré, il fallut qu'on les leur présentât. On n'y manqua pas et la Révolution commença.

Non pas dans l'Hellade proprement dite, comme il l'eût fallu pour la belle ordonnance des choses mais après une tentative manquée dans la Valachie, elle éclata en Epire. L'Epire est presque un pays sans gloire. Car d'avoir été gouverné par Pyrrhus, il n'y a pas de quoi faire beaucoup de bruit. Aller rechercher la réputation si lointaine et d'ailleurs fort embrumée des Thesprotes, il n'y a guère espoir d'en éblouir personne. Dire que le Styx n'est pas loin de ces pays-là, c'est quelque chose ; mais on était en droit d'espérer mieux. Enfin, pourtant, comme on n'avait pas ce mieux et qu'il faut aimer ce que l'on a à défaut de ce qu'on préfère, on s'humanisa pour une belle anecdote, et ce furent les Anglais qui surent en tirer tout le parti qu'elle comportait. Sur un piton stérile d'une montagne très-sauvage, au sein d'un amoncellement de crêtes presque inaccessibles, vivait une peuplade albanaise, pareille à toutes les peuplades de cette région. Son village fortifié s'appelait Souli. Le pacha de Scutari, Aly-Tébéleny se querellait avec ces montagnards, grands guerriers, peu patients, peu craintifs comme tous leurs pareils. La guerre s'alluma. Les Souliotes, serrés de près, rembarrés, puis forcés dans leurs murailles, périrent en grand nombre, et comme les Turcs, victorieux, allaient inonder la plate-forme du rocher, alors les femmes de la tribu qui n'avaient pu fuir, se prenant par la main, commencèrent une ronde funèbre après avoir jeté leurs enfants dans l'abîme immense ouvert à côté d'elles, et à mesure que l'une d'elles atteignait le bord du gouffre, elle s'y précipitait.

Comme grandeur, cette scène terrible n'a rien à emprunter aux plus émouvantes. La poésie l'a exaltée à juste titre, la peinture l'a représentée sur des pages admirables. Toute l'Europe s'émut dans un cri d'admiration, où les anathèmes contre le tigre de l'Epire ne manquèrent sûrement pas. L'histoire de Parga, petite bourgade du littoral adriatique, que le pacha d'Epire dépeupla de même, malgré l'intervention du haut commissaire des Sept-Iles, produisit une sensation analogue, et plus que jamais on fut rempli de la plus bruyante sympathie pour les Grecs et de l'horreur la moins retenue pour leurs bourreaux. On ne réfléchissait pas, ou plutôt on ignorait tout autant que le reste, à quel point, bourreaux et victimes, n'étaient qu'une seule et même population, de même sang et même origine en toutes ses branches, ayant mêmes idées, mêmes moeurs, mêmes habitudes, mêmes convictions, au point de vue de ce qui s'appelait l'honneur ; également capables, et sans s'étonner, des mêmes actes d'énergie et d'abnégation, des mêmes violences et des mêmes cruautés. Sur un seul point elles différaient les maîtres pour des raisons souvent très-complexes, d'autrefois très-simples, étaient par eux-mêmes ou leurs aïeux devenus musulmans, et, par conséquent, faisaient partie des classes dominantes. Les opprimés étant restés chrétiens, on les considérait comme sujets, et encore y avait-il là plus d'une restriction suivant les temps et les lieux. Mais l'opinion européenne n'en faisait aucune : elle n'admettait pas de nuances, ni de distinctions ; pour elle, les Turcs étaient une horde compacte de cannibales qui, quatre siècles en çà, avait réussi à franchir le Bosphore, et qui, depuis ce jour malheureux, faisait le diable en Europe, et plutôt on les pourrait reconduire chez eux, serait le mieux et, en attendant, l'insurrection grecque une fois commencée, suivait son cours, et tous les esprits occidentaux en suivaient les progrès, les temps d'arrêt et les reculs avec la plus passionnée attention et en se trompant toujours.

Ce qui appartenait à ce qu'on a nommé l'opinion libérale réclamait surtout une étroite communauté de vues et d'intérêts nouveaux avec les révoltés ; on en a vu tout à l'heure la raison. Et par une de ces prosopopées dont les consommateurs de cette doctrine ont toujours eu et auront toujours le maniment facile, l'amour pour les Grecs devint une arme de guerre contre les gouvernements en général, et celui de la Restauration en particulier. Cette manoeuvre compliqua beaucoup la question. Les Grecs, les sergents de La Rochelle, le général Foy, la souscription aux oeuvres de Voltaire, ce fut tout un. Il faut avoir une tête française pour imaginer de pareilles macédoines, et encore celle-ci n'est pas complète ; ce même Grec, que l'on se figurait si bon voltairien, ami actif des conspirations militaires et autres contre la maison de Bourbon, grand amateur de la Charte, grand dégustateur de l'éloquence de M. Manuel, ennemi convaincu du parti-prêtre, cela va sans dire, et de la congrégation, il n'est pas besoin de l'ajouter, ce même Grec, si complétement libre penseur, bien que le mot ne fût pas encore inventé, on le louait tout d'une haleine d'être en même temps le Combattant de la Croix. Les innombrables lithographies et gravures en taille-douce qui le recommandaient à l'admiration des désoeuvrés, dans sa fustanelle et son fez rouge, l'air fort content de lui, et le sabre à la main, ne manquaient jamais de l'envelopper dans un drapeau bleu à la croix blanche souvent même un vénérable évêque ou archimandrite lui donnait sa bénédiction et on l'appelait le soldat du Christ. Pourquoi faire ? Comment pouvait-on supposer et louer chez le Grec des dispositions si disparates ? Pour la meilleure des raisons. N'était-il pas monstrueux, en effet, que les gouvernements d'alors qui se prétendaient si dévoués à la religion, laissassent périr, sans les appuyer, sans les défendre, des hommes admirables de foi, qui donnaient leur sang pour la religion ? Evidemment, les gouvernements, les hommes d'Etat royalistes, tout leur parti, tous les ultras n'étaient que des hypocrites, ne croyant pas un mot de ce qu'ils professaient de bouche et, en réalité, amis des Turcs, amis du sultan et du mufti ; bons mahométans, parce que le Turc, le sultan, le mufti et Mahomet sont essentiellement absolutistes, ce qu'étaient également les gens de la droite.

