vendredi 10 mars 2017

La francophilie de Mehmet VI (dernier sultan ottoman) et d'Abdülmecit II (dernier calife)




Mehmet VI, entrevue avec le général Maurice Pellé (haut–commissaire de la République française en Orient), relatée par ce dernier dans un télégramme du 25 octobre 1922, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hasseine Mammeri, "Sur le pèlerinage et quelques proclamations de Mehmed VI en exil", Turcica, volume 14, 1982, p. 229 :

"Les « jeunes gens » d'Angora ont des prétentions inadmissibles. L'influence bolchevique est facile à saisir dans les discours de leurs délégués. La conception qu'ils se sont faite de la souveraineté nationale ne correspond ni à l'état social, ni aux habitudes d'esprit du peuple turc : elle ne satisfait pas davantage à la loi religieuse. Je ne porte pas le costume des hodjas. Je ne me résignerai pas à être Pape. La conception islamique est que le Khalife doit être fort pour défendre la foi. Si les Turcs détrônent leur Khalife, les musulmans des autres pays chercheront un véritable Khalife hors de la Turquie, en pays arabe par exemple. La France, comme grande puissance musulmane, mesurera les dangers de cette éventualité. Devenue, par l'acquisition de la Syrie, limitrophe de la Turquie, intéressée de toutes manières à son paisible développement, elle ne pourra voir sans appréhensions un régime instable s'installer dans l'Empire ottoman. Nos intérêts se confondent. La Turquie a pour vous plus d'importance que la Syrie elle-même."


Gaston Jessé-Curely (conseiller de l'ambassade française et gérant du haut-commissariat), lettre du 31 juillet 1923, source : Jean-Louis Bacqué-Grammont, "Regards des autorités françaises et de l'opinion parisienne sur le califat d'Abdülmecid", in La question du Califat (ouv. col.), Les Annales de l'Autre Islam, n° 2, Paris, ERISM, 1994, p. 129-130 :

"A l'occasion de la signature de la paix, j'ai fait exprimer au Calife le désir d'aller lui porter mes compliments. Abdul Medjid qui a toujours eu pour l'Ambassade de France des attentions particulières, a répondu immédiatement à ma demande. Pour des raisons que j'ignore, Adnan Bey qui devait, selon l'usage établi par Angora, assister à notre entretien, était absent. Visiblement heureux d'une circonstance qui lui permettait de parler sans témoin gênant, le Calife a prolongé notre conversation pendant une heure et demie et en le quittant, j'ai trouvé ses chambellans quelque peu surpris par la longueur inusitée de cette audience.

Il s'en faut, d'ailleurs, que celle-ci représente une heure et demie de conversation utile. Selon la coutume orientale, le Calife n'aborde qu'après de longs détours l'objet principal de ses préoccupations. Ce qui m'a paru le plus intéressant à retenir des opinions qu'il m'a exposées, c'est sa conviction que la Turquie est dans l'incapacité d'appliquer le Traité de Lausanne et qu'il lui est impossible d'user sainement des libertés qui viennent de lui échoir. Notamment en ce qui concerne la situation des étrangers et l'administration de la justice, Abdul Medjid prévoit qu'on va au devant d'une période de brutalités et de scandales qui provoqueront fatalement, au bout d'un temps plus ou moins long, une intervention des Puissances.

Comme je faisais remarquer à Sa Majesté que nous comptions beaucoup sur son influence pour convaincre le Gouvernement d'Angora de la nécessité d'agir avec modération afin de ne pas s'aliéner les dispositions conciliantes dont il venait de recueillir les preuves à Lausanne, le Calife m'a répondu qu'il avait déjà multiplié les conseils de prudence mais qu'il n'avait aucun espoir de les voir suivis. Comme toutes les fois qu'il peut parler librement, Abdul Medjid s'est exprimé avec violence sur le compte des gens d'Angora, et en général sur celui de tous les jeunes turcs, pour lesquels il ne dissimule pas son mépris.

"Mon père, m'a-t-il dit, leur avait confié un immense Empire. Ils n'ont su en faire qu'une petite Turquie." Abdul Medjid, lorsqu'il a été dépouillé de ses prérogatives politiques, donnait l'impression d'un homme qui ne se résigne pas à la situation qui lui est faite et qui n'attend qu'une occasion pour rentrer dans la plénitude de ses droits. Je n 'avais pas vu le Calife depuis plusieurs mois. Je me suis trouvé en présence d'un homme fatigué, vieilli et découragé. Il ne semble pas qu'on doive maintenant escompter de sa part un effort énergique pour reconquérir le pouvoir. Il est à souhaiter, étant donné ses qualités très réelles, que les circonstances viennent en aide à ce qui peut lui rester encore d'ambitions. Abdul Medjid est un ami sincère de la France. Il est, avec le général Pellé, en relations particulièrement cordiales. Nous avons tout intérêt, en nous abstenant soigneusement de le compromettre, à le voir grandir son rôle et augmenter ses attributions."



Voir également :
Abdülhamit II (Abdul-Hamid II) : un sultan autoritaire et réformateur 
  
Osman Hamdi Bey : un génie éclectique ottoman

Les Tanzimat

La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat

Le réformisme du sultan Mahmut II

Louis XVI et Selim III

samedi 4 mars 2017

Max Bonnafous




Les néo-socialistes girondins (ouv. coll.), Les Cahiers de l'IAES, n° 7, 1988, p. 225 :

"Né à Bordeaux en 1900, ayant grandi dans notre ville, MAX BONNAFOUS entrait en 1920 à l'Ecole Normale Supérieure.

Dès cette époque, sous la direction de maîtres éminents, MAX BONNAFOUS s'adonna à l'étude des problèmes politiques, économiques et sociaux.

Agrégé de philosophie, il était détaché en 1925 par le ministère des Affaires Etrangères auprès du gouvernement turc pour diriger l'Institut de Sociologie de l'Université de Stamboul.

Il passa en Turquie quatre années, fécondes pour lui en observations sur la situation de l'Europe orientale et aussi de l'Europe centrale, où il se rendit fréquemment pendant cette période."

Max Bonnafous, "Constantinople-Angora : Tableaux de la Turquie nouvelle", La Grande Revue, volume 130, avril 1929, p. 224-235 :

"Les Turcs d'aujourd'hui aiment l'auteur de la « Turquie agonisante ». Pas celui d' « Azyade ». Ils savent gré à Loti de les avoir défendus sans relâche, même en pleine guerre, mais peut-être lui en veulent-ils un peu du portrait qu'il a fait d'eux à l'Occident. Loti a dessiné exactement les paysages et les costumes, il a recueilli toutes les mélodies et tous les parfums. Il s'est souvent arrêté au seuil des âmes. Assis sous les platanes, fumant le narghilé, poursuivant sans fin un rêve intérieur, acceptant le tribut de chaque journée avec le même calme : tel est le Turc de Pierre Loti. Il nous a donné pour sagesse ce qui n'était qu'engourdissement passager. Sous ce sommeil, versé par l'Islam, l'énergie des anciens conquérants semblait avoir disparu. Loti n'a pas deviné le réveil prochain, il l'a même rendu inexplicable. Comment comprendre, après de telles peintures, ce brusque sursaut des Turcs ? En moins de quatre ans ils ont libéré leur territoire, renversé le Sultan, déposé le Khalife, institué la République, laïcisé leurs institutions. Ce n'est point là le fait d'hommes qui n'attendent leur salut que de la bienveillance du sort.

C'est que Loti est resté trop constantinopolitain. Il a vu surtout les Turcs du Bosphore, halte enchantée où beaucoup semblaient avoir perdu leur vigueur ancienne. N'aurait-il pas, comme bien d'autres, jugé insensé le transfert à Angora de la capitale de la Turquie ? Les Turcs ont sur leur territoire la ville la plus émouvante du monde, Constantinople. Ils la délaissent. Au cœur de l'Anatolie, sur les plateaux arides, ils édifient, au prix d'efforts inouïs, une capitale nouvelle. Pourquoi ? C'est là un étonnant symbole de l'état d'esprit de la Turquie nouvelle.

Faisons donc le voyage d'Angora.

