mercredi 16 août 2017

La Turquie kémaliste et la Pologne pilsudskiste




Georges Mamoulia, Les combats indépendantistes des Caucasiens entre URSS et puissances occidentales : Le cas de la Géorgie (1921-1945), Paris, L'Harmattan, 2009, p. 98-99 :

"(...) dès l'été 1926 la politique de la Pologne à l'égard de ses protégés caucasiens changea radicalement. En mai Józef Piłsudski était arrivé au pouvoir. Les Pilsudskistes plaçaient de grands espoirs sur l'évolution récente de la Turquie, qu'ils rêvaient toujours de voir se détacher de son entente avec Moscou. En effet Ankara venait d'entreprendre une série de démarches diplomatiques pour se rapprocher de la Grande-Bretagne, et ainsi, dans une certaine mesure, s'éloigner de l'URSS. Le 5 juin 1926, dans le but d'améliorer ses relations avec Londres, la Turquie avait en effet signé un accord avec l'Irak sous mandat britannique sur la délimitation de la frontière turco-irakienne et l'instauration de relations de bon voisinage. Aux termes de cet accord, la région de Mossoul, objet des convoitises des autres grandes puissances, était reconnue comme un territoire rattaché à l'Irak, donc dépendant de la Grande-Bretagne. En 1926-27 Ankara esquissa de même un rapprochement avec les autres puissances occidentales. Cette conjoncture opportune permettait aux Caucasiens en Turquie de relancer leurs opérations de renseignement et leur activité propagandiste."


"Pologne", Bulletin périodique de la presse turque, n° 91, 9-10 mai 1932, p. 16 :

"Une Association turco-polonaise s'est fondée à Varsovie, sous la présidence de M. Voirrado Japoszévitz (Djumhouriet, 3-2). La presse polonaise a donné une grande publicité aux déclarations faites à l'un de ses membres par Djevad Bey, ambassadeur de Turquie, grand partisan de rapports de plus en plus intimes entre les deux nations, tant au point de vue économique qu'au point de vue politique ; la signature d'un traité de commerce est un premier pas fait dans cette voie. Des échanges commerciaux sont également utiles aux deux pays qui doivent, non se laisser abattre par la crise actuelle, mais en chercher les remèdes. Interrogé sur la question du pacte de non-agression avec l'U. R. S. S., l'ambassadeur a répondu que la politique de la Turquie avec ses voisins consistait à régler par des accords toutes les difficultés pendantes : avec la Grèce, c'est chose faite ; avec la Bulgarie, les pourparlers sont engagés ; en ce qui concerne les autres Etats, on a bon espoir, et la Turquie voit avec plaisir d'autres nations conclure des pactes semblables avec l'U. R. S. S. Djevad Bey a terminé en exprimant son ardent désir de voir les Polonais et les diplomates étrangers fréquenter l'ambassade, où ils recevront le même accueil cordial que l'ambassadeur de Pologne, à Ankara, réservé aux Turcs (ibidem, 6). On a vu, plus haut, son rôle à la Conférence. Le 28, recevant le directeur de l'Agence d'Athènes, il lui témoigna sa sympathie pour un rapprochement turco-gréco-bulgare et dissipa les craintes que pouvait inspirer à la Grèce la turquisation du pays (ibidem, 29).

Le maréchal Pilsudski, se rendant en Egypte, a fait un court séjour à Istamboul les 3 et 4 mars. Malade, il n'a pu descendre à terre ; les membres de la légation et de la colonie polonaises, ainsi que le vali adjoint, sont venus le saluer à bord (Djumhouriet, 5-3). M. G. Primi, directeur du Messagero degli Italiani, lui consacre un article dans l'Akcham du 5 : dur et parfois inconstant, le maréchal est un homme énergique, sympathique au fond. Les Polonais d'Istamboul ont célébré sa fête patronymique : celle de saint Joseph, le 19 mars (ibidem, 21-3)."


Volodymyr Kosyk, L'Allemagne national-socialiste et l'Ukraine, Paris, Publications de l'Est européen, 1986, p. 34 :

"A la même époque [1934], les désirs des Polonais, selon le journaliste italien Enrico Insabato, qui venait de séjourner à Varsovie, étaient les suivants : « Corridor jusqu'à la mer Noire, frontières communes avec la Hongrie ». Insabato rapporta ces propos à Rosenberg, l'assurant en outre que Pilsudski « est en train de rassembler les peuples périphériques de la Finlande à la Turquie » et qu'il « attend pour répliquer à la Russie »49. (...)

49. Das politische Tagebuch Rosenbergs, o.c., p. 36."


Voir également : La Turquie et l'Ukraine
  
Les relations fluctuantes entre la Turquie kémaliste et l'Italie mussolinienne

Hamdullah Suphi : "Comment se brisent les idoles"

Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan

Jacques Bainville

L'épopée des volontaires polonais de l'armée ottomane
  
Mustafa Celâlettin Paşa alias Konstanty Borzęcki

Franciszek Henryk Duchinski (historien polonais originaire de Kiev)

Adam Mickiewicz (poète et patriote polonais)

lundi 14 août 2017

Le développement de l'athlétisme et de l'éducation physique sous les Jeunes-Turcs




"Athlétisme ottoman", Revue Olympique (Bulletin trimestriel du Comité international olympique), octobre 1908, p. 158-159 :

"Jusqu'ici la Turquie n'a point tenu son rang dans les chroniques sportives. Elle avait pourtant un sport bien à elle, la lutte. Sous le règne précédent, la lutte était en faveur car, non content de la protéger, le sultan d'alors [Abdülaziz] s'y adonnait lui-même dans son palais. Par quelle bizarrerie mentale, en est-on venu, sous Abdul Hamid, à proscrire jusqu'au mot de lutte auquel une police affolée oserait trouver un vague relent séditieux ? Cela est incompréhensible aux occidentaux. Naturellement un pareil régime ne pouvait manquer de diminuer le nombre des adeptes, mais non point l'ardeur au travail des obstinés que l'amour du sport rendait prêts à braver les foudres policières. D'autre part, les étrangers résidant à Constantinople ont éprouvé le besoin d'avoir des gymnases et des salles d'armes et c'est ainsi que l'athlétisme est rentré subrepticement dans l'antique Byzance. Ces années-ci, on y jouait au football. En 1906-1907, six clubs se sont disputés le championnat ; trois de ces clubs étaient de Chalcédoine ; un autre était formé par les élèves du lycée de Galata-Seraï. Ajoutez-y quelques tennis-clubs. C'était peu, mais c'était un commencement. Le fameux comité « Union et progrès », qui compte quelques « Jeunes Turcs » grands partisans de l'exercice physique et athlètes eux-mêmes a fait une place, paraît-il, dans ses projets de réorganisation sociale, à la propagande sportive et à l'établissement d'une forte éducation physique. Par là, les réformateurs se montrent sages car elle restera éternellement vraie, la leçon résumée par la sagesse antique en cette formule lapidaire : civium vires, civitatis vis. L'adhésion des Ottomans à cette vérité trop longtemps inconnue par eux sera, pour l'avenir de leur race, le point de départ de la régénération à laquelle ils ont droit de prétendre."

"Bulletin officiel du Comité International Olympique", Revue Olympique, janvier 1909, p. 16 :


"Par scrutin ouvert le 15 décembre viennent d'être élus membres du Comité international Olympique : pour la Roumanie, M. Georges A. Plagino — pour les Etats-Unis, M. Allison V. Armour — pour la Turquie, Selim Sirri Bey. (...) Selim Sirry Bey est le premier représentant qu'ait eu la Turquie dans le Comité International. C'est un officier doublé d'un athlète que ses efforts pour organiser l'éducation physique dans l'empire ottoman indiquaient pour un semblable poste."

"Bulletin du Comité International Olympique", Revue Olympique, décembre 1910, p. 188 :


"M. l'adjudant-major Sélim Sirry Bey, membre du Comité International pour la Turquie, après avoir séjourné une année à Stockholm où il avait été chargé de missions par le gouvernement impérial ottoman, s'est vu confier, à son retour à Constantinople, l'inspection générale de l'éducation physique dans les écoles de l'Etat. Il a été nommé en même temps professeur de gymnastique médicale à la Faculté. Sélim Sirry Bey s'occupe également de la formation du Comité Olympique ottoman."