Cette ignorance mêlée à ce goût des mensonges, cette exploitation charlatanesque des misères et des embarras d'un peuple auquel on prétendait porter tant d'intérêt, eut de suite un résultat fâcheux. Puisque le philhellénisme était arboré et agité avec tant d'affectation par un parti, l'autre parti le prit en suspicion. Tout le monde, jusqu'alors, avait été porté à s'attendrir sur le sort des rayas de la Porte, et d'ailleurs sans trop savoir pourquoi, mais, avec la tournure que prenaient les choses et sous la nouvelle lumière dont on les éclairait, les gens religieux, les royalistes, le clergé conçurent, en effet, l'idée que la cause grecque n'était peut-être pas ce qui avait semblé jusqu'alors, et que si les libéraux l'appuyaient si bruyamment, c'est qu'elle menait à des arcanes dont on ne pouvait trop prévoir ce qui allait sortir. De sorte que, sans se déclarer, pour ou contre, des gens à l'abord et naturellement bien disposés pour une oeuvre qu'il était si facile de confondre avec celle des Croisades, en n'y regardant pas de plus près qu'on ne faisait pour le reste, ces gens-là commencèrent à se resserrer dans une grande réserve, qui alla toujours en augmentant et qui devait aboutir à faciliter, sinon à déterminer une réaction. Mais les gouvernements étaient fort embarrassés." (p. 427-430)

"Ce que l'on appelait Turc comme ce qu'on appelle Turc aujourd'hui dans la Roumélie, on ne saurait trop y insister, car là se trouve seulement le secret de bien des mystères, n'avait et n'a quoique ce soit de commun avec les nations turques, et, sous le rapport ethnographique, il n'existe dans cette partie du monde, que les Hongrois ou Magyares qui soient des Turcs. Ce que les Occidentaux appellent de ce nom, que les intéressés ne prennent jamais, attendu qu'ils se qualifient uniquement du titre d'Osmanlis, ce sont des gens du pays, ici d'origine grecque, là d'origine slave, ailleurs de souche illyrienne ou valaque ou moldave ou même allemande qui ayant embrassé l'islamisme sont devenus participants au pouvoir de la maison d'Osman. La plupart d'entre eux ne savent pas un mot de turc, mais parlent uniquement la langue des districts qu'ils habitent, ici le grec, plus loin l'albanais ou le slave, dans quelqu'un de ses dialectes ; devenus portion du souverain en vertu de leur évolution religieuse, rien de plus simple qu'ils fussent en butte à une antipathie particulière dont ils repoussaient les atteintes par une superbe et un esprit de violence tout à fait conforme d'ailleurs à l'état des moeurs locales.

Ceci ne veut pas dire qu'en certaines occasions, chrétiens et Turcs, étant sortis de même sang, ayant au fond des idées analogues, pratiquant les mêmes moeurs, ne pussent s'entendre. Ils le pouvaient, et ils le faisaient. Pendant des siècles on avait vécu ensemble et on aurait pu vivre encore ; mais l'équilibre étant détruit, on se traitait des deux parts absolument de la même façon, et défauts et vertus, on partageait tout. C'était ce dont l'Europe n'avait pas la plus légère idée. La partie, d'ailleurs, n'était pas égale entre les deux camps. De leur côté, les Grecs étaient favorisés par les Européens, qui leur donnaient plus de phrases que de revenus effectifs mais les Turcs de chaque province, étaient soutenus par les armées, ou pour mieux dire par les contingents que de temps en temps, surtout au début, la Sublime-Porte envoyait à leur aide. On voyait donc s'avancer à perpétuité contre les Grecs soulevés, les spahis et les timariots, comme qui dirait des hommes d'armes possesseurs de fiefs dans les contrées insurgées, et en outre, les bandes que le sultan Mahmoud envoyait périodiquement de l'Asie-Mineure et de Constantinople. En somme, ces milices n'étaient pas d'une grande ressource, et si elles ravageaient très-bien, elles se battaient fort mal.

Mais l'Europe obstinée à ne pas voir la réalité des choses et se figurant de plus en plus les Grecs sous les traits de vertueux constitutionnels repoussant héroïquement l'absolutisme, finit à la longue par se décider à leur envoyer des auxiliaires constitutionnels comme eux. Lord Byron avait excité un enthousiasme universel en allant se jeter dans Missolonghi assiégé ; les corps de philhellènes, ornés de la croix blanche, firent leur apparition sur la scène. Ils furent plus zélés que nombreux. Ils s'étaient recrutés d'étudiants allemands et français, et de quelques Anglais à la recherche des émotions. D'anciens officiers en demi-solde, provenant pour la plupart des armées impériales, allèrent les commander ; de même qu'on en trouvait, à la même époque, aguerrissant les troupes de Méhémet-Ali, du maharadja de Sikhs, des républiques de l'Amérique espagnole et au Champ-d'Asyle. Ces vétérans arrivèrent en Grèce avec des prétentions considérables, et les choses étant ce qu'elles étaient, ils rendirent peu de services. Mais les opinions qu'ils ne tardèrent pas à se former sur le pays auquel ils avaient apporté le secours de leurs talents, et qui ne sut pas, ou ne put pas, ou ne voulut pas le comprendre, ces opinions ne tardèrent pas à différer sensiblement de ce que l'Europe avait professé jusqu'alors sur les Grecs, sur leur caractère et sur la justice de leur cause. Ces militaires, appuyés d'ailleurs de l'avis de leurs philhellènes, devinrent ainsi les premiers agents d'une réaction qui commença à se faire sentir, bien que encore obscurément, vers 1825 ou 1826. (...)

Ils ne savaient pas le premier mot des réalités qu'ils allaient rencontrer et les déconvenues devaient les assaillir de toutes parts.

Ils n'en savaient pas le premier mot, puisqu'en Europe on regardait de loin, avec des lorgnettes fausses, cette Grèce de convention au milieu de laquelle s'agitaient des Grecs encore plus fantastiques. Tout ce qu'ils avaient entendu raconter était en dehors du bon sens, et ce qu'ils avaient lu ne l'était pas moins.
" (p. 434-436)

"Puis les janissaires n'étaient pas tombés seuls. Le sultan Mahmoud [Mahmut II] avait fort bien vu que toute l'organisation ancienne découlait de la formation de cette milice et l'appuyait ou s'appuyait sur elle. Il voulut prendre tout dans sa main et il bouleversa tous les privilèges des derébeys, des spahis, des timariots, de tout ce qui ne se rattachait pas l'ordre des combinaisons, où il voulait entraîner la vie osmanli. Pendant ce temps, il avait presque toute la Roumélie en flammes. Mais il ne s'arrêta pas à cette considération, comme il ne reculait devant aucune, et il paraît avoir compté sur trois auxiliaires pour venir à bout des Grecs d'abord, et pour le moment présent, sur la résistance désespérée des Turcs indigènes. Ceux-ci, en effet, avaient tout à perdre au triomphe des chrétiens, fortune, famille, existence. Ils le savaient et faisaient de leur mieux. En seconde ligne, le sultan et ses conseillers espéraient beaucoup de l'antagonisme des puissances occidentales à l'égard de la Russie. Il est à croire qu'il voyait plus clair dans les intérêts d'Etat que dans la façon dont il calculait les effets et le pouvoir de l'opinion publique sur la marche des gouvernements." (p. 440)


"Le Royaume des Hellènes", Le Correspondant, 10 juillet 1878 :

"La révolution éclata dans l'Epire. Ce mot révolution, appliqué au mouvement qui arma les Grecs contre la puissance ottomane est assurément le plus impropre de tous les mots. Il ne s'agissait là ni de renverser une dynastie, ni de transformer un régime consacré par l'usage de longs siècles, ni d'essayer des théories inconnues, encore moins d'en inventer, d'en appliquer dont l'univers n'eût jamais su le premier mot. Ce sont là, ce semble, les véritables applications du mot Révolution, comme on l'entend dans l'Europe moderne ; les Grecs ne faisaient quoi que ce soit, ne voulaient faire, n'imaginaient défaire rien de semblable.