C'est vers la fin du mois de mai que j'allai pour la première fois à Angora. Contrairement à ce que pensent bien des Occidentaux, Constantinople ne connaît guère le printemps. Souvent au mois d'avril la nature dort encore du sommeil de l'hiver. Puis, en quelques jours, c'est une explosion soudaine ; c'est l'été, ce long été qui se prolongera jusqu'au mois de novembre. Nous étions au mois de mai et déjà l'été s'était installé.

Le train roule à travers la banlieue asiatique de Constantinople. De chaque côté, des jardins, mais des jardins « à l'orientale ». Quand nous cherchons à décrire l'Orient, il semble que chacun des mots soit une impropriété. Parle-t-on de « bois » de cyprès ? On imagine des arbres denses, des masses confuses de feuillage, alors qu'en Orient chaque arbre est détaché des autres et a une physionomie particulière. Tout ici est « anarchique », les arbres, les maisons, les jardins, les fleurs.

Bientôt on longe la mer de Marmara. On ne quittera guère plus ses rivages jusqu'à Ismidt, l'antique Nicomédie. Il semble qu'on ne soit point encore sorti de Constantinople. C'est le même paysage. Les villages qu'on traverse ressemblent à ceux qui sont accroupis au bord du Bosphore. Partout des souvenirs des Empereurs byzantins ou des Sultans, des pavillons de chasse, des tombeaux, des palais... Voici Héréké, délicieux grand village, ombragé d'immenses platanes, où moururent, par un caprice du sort, le fondateur et le conquérant de Constantinople, Constantin le Grand et Mahomet II. De petits caps aux noms charmants : « cap de l'Olivier, cap du Peuplier », dessinent d'harmonieuses criques. C'est le paysage méditerranéen classique, mais plus nuancé et plus intime que dans les îles de la mer Egée ou sur les côtes de Grèce. Parti de Haïdar-Pacha — la gare asiatique de Constantinople — vers quatre heures de l'après-midi, le train arrive à Ismidt, en cette saison, à la tombée de la nuit. C'est là que se trouve la flotte turque. Les silhouettes des bateaux de guerre se profilent sur le ciel. On remarque la masse imposante du Yavouz, l'ancien et le célèbre Goeben acheté à l'Allemagne par la Turquie. La gare est pleine d'officiers de marine. Le passage du train est une de leurs distractions quotidiennes.

La nuit vient. Dans le demi-jour du crépuscule nous entrevoyons encore des bosquets de cerisiers. Puis on ne distingue plus rien. On a fermé tous les rideaux. Le train semble maintenant se défendre contre la nuit qui l'enlace. Il garde pour lui toute sa lumière.

La veillée au wagon-restaurant a quelque chose de recueilli et de presque dramatique. Nous sommes là une quinzaine environ, des députés turcs qui regagnent la capitale, des diplomates, un délégué de la Société des Nations, quelques industriels français et allemands ; une ou deux femmes, pas de touristes. Pour chacun, le voyage a un but précis. Atmosphère austère, bien différente de celle des trains internationaux ordinaires. Parmi les étrangers qui sont là beaucoup vont à Angora pour la première fois. Ils paraissent avoir plus d'émotion que de curiosité. Le train s'enfonce dans la terre d'Asie, comme un coin au cœur d'un arbre. On a l'impression qu'un monde s'éloigne, que cette nuit est un écran qui sépare deux paysages, que la lumière de demain ne ressemblera pas à celle d'aujourd'hui. La compagnie des chemins de fer d'Anatolie s'entend à la mise en scène. Le rideau de la nuit tombe à Ismidt sur .un acte bien terminé ! Nous regagnons nos couchettes. Nous y trouvons des hôtes importuns, mais familiers à ceux qui ont voyagé en Orient. Un industriel allemand, qui est d'ailleurs l'ancien commandant du Breslau, nous prête obligeamment un appareil qui réussit à peu près à neutraliser leurs attaques.

Au matin on découvre un paysage morne, presque désertique.

— Où sommes-nous ? demande une voyageuse.

— Mais... en Anatolie, Madame, lui répond en riant un jeune diplomate américain.

Ici tous les kilomètres sont pareils. Sans doute, de temps en temps, on découvre, avec beaucoup d'attention, quelques masses grises. Ce sont de pauvres villages en torchis. Mais rien n'arrête le regard. Nous sommes sur ces plateaux anatoliens aux lignes molles, aux ondulations lentes, coupées quelquefois par de petits à-pics rocheux. Des troupeaux broutent une herbe rare. On éprouve un peu la même impression qu'en traversant la « puszta » hongroise aux environs de Debreczen. Mais l'Anatolie a quelque chose de plus désolé.

Vers onze heures du matin on nous annonce que nous allons arriver. Depuis l'aube, le paysage n'a pas changé. Tout à coup on aperçoit surgir brusquement du sol deux énormes rochers. L'un est couronné de remparts imposants : c'est l'antique citadelle. Ses flancs semblent rongés par une lèpre de maisons, qui descendent en cascade. On regarde avec avidité. Les souvenirs se pressent nombreux et voudraient s'insérer dans la vision présente. C'est ici, au pied de ces rocs, que Pompée vainquit Mïthridate, ici que se trouvait la florissante Ancyre, ici que Tamerlan défit Bayazid I, ici qu'un comte de Nevers, allant à la Croisade, vint s'égarer et créer un petit royaume éphémère, ici que Perrot déchiffra le testament d'Auguste...

Que reste-t-il de tout ce passé ? Rien, ou presque rien : de puissants remparts construits avec les débris des anciens monuments, des murs disparates où se mêlent dans un désordre grandiose des fûts de colonnes, des chapiteaux, des pierres couvertes d'inscriptions, les vestiges du célèbre temple d'Auguste, une colonne encore debout et c'est tout. Toute cette splendeur ancienne s'est évanouie. Dès l'arrivée, la rumeur qui monte d'un vaste chantier avertit le voyageur de fermer la porte aux souvenirs. Une seule chose compte désormais : c'est ici que les Turcs, ramassés sur eux-mêmes, essaient de créer une capitale. Il semble, au premier abord, que les Turcs aient jeté un véritable défi au bon sens en installant leur capitale à Angora. Quand Angora fut élevée à la dignité un peu inattendue de capitale, c'était une petite ville morte de trente mille habitants au maximum, dont les deux tiers à peine étaient Turcs. Elle était sans communication avec l'Anatolie de l'est, sans communication avec la mer Noire, et, pour aller dans les vilayets du sud, on était obligé de revenir dans la direction de Constantinople jusqu'à Eski-Cheir. A l'extrémité de la ligne venant de Constantinople, elle ressemblait à une pièce mal éclairée qui ne prend jour que par une étroite lucarne.

La région d'Angora n'est pas favorisée non plus au point de vue agricole. Autrefois, sans doute, l'Anatolie fournissait à l'empire romain de grandes quantités de blé. Moins riche que la Bithynie, l'Anatolie était cependant considérée comme une province fertile. Mais aujourd'hui les espaces cultivés sont peu nombreux. L'élevage du mouton a été funeste à toute cette région. Les arbres ont disparu, l'eau est devenue rare et le sol infécond. Quant aux richesses du sous-sol, qui sont, paraît-il, assez considérables, elles ne sont point exploitées. Angora avait aussi à peu près perdu son importance commerciale. A Angora, convergeaient autrefois des caravanes venant de la Perse, du Caucase, de la Mésopotamie, de la Syrie. Aujourd'hui, les caravanes n'arrivent plus. La place où d'innombrables chameaux venaient se reposer est maintenant déserte. Le climat non plus n'est guère favorable. Située à neuf cents mètres d'altitude, au milieu des terres, Angora a un climat excessif. On passe presque sans transition du froid très vif de l'hiver à la chaleur accablante de l'été, de la boue à la poussière.

Ainsi rien ne paraissait devoir logiquement incliner les Turcs à choisir Angora comme capitale. Pourquoi avoir voulu réveiller cette petite ville, blottie à l'ombre de sa citadelle ruinée, d'un sommeil qui semblait devoir être éternel, cependant que là-bas, de l'autre côté du Bosphore, Constantinople ressemble à un grand vaisseau désemparé ? On a d'ordinaire attribué ce transfert à des raisons stratégiques. Mustapha Kémal a voulu mettre la capitale nouvelle à l'abri des attaques possibles. Constantinople est sans défense. Cette ville nonchalamment éparpillée, à cheval sur l'Europe et sur l'Asie, est vulnérable de toutes parts. Angora, loin dans les terres, est protégée par son isolement. Ces raisons existent sans doute. Mais il y en a d'autres beaucoup plus significatives.