Voir également : La révolution jeune-turque ou la quête d'une modernité turque

dimanche 13 août 2017

L'influence du kémalisme sur l'armée française




Antoine Argoud, La décadence, l'imposture et la tragédie, Paris, Fayard, 1974, p. 127 :

"C'est à M'sila [en 1956] que je mets au point mes méthodes et, en particulier, que je fixe mon attitude à l'égard de la population. Je m'inspire directement de l'exemple de Kemal Ataturk."


Jean-André Faucher, Les barricades d'Alger (Janvier 1960), Paris, Editions Atlantic, 1960, p. 41-42 :

"Pour le reste, l'Armée du bled est en fait une armée de petites féodalités locales. Là se trouvent les Officiers révolutionnaires, ceux qui ne sont pas souvent d'accord mais qui, pour l'instant, font la guerre avec la conviction que les comptes se régleront un jour. Pour ces officiers « kémalistes », qui n'aiment guère les vieilles formules colonialistes, qui détestent les politiciens de métier, de Gaulle n'est qu'un moment de la vie politique française. Lorsqu'on leur parle de survivre à de Gaulle, ils cherchent un nom de soldat. Juin est discuté depuis son voyage à Carthage dans le sillage de Pierre Mendès-France. Zeller est respecté parce que c'est un homme qui n'a jamais composé avec les systèmes politiques. Faure a perdu beaucoup de son prestige depuis sa triste aventure électorale sous le signe de Pierre Poujade. Cogny a été très populaire mais son nom est revenu trop souvent dans les récits des conjurés parisiens.

Chassin s'agite beaucoup mais la jeune armée le connaît à peine.

Salan existe, on le sait dans les popotes, et on se répète qu'il n'est pas aussi gaulliste qu'on pourrait le croire depuis le 13 Mai, mais les jeunes capitaines sourient lorsqu'ils se rappellent comment un Léon Delbecque a pu offrir au général de Gaulle, enveloppé dans du papier de soie, le képi du général Salan."


Maurice Faivre, Le renseignement dans la guerre d'Algérie, Panazol, Lavauzelle, 2006, p. 57 :

"En marge de ces mouvements, il faut citer Patrie et Progrès, qui le 17 mai 1958 a fait appel au général de Gaulle, mais qui revendique de survivre à de Gaulle ! Il regroupe de jeunes officiers qui défendent des idées patriotiques et socialistes et promeuvent le rôle de l'armée dans la nation. Ils insistent sur la vocation africaine et universaliste de la France. Ils souhaitent une révolution kémaliste pour l'Algérie (gouverner, produire, partager, convertir) et se prononcent contre les négociations avec le FLN et contre l'exode des Européens. Refusant de fusionner avec le mouvement pour la coopération de Jacques Dauer (qui donne naissance aux barbouzes), ils veulent gagner l'opinion musulmane pour vaincre le FLN. On retrouve dans ses rangs ceux qui deviendront gaullistes de gauche. Ils n'ont d'activistes que l'apparence."


"Survivre à de Gaulle : Un document de "Patrie et Progrès"", Le Monde, 22 avril 1959 :

"Avant toute solution en Algérie acceptable pour la France il faut une révolution kémaliste dirigée essentiellement contre le capitalisme français et faite au moins partiellement par un parti socialiste groupant Européens et musulmans..."


"Patrie et Progrès : la vraie révolution algérienne se fera avec la France ou contre elle", Le Monde, 28 janvier 1960 :

"Depuis un an nous proclamons la nécessité d'une synthèse du patriotisme des uns et des aspirations progressistes des autres.

Demain, après tant de médiocrité criminelle, nos idées s'imposeront d'elles-mêmes. Aujourd'hui elles nous éviteraient la guerre civile.

Elles ouvriraient surtout une issue à l'affaire algérienne : pour que l'avenir de l'Algérie soit français il faut modifier la structure de la société algérienne par une révolution économique (et notamment par une réforme agraire drastique). Et cette révolution il faut la faire nous-mêmes, en nous appuyant sur la jeunesse, sur un parti kemaliste et sur l'armée. Ce n'est pas utopique : c'est inévitable, aujourd'hui avec la France, ou bien demain, hélas ! contre elle. "


""Patrie et Progrès" : dépasser le nationalisme algérien par une révolution politique", Le Monde, 10 mars 1960 :

"Mais, hélas ! nous sommes les seuls à rappeler qu'il ne suffit pas d'éviter la catastrophe dans l'immédiat ; qu'il ne suffit pas de combattre le F.L.N. par les armes et d'éviter les mauvais dialogues ; que les astuces constitutionnelles, baptisées intégration, association, Algérie algérienne, fédérée, confédérée, n'exorciseront pas le nationalisme algérien, né de la misère et de l'humiliation.

Ce nationalisme, il faut le dépasser par une révolution politique, certes, mais surtout économique et sociale réalisée en commun par la jeunesse algérienne, les instituteurs, l'armée, les techniciens français, par un parti socialiste franco-musulman. Il faut le dépasser par le kémalisme, la libération de la femme, une réforme agraire drastique, le développement coopératif du bled par la petite industrie et la petite hydraulique communales, la réalisation de l'égalité culturelle, la garantie d'emploi à la sortie d'un enseignement technique accru, la liquidation des privilèges commerciaux et des rentes industrielles.

En conviant les uns et les autres à assumer cette tâche en Algérie aux côtés des musulmans la France créerait le banc d'essai d'une politique originale des pays sous-développés et mobiliserait au profit de son rayonnement diplomatique l'enthousiasme de la jeunesse algérienne et française."

 
Voir également : Le kémalisme : un nationalisme ouvert et pacifique

Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?

Chronologie des réformes kémalistes

L'amitié franco-turque

Jacques Soustelle

Georges Bidault

Jean-Pierre Chevènement

Les "kémalismes" chinois et turkestanais

Basbak, "Les bolcheviks et le « Kémalisme »", Prométhée, n° 9, août 1927, p. 9-12 :
De la discussion qui s'est élevée entre les communistes de Moscou au sujet de la révolution chinoise, se détache un trait fort caractéristique et qui jette une vive lueur sur les rapports effectifs qui existent entre Moscou la Rouge et la Turquie actuelle.

Le fond de la discussion porte sur la définition de la nature sociale de ce qu'on appelle le gouvernement d'Ouchan à Hankéou, dont font partie les membres du Kuomingdan, et que soutiennent les communistes chinois.

Pour Trotski, le gouvernement d'Ouchan n'est autre qu'une « fiction » dont l'appui, sous sa forme actuelle, équivaut à la trahison des intérêts du prolétariat chinois. Il faut créer en toute hâte des soviets à la manière russe et le pouvoir doit être confié à ces soviets.

Zinoviev estime qu'à Ouchan (Hankéou) se trouve un gouvernement de « kemalistes » chinois auquel il ne manque pour assurer le succès des obligations prises de lutter contre les impérialistes européens, que des soviets à la manière de ceux de Moscou.

Staline, le vainqueur dans cette discussion des affaires chinoises de Moscou, émet une toute autre opinion que celle de Trotski et de Zinoviev. Il considère Trotski comme un simple « coquin » et Zinoviev comme ne « comprenant pas les choses les plus simples ». Quant à lui, fidèle aux conseils de Lénine, il sait se tirer d'affaire à rebours lorsque le besoin s'en fait sentir, et donner des explications de tactique authentiquement hypocrites au parti communiste par rapport à la révolution chinoise et au « kemalisme » en général.

En ce qui concerne le « coquin » de Trotski, Staline ne veut même pas discuter, et quant à Zinoviev, qui ne comprend pas les « choses les plus simples », il lui fait remarquer que si le gouvernement d'Ouchan est du « kemalisme », il faudrait le renverser aussitôt, car, ajoute Staline, le gouvernement des kemalistes est un gouvernement de lutte contre les ouvriers et les paysans.

Staline accuse Trotski et Zinoviev de « déformation indécente et profondément calomniatrice » des positions du parti communiste et de la Komintern (Internationale communiste) sur la question chinoise. D'après Staline, les camarades Trotski et Zinoviev ne cessent d'affirmer que le Comité exécutif du parti communiste de Russie et la Komintern ont défendu et défendraient encore la politique de « soutien » de la bourgeoisie nationale de Chine. C'est une affirmation sans consistance, c'est une « calomnie » et une « déformation voulue de la cause ».

