Erdal Kaynar, "Les Jeunes Turcs et l'Occident, histoire d'une déception programmée", in François Georgeon (dir.), « L'ivresse de la liberté ». La révolution de 1908 dans l'Empire ottoman, Louvain, Peeters, 2012, p. 43-45 :
"Vers la fin des années 1890, le centre de gravité de la concurrence entre les grandes puissances, qui avait été à la base de l'attention accrue pour l'Empire ottoman dans les pays européens et de leur solidarité avec les Jeunes Turcs, se déplaça vers l'Extrême-Orient, ce qui impliqua chez elles un désengagement relatif vis-à-vis de l'Empire ottoman. Chez les Jeunes Turcs, ce qui déclencha plus particulièrement la réévaluation de l'Occident fut un événement en rapport avec ce nouveau centre de la politique impérialiste : la répression en 1900 de la rébellion des Boxers en Chine menée conjointement par les Grandes Puissances. Jusqu'alors, celles-ci s'étaient férocement battues entre elles pour arracher les meilleures concessions et les meilleures positions dans le vaste pays chinois. Cette fois-ci, elles se retrouvèrent unies pour frapper les rebelles chinois. L'affaire fut effectivement un des événements marquants du tournant du siècle. Le fait que cette action ait été orchestrée conjointement par les Grandes Puissances, donna à l'événement une portée globale qui, de ce fait, prit une place particulière dans la radicalisation de la politique des pays européens depuis les années 188045.
L'affaire constitua un véritable choc pour les Jeunes Turcs. Dès juillet 1900, elle commença à occuper une place centrale dans le Mechveret. Etait-ce l'effet d'une compassion pour les victimes de la politique occidentale ? En fait, les Jeunes Turcs projetaient leur propre situation sur l'Extrême-Orient et commençaient à reconnaître, à partir de cette nouvelle grille de lecture, la véritable condition de l'Empire ottoman en proie à la pression des puissances occidentales. L'expédition punitive engagée par les forces alliées s'inscrivait dans une chaîne d'atrocités coloniales — à la différence que cette fois-ci les atrocités, commises, d'ailleurs, au moment même de la ratification de la Convention de La Haye par plusieurs de ces mêmes forces alliées, se déroulaient dans un Etat officiellement indépendant. A l'instar de la Chine, l'Empire ottoman pouvait à tout moment, sous le prétexte d'événements tels que les massacres d'Arméniens cinq ans auparavant, devenir le terrain de l'intervention conjointe des Grandes Puissances. Pour les Jeunes Turcs, les événements de Chine révélaient la vraie face de l'Occident : ils montraient que celui-ci, loin d'être disposé à appuyer la cause de la civilisation universelle, était capable des pires barbaries.
Durant toute l'année 1900, le Mechveret qui, deux ans auparavant, avait salué la fondation du Parti constitutionaliste de la Jeune Chine46, prit pour cible la brutalité et l'hypocrisie des Européens et la perte de sens moral de la politique européenne :
« Il semble qu'il y ait là une classification des chairs humaines comme aux abattoirs, où telles viandes sont estimées fort cher, tandis que d'autres sont considérées comme des rebuts, des déchets. [...] Elle éclate bien votre supériorité dans votre conduite en Orient depuis bien des années ! Qu'y avez-vous fait de noble et de grand ? Où sont les universités que vous avez fondées ? »47
« On a beau faire, on a beau parler de civilisation, de progrès et le reste, il manquera à ce siècle qui finit dans le sang et l'abjection un caractère de grandeur. »48
L'affaire poussa les Jeunes Turcs à mettre en cause l'appui bénéfique de la politique occidentale, et à revenir sur les rapports entre l'Europe et l'Empire ottoman. A la suite de ce traumatisme, il s'implanta dans la pensée jeune-turque une méfiance, et, comme Şerif Mardin l'a justement noté, une profonde déception vis-à-vis de l'Occident qu'il est difficile de surestimer49. Ces sentiments devinrent la base d'une approche critique de l'Occident. La première phase de l'activité jeune-turque avait été portée par la conviction que les opinions publiques en Europe avaient une sympathie pour la cause jeune-turque. La déception des Jeunes Turcs se nourrissait du fait que l'intérêt général délaissait l'Empire ottoman et la Question d'Orient, et, en conséquence, aussi la cause jeune-turque, en contraste avec la sympathie générale manifestée à leur égard dans les années 1890. En même temps, l'intensification de la concurrence à l'échelle mondiale se traduisit par la radicalisation du discours raciste comme légitimation de la politique d'expansion, ce qui se répercutait sur la perception du mouvement jeune-turc. Et effectivement, les grandes manifestations de solidarité, qui avaient eu lieu lors de l'affaire du Mechveret, ne se produisirent plus dans les années 1900, et d'anciens soutiens se détournèrent définitivement des Jeunes Turcs, au point qu'Ahmed Rıza finit par inclure son ancien témoin, Georges Clemenceau, parmi les « partisans de [l]a destruction finale » de l'Empire ottoman50.
Le choc de la rébellion des Boxers marqua ainsi chez les Jeunes Turcs le début d'une réévaluation en termes plus critiques de l'Occident. Du reste, ce traumatisme explique en partie aussi l'enthousiasme extraordinaire suscité, quelques années plus tard, par la victoire du Japon sur la Russie. La réjouissance des Jeunes Turcs se fit triomphale. Rıza félicita le Japon d'avoir, après les honteux événements de Chine, sauvé l'honneur de la « race jaune »51. Dans les deux cas, les mêmes dispositions intellectuelles se dévoilaient : méfiance vis-à-vis de l'Europe et profonde déception par rapport à ce qui avait été l'espoir d'un appui bénéfique des pays occidentaux à l'Empire. Particulièrement après le congrès de 1902, cette attitude devint incontournable dans le discours politique des Jeunes Turcs et constitua un pilier de la radicalisation générale de leur positionnement intellectuel. (...)
45 Hannah Arendt : The Origins of Totalitarianism. San Diego : Harcourt, 1973 (1951), p. 124, 185 et suivantes.
46 « La Jeune Chine, » Mechveret, no. 61, 15 août 1898. Il s'agit de la Réforme des Cents Jours sous le règne de l'empereur Guangxu.
47 Halil Ganem : « L'égoïsme de l'Europe, » Mechveret, no. 102, 1er août 1900.
48 [Ahmed Rıza :] « La question de Chine, » Mechveret, no. 103, 1er septembre 1900.
49 Şerif Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri 1895-1908. Istanbul : Iletişim, 2002 (1964), p. 207-208.
50 La Crise de l'Orient, p. 154. En 1904, Clemenceau refusa catégoriquement d'apporter son soutien à une requête formulée par Rıza. « Sükûtun Mazarratı, » Şûra-yı Ümmet, no. 57, 13 août 1904.
51 [Ahmed Rıza :] « Chine et Perse, » Mechveret, no. 1er novembre 1906. Cf. La Crise de l'Orient, p. 124-125. Pour l'opposition Chine-Japon voir Ahmed Rıza : Vazife ve Mesuliyet, Ikinci Cüz' : Asker. Mısır, 1323, p. 4."
Voir également : Le Japon et les révolutions turques
Sun Yat-sen et la Turquie indépendante
Vedat Nedim Tör : "Qu'attendons-nous de l'intellectuel occidental ?"
Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)
La sous-estimation méprisante des Turcs
Ahmet Rıza et la faillite morale de la politique occidentale en Orient
Sait Halim Paşa et l'esprit de croisade anti-turc