Pour les Turcs d'aujourd'hui, Constantinople reste un peu la ville traîtresse. Au moment où les armées de l' « Indépendance » luttaient contre l'invasion grecque, où Mustapha Kémal avait pris en main les destinées de son pays, Constantinople semblait rester fidèle au Sultan. Elle ne prenait pas part à la lutte et beaucoup de Constantinopolitains manifestaient une hostilité ouverte ou, du moins, un certain scepticisme à l'égard de l'entreprise kémaliste. Sans doute, à Constantinople, bien des Turcs étaient de cœur avec les combattants d'Anatolie, mais les armées alliées occupaient la ville, et les victoires des armées helléniques étaient seules fêtées. Les Kémalistes, au fond de leur cœur, n'ont pas oublié non plus l'immense clameur qui monta au-dessus de Péra et de Galata, quand les premiers torpilleurs alliés doublèrent la pointe de Séraï. Lorsque, en 1927, Moustapha Kémal revint à Constantinople, après une absence volontaire de plus de sept ans, son voyage avait quelque chose d'une réconciliation. Constantinople est aussi la seule ville de Turquie où les éléments minoritaires, grecs, israélites, arméniens, soient encore importants. C'est la seule ville où les Grecs aient eu la possibilité de rester. Dans tout le reste du pays, de par l'échange de populations entre la Grèce et la Turquie — cette « opération » unique dans l'histoire. — il ne reste plus un seul Grec. Ainsi Constantinople demeure comme une image en raccourci du cosmopolitisme de l'ancien empire ottoman. C'est une erreur bien grande de croire que les Turcs d'aujourd'hui aient le désir de reprendre à quelque degré la politique du gouvernement « jeune turc » de 1908, de s'imaginer que Moustapha Kémal rêve de reconstituer l'empire ottoman comme d'autres politiques souhaiteraient de refaire l'empire romain. La Turquie ne serait évidemment pas fâchée de voir revenir chez elle les populations turques des Balkans ou du Caucase, mais l'idée d' « Empire » n'a plus aujourd'hui aucune réalité. L'originalité de l'entreprise kémaliste est justement dans l'abandon sincère de toute idée d' « ottomanisation » et dans le regroupement des forces du pays sur le terrain purement national. Sans aucun doute, les Turcs auraient préféré pour accomplir cet effort, si nouveau pour eux, être définitivement débarrassés des éléments minoritaires, surtout des Grecs. Il fut impossible d'étendre l'échange de populations à Constantinople pour de multiples raisons. Et aujourd'hui cette ville, aux destins si tragiques, évoque, malgré elle, le souvenir de tout ce que le régime nouveau a voulu abolir. Constantinople était la tête de l'empire ottoman. Il lui en reste quelque chose. Elle ne pouvait pas être le cœur de la Turquie turque.

Les Kémalistes ont senti d'instinct qu'il était impossible que Constantinople fût la capitale d'un état « national ». En cela, ils ont vu juste. Ce sont des raisons morales et psychologiques, plus encore que des raisons stratégiques, qui expliquent l'abandon de Constantinople comme capitale. Quand on vit à Constantinople, quand on étudie le passé de cette ville, on se rend compte qu'il y a ici un esprit de la cité, qui, de tout temps, a été plus fort que l'esprit de n'importe quelle nationalité. Lorsqu'on lit les chroniques d'un Psellos, on s'aperçoit que les intrigues des Sultans, au Vieux-Seraï, sont la reproduction des turpitudes et de l'anarchie qui régnaient à la cour de Byzance. Le gouvernement républicain de Moustapha Kémal a pu craindre obscurément, s'il venait à Constantinople, de ne point échapper à ces influences dissolvantes qui semblent monter du sol. Les Kémalistes se méfient un peu de Constantinople. Et quand ils voient cette ville diminuer d'importance, jour après jour, je me demande s'ils n'en éprouvent pas une sorte de contentement.

Cela fut manifeste lorsqu'on procéda au recensement général de la population de la Turquie. On s'accordait communément à penser que la population totale de la Turquie devrait être de huit à dix millions d'habitants et celle de Constantinople d'un million environ. La statistique donna quatorze millions d'habitants pour l'ensemble du pays et sept cent mille environ pour Constantinople. Les Turcs n'ont pas été fâchés, je crois, de laisser entendre qu'après tout, Constantinople ne représente qu'un vingtième de la population totale.

Ce n'est point que les Turcs d'aujourd'hui n'aiment plus Constantinople. Lorsque, à l'automne 1927, Moustapha Kémal repartit pour Angora, après avoir passé l'été sur le Bosphore, il déclara : « J'emporte de Constantinople un souvenir nostalgique ». Et pourtant il n'y voulait pas demeurer. Constantinople, pour les Turcs de maintenant, c'est un peu le péché, le délicieux péché. Ils en adorent le séjour, ils conviennent même que c'est là seulement qu'ils se trouvent heureux. Mais ils ont peur d'y vivre. Quand je revins d'Angora, je voyageai avec un jeune médecin turc qui avait quitté Constantinople depuis plus de six mois. A mesure que nous approchions de Stamboul, que la verdure devenait plus dense, que la mer s'élargissait à notre gauche, il éprouvait une surprenante exaltation. Il l'exprimait bruyamment et tous ceux qui venaient de faire un séjour un peu prolongé dans la capitale la partageaient avec lui. Cependant, quelques jours après, tous, ils allaient regagner sans envie, mais avec courage, les plateaux arides de l'Anatolie.

Ainsi on peut arriver à s'expliquer que les Turcs aient délaissé Constantinople. Mais pourquoi choisir Angora ? Pourquoi pas Eski-Cheir, par exemple, qui est beaucoup moins loin du Bosphore et qui fut une des anciennes capitales des Sultans ? C'est qu'Angora était la seule ville où la Turquie républicaine eût déjà un passé. Après les congrès d'Erzeroum et de Sivas, c'est Angora qui avait été le centre du mouvement nationaliste. C'est à Angora que Moustapha Kémal organisa la résistance et prépara le plan de campagne qui devait repousser l'invasion grecque ; c'est à Angora que se réunit la première « Grande Assemblée Nationale ». Les peuples ne s'établissent pas toujours aux endroits les plus favorables, les plus aimables, les mieux situés. Ils ont bien souvent donné des démentis au matérialisme géographique. D'instinct, ils recherchent les lieux où ils ont de grands souvenirs. Ils y trouvent une exhortation constante à agir. Angora a été pour la jeune république l'endroit des grandes épreuves et des grands espoirs. Peut-être est-ce pour cela que cette humble ville est devenue capitale.

Le jour de mon arrivée à Angora, dans l'après-midi, un député turc de mes amis, que j'avais rencontré au Hakimiéti-Millié, le grand journal d'Angora, me fit faire le « tour de ville ». Angora est aujourd'hui un vaste chantier de construction. La vieille ville — de pauvres quartiers aux rues tortueuses pareilles à celles de Scutari ou de Stamboul — ne pouvait être d'aucune utilité pour la capitale moderne. Mais pourquoi l'aurait-on démolie ? Ici, la place ne manque point. On construit à côté. De tous côtés s'élèvent des bâtisses nouvelles, des écoles, des ministères, des services publics, la Grande Assemblée Nationale, l'Hôtel de l'Evkaf, qui est devenu maintenant un somptueux palace... Ces grands édifices, la plupart en ciment armé, voisinent avec des masures. Ils paraissent avoir été posés un peu au hasard sur ce bled poussiéreux. On prête à Moustapha Kémal l'intention de mettre un peu d'ordre dans ce chaos de constructions et de présider lui-même un comité chargé de diriger avec méthode les travaux d'aménagement de la nouvelle capitale. Ce serait souhaitable. Jusqu'ici l'urbanisme est la forme esthétique à laquelle les Turcs par tempérament et par tradition paraissent le plus rebelles. D'ailleurs, il fallait construire tout de suite. On n'avait pas le temps d'attendre des plans d'ensemble. Une belle chaussée nous conduit à Yéni-Cheir, un quartier neuf. Plus de vieilles bâtisses à la turque. De petites maisons très banales, toutes pareilles, sagement rangées au long de chemins qui se coupent à angle droit. On dirait une grande cité ouvrière. Les architectes ne se sont vraiment pas mis en frais d'imagination.