En réalité, continue Staline, le Comité exécutif central du parti communiste et la Komintern ont défendu, non pas la politique de soutien de la bourgeoisie nationale, mais la politique qui tendait à tirer parti de la bourgeoisie nationale, tant que la révolution chinoise a été une révolution essentiellement nationale d'un front unique qu'ils ont ensuite changée en politique de lutte armée avec la bourgeoisie nationale lorsque la révolution chinoise est devenue une révolution agraire.

C'est dans cette tactique « de tirer parti de la bourgeoisie nationale» de remplacer le front unique national étranger (chinois, turc, etc.) par le front de la guerre civile, c'est-à-dire, pour employer les termes de Staline, par une lutte armée avec la bourgeoisie nationale, au nom de la lutte contre le capitalisme mondial, au nom des intérêts de la révolution sociale mondiale ou, pour mieux dire, de l'effondrement du corps national d'Etat de Chine et de Turquie en particulier, que consistent les rapports authentiques entre Moscou la Rouge et les « kémalistes » de tous peuples.

La révolution pour l'indépendance nationale de la Chine ne s'est pas encore stabilisée. Le véritable « kémalisme » n'a pas encore été créé en Chine. C'est pourquoi Staline est pour le soutien du gouvernement d'Ouchan, pour l'alliance des communistesavec le Kuomingdan. Mais au moment où la bourgeoisie nationale chinoise à Ouchan passera au « kemalisme », c'est-à-dire au moment où elle s'opposera à transformer la lutte pour l'indépendance nationale en guerre civile, le chef du gouvernement de Moscou, en réalité, donnera l'ordre aux communistes chinois de commencer la lutte pour le pouvoir soviétique, de renverser les alliés d'hier. L'état d'énervement et l'inquiétude causés à Staline par Trotski et Zinoviev ne sont que le résultat du trop de hâte de ces messieurs qui ont voulu trop tôt ouvrir les cartes brouillées du fidèle disciple de Lénine. Car à vrai dire, la différence qui existe entre Staline d'une part et Trotski-Zinoviev de l'autre, dans les affaires de Chine consiste simplement en ce que Staline veut continuer à « tirer parti » de la révolution bourgeoise nationale dans l'intérêt de Moscou la Rouge, alors que les autres trouvent que la bourgeoisie nationale chinoise a été suffisamment exploitée et qu'il est temps de commencer à établir le pouvoir soviétique en Chine. Zinoviev estime que les Chinois se sont déjà « kémalisés » alors que pour Staline ils ne le sont pas encore suffisamment. Dans les deux cas les rapports entre Moscou la Rouge, le « kémalisme » et les « kémalistes » s'explique assez clairement. Le Comité central du parti communiste de Moscou et la Komintern doivent s'efforcer de remplacer tout gouvernement « kémaliste » par le pouvoir des soviets de députés ouvriers et soldats.

Pour consolider leur position d'expectative par rapport à la bourgeoisie chinoise dans la question de l'organisation du soviet des députés ouvriers et soldats, Staline s'appuie sur les thèses de Lénine appliquées au Turkestan et dans les pays d'Orient en général. Staline dit que Lénine a recommandé que dans des pays comme le Turkestan où il n'existe peu ou point de prolétariat doivent être organisés, non pas des soviets de députés ouvriers, mais des soviets populaires non-prolétariens de paysans.

Lénine écrivait bien ainsi, mais en réalité, il agissait autrement : Au Turkestan, toujours sur les conseils de Lénine, furent organisés des soviets d'ouvriers et de soldats russes et les partisans de la création de soviets populaires non-prolétariens furent déclarés contre-révolutionnaires et ennemis des musulmans du Turkestan. Cet exemple suffit pour montrer le manque de sincérité, la profondeur du mensonge du dictateur actuel de Moscou, M. Staline. Mais il est encore d'autres exemples qui peuvent être ici relatés et qui témoignent des rapports entre Moscou la Rouge et les « kémalistes ». Ces exemples sont pris sur la politique du pouvoir soviétique au Turkestan.

Au début du mois de juin dernier, au Congrès des instituteurs uzbeks et autres travailleurs de l'Instruction publique à Tachkent, la question des nationalistes du Turkestan fut vivement discutée. Le rapporteur officiel tout en reconnaissant les services révolutionnaires des nationalistes du Turkestan au moment du tsarisme russe, les accusait d'être passés au... « kémalisme » après la révolution d'octobre.

Qu'il nous soit permis de signaler ici un passage de l'acte d'accusation du rapporteur officiel à l'adresse des « kémalistes » du Turkestan. « Si à la fin de 1917 et au début de 1918 les affaires avaient tourné au Turkestan à la manière dont le voulait Tchoevkaïff (1), nous aurions aujourd'hui (horribile dictu !) un gouvernement qui ne se différencierait en rien du gouvernement turc... »

Le « kémalisme » en Chine et le « kémalisme » au Turkestan sont les termes les plus en vogue pour désigner les ennemis du peuple chinois et turkestanien. N'empêche que le kémalisme de Turquie semble persister à s'attirer la sympathie de Moscou la Rouge. Mais ce n'est qu'à l'extérieur ; il suffit de lire le numéro du premier mai des journaux de Tachkent, de s'intéresser à l'activité de la MOPR, c'est-à-dire de l'Organisation internationale de secours aux révolutionnaires pour avoir une idée de la haine que le parti communiste de Moscou éprouve envers le gouvernement actuel de Turquie.

Si le travail bolchevik arrivait à faire éclater la révolution dans l'Europe capitaliste, Moscou la Rouge ne tarderait pas à entrer en campagne contre la Turquie kémaliste, car n'étant plus désormais une barrière contre l'Europe, la Turquie nationale actuelle apparaîtrait comme le seul ennemi ayant triomphé de la révolution sociale.

La politique turque actuelle de Moscou la Rouge est bien ce que Lénine qualifiait de « savoir lorsque besoin est se tirer d'affaire à rebours ».

Le vrai visage de la politique de Moscou par rapport à la Turquie apparaît clairement de l'attitude que les communistes russes manifestent envers le « kémalisme » en Chine et au Turkestan.
Paris, 12 juillet 1927.
BASBAK.

Voir également : Sun Yat-sen et la Turquie indépendante

Mustafa Tchokay : "La question d'un Etat Touranien"

Hamdullah Suphi : "Comment se brisent les idoles"

mercredi 9 août 2017

La Révolution conservatrice allemande et le kémalisme




Dorothée Guillemarre-Acet, Impérialisme et nationalisme. L'Allemagne, l'Empire ottoman et la Turquie (1908-1933), Würzburg, Ergon Verlag, 2009 :

"(...) Vedat Nedim [Tör], envoyé en Allemagne étudier l'économie en 1916, qui suit à Berlin les cours de l'économiste Werner Sombart. Sans nul doute, ceux-ci exercent une influence décisive sur lui, ainsi qu'il le formulera des années plus tard dans ses souvenirs :

« Même si ma mémoire est de temps en temps défectueuse, je me souviens de certains événements comme s'ils s'étaient passés hier. Ainsi des paroles que j'ai entendues dans le cours du professeur Werner Sombart un jour pendant la période du cessez-le-feu alors que j'étais étudiant à l'Université de Berlin : 'L'Empire ottoman est l'exemple typique d'une semi-colonie. Un empire majestueux qui s'est étendu sur trois continents est en train de rendre l'âme (...) dans les mains des puissances impérialistes (...) parce qu'il n'a pas pu s'adapter aux conditions économiques et sociales de la révolution industrielle'. Bien qu'entre temps plus d'un demi-siècle se soit écoulé, je continue pourtant en écrivant ces lignes à ressentir comment chaque mot de mon professeur, donnant son cours debout dans une salle comble en orateur élégant, beau, le visage avenant, avec sa petite barbe fine et ses lunettes, a pénétré dans mon coeur tel un poignard brûlant (...). »

Vedat Nedim soutiendra en 1922 sous la direction de Sombart une thèse intitulée Türkiye Nasıl Bir Emperyalizm Konusu Oldu ? [Comment la Turquie est-elle devenue un objet de l'impérialisme ?]. Un an plus tard, il épousera une Allemande et rentrera en Turquie où il assumera diverses fonctions, dont certaines sont liées à l'Allemagne. Nous rencontrerons donc son nom dans la suite de ce travail. (...)