Cette remarque est d'importance parce qu'il ne saurait être que fort utile de faire entrer l'exactitude dans un ensemble de faits presque absolument défigurés jusqu'ici par l'ignorance et la rêverie.

Les Grecs, sous la domination ottomane, constituaient une nation tout aussi vivante que sous les empereurs byzantins ; une nation reconnue ; une nation se gouvernant par ses lois propres, vouée à son esprit particulier, à laquelle le pouvoir nouveau ne demandait nullement d'abdiquer sa personnalité et qui, sous la juridiction de son patriarche oecuménique, était autorisée et même mise en devoir de continuer sa vie de nation sans que personne, ni le sultan, ni ses ministres, ni l'ouléma, ni le janissaire y trouvât rien à redire. Au point de vue de la sagesse politique ainsi méconnue par les Osmanlis, rien de plus absurde ; ce n'était rien moins que d'avoir constitué et de maintenir un Etat dans l'Etat. Mais précisément les Turcs voulaient une telle situation et ils ne la voulaient pas seulement vis-à-vis des Grecs ; ils la voulaient vis-à-vis des Arméniens, vis-à-vis des Slaves, vis-à-vis des Géorgiens et des Nestoriens ; ils la voulaient vis-à-vis des Coptes, des Melkites, de toutes les communautés chrétiennes qu'ils maintenaient au moins à l'état d'entités administratives, chacune se menant comme elle l'entendait ; et ce qui est plus singulier encore, ils la voulaient vis-à-vis des Juifs et, plus fort encore, vis-à-vis des musulmans arabes, africains, kurdes et autres ; vis-à-vis de tous ces derniers, par une notion que le mahométisme repousse absolument, mais qu'eux-mêmes considéraient pour eux mêmes, à leur usage, comme de dogme. Ils prétendaient régir et dominer en maîtres les autres musulmans, et à leurs yeux, quand on n'était pas Osmanli, on avait beau se faire reconnaître pour le plus confirmé et le plus authentique des croyants, on ne valait pas mieux qu'un raya chrétien ; dans presque tous les cas, on était traité infiniment plus mal.

Ceci était l'essence même de la doctrine ottomane et pour que ce soit, une fois pour toutes, bien compris, je le répète : vis-à-vis des chrétiens l'Ottoman se tenait pour supérieur et maître, parce qu'il était musulman ; vis-à-vis du musulman non ottoman, il était encore bien plus maître et plus dur, parce que là n'ayant à faire valoir que la seule qualité d'Osmanli, il en redoublait la dureté.

Quel était donc ce souverain si cassant, si absolu, si dégagé de tous rapports, même rapports de foi religieuse avec ses sujets ? C'était un corps militaire dont le chef, d'origine turque, comptait extrêmement peu de Turcs proprement dits à sa suite. La race fort illustre dont était issue la dynastie, avait considéré celle-ci avec un mépris suprême, parce que le fondateur de cette lignée n'était que le cadet d'une branche très-cadette de la puissante et royale maison des Seldjoucides, et pour ne pas obéir à un si petit personnage, la grande majorité, la presque unanimité des tribus turques avaient quitté l'Asie-Mineure, à mesure que les Ottomans s'affermissaient et gagnaient du terrain. Elles étaient retournées en Perse, et les conquérants s'étaient trouvés d'abord sans armée et se trouvèrent toujours sans peuple.

Leurs compatriotes turcs ne les ont jamais aimés, jamais acceptés, jamais reconnus. Ils ont préféré les dynasties persannes et la domination et même l'hérésie des Shahinshahs de l'Iran, de telle sorte qu'au début de sa lumineuse carrière, le météore, qui devait incendier tant de territoires, se vit réduit à briller au milieu d'une troupe de Turcs qui ne dépassa pas quarante personnes, moins, sans doute, que n'en compta le camp de Romulus.

On traita le parvenu, tout comme ce dernier, de chef de bandits, et il y a de l'apparence que cette injure n'était pas sans fondement ; mais la bande s'étant grossie, comme celle du fondateur romain, d'un certain nombre d'autres pillards, de mercenaires sans emploi et d'esclaves fugitifs, il se trouva que le chef eut pour lieutenant, un homme d'un rare génie, Aly Tchenderely le Noir [Çandarlı Kara Halil Hayreddin Paşa] qui, non-seulement, transforma la bande en armée, mais de l'armée fit quelque chose qui ressembla presque à la nation qu'on n'avait pas et qu'on avait besoin de se créer." (p. 30-32)

"On a reproché aux Osmanlis l'esprit de persécution. Ils furent brutaux comme des soldats en campagne, souvent oppresseurs comme les gens qui ne connaissent d'argument que le sabre et ils ont largement abusé de leur omnipotence pour satisfaire leurs convoitises. Mais persécuteurs, en tant qu'animés d'un enthousiasme religieux, scandalisés de la présence à côté d'eux d'une théologie rivale, c'est ce qu'ils ne furent jamais. S'ils l'avaient été, la position dans laquelle ils se trouvèrent au moment de l'insurrection hellénique, ils n'en auraient jamais connu les désastres. Loin de vouloir attaquer, dissoudre, faire disparaître les communautés chrétiennes, ils n'eurent jamais la moindre velléité de les troubler. Ils ne leur demandaient que deux choses : de l'argent sous forme d'impôts avec quelques services publics, puis le droit illimité des avanies ; mais ils ne s'inquiétèrent pas le moins du monde si elles continuaient ou non à rester fidèles à leur culte." (p. 33)

"Beaucoup d'entre eux [les Grecs], des populations entières vivaient déjà, sous l'amollissement des maîtres, dans un état de bien-être comparatif qu'un caprice pouvait troubler à chaque minute, mais qui n'en était pas moins réel. La culture des terres avait repris peu à peu une extension considérable. La Morée produisait abondamment et les primats ou notables du pays étaient en général riches. Dans l'Attique, un seul couvent, celui de l'Hymète, compté parmi les tjifliks ou apanages de la sultane Valideh, payait pour plus de 300,000 francs de redevances et profitait d'une abondante plus-value. Dans les Cyclades, le commerce maritime, énormément enrichi, entretenait beaucoup d'armateurs et de négociants. Chios était opulent ; les principaux habitants vivaient dans de luxe, et ce qui est particulier à noter, dans la plupart des îles, ils n'apercevaient pas un seul Osmanli. La Sublime-Porte n'y envoyait jamais de gouverneur d'aucun grade, et fort indifférente à ce qui s'y passait, se contentait de percevoir des impôts qui, par sa négligence, n'étaient pas fort lourds ; elle y pratiquait aussi le recrutement maritime, et les habitants avaient un soin extrême de doubler les contingents pour que ce genre de service formât des matelots propres à servir leurs entreprises commerciales.