Nous montons sur la colline de Tchankaya. C'est le seul endroit d'Angora où on trouve un peu de verdure. Ces quelques arbres chétifs, ces vignes maigres prennent, par contraste, une valeur extraordinaire ; c'est là que se trouve la villa du « Président », là qu'habitent la plupart des ministres.

Arrivés au sommet de la colline, nous quittâmes l'automobile pour faire quelques pas. Le soleil se couchait. Nous nous arrêtâmes un long moment. A nos pieds s'étendait cette ville encore incohérente et qu'on eût prise pour un décor de cinéma. La poussière du bled sauvage se mêlait à celle du plâtre et de la chaux et enveloppait la ville d'un voile léger et lumineux. Au loin, sans fin, des vallonnements qui semblaient se pousser l'un l'autre, comme les vagues de la mer.

Nous étions vraiment devant la « pleine terre ». Elle semblait bien loin de nous à cette heure la Méditerranée hospitalière. Au moment même, où, dans une jeunesse nouvelle, les Turcs prenaient la résolution de s' « occidentaliser », ils avaient éprouvé l'obscur besoin de venir ici, sur ces plateaux dénudés, où le climat, où la lumière leur rappelaient le berceau de leur race, comme s'ils avaient voulu mûrir leurs vastes desseins sur ce sol d'Asie qui avait porté leurs ancêtres.

Pendant la journée, Angora donne l'impression d'une activité intense. On croit trouver le matin des constructions qui n'existaient pas la veille. Autant l'air de Constantinople invite au repos et à la rêverie, autant l'air tonique et sain d'Angora invite au labeur. Au déjeuner, dans les restaurants, on ne traîne guère après les repas. Chacun est pressé de regagner son travail. Le soir amène une détente générale. La vie à Angora ne se comprend et ne se supporte que par une activité continue. Le répit de la nuit déconcerte et effraie un peu. Presque personne n'est véritablement installé. La plupart des gens, Turcs ou étrangers, qui travaillent à Angora, y viennent sans leur famille. Le soir, tous ces « célibataires » sont en quête de lumière et de bruit.

Mais où aller ? Il y a trois ans à peine, on pouvait voir des ambassadeurs, une lanterne à la main, errer à travers des fondrières, au risque de se rompre les os, pour gagner la maison de tel directeur de banque qui avait un intérieur à peu près confortable.

Les Turcs se réunissent souvent par petits clans autour de tables garnies de « mézés », ces hors-d'œuvre orientaux qui accompagnent le « douzico ». Ils passent une grande partie de la nuit à faire la dînette. Les futurs partis politiques sont peut-être en germe dans ces différents cercles. A Tchankaya, dans sa maison, Moustapha Kémal veille souvent jusqu'à l'aube. Il travaille, il se distrait, il discute avec ses intimes et les interroge sans trêve. Il parle longuement de ses projets, il raconte ses souvenirs de la guerre d'Indépendance. Bien des décisions capitales pour le sort de la République turque ont été prises pendant ces veillées de Tchankaya.

Les quelques bars-dancings que possède Angora sont aussi très fréquentés. Les hommes politiques y dînent volontiers. Il n'est pas rare d'y voir Ismet Pacha, le ministre des Affaires Etrangères, Tefik Ruchdi bey et la plupart de leurs collègues. Tout le monde se connaît. De table à table on échange sourires et paroles, cependant que des danseuses, généralement hongroises, évoluent sur le parquet. Dans cette ville, où les hommes sont beaucoup plus nombreux que les femmes, où personne ne vit chez soi, ces jeunes danseuses sont des espèces de dames de compagnie. A mesure que la nuit s'avance, quand le « jazz » commence à faiblir, la conversation devient générale et l'amusement aussi. C'est tout juste si on ne joue pas aux « petits jeux » de société ! On fredonne, on chante en chœur quelquefois vers le matin, des personnages importants dansent très simplement et très familièrement des danses régionales d'Asie Mineure, surtout la danse Zaïbeks. Il fait grand jour. La nuit est enfin « tuée ». De somptueux taxis ramènent tout le monde chez soi au milieu des plâtres, des décombres et de la poussière qui se réveille.

Pendant mon séjour à Angora, j'assistai un soir à un spectacle qui ne manquait pas de grandeur. La ligne de chemin de fer d'Angora à Césarée, premier tronçon de la ligne Angora-Sivas, venait d'être achevée. Ismet Pacha, qui est l'animateur de la politique ferroviaire en Turquie, devait inaugurer la ligne en se rendant à Césarée accompagné de la plupart des ministres. Le départ du train spécial avait lieu vers onze heures du soir.

La gare d'Angora (en attendant qu'on la reconstruise) ressemble à ces petites gares en pleins champs auxquelles on fait halte quand on parcourt les campagnes en train omnibus. Quand la locomotive s'arrête on entend le chant des grillons. On ne voit point de maisons, une de ces gares dont on ne sait pas d'où peuvent venir leurs voyageurs et qui ne semblent faites que pour les prés, les bois, les landes qui les entourent et les employés qui les habitent. D'ordinaire, la gare d'Angora dort au moins huit heures toutes les nuits et se couche très tôt. Mais ce soir, elle veille.

Le quai est noir de monde. Un immense train est là. Rien que des voitures de luxe qui paraissent s'être égarées sur ces plateaux. De temps en temps une musique militaire joue. Voici Ismet Pacha et les ministres. La musique attaque la Marche de l'Indépendance. Tout le monde se recueille un instant. Des députés parlent à la foule. Ils exaltent l'œuvre de Moustapha Kémal et d'Ismet Pacha.

— Citoyens ! Camarades ! réjouissez-vous. Voici le premier train qui part vers l'Est. Bientôt nous irons plus loin, jusqu'à Sivas, bientôt nous atteindrons les vilayets les plus reculés... Vive notre grand « Gazi » ! Vive la République turque !

Sur le quai, les ministres et les députés voisinent avec des hommes du peuple ; ils s'entretiennent simplement les uns avec les autres. Il y a toujours en Orient un mélange de familiarité et de grandeur. Le train part au milieu des acclamations. Une émotion réelle semble gagner et ceux qui partent et ceux qui restent. Le premier train vers l'Est ! Les premières réalisations de la République ! Que d'espoirs emporte ce premier convoi.

On ne voit plus maintenant qu'une petite lanterne rouge qui s'enfonce obstinément dans la nuit, vers l'Orient...

Dans le train qui me ramène à Constantinople, je me demande quel sera le sort de cette cité nouvelle. L'antique Ancyre passe un nouveau bail avec la vie. Pour combien de temps ? Il ne manque point de prophètes pour assurer que dans un avenir peut-être très prochain tous ces murs, élevés avec tant de peine, s'écrouleront sans retour. Que Moustapha Kémal disparaisse et ce sera la ruée en masses vers le Bosphore.

Sans doute on a bien l'impression que Moustapha Kémal tient cette ville à bout de bras, et qu'il défie la géographie humaine. Mais Joseph de Maistre ne disait-il pas que jamais Washington ne serait une capitale ? Angora peut très bien être un Washington turc. Et même le jour où cette ville sera reliée par des chemins de fer, ces caravanes modernes, à la mer Noire et aux provinces de l'est, elle pourra être de nouveau un centre économique important. Une ville qui dure, fût-ce par décret, se créé chaque jour des raisons réelles d'exister. Pour le moment, Angora dure et prospère. Evidemment son sort est étroitement lié à celui de la République turque. Quel sera ce sort ? — C'est là un très vaste problème, que nous étudierons peut-être prochainement, mais qui dépasserait de beaucoup le cadre de ces simples tableaux.