Hormis le groupe du Parti des paysans et des travailleurs de Turquie, d'autres étudiants se trouvent également à Berlin. Le futur économiste Ömer Celal [Sarç], par exemple, obtiendra en 1925 son doctorat également sous la direction de Sombart. Il restera lui aussi à Berlin après la fondation de la République turque et la reprise officielle des relations entre les deux pays, et participera comme nous le verrons à la création de la Chambre de Commerce turque en Allemagne, dont il sera le secrétaire général. Rentré en Turquie, il sera conseiller au ministère de l'Economie puis professeur d'économie à Ankara et continuera à se référer dans ses ouvrages à Sombart." (p. 222-223)

"La présidence de la Chambre turque de Berlin est assumée par Mehmed Mecdet bey, qui est par ailleurs délégué de commerce de la République turque à Berlin. D'après nos recherches, Mehmet Mecdet bey a étudié en Allemagne pendant la guerre et a obtenu son doctorat d'économie à Berlin en 1923/1924 sur le sujet « Les dettes étatiques de la Turquie et l'administration de la Dette Publique ottomane ». Nous ignorons cependant le reste de sa carrière. Ömer Celal [Sarç], dont nous avons commencé à évoquer le parcours, est quant à lui le secrétaire général de la Chambre et le rédacteur en chef de la revue. Un article publié dans le Servet-i Fünun à son propos nous permet d'apprendre qu'il est parti en Allemagne en 1917, où il a d'abord passé son baccalauréat à Potsdam dans un Real Gymnasium, pour ensuite entrer à l'Université. L'armistice en Bulgarie l'aurait décidé, selon l'auteur de l'article, à étudier une « chose utile », l'économie. Après quatre semestres, en juillet 1922, il a obtenu son examen avec mention « très bien ». Pour compléter sa formation, il a été stagiaire à la Deutsche Bank de Berlin durant six mois, après lesquels il est retourné à l'université, où il a obtenu son doctorat sous la direction du professeur Werner Sombart." (p. 268)

"En juillet 1932, le ministre de l'Economie Mustafa Şeref [Özkan], secondé activement par Ahmed Şerif, fait passer une série de lois allant dans le sens d'une plus grande intervention de l'Etat. Deux mois plus tard, il doit démissionner après qu'Ahmed Şerif a refusé à la Türk İş Bankası de fonder une usine de papier. Il est remplacé par le président de cette banque Celal Bayar, sous le ministère duquel le premier plan quinquennal sera mis en place.

On le voit, le concept d'étatisation n'est pas compris par tous de la même manière. Parmi les intellectuels kémalistes, le débat devient vite polémique, comme le montre l'histoire de la revue Kadro, fondée en 1932 par six publicistes et écrivains dont certains, comme Vedat Nedim et Burhan Asaf, se connaissent depuis leurs études à Berlin. Ces intellectuels, qui défendent la possibilité d'une troisième voie entre le socialisme et le libéralisme en s'inspirant, comme nous le verrons plus loin dans ce travail, des économistes allemands de la révolution conservatrice comme Werner Sombart, seront obligés d'arrêter la publication de leur revue en 1934, accusée de propagande communiste." (p. 275)

"Se référant à la fois à la NEP de Lénine, au modèle de l'économie soviétique planifiée et aux théoriciens de l'économie nationale et du socialisme d'Etat comme Friedrich List, Adolph Wagner et surtout Werner Sombart, les éditeurs de Kadro refusent le libéralisme économique. Tout en se démarquant des idées de Ziya Gökalp et des unionistes, ils défendent la conception selon laquelle la bourgeoisie doit être contrôlée par l'Etat. A ce titre, ils mettent en avant la nécessité de trouver une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme. Défendant l'étatisme économique, ils ne sont pas contre le secteur privé mais estiment que l'Etat doit décider où le secteur privé investit. L'opposition que le groupe rencontre bientôt ne se situe en fait pas sur le problème de l'étatisme, sur lequel les kémalistes sont en général d'accord, mais sur le statut qu'il faut lui donner, les opposants à Kadro défendant l'idée d'un étatisme provisoire qui doit aider au développement du secteur privé et de la bourgeoisie. Accusé de faire de la propagande communiste, le groupe finit par décider d'arrêter la publication.

Cette revue est le fruit d'une tentative qui touche à la compréhension du kémalisme lui-même. Pour notre sujet, les références nombreuses aux théoriciens de la révolution conservatrice en Allemagne sont évidemment intéressantes : pour la première fois peut-être, sur un sujet qui touche directement à la formulation de l'idéologie de l'Etat, des intellectuels turcs se réfèrent précisément à des auteurs allemands qu'ils connaissent bien, en particulier Werner Sombart. En Allemagne, cet économiste renommé est proche du courant de la « révolution conservatrice », et fait partie de ces intellectuels qui, isolés ou en groupes, ont en commun, dès la fin de la Grande Guerre, de dénoncer le déclin de la civilisation et d'être antilibéraux et antidémocratiques. Arthur Moeller van den Bruck, Oswald Spengler, Ernst Jünger, Carl Schmitt forment les figures les plus connues de ce mouvement de réaction radicale, qui reste difficile à catégoriser, mais qui, dans son désir d'Obrigkeit, est en tout cas préfasciste.

Werner Sombart, pour la revue Kadro, a à la fois constitué une référence et une justification : le fait qu'il ait mis en évidence la nécessité pour l'Allemagne d'avoir un dirigeant comme le Gazi, Mussolini ou Lénine, constitue sans aucun doute une sorte de garantie. L'économiste, dans Die Zukunft des Kapitalismus, estime en effet que pour mettre en place le programme économique nécessaire pour sortir de la crise, il faut « une volonté décidée », écrivant :

« Elle peut apparaître en tant que volonté individuelle comme dans le cas de Lénine, de Kemal pacha, de Mussolini, elle peut aussi être collective (...). Mais cette volonté doit être forte, unifiée, énergique et pourtant lucide (...). Qu'à notre pays échoit la grâce d'une telle volonté, c'est notre souhait à tous. Car nous sommes conscients que sans elle nous nous enfonçons dans le chaos. »

En Allemagne, Die Zukunft des Kapitalismus a reçu un accueil favorable de la part d'économistes de gauche. L'auteur y propose un programme politique centré sur une économie planifiée et un système autarcique modéré, reposant sur une « union nationale » et la volonté d'un ou de plusieurs.

L'intérêt des intellectuels de Kadro pour les théories de Sombart se situent dans la recherche d'une troisième voie : ainsi, Şevket Süreyya note dans un article intitulé « A propos du concept de plan » (Plan mefhumu hakkında) : « Ce plan, est-il un concept d'économie nationale, ou bien est-il un concept économique socialiste (c'est-à-dire international) ? A notre avis, l'originalité de la nouvelle thèse de Sombart est de se situer juste au milieu ».

Kadro, dans son numéro du mois de juin 1932, fait également paraître une interview de Hans Zehrer. Cet ancien étudiant de Sombart est le directeur du mensuel Die Tat, une revue qui connaît un grand succès au début des années 1930. Proche du courant de la révolution conservatrice, elle refuse la société de masse moderne, capitaliste et démocratique, et prône une économie autarcique et planifiée. Hans Zehrer se montre un admirateur convaincu du kémalisme, déclarant à la revue : « Le combat mené par les Turcs contre la domination étrangère constitue (...) la plus importante des révolutions menées après la Guerre », et ajoutant « votre révolution convient plus que l'union soviétique comme modèle pour les mouvements d'indépendance nationaux des autres colonies ou des autres semi colonies »." (p. 301-302)

Voir également : Le Jeune-Turc Tekin Alp et le modèle de l'Allemagne wilhelmienne

Friedrich Naumann et Ernst Jäckh

Colmar Freiherr von der Goltz
 
L'Allemagne impériale et la Turquie ottomane

La turcophilie allemande
  
La Turquie kémaliste et l'Allemagne nationale-socialiste

L'autoritarisme kémaliste
 
L'étatisme kémaliste 

La révolution kémaliste : une "restauration de l'histoire turque"

Le nationalisme turc, voie médiane entre occidentalisme et orientalisme

Le kémalisme, la bonne révolution

mardi 8 août 2017

Ercüment Ekrem Talû : "Oculos habent, sed..."




Ercumend Ekrem Talu, "Oculos habent, sed...", La Turquie Kemaliste, n° 5, février 1935, p. 1 :
LA Direction générale de la Presse vient de retirer son permis à un correspondant étranger qui fournissait à son journal des informations erronées sur notre pays et sur la réforme que nous traversons.