Ce qui était plus singulier, c'est que, sur plus d'un point, les indigènes avaient maintenu, étendu et conservaient sans contestation une indépendance absolue reconnue par la Porte. Les Maïnotes dans le Péloponèse, les Sphakiotes en Crète, en Albanie les Mirdites et bien d'autres tribus n'obéissaient qu'à leurs chefs locaux et ne savaient ce qu'était un Turc. A Naxos, le conquérant avait mis fin au pouvoir du dernier duc des Cyclades, d'origine européenne, puis, il s'était amusé à le remplacer par un duc juif, médecin du sultan. Celui-ci mort, on n'avait plus pensé à l'île, qui s'administra elle-même fort paisiblement.

Il s'était formé aussi un nombre considérable de petits corps militaires chrétiens qui tantôt se louaient à des pachas ou à des beys musulmans, tantôt leur faisaient la guerre, et souvent aussi ces bandes et leurs capitaines, ne s'occupant que de leurs intérêts personnels, se consacraient purement et simplement au brigandage. On les appelait Klephtes ou voleurs, et cette dénomination ne leur faisait pas de peine, car ils se tenaient essentiellement pour des militaires et les rayas aussi bien que les Turcs étaient assez de cet avis. Mais comme le gouverneur ne goûtait pas toujours ce désordre dont il ne recueillait pas les profits, il avait imaginé d'opposer aux Klephtes les Armatoles, c'est-à-dire d'autres Klephtes qu'il prenait à sa solde. Ceux-ci étaient censés représenter une sorte de gendarmerie. Elle faisait tant bien que mal la police des grandes routes.

La nuance était faible entre les défenseurs de la paix publique et ceux qui l'attaquaient, on peut le croire." (p. 34-35)


Essai sur l'inégalité des races humaines,
tome I, Paris, Firmin-Didot, 1853 :

"Les Unitaires ne sont pas plus heureux lorsqu'ils appellent à leur aide les preuves historiques. Ils n'en fournissent que deux : l'une s'applique aux Turcs, l'autre aux Madjars. Pour les premiers, l'origine asiatique est considérée comme hors de question. On croit pouvoir en dire autant de leur étroite parenté avec les rameaux finniques des Ostiaks et des Lapons. Dès lors ils ont eu primitivement la face jaune, les pommettes saillantes, la taille petite des Mongols. Ce point établi, on se tourne vers leurs descendants actuels, et, voyant ceux-ci pourvus du type européen, avec la barbe épaisse et longue, les yeux coupés en amande et non plus bridés, on conclut victorieusement que les races ne sont pas permanentes, puisque les Turcs se sont ainsi transformés. « A la vérité, disent les Unitaires, quelques personnes ont prétendu qu'il y avait eu des mélanges avec les familles grecque, géorgienne et circassienne. Mais, ajoutent-ils aussitôt, ces mélanges n'ont pu être que très partiels : tous les Turcs n'étaient pas assez riches pour acheter leurs femmes dans le Caucase ; tous n'avaient pas des harems peuplés d'esclaves blanches, et, d'autre part, la haine des Grecs pour leurs conquérants et les antipathies religieuses n'ont pas favorisé les alliances, puisque les deux peuples, bien que vivant ensemble, sont encore aujourd'hui aussi séparés qu'au premier jour de la conquête ».

Ces raisons sont plus spécieuses que solides. On ne saurait admettre que sous bénéfice d'inventaire l'origine finnique de la race turque. Cette origine n'a été démontrée, jusqu'ici, qu'au moyen d'un seul et unique argument : la parenté des langues, j'établirai plus bas combien cet argument, lorsqu'il se présente isolé, laisse de prise à la critique et de place au doute. En supposant, toutefois, que les premiers auteurs de la nation aient appartenu au type jaune, les moyens abondent d'établir qu'ils ont eu les meilleures raisons de s'en éloigner.

Entre le moment où les premières hordes touraniennes descendirent vers le sud-ouest et le jour où elles s'emparèrent de la cité de Constantin, entre ces deux dates que tant de siècles séparent, il s'est passé bien des événements ; les Turcs occidentaux ont eu bien des fortunes diverses. Tour à tour, vainqueurs et vaincus, esclaves ou maîtres, ils se sont installés au milieu de nationalités très diverses. Suivant les annalistes, leurs ancêtres Oghouzes, descendus de l'Altaï, habitaient, au temps d'Abraham, ces steppes immenses de la haute Asie qui s'étendent du Kataï au lac Aral, de la Sibérie au Thibet, précisément l'ancien et mystérieux domaine où vivaient encore à cette époque, de nombreuses nations germaniques. Circonstance assez singulière : aussitôt que les écrivains de l'Orient commencent à parler des peuples du Turkestan, c'est pour vanter la beauté de leur taille et de leur visage. Toutes les hyperboles leur sont, à ce sujet, familières, et comme ces écrivains avaient, sous les yeux, pour leur servir de point de comparaison, les plus beaux types de l'ancien monde, il n'est pas très probable qu'ils se soient enthousiasmés à l'aspect de créatures aussi incontestablement laides et repoussantes que le sont d'ordinaire les individus de sang mongol. Ainsi, malgré la linguistique, peut-être mal appliquée, il y aurait là quelque chose à dire. Admettons pourtant que les Oghouzes de l'Altaï aient été, comme on le suppose, un peuple finnois, et descendons à l'époque musulmane où les tribus turques se trouvaient établies dans la Perse et l'Asie Mineure sous différentes dénominations et dans des situations non moins variées.