Max Bonnafous
Directeur de l'Institut de sociologie de Stamboul."

Mustafa Tchokay et Pierre Renaudel




"Chez les Soviets en Asie centrale", Journal des Débats politiques et littéraires, n° 280, 8 octobre 1928, p. 2 :
Sous ce titre, M. Moustapha Tchokaïeff vient de publier une éloquente brochure (dépôt général des Messageries Hachette, Paris) qui est une réponse cinglante aux communistes français.

Dans une préface pleine de franchise, M. le député Pierre Renaudel nous présente l'auteur de cet opuscule et le but poursuivi par lui. M. Tchokaïeff est un démocrate épris de liberté, qui en veut aux bolcheviks de n'avoir pas tenu leurs promesses d'émancipation des peuples et qui en veut aussi aux membres de la délégation communiste française, venue en Russie pour le dixième anniversaire de la Révolution d'octobre, de s'être fait l'écho de déclarations mensongères. Il a circonscrit son étude à l'Asie centrale et il commence par adresser des reproches mérités à nos communistes qui, à la suite d'un hâtif voyage, ont osé se dire émerveillés de ce qu'ils avaient vu et entendu en toute liberté. Comment, se demande M. Tchokaïeff avec tous les hommes de bonne foi, nos communistes, ne connaissant ni le pays qu'ils traversaient, ni la langue de ses habitants, et obligés de recourir constamment à des interprètes moscovites, ont-ils pu se croire un seul instant en contact avec les populations du Turkestan ?

Avec une précision toute scientifique, M. Tchokaïeff s'attache à nous découvrir la vérité mise sous le boisseau. Son argumentation est d'autant plus impressionnante qu'il s'appuie sur des renseignements fournis par les Soviets eux-mêmes. C'est, en effet, à des citations extraites de la Pravda, de Moscou, ou de journaux bolchevistes de Tachkent comme la Pravda Vostoka et le Kzyl Uzbekstan, ou encore de la revue rouge Za Partiou, qu'il se réfère, quand il n'invoque pas le témoignage officiel de Zinovief lui-même ou d'autres personnages importants tels que Ryskoutof et Sorokine, anciens présidents, l'un, du Comité exécutif central et, l'autre, du Conseil des commissaires du Turkestan.

Ce qui ressort de tout cela, c'est que les fonctionnaires de l'U.R.S.S. se livrent, au Turkestan, soumis par eux à un régime de colonisation barbare, aux excès les plus cyniques d'un absolutisme oppressif.

Persécutions systématiques des musulmans, exploitation radicale du prolétariat autochtone, la prétendue réforme agraire qui servait uniquement à faciliter l'immigration russe au détriment des éléments indigènes qu'on laisse croupir dans la misère, l'ignorance et les vices qu'elles favorisent : voilà le bilan de la domination soviétique qui, au triple point de vue politique, social et économique, mérite la réprobation complète des nations civilisées.

Il nous reste à remercier sincèrement M. Tchokaïeff de son courageux et dramatique exposé. — R. C.

Voir également : Mustafa Tchokay : "La question d'un Etat Touranien"

Mustafa Tchokay : "Entre Arméniens et Musulmans"

vendredi 3 mars 2017

Mustafa Tchokay : "La question d'un Etat Touranien"




Mustafa Tchokay, "La question d'un Etat Touranien", Prométhée, n° 38, janvier 1930, p. 9-14 :
La presse soviétique de Moscou, plus encore celle des régions turkes de la Russie bolcheviste, ont suivi et continuent à suivre avec une attention soutenue l'activité secrète de l'organisation « contre-révolutionnaire » qui s'est donnée pour but de constituer un Etat touranien.

Des colonnes des journaux soviétiques « l'épouvantail » d'un Etat touranien est venu prendre place dans les journaux de l'émigration russe ; parmi ces derniers, il en est qui se sont plaints bien souvent de la déformation de leurs propres idées et articles par la presse bolcheviste. Or, cette fois, le mensonge bolchevik a été accepté comme une chose authentique par ces journaux russes et un cri d'alarme a été poussé contre la menace d'une dictature à laquelle serait soumise le peuple russe par des peuples aujourd'hui sous la domination de la Russie soviétique. Dans le cas présent, nous avons en vue l'organe de l'ancien chef du Gouvernement Provisoire de Russie, M. Kerenski, les Dni. Dans le N° 64 du 24-11-29, les inventions bolchevistes d'une prétendue « dictature des opprimés sur le peuple russe » s'est confondue avec des informations, en partie truquées ou déformées de certains milieux, hostiles depuis un temps immémorial à la Turquie, concernant le « pantouranisme » de la Turquie kémaliste. Il en est résulté un fâcheux mélange dans le genre de ce que les « panturks » discutent ouvertement la question de l'union des provinces russo-turkes (de la Volga au Pamir) à la Turquie kémaliste.

A aucune époque et sous aucune forme, nulle part et avec personne la question de l'union, disons du Turkestan avec la Turquie, n'a été posée.

Le pantouranisme de la Turquie contemporaine est un mythe, créé et entretenu par ceux qui pourraient tirer parti de l'hostilité entre la Russie et la Turquie, entre les peuples russe et turc.

Et le Turkestan même, centre géographique et national du Touran et du touranisme, se représente et continue à se représenter la vie sous un tout autre aspect que celui sous lequel l'a représenté dans un article par trop enthousiaste l'ancien chef du Gouvernement révolutionnaire provisoire de Russie, M. Kerenski.

Il est certain que nous sommes turcophiles, que nous aimons la Turquie. Nous nous inclinons devant Kemal, son chef d'Etat actuel. C'est grâce à lui que la Turquie a conquis son indépendance nationale. C'est lui qui a dégagé la vie politique de la Turquie et des peuples turks en général de l'emprise du fanatisme religieux ; c'est lui encore qui a jeté les bases de l'Etat laïque et il a transformé la Turquie impériale du sultan et khalife en république. Qu'on s'arrête un peu sur deux importantes réformes de Moustapha Kemal : sur l'émancipation de la femme dont le visage n'est plus caché par le voile et devant laquelle la voie vers une vie politique reste ouverte et sur la latinisation de l'alphabet. Que l'on compare ces réformes avec ce qui se passe au pays de la dictature du prolétariat, en Union soviétique, autour de ces deux réformes. Quelle sanglante lutte pour une question de voile ! quelle lutte à cause des caractères latins !

Moustapha Kemal et sa Turquie nous sont chers en raison de ces exemples et aussi parce qu'il a laissé entendre que ce n'est qu'après être rentré dans la voie de la libération nationale, et s'il est permis de dire, dans la voie de la souveraineté nationale, qu'on peut préparer le terrain pour des réformes véritablement révolutionnaires libératrices.

Moustapha Kemal est trop sensé, trop perspicace pour s'abandonner au rêve de l'annexion à la Turquie « des régions turkes de la périphérie russe, de la Volga au Pamir ». Et nous-mêmes, ne tomberions-nous point dans la chimère si, juchés sur le « Toit du Monde », autrement dit sur le Pamir, nous faisions appel par delà les montagnes et les mers, à l'aide de Moustapha Kemal.

Non, le grand mérite de Mustapha Kemal, à nos yeux, sera de savoir, si vivant en paix avec tout le monde et dans le calme dans son pays, il réussira à consolider définitivement et d'une manière inébranlable, le régime démocratique dans la Turquie républicaine.

Ni pantouranisme, ni panturquisme, mais simplement turquisme, voilà le mot d'ordre de la Turquie contemporaine, que nous avons la prétention de connaître un peu mieux que le rédacteur tendancieusement informé à ce sujet du journal hebdomadaire, les Dni.

Dans le programme de l'organisation « contre-révolutionnaire » qui s'est donnée pour but la création d'un Etat touranien, programme qui a inspiré à M. Kerenski l'article criard sur la « Dictature imposée au peuple russe », l'on chercherait en vain une allusion à cette dictature. Cette niaiserie est l'oeuvre du bolchevik bulgare Kosta Tabolov qui s'est spécialisé dans le pays de la « fraternité internationale », c'est-à-dire en U.R.S.S., dans l'art de dresser Moscou « la slave » contre les confins « turks » de la Russie bolcheviste.