Cette mesure nécessaire prise par la Direction Générale de la Presse ressemble fort au fait de retirer son diplôme d'entre les mains d'un médecin, d'un avocat ou d'un ingénieur en lui disant : "Halte-là ! Vous n'êtes pas compétent en la matière ; c'est pourquoi vous êtes prié d'en rester là de vos occupations."
Le nom de ce confrère étranger qui vient de se faire rappeler à l'ordre si sévèrement ne manque pas de m'être familier. Peut-être même le reconnaîtrais-je si je le voyais. Cependant ce dont je suis sûr, c'est que cette personne a vécu de longues années parmi nous. Vous me direz peut-être que cette seule circonstance devrait m'inciter à m'étonner du fait que ce confrère ait mérité sa punition. Mais à vrai dire cela ne m'étonne nullement. A force de rouler ma bosse par ci par là dans le monde de la Presse et ce, durant plus de trente ans, j'ai appris à connaître jusqu'à ses moindres particularités. Ainsi je sais à merveille la façon dont nos confrères qui représentent la presse étrangère en Turquie s'acquittent de leur tâche et aussi l'angle sous lequel ils considèrent toutes les questions relatives à notre pays.

A peine un correspondant étranger est-il arrivé chez nous, qu'il s'empresse d'établir son quartier général non seulement à Istanbul mais, par surcroît, au cœur même de Beyoglu. Ce faisant, il se place délibérément en dehors du vrai centre de notre Réforme et se confine au loin de tous ceux qui l'incarnent. En outre ce confrère étranger qui ne connaît ni notre langue ni nos mœurs n'entre nullement en relations avec les milieux turcs qu'il ne fréquente guère. Son premier soin, en abordant sa tâche, est de s'adjoindre un aide qui, non seulement appartient la plupart du temps à une race non-turque et ignore tout de nous, mais encore est complètement novice dans le métier de journaliste. La tâche quotidienne de notre confrère consiste ainsi à se faire lire et traduire matin et soir, les journaux turcs par l'entremise de cet aide dont les connaissances en notre langue sont aussi superficielles qu'elles le sont en langue française ou étrangère et dont la culture générale, politique ou sociale, est tout aussi défectueuse. En outre, notre confrère étranger n'a rien de mieux à faire qu'à prêter l'oreille aux potins et aux vains bruits de toutes sortes qui courent dans n'importe quels milieux, mais toujours ceux de l'autre côté du Pont et d'écrire en conséquence, soit au café, soit chez lui, la nouvelle ; lettre ou télégramme, qu'il enverra à son journal. Le correspondant étranger qui travaille dans ces conditions est purement et simplement un aveugle. Il a des yeux certes, mais ces yeux ne voient pas, ne discernent pas les événements. C'est pourquoi il n'est pas possible qu'ainsi emprisonné dans le cercle restreint où il passe ses journées, ce confrère puisse pénétrer le sens profond, unique et immense de la République Turque, dût-il vivre cinquante ans parmi nous.

Ce que cet homme aurait dû faire, c'était de se rendre directement à Ankara et de s'y installer afin de vivre, par lui-même et de sentir librement toute la puissance animatrice, toute la chaleur et tout l'éclat de cette Réforme qui, comme le soleil, l'auraient pénétré. Ce que nécessitaient ses yeux impuissants, ce n'était point les lunettes troubles de quelques Européens d'Eaux Douces, derniers survivants de l'ancien régime, mais bien la vue nette et pure d'un Turc authentique de la nouvelle génération.

Le correspondant qui n'arrive point à accommoder son regard à cet angle de vision pour y voir enfin clair se met immanquablement en situation de pécher vis-à-vis de la justice et de la vérité.
Ajoutons aussi qu'une partie de ces confrères étrangers portent encore — on ne sait au juste pourquoi — la mentalité de Loti et de Claude Farrère. Ils ont, tous, une littérature standard : la littérature éplorée qui gémit sur la disparition de l'« Orient ». Pour un peu, on les prendrait pour des pleureurs à solde dont le métier exige qu'ils arrosent de leurs larmes de crocodile le fez, le tcharschaf, la fenêtre à jalousies, le couvent de derviches, les chiens errants et les quelques fainéants apathiques à la cervelle creuse qui passaient leur vie à flâner et à bâiller dans les coins des cafés.

A chaque pas de plus que nous faisons sur le chemin du progrès et de la civilisation, éclate la clameur désapprobatrice de ces êtres bizarres. Et quand on leur en demande la cause ils ne trouvent rien de mieux que de répondre :

— Que voulez-vous ? Nous voulons servir à nos lecteurs ce qu'ils aiment ; et ce qu'ils aiment est le charme, qui se perd de plus en plus, de l'« Orient »...

Cependant tel n'est point le fin fond de la vérité. Car si ces hommes se lamentent, c'est, non point sur ce qu'ils nomment tout haut le charme de l'« Orient », mais bien sur tout autre chose qu'ils déplorent tout bas dans la honte de leur cœur. Ce qu'ils pleurent ainsi sans oser l'avouer, c'est l'époque abolie des Capitulations et aussi l'ineptie et la décadence de l'ancien empire ottoman dont ils ont la nostalgie. Pour comble de malheur, les milieux non-turcs dans lesquels ces confrères étrangers se cantonnent et les gens qu'ils fréquentent ne font que raviver cette nostalgie et ces souffrances car ils sont loin de pouvoir leur expliquer notre réforme qu'ils ne comprennent guère mieux. Bref la morale de cette histoire c'est qu'elle devait forcément mal finir pour eux, ainsi qu'en fait foi la situation actuelle du confrère étranger qui — ainsi que nous l'avons dit — fut justement mortifié par une punition.

Les yeux qui suivent les événements à travers les vitres de "Tokatlian" regardent certes, mais ne voient pas. 

Voir également : Vedat Nedim Tör : "Sensation" 

Vedat Nedim Tör : "Les ânes et les photographes étrangers"

Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"
  
La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens

Les nationalismes français et italien, vus par Tekin Alp (Moiz Kohen)

Tekin Alp, Le Kemalisme, Paris, Félix Alcan, 1937, p. 232-235 :

"Il est tout naturel que nous commencions notre tour d'horizon par la France, puisque nous nous servons presque toujours de sa langue pour exprimer des conceptions occidentales. La première fenêtre ouverte en Turquie sur l'Occident donnait sur le beau pays de France. On peut donc penser que, lorsqu'en Turquie, nous parlons de nationalisme, nous entendons par ce terme le sens qu'on lui attribue en France. Or, empressons-nous de le dire, tel n'est pas le cas. En France, le terme nationalisme tel qu'il est employé dans la littérature politique, signifie « Parti qui considère comme mauvaise, toute doctrine dont le fondement n'est pas la tradition nationale. » En effet, le Parti nationaliste français, fondé en 1898, renferme tous les éléments d'extrême-droite dont les uns sont royalistes, les autres congréganistes et les autres impérialistes. Il est évident que si ces Partis d'opposition obtenaient la majorité, la France libérale et démocratique d'aujourd'hui cesserait d'exister.

Il est donc naturel que la nouvelle Turquie libérale et démocratique, en se proclamant nationaliste, n'ait pas pensé un seul instant aux principes réactionnaires qui sont à la base du Parti national français. Pour être juste, il faut bien reconnaître que le véritable nationalisme français ne se trouve pas enfermé dans ce Parti d'extrême-droite. Ce que nous voyons chez les adeptes de ce Parti, ce n'est pas du nationalisme, mais du chauvinisme pur et simple. Le véritable nationalisme français se remarque d'une façon plus ou moins prononcée chez tous les citoyens français, à quelque classe et à quelque Parti qu'ils appartiennent. Chaque Français est plus ou moins empreint de mystique nationale propre. Une des principales bases de cette mystique provient de la conviction que la France a donnée au monde des principes de liberté, d'égalité, de fraternité, de la fierté d'avoir proclamé la première les droits de l'homme et du citoyen, d'avoir été toujours à l'avant-garde des idées modernes, de l'idée que la langue française est le meilleur instrument de clarté et de précision, que le sol français, que la terre de France est une terre bénie. Cette mystique constitue, pour la masse aussi bien que pour l'élite, une force de fascination qui multiplie sa puissance d'agir et celle de supporter, alimente continuellement l'attachement du peuple et son dévouement à la cause nationale. C'est là naturellement un bien inestimable.