Les Osmanlis n'existaient pas encore, et les Seldjoukis, d'où ils devaient sortir, étaient fortement mélangés déjà avec les races de l'islamisme." (p. 215-218)

"(...) en retrouvant, ce qui arrive quelquefois, dans des individus osmanlis, quelques traits assez reconnaissables de la race jaune, ce n'est pas à une origine finnique directe qu'il faut attribuer cette rencontre ; c'est simplement aux effets d'une alliance slave ou tatare, livrant, de seconde main ce qu'elle avait reçu elle-même d'étranger. Voilà ce qu'on peut observer sur l'ethnologie des Ottomans." (p. 221)


Ibid., tome III, 1855 :

"Les nations actuelles de ces montagnes [du Nord-Caucase] continuent à être célèbres par leur beauté corporelle, par leur génie guerrier, par cette énergie indomptable qui intéresse les peuples les plus cultivés et les plus amollis aux chances de leurs combats, et par une résistance plus difficile encore à ce souffle d'avilissement qui, sans pouvoir les toucher, atteint autour d'elles les multitudes sémitiques, tatares et slaves. Loin de dégénérer, elles ont contribué, dans la proportion où leur sang s'est mêlé à celui des Osmanlis et des Persans, à réchauffer ces races. Il ne faut pas oublier non plus les hommes éminents qu'elles ont fournis à l'empire turc, ni la puissante et romanesque domination des beys circassiens en Egypte." (p. 417)

Citations du colonel Alparslan Türkeş




Proclamation radiodiffusée, 27 mai 1960 :

"Les forces de terre, de mer et de l'air ont pris en main l'administration du pays afin de procéder, dès que possible, à des élections libres et impartiales. L'armée a été amenée à prendre cette décision à la suite de la crise et des événements regrettables de ces dernières semaines, pour éviter que le pays ne soit la proie de la guerre civile et afin de combler le fossé séparant les deux grands partis du pays.

L'armée proclame qu'elle n'est liée ni à une personne, ni à un parti, ni à un groupe. Les citoyens doivent tous se plier au respect de la loi, et les membres du gouvernement sont invités à se placer sous la protection de l'armée, qui assurera leur sécurité. Nous demandons aux Turcs de faire preuve de compréhension les uns envers les autres. Nous affirmons à la face de l'univers notre fidélité à la charte des Nations unies, au principe de la Déclaration universelle des droits de l'homme, à l'Alliance atlantique et au pacte du CenTO, comme à tous les traités et alliances signés par la Turquie. Que le pays demeure calme."

Déclaration publique après son retour en Turquie, 24 février 1963 :

"La volonté nationale doit être placée au-dessus de tout et chacun doit faire preuve à son égard de respect et d'obéissance. (...) Elle [la révolution du 27 mai 1960] n'a pas été faite contre un parti ou contre une classe. Le 27 mai a été entrepris pour relever rapidement, au niveau de la civilisation moderne, le peuple et les paysans laissés dans la misère, l'abandon et les ténèbres. Il a été réalisé pour sauvegarder l'unité nationale et empêcher une lutte fratricide."

Déclaration à son procès, 14 juin 1963 :

"J'estime que le pire ordre juridique vaut mieux que le meilleur ordre révolutionnaire."

Lettre au général Kenan Evren, 1980 :

"Que c'est bizarre. Mes idées sont au pouvoir, et je suis en prison."

Déclaration à un meeting à Ankara, cité dans la revue Türkiye, 8 septembre 1992 :

"Il faut envoyer des volontaires en Bosnie."

Déclaration au sujet de l'"opération Acier" (dans le nord de l'Irak), 23 mars 1995 :

"Je suggère la création d'une zone de sécurité à long terme afin d'assurer la sécurité régionale de la Turquie, et de ne pas donner aux brigands séparatistes [le PKK], l'occasion de reprendre leurs meurtres."

Voir également : La stratégie "néo-ottomane" du parti MHP

La répartition géographique des votes pour la gauche kémaliste (CHP, puis SHP et DSP) et la droite nationaliste (CKMP, puis MHP)

Elections municipales en Turquie : le MHP poursuit sa politique arménienne traditionnelle

Interview de candidats arméniens du MHP (parti nationaliste turc réputé "dur")

La place du kémalisme et du nationalisme turc dans la rébellion syrienne

lundi 20 novembre 2017

Pierre Laffitte (philosophe positiviste)




Les grands types de l'humanité. Appréciation systématique des principaux agents de l'évolution humaine, volume I, Paris, Ernest Leroux, 1875 :

"Hélas ! nous ne demandons que ce qu'ont fait de tout temps les grands politiques ; ce que faisait en France le cardinal de Richelieu, lorsqu'il déclarait la guerre au pape, s'alliait aux protestants et écrivait qu'il préférait les Turcs aux Espagnols. Ce grand homme faisait tout passer après l'intérêt de sa patrie et agissait dans les choses de la politique comme s'il n'eût pas cru en Dieu. Certes, nous nous contenterions aujourd'hui de la monnaie d'un Richelieu et nous serions trop fortunés si nos hommes d'Etat voulaient se rapprocher de ce grand modèle." (p. 91)

"Ce n'est pas d'aujourd'hui que les grands politiques du monde catholique ou mahométan ont compris qu'il y avait pour eux mieux à faire qu'à poursuivre éternellement une impossible suprématie. Déjà sous François Ier, la France ne craignait point de s'allier à la Turquie, et cette conduite trouvait un imitateur dans le grand cardinal de Richelieu." (p. 212-213)

"Le Prophète a-t-il ordonné comme Moïse qu'on exterminât jusqu'au dernier homme les sept peuples de Ghanaan ? Où sont ces atrocités épouvantables qui nous ont valu tant de tirades larmoyantes et éveillé si longtemps la compassion indignée des âmes sensibles ? Nous voudrions pour le catholicisme qu'il eût toujours fait preuve envers ses adversaires de la tolérance, de la longanimité, de la douceur, dont l'islamisme n'a cessé d'être animé à l'égard des siens. Nous voudrions pour lui qu'il eût à montrer dans son passé plus d'un Mahmoud [de Ghazni] et plus d'un Akbar [le Moghol]. Il est vraiment plaisant de la part de ceux qui ont inventé l'inquisition et les dragonnades et mis toutes les tortures au service de leur foi, devenir parler de persécutions et de cruautés. Si jusqu'au jour où ils ont été les maîtres, la persuasion a été leur seule arme, et pour cause, si même ils ont eu à subir l'intolérance de quelques empereurs, il faut convenir que la revanche a été terrible, et que le monde a payé cher pour le sang de quelques martyrs." (p. 389-390) 

Ibid., volume II, 1876 :

"(...) nous voulons parler de la tournure particulière qu'un long développement intellectuel avait donné à l'esprit grec. Une nation plus amoureuse de discussions que de lumière, plus avide d'écouter un beau discours qu'une argumentation solide, éprise de subtilités, prête à accueillir toutes les divagations, pourvu qu'elles fussent exposées avec art, n'avait pas le temps de prêter l'oreille à ceux qui venaient l'entretenir des graves questions de réformation sociale. D'ailleurs est-il admissible que des hommes, sans cesse occupés à discuter et à renverser leurs gouvernements et leurs chefs, incapables de subir aucune entrave, de se reconnaître aucune règle, prenant toujours l'anarchie pour la liberté, fussent convenablement préparés à comprendre et à accepter une tentative, qui réclamait par dessus tout le sentiment hiérarchique, l'aptitude vénérante, l'habitude de la soumission. Rien ne démontre mieux l'incapacité des Grecs à cet égard que ce qui se passa plus tard, lorsque Rome ayant fait l'unité politique de l'Occident, le monothéisme s'en empara. Le vieux monde romain reçut, avec respect, la doctrine régénératrice de Saint-Paul et pendant de longs siècles, lui garda une foi inébranlable. Les Grecs, eux, montrèrent moins d'empressement à l'accepter qu'à la détruire. Il n'y eut pas une parcelle du dogme qui ne fût aussitôt pour eux matière à discussions et à combats. A peine évangélisés, ils furent hérétiques, et jusqu'au jour où les Turcs, en les écrasant, firent taire ces bavards, ils ne cessèrent, par leurs querelles, de troubler et d'ensanglanter la chrétienté." (p. 229)