Il nous a été donné de lire l'article de ce Kosta Tabolov dans la Pravda ainsi que le compte rendu de son rapport à l'Académie communiste à Moscou et nous avons fait un rapprochement avec ce" qui a été dit et écrit sur l'affaire Soultan Galiev (c'est précisément l'affaire de « l'Etat touranien ») dans les journaux de Kazan et du Turkestan en dialectes tatare, bachkir, kazak-kirghize et uzbek, ainsi qu'en langue russe.

Nous avons lu également : les résolutions du Bureau du Comité régional du parti, organe suprême du parti au Tataristan, du 26 septembre 1929 ; le rapport d'un certain Razoumov à la réunion de l'Active du parti à Kazan (Krasnaïa Tataria, 20-10-29) ; son discours au plenum du Comité régional (Krasnaïa Tataria, 11-11-29) ; les articles de Tarkanov Kout, Espar (Krasnaïa Tataria, 3-11-29, 31-11-29 et 1-12-29), et de nombreux articles et notes consacrés à l'affaire Soultan-Galiev. Et il apparaît parfaitement que Kosta Tabolov, selon son habitude, a tout simplement menti.

Soultan Galiev Mirsaïd, tel est le nom exact de celui qui a donné lieu à cette affaire, est l'un des Tatares qui le premier a pris place dans les rangs du parti bolchevik depuis l'apparition du pouvoir soviétique. Il a lutté courageusement dans les rangs soviétiques, non seulement contre les Russes blancs, mais encore contre le mouvement national de son propre peuple. Il commença à se détourner du bolchevisme ou moment où des changements se manifestèrent dans la politique du gouvernement soviétique sur la question nationale, après que M. Staline et quelques autres eurent déclaré que l'idée d'auto-détermination d'un peuple n'est autre qu'un instrument de propagande dans les pays qui se trouvent sous le pouvoir de l'Europe impérialiste. Pour ce qui est de la Russie, « la réalisation de ce principe, pour employer les propres termes de M. Staline, amènerait l'affaiblissement du centre révolutionnaire russe ; du reste, ajoutait-il, les travailleurs des confins ont volontairement refusé de profiter de ce droit et les imbéciles seuls peuvent exiger la séparation des confins pour constituer des Etats nationaux indépendants ». De là cette déclaration de Soultan Galiev qui constate que les « panrussistes » de l'U.R.S.S. (c'est ainsi qu'il désigne les bolcheviks de Moscou) « ont rétabli la Russie, une et indivisible » (Krasnaïa Tataria, 20-10-29). La lutte contre ce « panrussisme » constitue la base du programme de Soultan Galiev. Il dit (d'après la Krasnaïa Tataria du 20-10-29) : « J'ai envisagé deux voies pour la liquidation du pouvoir soviétique (des panrussistes) : le glissement progressif du parti communiste et du pouvoir soviétique sur les rails du capitalisme d'Etat et de la démocratie bourgeoise d'une part, ou l'échec de la révolution à la suite d'un conflit armé entre le pouvoir soviétique et la bourgeoisie. »

Dans l'une ou l'autre de ces formes de « liquidation du pouvoir soviétique », Soultan-Galiev n'a rien aperçu de ce qui aurait pu être de quelque utilité pour son peuple, pour les peuples touraniens opprimés et subjugués par les « panrussistes ».

Partant de cette idée, d'une chute « inévitable » prochaine du pouvoir soviétique et de la continuation possible sous une autre forme d'oppression de son peuple, Soultan-Galiev a songé à la « nécessité de préparer la constitution de ce qu'on appelle un « Etat touranien » en tant que république démocratique du peuple sur les bases du capitalisme d'Etat ».

Il est tout naturel que dans la lutte engagée contre le genre d'impérialisme socialo-communiste des « panrussistes » pour employer l'expression de Soultan-Galiev, les Tatares communistes se sont mis à chercher des alliés fidèles. Où les chercher sinon parmi les parents touraniens, d'autant plus, que dans ce centre géographique et national que représente le Turkestan, se poursuit depuis bientôt treize ans une lutte acharnée contre « l'impérialisme communiste ». C'est donc avec raison qu'un certain N. Popov considère le « touranisme de Kazan, comme un coin de la lutte engagée contre l'hégémonie moscovite au Turkestan d'abord, ensuite en Ukraine et au Caucase (cf. le journal Kazak-Kirghize Enbekchi Kazak du 12-11-29).

Le projet de grouper tous les peuples turks : Tatares, Bachkirs, Kazak-Kirghizes, Uzbeks, Turkmènes, en un Etat unique pour en former une seule République Turke au Turkestan, pour s'en tenir seulement à la période révolutionnaire russe, remonte à l'année 1919. Le bolchevik Espar fait donc erreur lorsqu'il attribue ce projet à Enver pacha, lequel, lors du Congrès des peuples d'Orient à Bakou en septembre 1920, aurait exigé par « l'intermédiaire des charlatans politiques du Turkestan, de rappeler l'armée rouge de ce pays, de liquider le Bureau du Comité exécutif et les organes de la Tchéka au Turkestan, affirmant que tout comme sous le tsar, une politique de colonisation se poursuit au Turkestan ». Qu'il nous soit permis d'insister sur les déclarations des délégués du Turkestan au Congrès de Bakou. A cet effet, il sera bon de fournir quelques explications sur le « pantouranisme » ou si l'on croit mieux, sur le « panturquisme » de 1919.

L'été de cette année, s'ouvrait à Tachkent la 3e Conférence des organisations communistes musulmanes. La résolution prise au cours de cette conférence disait notamment :

« Dans l'intérêt de l'union internationale des travailleurs et des peuples opprimés il est nécessaire de propager, par voie d'agitation communiste, l'idée de mettre fin aux aspirations des peuples turks de se différencier par origine et par appellation en Tatares, Kirghizes, Bachkirs, Uzbeks, etc., pour former de petites républiques, mais plutôt de les grouper dans le but de constituer une masse susceptible d'entraîner les autres peuples turks ne faisant pas partie de la République Fédérative de Russie lesquels viendraient se ranger aux côtés d'une République soviétique turke, c'est-à-dire aux côtés du Turkestan ».

Peut-on reprocher leur panturquisme aux « musulmans communistes » à peine lettrés et n'ayant aucune maturité politique qui se trouvèrent à l'époque réunis à Tachkent, lorsque Bakounine lui-même, révolutionnaire autrement célèbre et destructeur des bases du monde chantait autrefois le « panslavisme » en tant que « foi et croyance » des Slaves ? quoi d'étonnant que les « poussins communistes » non encore débarrassés de la coquille du nationalisme turk ne soient portés à chanter et à souhaiter « l'union sous une forme unique de république turke, turkestanienne ou touranienne, peu importe le titre, le monde turk « coupé en lambeaux de la Volga au Pamir » comme le dit M. Kerenski lui-même.

Le Congrès de Bakou sur lequel s'appuie le moscovite de Kazan, Espar, en tant que première manifestation du « touranisme » fut convoqué un an après le vote de la résolution « panturque » de la Conférence de Tachkent. Enver ne prononça pas un seul mot à ce Congrès sur le Turkestan. Il ne parla qu'au nom de l'Union des organisations du Maroc, de l'Egypte, de l'Algérie, Tunisie, Tripoli, Arabie et de l'Inde. Un mandat approprié fut préparé spécialement pour Enver, grâce aux efforts du Komintern et du Commissariat pour les affaires des nationalités, à la tête duquel se trouvait à l'époque le secrétaire général du parti communiste russe actuel, Staline. Ce n'est que deux années et deux mois plus tard, en novembre 1921, qu'Enver parla pour la première fois dans les montagnes de la Boukharie orientale, c'est-à-dire dans le Tadjikstan actuel, de ce qu'il avait entendu du Congrès de Bakou, détails qui lui avaient été racontés par les délégués du Turkestan, mais auxquels, à l'époque, il n'attachait aucune importance particulière.