En Italie, le nationalisme présente un aspect tout à fait différent. Tandis que le Français fait mine d'être satisfait et se sent fier de sa situation, l'Italien joue le rôle de victime affranchie qui cherche par tous les moyens à s'assurer au soleil la place qu'il croit mériter et c'est ainsi que le nationalisme italien est nécessairement frondeur et dynamique.

L'unité italienne, qui n'avait derrière elle qu'un siècle d'existence, a subi un coup terrible après la Grande Guerre. Ce n'étaient plus les provinces qui s'entr'égorgeaient comme autrefois, mais les classes sociales. Il n'y avait plus de patriotes florentins combattant contre les patriotes génois ou vénitiens, mais des patrons et des ouvriers, des bourgeois et des prolétaires dans le domaine économique, des radicaux, des libéraux, des modérés, des conservateurs, etc., se faisant continuellement une guerre sans merci. L'activité et la prospérité nationales étaient paralysées et contrecarrées par les intérêts opposés des différentes classes et des différents partis politiques. C'était l'anarchie dans la vie économique, le désordre dans la vie publique.

Le nationalisme fasciste créé par Mussolini, c'est la réaction naturelle contre cet état de choses. Grâce à cette réaction, la lassitude et l'épuisement ont cédé la place à une exaltation nationale saine et vigoureuse. Tournant les yeux vers l'extérieur, l'Italie fasciste constate qu'elle n'a pas au soleil la place qu'elle mérite, et que ses intérêts nationaux ont été gravement lésés ou négligés dans la répartition des fruits de la victoire, lors des pourparlers de Versailles.

Forte de son réveil national, l'Italie fasciste a décidé de réagir, le souvenir de l'éclat et de la splendeur de cet empire dont Rome était la capitale et qui, pendant des siècles, a maintenu son hégémonie sur le monde entier, lui ont servi de puissant levier. Les masses éparpillées dans de nombreux groupes hostiles ont été électrisées et ramenées vers le même centre de ralliement, par l'idéal romain et par d'autres facteurs qui font partie de l'idéologie fasciste.

Inutile d'ajouter que si le fascisme italien se proclame héritier de l'ancienne Rome, des Auguste et des César, il ne pense pas naturellement à reconstituer l'ancien empire en réunissant sous son sceptre une macédoine de peuples. La nouvelle Rome prétend relever le niveau social, économique et intellectuel du peuple, et marcher ainsi à la tête du monde civilisé comme l'ancienne Rome marchait à la tête du monde païen. C'est là peut-être une ambition qui se heurterait aux ambitions des autres peuples ; n'empêche que, tant qu'elle reste dans les limites raisonnables et qu'elle ne se heurte pas aux autres nationalismes que par des idées, elle ne peut être que bienfaisante et peut servir puissamment à électriser les masses, à les pousser vers le progrès moral et matériel et à donner libre cours à la vitalité vigoureuse d'un peuple prolifique et travailleur.

Ce n'est pas là, évidemment, du mysticisme proprement dit, car, quelle qu'en soit la forme, le mouvement fasciste s'appuie sur des bases réalistes. Ce sont des émanations de l'âme nationale, des radiations psychologiques, comme dirait Fortunat Strowski, qui revêtent des formes différentes d'après le moment, le milieu et les circonstances, et qui sont exaltées par la mystique nationale."

Voir également : Les nations britannique et américaine, vues de Turquie

L'amitié franco-turque

Les relations fluctuantes entre la Turquie kémaliste et l'Italie mussolinienne

La Turquie kémaliste et l'Allemagne nationale-socialiste
 
La neutralité turque pendant la Seconde Guerre mondiale
 

Le kémalisme : un nationalisme ouvert et pacifique
 
 
L'autoritarisme kémaliste

Le Jeune-Turc Tekin Alp et le modèle de l'Allemagne wilhelmienne

mercredi 2 août 2017

Les relations fluctuantes entre la Turquie kémaliste et l'Italie mussolinienne




Tekin Alp, Le Kemalisme, Paris, Félix Alcan, 1937, p. 151 :

"Ismet Inönü a tenu sa promesse. Les traités d'amitié, de solidarité ou de neutralité se sont succédé. Après le renouvellement et le renforcement du Traité de solidarité avec les Soviets, il y a lieu de citer le traité d'amitié et de neutralité avec l'Italie en mai 1928. Ainsi que l'a fait ressortir M. Grandi à Ankara, ce pacte de neutralité et d'arbitrage constitue un événement dont les répercussions sur le terrain de la paix et de la concorde internationale ne se limitent pas au bassin de la Méditerranée."


Benito Mussolini, déclaration au sujet de l'approbation du traité d'amitié italo-turc, Chambre des députés, 5 décembre 1928 :

"C'est un traité très important car il définit les relations d'amitié entre nous et la République turque ; entre nous et la République turque qui est devenue, grâce à la révolution kémaliste, un pays puissant et résolument tourné vers l'Occident."


Benito Mussolini, toast à la fin d'un banquet en l'honneur de Tevfik Rüştü Aras, 28 avril 1929 :

"J'ai déjà eu l'occasion d'exprimer ma sincère admiration pour le développement rapide de la Turquie dans tous les domaines de son activité, et la sympathie qu'inspire au peuple italien l'effort consenti par la nation turque sur la voie du progrès, sous la direction éclairée du Ghazi Mustafa Kemal."


Edouard Herriot, Europe, Paris, Rieder, 1930, p. 273-274 :

"Norman Angell défend le projet de M. Briand contre des interprétations fausses et tendancieuses ; il combat la thèse du Manchester Guardian favorable à la révision des traités. On peut donc espérer la collaboration de cette grande nation anglaise que nous admirons si profondément, nous autres démocrates français, parce que, sans elle, on ne peut travailler utilement ni pour la paix ni pour la liberté.

On connaît la réponse de l'Italie. Le gouvernement fasciste offre « sa collaboration empressée » ; mais il formule certaines observations. Il veut l'Union et non l'Unité, ce que l'on peut facilement lui accorder. Il veut l'égalité absolue entre tous les Etats : rien de mieux. Il entend admettre la Russie et la Turquie ; nous pensons qu'il a raison. Pour le gouvernement fasciste, l'Europe « ne représente pas une unité civile qui puisse être isolée dans la solution des problèmes de l'organisation politique et économique du monde. La civilisation moderne n'est pas décomposable »."


Mir Yacoub, "L'Italie et la Turquie", Prométhée, n° 123, février 1937, p. 4-6 :

"L'un des faits les plus marquants du début de la saison diplomatique de 1937 est la rencontre à Milan des deux ministres des Affaires étrangères de Turquie et d'Italie. Il convient de faire tout particulièrement remarquer que la diplomatie turque a, ces derniers temps, manifesté une très grande activité et non sans succès. L'on peut, à titre d'exemple, signaler les résultats heureux obtenus par la Turquie républicaine dans les questions des Détroits et du Sandjak d'Alexandrette. A ces heureux résultats, il convient d'ajouter ceux obtenus au cours des pourparlers entre M. Rustu Aras et le comte Ciano.

Il n'est pas sans intérêt de s'arrêter sur la rencontre de Milan.

Après la venue au pouvoir de M. Mussolini, un certain refroidissement, basé peut-être sur un manque de confiance réciproque, se manifesta dans les rapports entre l'Italie et la Turquie. Ce refroidissement continua à persister, en dépit du traité d'amitié de 1928 conclu entre les deux pays et renouvelé en 1930.

L'on se souvient qu'après la stabilisation du régime soviétique, les deux gouvernements d'Italie et de Turquie, eurent une même orientation politique, par rapport à Moscou et à l'Est-Européen. Après Ankara, Rome ne tarda pas à conclure avec Moscou des accords d'un caractère économique et politique. Il n'a pas échappé à ceux qui ont suivi la marche des événements, ces derniers temps, qu'il existe une concordance de vues entre la politique extérieure de M. Mussolini et celle de Kemal Ataturk. Il fut même un temps où M. Mussolini prit l'initiative de la création d'un pacte entre Etats du bassin méditerranéen et, si ce pacte ne put se réaliser,la faute n'en est point à la Turquie ni à l'Italie.