Conférence sur l'islam, cité par Ahmet Rıza dans "L'islamisme", La Revue occidentale philosophique sociale et politique, seconde série, tome III, 1er semestre 1891 :

"L'islamisme a fondé en Orient la liberté et l'égalité. Il y a un chef militaire, et les restes de la nation sont tous frères. L'histoire nous montre leurs actions humanitaires vis-à-vis des peuples conquis. La tolérance des Sarrazins en Espagne et celle de Mahomet II à Constantinople n'a malheureusement pas été imitée plus tard par les catholiques en Espagne et dernièrement par les Bulgares." (p. 116)

Voir également : Auguste Comte

Ahmet Rıza et la faillite morale de la politique occidentale en Orient

mardi 14 novembre 2017

Henri Martin (historien)




Henri Martin, La Russie et l'Europe, Paris, Fume, Jouvet et Cie, 1866 :

"La civilisation des peuples touraniens repose, il est vrai, sur d'autres bases que la civilisation des Aryas d'Europe ; mais elle est, à nos yeux, aussi respectable, et beaucoup mieux en rapport avec les facultés physiques, intellectuelles, psychologiques des peuples qui la mettent en pratique depuis la plus haute antiquité. La manière dont nous en avons parlé ailleurs (voyez notre Voyage dans la Turquie d'Europe) démontre assez que nous savons en apprécier le mérite. C'est à juste titre, à notre avis, que les Finlandais et les Ottomans se font gloire de leur nationalité touranienne, et que les Moscovites eux-mêmes s'en montrèrent tout aussi honorés, jusque vers le milieu du siècle dernier. Mais, en voyant approcher le moment du démembrement de la Pologne, le cabinet de Saint-Pétersbourg crut devoir renier cette origine et procéder aux falsifications historiques dont il a été question au début de ce résumé (page 5)." (p. 397-398)

"Résolue par la fédération, la question du Danube serait-elle résolue contre la Turquie ? En aucune façon. Ce plan politique, auquel inclinent aujourd'hui un si grand nombre d'esprits, n'a rien de commun avec l'idée de chasser le Turc de l'Europe, et les partisans de ce plan sont en général les plus décidés à demander qu'on défende à tout prix les Ottomans dans Constantinople. Mais la suzeraineté ottomane sur la Roumanie, si elle n'est un vain mot, est un fardeau que la Turquie ne peut soutenir. La Turquie est impuissante à défendre la Roumanie contre les Russes. Son intérêt plaide ici contre son amour-propre. Son intérêt est de se voir séparée de la Russie par un intermédiaire assez fort pour la couvrir en quelque sorte d'un solide boulevard extérieur. La force militaire de la Turquie n'est point à mépriser ; elle est aujourd'hui aussi sérieusement organisée qu'elle peut l'être ; mais les événements de ce siècle ont prouvé que cette force, toute de résistance, ne commence à se manifester efficacement qu'à partir de la rive méridionale du Danube. Couverte en première ligne par une Roumanie associée à la Hongrie, la Turquie serait en mesure de tenir solidement la seconde et la troisième ligne défensives, c'est-à-dire le bas Danube et les Balkans, et d'aider à la défense commune. Le jour où elle consentira d'évacuer les forteresses des Serbes et à laisser aux Serbes la garde du Danube supérieur, l'hostilité de cette race guerrière contre l'Ottoman disparaîtra comme a disparu la vieille haine des Roumains, et de justes concessions aux Bulgares et au reste des populations chrétiennes pourront faire durer le grand malade plus longtemps que ne le souhaite le voisin, si désireux d'accélérer son dernier jour. Si, comme nous le croyons, l'avenir doit voir la formation d'un état serbe embrassant les provinces qui séparent la Serbie actuelle de l'Adriatique, les contingents de l'Etat, lié à la suzeraineté ottomane, seront bien autrement efficaces pour la défense commune que ceux des pachaliks actuels, sans cesse en désordre ou en révolte." (p. 424)

"La Russie est plus assurée de la Crimée qu'avant la guerre, grâce à l'émigration des Tatars qu'elle a déportés en Turquie pour les punir de leurs sympathies envers les alliés, et qu'elle a remplacés par des colons moscovites et par des Cosaques. La Russie a repris, immédiatement après la guerre, l'entreprise poursuivie dans le Caucase depuis tant d'années, au prix de sacrifices incalculables, c'est-à-dire l'assujettissement ou la destruction des races guerrières qui occupent le double versant caucasique de la Caspienne et de la mer Noire.

Cette entreprise, elle l'achève aujourd'hui sans aucun obstacle.

Il y avait, entre l'Asie méridionale et la Russie, une frontière naturelle admirable, ces puissantes Alpes caucasiennes qui couvraient la Turquie et la Perse, et, par conséquent, les routes de l'Inde. Il y avait un intérêt général, pour l'équilibre du monde, à maintenir cette limite : il y avait là surtout un intérêt de premier ordre pour la puissance qui possède dans le sud de l'Asie un commerce plus vaste que celui de toutes les autres nations réunies et un empire de 180 millions de sujets. L'Angleterre, à ce qu'il semble, aurait dû faire, pour défendre la barrière du Caucase, autant d'efforts que la Russie pour l'abattre.

Le seul moyen était de soutenir la résistance des belliqueux montagnards qui n'avaient jamais subi le joug de personne et qui se défendaient à outrance. Ces tribus, auxquelles on donne improprement le nom de Circassiens, altération du nom tatar ou plutôt turc de Tcherkesses, appartiennent, sur la côte caucasienne de la mer Noire et dans le massif central, à la plus pure race aryenne ou indo-européenne ; ce sont des fils de Mèdes, d'Alains et de Sarmates, et un indomptable instinct leur fait repousser toute assimilation avec les masses moscovites.