Les « charlatans politiques turkestaniens » du Congrès de Bakou, pour employer l'expression du bolchevik Espar, avaient à leur tête ce même Tourar Ryskoulov, le vice-président actuel du Conseil des Commissaires de la République Fédérative de Russie, et le discours sur la « politique coloniale » des Soviets au Turkestan fut prononcé au milieu d'un enthousiasme indescriptible, coupé fréquemment des bravos de tout le Congrès (cf. compte rendu sténographique, p. 90) par le délégué sans parti Narboutabekov. Le président du Komintern à l'époque, M. Zinoviev, lequel présidait le Congrès, dut lui-même reconnaître que les agents du pouvoir soviétique au Turkestan « continuaient à appliquer l'ancienne tradition bourgeoise du tsarisme à jamais maudite, et qu'ils persistaient à considérer la population locale comme une race inférieure ».

Et cela suscite une indignation aussi juste que légale, disait alors M. Zinoviev (cf. le compte rendu sténographique, p. 227). Depuis lors, la situation de nos régions sous le pouvoir soviétique a empiré. « Désireuse d'affaiblir économiquement et politiquement le Turkestan, Moscou a démembré les peuples touraniens pour constituer de ces tronçons de petites républiques tribales » (nous citons ici les paroles de Soultan-Galiev) qu'elle a désignées sous le nom de « Républiques soviétiques socialistes nationales ». Et d'abord, dans les mains de qui se trouve le pouvoir dans ces républiques ? Chalva Eliava, va nous le dire. Dans sa déclaration faite à la session de décembre du Comité central exécutif de l'U.R.S.S. à Moscou en 1928, sur l'Uzbekistan, l'une des républiques considérée comme la plus avancée d'entre les républiques « turkes nationales », Eliava disait :

« Il ne faut pas oublier que la république uzbèke travaille sans posséder de prolétariat. En Uzbèkistan le prolétariat constitue une catégorie bien imprécise. Si l'on y trouve des ouvriers, ce ne sont que des éléments venus du dehors. (cf. le compte rendu sténogr., Bull. N° 21, p. 47-48).

Nous ferons remarquer ici, que ces paroles de M. Eliava ont été prononcées dans le but de réfuter les arguments cités dans notre brochure « Chez les Soviets en Asie Centrale », arguments qui révélaient que le pouvoir en Uzbèkistan était réalisé sous forme de dictature du prolétariat russe.

Et que dire du Tataristan, que bien peu connaissent ici et dans lequel on a découvert un centre de « touranisme » ? Dans cette république, en dépit de son « pouvoir national », la situation est tout aussi mauvaise que dans les autres régions du monde « touranien » placées sous le pouvoir des Soviets. Ce n'est qu'après la découverte de l'organisation de Soultan Galiev, que Messieurs les moscovites se sont souvenus que « jusqu'à présent on avait accordé trop d'attention à la création de cadres dirigeants nationaux ». A présent seulement, c'est-à-dire après les révélations de l'affaire Soultan-Galiev, Messieurs les moscovites ont songé à introduire dans le Comité régional, deux ouvriers tatares (Krasnaïa Tataria, 11-11-29). Ce n'est qu'après avoir remarqué le danger que présentait l'affaire Soultan-Galiev, que Messieurs les moscovites ont pensé que les Tatares pouvaient occuper avec profit pour l'Etat des postes dans des établissements scientifiques du Tataristan. A présent seulement, Messieurs les moscovites sont obligés de reconnaître que le nombre de Tatares dans les entreprises du Tataristan est insignifiant et c'est pourquoi, hâtivement, ils ont donné l'ordre de porter en un an le nombre des ouvriers Tatares à 30 de l'ensemble des ouvriers.

Et que s'est-il passé dans cette « colonie communiste » qui se dissimule sous l'enseigne trompeuse de « République soviétique nationale » ? Qu'il nous soit permis de citer quelques exemples de l'Administration soviétique au Tataristan.

La seule femme tatare-ingénieur, Mme Kamaleddinov était l'objet de brimades du seul fait qu'elle était tatare, de la part de ses camarades russes. Les nommés Borissov, Oulianova et Kozlova lui manifestaient personnellement de la malveillance et les ingénieurs Vuigodski et Mirski les soutenaient au nom de seize autres ingénieurs (cf. Krasnaïa Tataria, 21-11-29).

L'ouvrier tatare Bibkov, les employés de mairie tatares, Khassanov, Chaguidoulline et Blochev furent également tracassés avant que d'être chassés de leurs postes, du seul fait qu'ils étaient Tatares.

Dans cette même fabrique de fourrures où la femme ingénieur tatare Kamaleddinova avait été l'objet de tracasseries, le nouveau directeur Ossipov, membre du parti, s'empressa, aussitôt qu'il eut pris possession de son poste, de « chasser du service les ouvriers expérimentés tatares, sous le prétexte que les Tatares ne lui convenaient point ». (Krasnaïa Tataria, 1-12-29).

Voici encore l'institutrice, Borissovskaïa, femme d'un membre du presidium de l'Inspection ouvrière et paysanne, qui persécutait cruellement une élève tatare nommée Charipova sous les sarcasmes de la classe. L'institutrice déjà nommée déposait des parasites sur l'enfant tatare qu'elle obligeait ensuite à les attraper et à les écraser (quelle sauvagerie).

Signalons enfin le cas suivant enregistré à la section de l'économie communale de la mairie de Kazan, où, d'après les témoignages de la Commission de contrôle régionale, « la question nationale a été dans l'ensemble résolue équitablement ». Sur les murs de cette institution on peut lire les inscriptions suivantes :

« Nous chasserons d'ici toutes ces gueules tatares ! » (sic)
« A bas les Tatares !... »

Tel est dans l'ensemble du Touran soviétique, sans compter les pogroms Kazak-Kirghizes qui ont eu lieu au Kazakstan, le terrain politique sur lequel « les sentiments instinctifs de fraternité » par le sang et par la culture passent facilement à un programme positif de défense sous forme d'aspiration vers la constitution d'un Etat touranien unique.

Il ne saurait donc être question « d'une dictature sur le peuple russe » comme le prétend le communiste imposteur bulgare Kosta Tabolov, auquel M. Kerenski a fait facilement confiance, mais plutôt d'une libération du « joug colonial » établi par les seigneurs actuels de Moscou, les « panrussistes ». Telle est la substance du « touranisme ».

Nous n'exprimerions pas notre pensée, si nous n'insistions pas sur le fait, que les « touranistes » n'ont jamais songé et qu'ils ne songent nullement encore, à une union quelconque avec la Turquie.

M. Tchokaïeff.

Voir également : Mustafa Tchokay : "Entre Arméniens et Musulmans"

Le panturquisme, un épouvantail sans cesse agité par les nationalistes dachnaks

Le panturquisme

La réponse cinglante de Memmed Emin Resulzade à Khondkarian

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Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan

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L'historien bachkir Zeki Velidi Togan

mercredi 1 mars 2017

Michel Poniatowski




Cartes sur table
, Paris, Fayard, 1972 :


"M. P. [Michel Poniatowski] — (...)

Au début de 1953, je suis rentré en France, à Paris, au ministère des Finances et j'ai été réaffecté à la direction des Finances extérieures. J'ai eu la responsabilité des bureaux d'Extrême-Orient et du Moyen-Orient.

A. D. [Alain Duhamel] — Une sous-direction ?

M. P. — Non, mais plus qu'un bureau. Cette région géographique, en effet, était importante sur le plan financier, car la plupart des relations que nous avions avec ces pays se plaçaient sur une base strictement bilatérale. Puis j'ai eu la charge du Bureau-Europe. A cette occasion, j'ai pas mal voyagé en Europe. Parfois, ces voyages ne manquaient pas d'agrément, par exemple en Turquie, où j'avais participé à une négociation sur un accord économique et financier. Nous étions partis au début d'octobre, pour huit jours, et je suis rentré à la veille de Noël. C'est vous dire que la négociation avait été longue et difficile. Entre les périodes de négociations, nous attendions les instructions, et les autorités turques nous faisaient visiter très aimablement le pays. L'attente était parfois longue. Et j'ai une connaissance approfondie du plateau anatolien." (p. 62-63)


Mémoires, tome I, Paris, Plon/Le Rocher, 1997 :

"Mon unique assistant et ma secrétaire occupaient un réduit sans fenêtre. J'avais à gérer la dette ottomane antérieure à 1914, sujet inépuisable d'échanges vains de lettres. Je traitais aussi avec la Turquie moderne, ou qui se prenait pour telle, de nos relations économiques et financières. Celles-ci, bien que sans grande ampleur, restaient cependant fort complexes car elles résultaient d'une série de trocs ou d'échanges équilibrés à base de tabac et de tapis turcs d'une part, et de voitures, de tracteurs et de parfums de l'autre. Le maître de ce commerce répondait au nom musical de Selim Osman Seymour. Ce petit homme cultivé et d'un raffinement révélé par l'agrément de son appartement de l'avenue Foch et ses dîners au caviar, avait une fort jolie épouse à la peau très blanche. La légende courait les salons qu'il l'avait rachetée à l'un de ses concurrents ruiné. Shermine était portée sur les grands couturiers et la bonne société française. Veuve par la suite, elle allait devenir ma cousine en épousant Charles de Guiche, fils du duc de Gramont.