La réalisation de ce pacte se heurta au refus de la Yougoslavie qui s'opposa à la pénétration de l'influence soviétique dans les Balkans et qui, d'autre part, ne voulait pas refroidir ses rapports avec la France, cette dernière n'étant pas encore en relations officielles avec Moscou, liée à l'époque à l'Allemagne en vertu du traité de Rapallo.

Bien que les rapports entre l'Italie et la Turquie fussent extérieurement d'une correction parfaite, il était cependant facile d'observer, pour quiconque suivait la vie politique de ces deux Etats, qu'une méfiance réciproque les séparait. Et cette méfiance apparut nettement après que la Turquie commença à s'inquiéter des mesures prises par les Italiens, en vue de renforcer les bases terrestres, navales et aériennes des îles de Rhodes et du Dodécanèse.

Les Turcs craignaient une expansion du fascisme dans le bassin méditerranéen et en Orient. Cette inquiétude était d'autant plus justifiée que les aspirations de l'Italie n'avaient point été satisfaites et que l'entrée en guerre de cette puissance avait été conditionnée aux stipulations du traité secret de Saint-Jean-de-Maurienne en 1915, et l'on sait qu'en vertu de ce traité, la part du lion avait été réservée à l'Italie dans la Turquie d'Asie. Le Congrès de Versailles ne répondit point aux espérances de l'Italie qui en ressentit une profonde amertume ; elle en sortait les mains presque vides. Le Congrès de Versailles venait ainsi de porter un coup terrible à l'amour-propre de l'Italie, comme grande puissance. L'une des causes principales de mécontentement du peuple italien à l'égard de son gouvernement, mécontentement qui vint, en partie à l'aide du fascisme, fut précisément l'atteinte portée à l'autorité de l'Italie. Après l'arrivée au pouvoir de M. Mussolini, l'Italie renaquit et se consolida ; dès lors, la question tendant à l'acquisition de territoires pour l'excédent de population italienne se posa impérieusement devant le gouvernement fasciste. Avec M. Mussolini, cette impérieuse nécessité du peuple italien reçut son expression sous forme de revendications territoriales. La situation géographique des îles italiennes près des côtes anatoliennes et leur fortification parallèlement avec les vagues discours de M. Mussolini sur les voies de développement de l'ancien Empire Romain suscitèrent dans l'esprit des Turcs une vive inquiétude qui ne pouvait point ne pas influencer les rapports entre les deux pays.

Il est certain que dans cette question les bolcheviks ne furent pas sans jouer un rôle fort important. De source parfaitement sûre, nous savons qu'à plusieurs reprises, Moscou mit en garde Ankara contre de prétendues propositions qui lui auraient été faites à Rome par l'Italie, voire même à Moscou et qui ne tendaient rien moins qu'à conclure un accord en dehors de la Turquie et sur son compte. Le but de Moscou était simple : il s'agissait d'isoler la Turquie et de la tenir dans la crainte afin de mieux la retenir dans son orbite. Dans les milieux turcs, certains politiciens prêtaient l'oreille à la provocation soviétique et il en résultait une certaine tension des esprits.

Grâce à nos rapports avec certaines personnalités officieuses de l'Italie fasciste, il a été possible d'avoir toutes explications et assurances en ce qui concerne le désir de l'Italie de vivre en amitié avec la nouvelle Turquie et par elle avec les peuples du Proche-Orient ; il apparaissait ainsi qu'une agression italienne contre cette nouvelle Turquie républicaine animée d'un puissant esprit nationaliste aurait été une pure folie, et que le fait de troubler les relations entre deux Puissances méditerranéennes entrait dans le dessein d'une seule tierce Puissance dans le but de jeter la suspicion sur l'Italie fasciste, de dresser contre elle, non seulement la Turquie, mais aussi le puissant nationalisme en pleine renaissance qui s'est emparé des peuples du Proche et du Moyen-Orient où le prestige de la Turquie est énorme.

En toute objectivité, il faut bien reconnaître que la Turquie avait des raisons de se méfier de l'Italie. Comment expliquer en effet, les travaux de fortifications entrepris par l'Italie dans les îles du Dodécanèse et de Rhodes ? Contre qui étaient-ils dirigés ? Dans cette partie de la Méditerranée, personne ne menaçait les intérêts de la Turquie, si bien que les explications, pas plus que les efforts des partisans de l'amitié italo-turque n'avaient aucun crédit, aucun succès. Les « avertissements » de Moscou avaient une base solide, irréfutable.

La tension entre la Turquie et l'Italie s'accentua encore après la déclaration de guerre à l'Ethiopie. Lorsque la S.D.N. décida l'application de sanctions économiques contre l'Italie avec l'appui des représentants de 50 Etats, le rôle de la Turquie s'en trouva accru, du fait de sa situation géographique et stratégique et aussi, en raison de son influence sur le monde musulman. L'Italie était inquiète à l'idée que la Russie pourrait bien pousser la Turquie dans un conflit avec elle et, d'autre part, du fait du rapprochement anglo-turc. Nous sommes parfaitement convaincus que la Turquie ne nourrissait aucune arrière-pensée à l'égard de l'Italie. Si elle avait signé le protocole des sanctions, c'est qu'elle y avait été contrainte par esprit de solidarité et pour ne pas jouer le rôle de briseur de grève. Pour tout esprit objectif, la Turquie ne pouvait agir autrement sans courir le risque de se trouver isolée et de dresser contre elle la Russie et l'Angleterre.

Au cours de la campagne italo-éthiopienne, la Russie soviétique plus que tout autre pays a travaillé contre l'Italie, mais toute l'avalanche de reproches était dirigée contre l'Angleterre et la Turquie, ce qui est fort compréhensible.

La situation changea du tout au tout après que l'Italie fasciste victorieuse termina la guerre d'Ethiopie. En connexion avec cet état de choses, les relations entre l'Angleterre et l'Italie et entre l'Italie et la Turquie changèrent. La situation prit un tout autre caractère. La soif territoriale de l'Italie s'apaisa ; elle reçut entière satisfaction en Afrique orientale. Le fait accompli en Ethiopie fut accepté comme tel en Europe. Les rapports entre l'Angleterre et l'Italie s'améliorèrent et prirent un caractère normal, au point que tout récemment, un « gentlemen's agrement » a été signé. Après cet accord, l'atmosphère de défiance de la Turquie par rapport à l'Italie s'est dissipée. Dans cet accord la Turquie a vu une garantie du statu quo dans le bassin méditerranéen, voire même une base pour un rapprochement italo-turc. Ainsi que le signale la presse, au cours des entretiens de Milan, la Turquie a décidé de reconnaître l'annexion de l'Ethiopie à l'Italie. En échange, cette dernière a promis d'adhérer à l'accord de Montreux sur la question des Détroits. Rustu Aras, ministre des Affaires étrangères de Turquie a déclaré aux journalistes que l'accord était en fait atteint et que sa mise au point officielle n'est que l'affaire de quelques jours. Cependant l'Italie formula quelques réserves quant au droit accordé à l'Union soviétique de faire passer sa flotte dans la Méditerranée. Cette réserve de la part de l'Italie a été motivée par la crainte que l'apparition d'une flotte soviétique dans la Méditerranée puisse créer une menace pour la paix dans le Proche-Orient. La rupture de l'équilibre qui existe en ce moment dans le bassin méditerranéen est inadmissible, aussi bien dans l'intérêt de l'Angleterre et de la France que dans celui de l'Italie et de la Turquie.

D'une manière générale, si les entretiens de Milan n'ont point encore réglé tous les problèmes politiques de l'heure, entre la Turquie et l'Italie, une base favorable à de nouveaux entretiens en vue d'une solution définitive des questions en suspens n'en a pas moins été créée.

Cette rencontre a montré également qu'aucune divergence de vues ne sépare plus ces deux Etats et qu'une nouvelle collaboration dans le domaine politique aussi bien qu'économique leur est dictée par leurs propres intérêts.

Le rapprochement italo-turc marque certainement le point de départ d'une large stabilisation dans le bassin oriental de la Méditerranée et dans l'Est européen ; il ouvre en outre de larges perspectives à de nouvelles possibilités dont de nouveaux accords laissent prévoir les heureux résultats.

L'accord anglo-italien, de son côté, sera le pilier de cette amitié ; il ne manquera pas d'ouvrir une nouvelle page dans l'histoire diplomatique de l'Europe orientale et du Proche-Orient."