Aussitôt après que, par le traité d'Andrinople (1829), la Russie se fut fait céder par la Porte Ottomane ce qui n'appartenait ni à l'une ni à l'autre, la prétendue souveraineté sur les tribus du Caucase occidental, les représentants de l'Angleterre en Turquie et en Perse jetèrent incessamment le cri d'alarme, « Constantinople, » écrivait, en 1835, l'ambassadeur anglais en Turquie, lord Ponsonby, « Constantinople ne respire qu'à l'ombre du Caucase. »

« Les vues de la Russie, » écrivait, en 1838, l'ambassadeur anglais en Perse, sir John Mac Neill, « ont quelque objet ultérieur bien autrement important que la possession de ces provinces du Caucase, qui n'ont été jusqu'ici que de coûteux appendices. Ces acquisitions ne peuvent avoir de valeur qu'autant qu'elles offrent des facilités pour arriver à quelque autre fin qui récompenserait la Russie de tout ce qu'elle aurait dépensé pour l'obtenir. »

Lord Ponsonby désignait Constantinople ; sir J. Mac Neill l'Inde, et tous deux avaient raison.

Lord Palmerston, cependant, se refusa obstinément à rien faire pour la Circassie.

Se réservait-il pour une action commune avec la France ? Il est certain qu'en 1838, il tâcha d'obtenir l'alliance de la France contre la Russie, et que Louis-Philippe refusa, ce qui amena la déplorable crise de 1840.

Celle alliance française alors refusée, elle s'offrit, elle s'imposa, pour ainsi dire, à lord Palmerston plus tard. En 1851, la résistance de la Circassie était plus vive cl beaucoup mieux organisée que jamais. Tout était réparable. Pour la première fois, sous l'influence d'un homme supérieur, Schamyl, les tribus de la Caspienne, de race turco-tatare et sémitique, concertaient leur action avec les tribus aryennes de la mer Noire. Un lieutenant de Schamyl, Mohammed-Emyn, s'était fait accepter comme chef par les trois peuplades réunies de la Grande-Abasie, élite héroïque du Caucase occidental ; les chefs circassiens envoyèrent à Varna offrir aux généraux français et anglais 40,000 montagnards pour couper la retraite aux Russes, si les Anglo-Français voulaient descendre sur la côte d'Abasie.

Toutes les conquêtes russes dans la région caucasique, depuis Catherine II, pouvaient être anéanties et l'Asie dégagée en une campagne. L'Angleterre aurait dû tout faire au monde pour obtenir que l'épée de la France s'employât à cette œuvre. Le général français y était très-disposé." (p. 241-243)

"La guerre de Crimée a eu pour conséquence directe de faire disparaître de la Crimée des milliers de Tatars, ennemis des Russes, qui nous avaient accueillis à bras ouverts, et que la Russie, vaincue, mais demeurée en possession de nos champs de victoire, a envoyé mourir de misère en Turquie.

La guerre, portée exclusivement en Crimée et non au Caucase, a eu pour conséquence indirecte de faire disparaître du Caucase occidental 700,000 Abases ou plutôt Adigues, inébranlables défenseurs de cette barrière maintenant abattue ; 400,000 ont émigré en Turquie ; le reste a été déporté dans les plaines au nord du Kouban, parmi les Cosaques de la mer Noire et les colons moscovites, où ils se trouvent désormais réduits à l'impuissance.

L'émigration a ensuite gagné l'autre revers du Caucase ; les compagnons de Schamyl suivent l'exemple des Adigues ; toute une peuplade du Daghestan a passé en Turquie.

Ceux qui restent, les Russes l'espèrent, se laisseront avec le temps englober dans l'organisation cosaque, ainsi que tous les nomades de l'Asie.

C'est une armée de 100,000 hommes, pour le moins, dont la disposition est rendue à la Russie ; c'est une plaie toujours saignante fermée, une source de dépense incalculable tarie. Ce sont les clefs de l'Asie occidentale dans la main de la Russie, et la libre entrée de la Turquie d'Asie et de la Perse ; la tête de route de l'Inde par la Perse, déjà occupée, mais jusque-là précaire et toujours susceptible d'être coupée derrière une armée russe, est désormais assurée.

C'est la Russie, campée sur le Caucase entre la Turquie et la Perse, comme dans le royaume de Pologne entre la Prusse et l'Autriche, mais avec une force relative bien plus grande encore, et dans une position matériellement bien supérieure. Elle ne possédait guère jusque-là que des plaines, des forêts et des marais ; elle a maintenant pour citadelle une chaîne d'Alpes énormes plantées entre deux mers et entre deux mondes.

L'extirpation des Abases a coïncidé avec l'écrasement de l'insurrection polonaise (1864). L'ambassadeur d'Angleterre en Russie a trouvé des euphémismes pour l'une comme pour l'autre extermination. Celle des Abases est à peu près achevée ; le procédé était simple : refouler successivement les montagnards de leurs rochers et de leurs vallées jusqu'à la mer, et là les réduire à capituler et à s'expatrier en masse.

En Pologne, le système de destruction nationale et sociale, qui a succédé à la conquête politique, est plus savant, plus complexe qu'au Caucase et demandera bien plus de temps et de peine ; les moyens différent , le but est le même : détruire les races indomptables au tsarisme, soit par la suppression pure et simple, soit en les décimant et en les dissolvant." (245-246)

Voir également : Franciszek Henryk Duchinski (historien polonais originaire de Kiev)

Mustafa Celâlettin Paşa alias Konstanty Borzęcki

L'épopée des volontaires polonais de l'armée ottomane

Adam Mickiewicz (poète et patriote polonais)
  
Les Valaques (Roumains et Aroumains) dans l'Empire ottoman tardif

La France des Bonaparte et la Turquie

samedi 4 novembre 2017

La symbiose turco-byzantine




Bernard Flusin, La civilisation byzantine, Paris, PUF, 2018, p. 63-64 :

"L'histoire des campagnes byzantines intéresse l'histoire sociale et économique plus peut-être que celle de la civilisation, mais, pour un monde essentiellement rural, elle ne peut être ignorée. Une région qui occupe une place particulière dans l'histoire de l'art pourra servir d'exemple : la Cappadoce ou plutôt, à l'ouest de Césarée, la partie de cette région connue pour ses églises rupestres. Il s'agit d'une région agricole dont les monuments font pénétrer dans le monde de la campagne, avec ses communautés villageoises et ses monastères, tout en laissant entrevoir le rôle croissant de l'aristocratie. Durant les siècles obscurs, la Cappadoce, sous la menace des raids musulmans, s'adapte à des temps difficiles : on construit des forteresses et l'on creuse des refuges souterrains où la population, en cas de danger, s'abrite avec ses bêtes et ses biens. Les monuments, jusqu'à l'époque iconoclaste, sont rares, mais, sous la dynastie macédonienne, avec l'éloignement du péril arabe, le renouveau est sensible, et les églises rupestres se multiplient. (...) La pénétration des Turcs seldjoukides dans la région à la fin du XIe siècle marque une rupture, mais la construction d'églises connaît un renouveau dans la première partie du XIIIe : elle témoigne de la survie de la civilisation byzantine dans une province qui a quitté l'Empire et atteste la symbiose qui s'établit entre l'ancienne population chrétienne et les nouveaux arrivants."

Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, p. 419-421 :

"Grecs et Turcs prirent l'habitude de se rencontrer en dehors des périodes de confrontation militaire, des échanges commerciaux s'établirent. A Chônes, la métropole phrygienne proche de la zone frontière, s'était développée une grande foire extrêmement fréquentée par les habitants des villes voisines de Lydie, d'Asie, de Carie, de Pamphilie et aussi d'Iconium. Les contacts se multipliaient donc, même si des querelles éclataient éventuellement entre Byzantins et barbares. Certains aristocrates byzantins n'hésitèrent pas à franchir la frontière pour se réfugier chez les Turcs, attitude qui n'était pas inédite au temps où les musulmans du califat étaient les principaux adversaires de l'Empire ; mais au XIIe siècle les transfuges s'y établirent durablement, et contractèrent des mariages avec des princesses turques. Les Gabras illustrent cette perméabilité de la frontière ; une branche de la famille dirigeait de façon autonome la région de Trébizonde, tandis que d'autres membres étaient aux côtés de l'empereur, alors qu'un troisième groupe servait au plus haut niveau le sultan d'Iconium. En 1146, un Gabras, né byzantin mais élevé chez les Turcs, fut placé à la tête d'une province seldjoukide et tomba lors d'un combat contre Manuel. En 1176, Kilidj Arslan victorieux envoya un autre Gabras négocier la paix avec l'empereur peu après le combat de Myrioképhalon.

Des Comnènes, en désaccord avec les souverains, n'hésitèrent pas à passer chez les Turcs. Ainsi le sébastocrator Isaac et son fils Jean se réfugièrent une première fois vers 1130 auprès du Danishmendide Ghazi. De nouveau Jean, auparavant réconcilié avec l'empereur, passa à l'ennemi au moment où ce dernier entreprit le siège difficile de Néocésarée et il s'établit durablement à Iconium où il épousa la fille du sultan. Le frère de Jean, le futur empereur Andronic, aidé dans sa fuite par le Turc Poupakès passé au service de l'Empire, trouva naturel de gagner le territoire turc lorsqu'il lui fut nécessaire d'échapper à la colère impériale de Manuel, accepta de la part des Turcs un poste de gouverneur de province, et, avec les troupes qui lui furent confiées, n'hésita pas à attaquer et piller les Byzantins, vendant ses prisonniers comme esclaves. En dehors de ces exemples fameux, nous connaissons mal l'histoire des Seldjoukides et des Danishmendides au XIIe siècle, mais il est certain qu'ils employaient de nombreux fonctionnaires, y compris des militaires, de sang grec. Au XIIIe siècle encore, l'historien Ibn Bibi en cite un certain nombre. De plus, une grande partie, sinon la majorité de la paysannerie établie autour d'Iconium en Cappadoce restait grecque et gardait sa religion orthodoxe, car les Turcs du XIIe siècle n'exerçaient pas un grand prosélytisme religieux et permirent même à l'occasion à des prélats grecs vivant sur leur territoire de se rendre à Constantinople.

A l'inverse, des Turcs se ralliaient à l'Empire où ils étaient fort bien accueillis, même au temps de Manuel, souvent accusé d'être trop favorable aux Occidentaux. Les Turcs furent aussi nombreux que les Latins à rejoindre la plus haute strate de l'aristocratie, celle des parents de l'empereur. Au cours de la bataille de Myrioképhalon, durant la nuit, les Turcomans entourant l'armée de Manuel appelaient leurs congénères qui jadis s'étaient enfuis à Constantinople et s'y étaient convertis à l'orthodoxie, afin qu'ils désertent les rangs de l'armée impériale. Les souverains danishmendides ou seldjoukides pour leur part s'allièrent aux Byzantins dès qu'ils se sentirent en situation d'infériorité les uns vis-à-vis des autres. En 1176, lorsque Manuel voulut remettre la main sur Néocésarée, l'armée était dirigée par son neveu Andronic Comnène-Batatzès, accompagné par le prince danishmendide Dadounès.

Quel qu'ait été le sens des désertions, des Turcs vers Byzance ou l'inverse, l'interpénétration des mondes byzantin et turc était profonde, phénomène d'une extrême importance, même si les conséquences en apparurent pleinement seulement à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle.

A la cour byzantine, tout un parti regardait avec plus de sympathie vers l'Orient turc que vers l'Occident latin, ce qui importait peu tant que l'Empire restait la puissance dominante, mais prendra toute sa signification lorsqu'avec son affaiblissement, la recherche des alliances imposera un choix entre Turcs et Latins. La désaffection des populations de race grecque était également lourde de conséquences puisqu'elle interdisait en fait à Jean et à Manuel Comnène tout espoir de reconquérir les territoires perdus à la fin du XIe siècle, en dépit de leur évidente supériorité militaire, et elle manifestait la perte d'attractivité de l'Empire. L'identité byzantine en Asie Mineure vacillait ; nous avons déjà noté le petit nombre de néo-martyrs lors de l'arrivée des Turcs en pays byzantin. Face aux Turcomans qui seuls restaient animés de l'esprit de djihad, les Grecs se tournaient pour assurer leur protection aussi bien vers l'empereur de Constantinople que vers le sultan d'Iconium, selon leur espoir que l'un ou l'autre serait le meilleur garant. Il convient donc d'établir une distinction fondamentale entre cette période où la zone frontière passait à travers l'Asie Mineure, et les périodes où les populations de cette partie de l'Empire devaient se défendre contre les attaques arabes. Il y avait eu, certes, des désertions, même du fait de hauts responsables byzantins, mais les deux camps étaient nettement délimités, bien que soldats acritiques et ghazis aient pu partager certaines valeurs d'honneur et de bravoure. Si nous devions comparer la nouvelle frontière du XIIe siècle à celle des époques antérieures, il faudrait évoquer la situation des Arméniens, situés entre les deux Empires et susceptibles de changer de camp à la faveur de la supériorité militaire de tel ou tel parti. Mais au XIIe siècle, c'étaient les Grecs qui tenaient le rôle des Arméniens, et étaient devenus un peuple αστατον [inconstant] et πολυπλανές [multilingue], comme en témoignait le comportement des populations d'Amasée ou de Néocésarée."

Voir également : L'héritage romain chez les Turcs seldjoukides et ottomans

L'intégration de populations turques dans l'Empire byzantin

L'Anatolie seldjoukide

La tolérance des Seldjoukides

Le raffinement des conquérants ottomans

L'Empire ottoman, empire européen

Les brassages successifs dont est issu le peuple grec actuel

Un tabou des nationalismes arménien et grec : le mélange avec les Turcs christianisés d'Anatolie