Cette gestion du secteur turc me valut au début d'octobre 1953 de partir négocier le renouvellement de l'accord économique et financier franco-turc. Ce qui apparaissait urgent au regard de Paris ne l'était plus à Ankara. Chaque virgule et chaque zéro devaient se négocier télégraphiquement, et ce fut à grand-peine que notre chef de délégation, M. Louette, réussit à le conclure avant Noël. Le gouvernement turc était alors dirigé par M. Menderes1 dont la politique proaméricaine libéralisait l'économie en s'ouvrant aux investissements étrangers.

Les lenteurs de la négociation me fournirent des loisirs pour visiter le plateau anatolien et la Cappadoce : Urgub, aux églises rupestres et aux cheminées de fées, la ville souterraine de Derinkuyu, la vallée de Gorome, Bogazkoy et les ruines impressionnantes d'Hattousa, capitale des Hittites. C'était mon premier contact avec ces peuples inventifs, combatifs et conquérants.

Si j'ai aimé à en étudier l'histoire, la Turquie moderne restait à mes yeux intéressante à observer. Toutes les structures du pays paraissaient vibrer sous l'effet de la tension et de l'effort de modernisation en cours. Des résistances apparaissaient devant les innovations trop rapides. Vingt ans plus tard, je devais éprouver le même sentiment, quoique plus vivement, en Iran. L'inflation était le signe économique de cet excès de vitesse, tout autant que l'opposition sourde de l'islam à la laïcisation en était l'indice social. C'est ce que me confirma à sa manière le président vieillissant de l'Amicale des anciens eunuques :
- Tout va trop vite, nous serons bientôt dans un monde sans eunuques.

Le nouvel accord fut enfin signé avec un peu plus de tapis, de tabac, de parfums et de tracteurs, mais surtout avec des modalités de paiement plus souples et plus rapides.

Pour le voyage de retour, je décidai de me séparer de la délégation et de revenir par l'Orient-Express dont on laissait déjà prévoir la disparition. (...)

1. Adnan Menderes, Premier ministre de 1950 à 1960, fut renversé par un coup d'Etat militaire et fusillé [pendu en fait] à Istanbul en 1961, puis réhabilité en 1990. Ses cendres ont été transférées dans un mausolée construit en son honneur." (p. 258-259)


Lettre ouverte au président de la République, Paris, Albin Michel, 1983 :

"Pendant que vous amusiez le tapis avec de faux terroristes, vous faisiez passer des accords secrets avec les vrais. Vous aviez partie liée avec les assassins de l'Asala, responsables de l'attentat d'Orly, le 13 juillet. Comment pouvez-vous justifier les accords passés entre cette organisation et les services de Matignon, aux termes desquels les terroristes arméniens évolueraient librement en France à condition d'aller commettre leurs attentats ailleurs ? Bel exemple de solidarité internationale ! La France était érigée en base d'opérations par des Arméniens qui n'étaient qu'une des phalanges de la subversion mondiale servant les intérêts supérieurs du Kremlin.

Vous ne pouvez prétendre suivre les yeux fermés la tradition française qui veut que l'on accorde l'asile aux exilés politiques. Ces gens-là ne sont pas des exilés mais des militants. Leur objectif n'est pas de se réfugier en France, mais d'y préparer leurs mauvais coups. C'est un calcul cynique qui a été fait, et pourtant vous êtes allé plus loin : à la faute, vous avez ajouté l'erreur. Vos partenaires n'ont pas rempli leurs engagements, les attentats se sont multipliés à Paris même contre les représentants d'un pays étranger avec lequel nous entretenons des relations diplomatiques normales.

Jusqu'au jour où l'attentat d'Orly s'est déroulé dans les mêmes conditions que celui de la rue Marbeuf : les services de police et de sécurité du territoire connaissaient les poseurs de bombes, étaient au courant de leurs abris et de leurs cachettes, mais ne pouvaient pas agir à cause du fameux contrat. Cette fois encore le ministre de l'Intérieur a laissé se commettre un attentat qu'il était en mesure d'empêcher.

Et vous, qui avez tant l'habitude de suborner, vous avez trouvé plus dupeur que vous." (p. 91-92)


L'Europe ou la mort, Paris, Albin Michel, 1984 :

"Le 17 décembre 1981, par exemple, le Parlement européen prenait position sur les arrestations de Varsovie et la proclamation de l'état d'urgence en Pologne. Il est instructif de revenir sur la délibération qui eut lieu, car elle montre combien l'institution communautaire est engagée dans un processus de coopération politique. Au nom des libéraux, j'exprimai l'opinion qui était celle de beaucoup : « Il faut tenir le langage de la volonté, volonté de ne pas tout supporter, de montrer à l'URSS que tout n'est pas permis. Il vaut mieux recourir au courage trop tôt qu'à l'héroïsme trop tard. Les faiblesses de Munich portent en elles les crimes de la guerre. Les libertés de la Pologne sont celles de toute l'Europe. Le temps du courage est venu pour tous aujourd'hui. »

La Presse s'est plu à remarquer que la résolution votée à une très grande majorité était plus musclée que les prises de position du Conseil des ministres. Les communistes français, bien évidemment, n'ont pas voulu la voter, leur porte-parole, M. Martin, s'élevant contre « le langage indécent et cynique de la droite française, qui s'accommode du Chili, du Salvador, de la Turquie ou de l'annexion du Golan », (...)." (p. 74)


Le socialisme à la française, Paris, Albin Michel, 1985 :

"2 580 actes de terrorisme en France depuis la date fatidique du 10 mai, tel est le chiffre établi au premier semestre 1984 par la commission de contrôle du Sénat. Les victimes ont été au nombre de 547. Et cela s'aggrave. Les bandes n'ont plus de raison de s'arrêter, puisque l'impunité leur est quasiment acquise. A côté d'Action Directe, de sinistre réputation, on voit évoluer l'ASALA (arménienne), l'ETA (basque), le FLNC (Corse), les Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises, le Front Populaire de Libération de la Palestine, les Brigades Rouges (italiennes), qui ont leur base de repli en France, Prima Linea, etc. Tous ces gens se rencontrent, travaillent ensemble, échangent des armes." (p. 150)


Que survive la France, Paris, Editions du Rocher, 1991 :

"Mais lorsque les moyens manquent pour faire régner l'ordre et la sécurité républicaine, lorsque la justice est trop lente et inefficace, lorsqu'un gouvernement classe trop de dossiers pour des motifs politiques ou démagogiques, etc., alors la démocratie est menacée.

Et elle l'est encore par un phénomène tout récent, le terrorisme.

La France est devenue une cible privilégiée des terroristes de tous bords : Libanais, Iraniens, Irakiens, Syriens, Arméniens, Jihad islamique, Abou Nidal, autant de dangers majeurs pour la démocratie !" (p. 273)

"La dernière source essentielle de la richesse de l'Irak est le foyer historique des Kurdes et a été toujours revendiquée par la Turquie. Une solution non arabe bénéficiant à la Turquie et aux Kurdes est concevable et intéressante à étudier. La force de l'Occident apparaît incompréhensible au monde arabe. Il ne l'analyse qu'en faisant appel à ses passions et à sa haine." (p. 115)


Voir également : La France giscardienne et la Turquie

Le terrorisme arménien contre les démocraties