Maurice Pernot, "La Turquie et les problèmes méditerranéens", Politique étrangère, n° 2, 1945, p. 132 :

"M. Ismet Inönü passait à juste titre pour un partisan décidé de l'alliance russe. Or, après le succès de son entreprise éthiopienne, l'Italie allait, selon toute apparence, prendre en Méditerranée orientale une position de plus en plus forte, et peut-être une position menaçante. Le gouvernement d'Ankara avait le choix entre deux partis : chercher un compromis avec Rome, ou se rapprocher de Londres. Ismet, partisan de la première solution, fit de vains efforts pour l'obtenir ; Atatürk, qui penchait pour la seconde, vit aussitôt les Anglais entrer dans son dessein ; il n'en fut que plus enclin sinon à se détacher de la Russie, du moins à ne plus considérer l'alliance russe comme le ressort essentiel de sa politique extérieure."


Benito Mussolini, déclaration au Grand Conseil du fascisme, nuit du 4 au 5 février 1939 :

"L'Italie ne possède pas le libre accès aux océans ; elle est donc prisonnière dans la Méditerranée et plus l'Italie verra sa population augmenter et plus elle deviendra puissante, plus elle souffrira d'être prisonnière. Les portes de cette prison sont la Corse, la Tunisie, Malte, Chypre ; les sentinelles à ces portes sont Gibraltar et Suez. La Corse est une arme pointée au coeur de l'Italie ; la Tunisie menace la Sicile, tandis que Malte et Chypre constituent une autre menace contre toutes nos positions en Méditerranée centrale et occidentale. La Grèce, la Turquie et l'Egypte sont des Etats prêts à faire alliance avec la Grande-Bretagne et à parfaire l'encerclement politique et militaire de l'Italie."


Benito Mussolini, discours aux Italiens qui justifie l'entrée en guerre, 10 juin 1940 :

"Si nous prenons les armes, c'est pour résoudre, après avoir résolu le problème des frontière territoriales, le problème des frontières maritimes. (...) Nous voulons briser les entraves d'ordre territorial et militaire qui enserrent notre mer, parce qu'un peuple de 49 millions d'habitants n'est pas vraiment libre, s'il n'a pas libre accès à l'Océan. (...) Cette lutte gigantesque n'est qu'une phase dans le développement logique de notre révolution. C'est la lutte des peuples pauvres et nombreux qui n'ont que leurs bras contre les affameurs qui détiennent férocement le monopole des richesses et tout l'or du monde. (...) C'est la lutte des peuples féconds et pauvres contre les peuples stériles de l'Ouest. C'est la lutte deux fois séculaire de deux courants d'idées. (...) Maintenant que les dés sont jetés et que nos vaisseaux sont brûlés, je déclare solennellement que l'Italie n'entend pas entraîner dans le conflit les autres peuples, ses voisins de terre ou de mer. Que la Suisse, la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, l'Egypte, prennent acte de mes paroles. Il dépend d'elles, et seulement d'elles que ces paroles soient, ou non, rigoureusement confirmées."


Benito Mussolini, lettre à Hitler, 19 octobre 1940 :

"En ce qui concerne la Grèce, je suis décidé à la briser, et prestissimo. (...)

Je crois que la Turquie, autre pièce du jeu anglais, ne bougera pas spécialement si vous augmentez, comme ce sera sûrement le cas, vos troupes d'occupation en Roumanie. Quant à l'Egypte, de toute façon, j'espère être en mesure de conduire l'action simultanément."


Voir également : L'émigration arménienne (FRA-Dachnak, Union arméno-géorgienne) et le fascisme italien dans les années 30

Les tractations d'Issahakian (représentant nationaliste arménien de l'Union arméno-géorgienne) avec le régime fasciste italien au moment de la crise éthiopienne (1935)

Le parti Dachnak et l'Italie fasciste
 
L'entente kurdo-arménienne dans les projets des puissances de l'Axe (Italie et Allemagne)
 
La Turquie kémaliste et l'Allemagne nationale-socialiste

La neutralité turque pendant la Seconde Guerre mondiale
 
Le kémalisme : un nationalisme ouvert et pacifique
 
L'autoritarisme kémaliste

mardi 1 août 2017

Georges Dumézil




Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Paris, Folio, 1987 :

"D. E. : Votre thèse en 1924, votre mariage en 1925... C'est l'année de votre « émigration » en Turquie...

G. D. : Oui, le Service des Œuvres n'avait pas l'ampleur qu'il a aujourd'hui. C'était au total Jean Marx et quelques collaborateurs : il avait à ses côtés notamment Paul Morand et Jean Mistler. Jean Marx était quelqu'un de très bon et comme, au fond, il avait conscience de m'avoir « soufflé » ma place à l'Ecole des hautes études (c'est en effet à ce moment-là qu'Hubert s'est retiré et que Marx a été élu), il a tout fait pour m'aider, à ce moment-là et plus tard. Il m'a averti de la création d'une chaire d'histoire des religions à l'université d'Istanbul dans la faculté même de théologie musulmane : Mustafa Kemal voulait décléricaliser la patrie, qu'il venait de ressusciter, et on lui avait dit que, en France, les chaires d'histoire des religions avaient servi à une semblable opération. Naturellement, ma femme et moi, nous n'avons pas hésité. Marx a tout arrangé. C'est lui qui a fait le contrat. Je suis resté six ans à Istanbul : deux contrats de trois ans. Nous nous sommes embarqués à Marseille en 1925, un peu avant Noël. Quelle belle tempête sur la mer Egée ! Parce qu'à l'époque, bien entendu, on ne gagnait la Turquie qu'en bateau ou par l'Orient-Express. Quant à la décléricalisation, les imams les plus susceptibles n'ont pu s'offusquer : je n'ai jamais parlé des « religions du Livre ». D'ailleurs, dès la deuxième année, je me suis arrangé pour passer discrètement à la faculté des lettres.

D. E. : Ce fut un séjour particulièrement important pour la suite de votre travail ?

G. D. : Pas exactement. Faute de bibliothèque à l'occidentale, je ne retrouvais mes Indo-Européens que pendant les vacances à Paris. J'ai été très heureux en Turquie, à tous égards. Mais pour ce qui est du travail, j'ai presque suspendu mes études indo-européennes. C'est pourtant à cette époque que j'ai publié Le problème des Centaures, mais il avait été, pour l'essentiel, préparé avant. Et surtout, en Turquie, j'ai découvert les Caucasiens." (p. 52-53)

"G. D. : (...) L'université d'Upsal était une machine de précision, tandis que je m'étais habitué à toutes les facilités, aux élasticités de la vie en Turquie, y compris les facilités professionnelles.

D. E. : Vous êtes resté en Suède pendant deux années ?

G. D. : Oui, d'octobre 1931 à juillet 1933.

D. E. : Et là, vous avez repris sérieusement vos recherches indo-européennes ?

G. D. : En effet, je me suis mis énergiquement aux études scandinaves, comme j'avais souhaité le faire six ans plus tôt. Je ne regrette certes pas mon épisode turc, c'est même, à beaucoup d'égards, la période la plus heureuse de ma vie. Mais elle a beaucoup ralenti mes recherches." (p. 60)

"G. D. : En fait, ce que j'aime, c'est aller d'un trait, d'un vol, dans une ville, dans un village, et de m'y faire adopter, de m'y naturaliser. La Turquie, vous ai-je dit, est comme une seconde patrie, et, pourtant, je n'en connais que quelques coins, dans une dizaine de Vilayets. Mais j'y suis (ou j'y étais) chez moi. Je n'y suis pas retourné depuis 1972 : mon cœur supporte mal les collines de la seconde Rome. Elles me manquent, elles et leur peuple. (...)

D. E. : Y a-t-il malgré tout un pays où vous regrettez de ne pas être allé ?

G. D. : Ce serait plutôt la Chine. Mais je le répète, de tous les pays où j'ai vécu, si j'avais à tout recommencer, je crois que celui où j'aimerais vivre et éventuellement mourir, c'est la Turquie. Très exactement le Bosphore." (p. 160-161)

Voir également : La révolution kémaliste : une "restauration de l'histoire turque"

Kémalisme : les théories raciales au service de la paix

La proximité des langues altaïques (incluant le turc), ouraliennes et indo-européennes selon la théorie de la macro-famille linguistique nostratique

Max Bonnafous