Les néo-socialistes girondins (ouv. coll.), Les Cahiers de l'IAES, n° 7, 1988, p. 225 :
"Né à Bordeaux en 1900, ayant grandi dans notre ville, MAX BONNAFOUS entrait en 1920 à l'Ecole Normale Supérieure.
Dès cette époque, sous la direction de maîtres éminents, MAX BONNAFOUS s'adonna à l'étude des problèmes politiques, économiques et sociaux.
Agrégé de philosophie, il était détaché en 1925 par le ministère des Affaires Etrangères auprès du gouvernement turc pour diriger l'Institut de Sociologie de l'Université de Stamboul.
Il passa en Turquie quatre années, fécondes pour lui en observations sur la situation de l'Europe orientale et aussi de l'Europe centrale, où il se rendit fréquemment pendant cette période."
Max Bonnafous, "Constantinople-Angora : Tableaux de la Turquie nouvelle", La Grande Revue, volume 130, avril 1929, p. 224-235 :
"Les Turcs d'aujourd'hui aiment l'auteur de la « Turquie agonisante ». Pas celui d' « Azyade ». Ils savent gré à Loti de les avoir défendus sans relâche, même en pleine guerre, mais peut-être lui en veulent-ils un peu du portrait qu'il a fait d'eux à l'Occident. Loti a dessiné exactement les paysages et les costumes, il a recueilli toutes les mélodies et tous les parfums. Il s'est souvent arrêté au seuil des âmes. Assis sous les platanes, fumant le narghilé, poursuivant sans fin un rêve intérieur, acceptant le tribut de chaque journée avec le même calme : tel est le Turc de Pierre Loti. Il nous a donné pour sagesse ce qui n'était qu'engourdissement passager. Sous ce sommeil, versé par l'Islam, l'énergie des anciens conquérants semblait avoir disparu. Loti n'a pas deviné le réveil prochain, il l'a même rendu inexplicable. Comment comprendre, après de telles peintures, ce brusque sursaut des Turcs ? En moins de quatre ans ils ont libéré leur territoire, renversé le Sultan, déposé le Khalife, institué la République, laïcisé leurs institutions. Ce n'est point là le fait d'hommes qui n'attendent leur salut que de la bienveillance du sort.
C'est que Loti est resté trop constantinopolitain. Il a vu surtout les Turcs du Bosphore, halte enchantée où beaucoup semblaient avoir perdu leur vigueur ancienne. N'aurait-il pas, comme bien d'autres, jugé insensé le transfert à Angora de la capitale de la Turquie ? Les Turcs ont sur leur territoire la ville la plus émouvante du monde, Constantinople. Ils la délaissent. Au cœur de l'Anatolie, sur les plateaux arides, ils édifient, au prix d'efforts inouïs, une capitale nouvelle. Pourquoi ? C'est là un étonnant symbole de l'état d'esprit de la Turquie nouvelle.
Faisons donc le voyage d'Angora.
C'est vers la fin du mois de mai que j'allai pour la première fois à Angora. Contrairement à ce que pensent bien des Occidentaux, Constantinople ne connaît guère le printemps. Souvent au mois d'avril la nature dort encore du sommeil de l'hiver. Puis, en quelques jours, c'est une explosion soudaine ; c'est l'été, ce long été qui se prolongera jusqu'au mois de novembre. Nous étions au mois de mai et déjà l'été s'était installé.
Le train roule à travers la banlieue asiatique de Constantinople. De chaque côté, des jardins, mais des jardins « à l'orientale ». Quand nous cherchons à décrire l'Orient, il semble que chacun des mots soit une impropriété. Parle-t-on de « bois » de cyprès ? On imagine des arbres denses, des masses confuses de feuillage, alors qu'en Orient chaque arbre est détaché des autres et a une physionomie particulière. Tout ici est « anarchique », les arbres, les maisons, les jardins, les fleurs.
Bientôt on longe la mer de Marmara. On ne quittera guère plus ses rivages jusqu'à Ismidt, l'antique Nicomédie. Il semble qu'on ne soit point encore sorti de Constantinople. C'est le même paysage. Les villages qu'on traverse ressemblent à ceux qui sont accroupis au bord du Bosphore. Partout des souvenirs des Empereurs byzantins ou des Sultans, des pavillons de chasse, des tombeaux, des palais... Voici Héréké, délicieux grand village, ombragé d'immenses platanes, où moururent, par un caprice du sort, le fondateur et le conquérant de Constantinople, Constantin le Grand et Mahomet II. De petits caps aux noms charmants : « cap de l'Olivier, cap du Peuplier », dessinent d'harmonieuses criques. C'est le paysage méditerranéen classique, mais plus nuancé et plus intime que dans les îles de la mer Egée ou sur les côtes de Grèce. Parti de Haïdar-Pacha — la gare asiatique de Constantinople — vers quatre heures de l'après-midi, le train arrive à Ismidt, en cette saison, à la tombée de la nuit. C'est là que se trouve la flotte turque. Les silhouettes des bateaux de guerre se profilent sur le ciel. On remarque la masse imposante du
Yavouz, l'ancien et le célèbre
Goeben acheté à l'Allemagne par la Turquie. La gare est pleine d'officiers de marine. Le passage du train est une de leurs distractions quotidiennes.
La nuit vient. Dans le demi-jour du crépuscule nous entrevoyons encore des bosquets de cerisiers. Puis on ne distingue plus rien. On a fermé tous les rideaux. Le train semble maintenant se défendre contre la nuit qui l'enlace. Il garde pour lui toute sa lumière.
La veillée au wagon-restaurant a quelque chose de recueilli et de presque dramatique. Nous sommes là une quinzaine environ, des députés turcs qui regagnent la capitale, des diplomates, un délégué de la Société des Nations, quelques industriels français et allemands ; une ou deux femmes, pas de touristes. Pour chacun, le voyage a un but précis. Atmosphère austère, bien différente de celle des trains internationaux ordinaires. Parmi les étrangers qui sont là beaucoup vont à Angora pour la première fois. Ils paraissent avoir plus d'émotion que de curiosité. Le train s'enfonce dans la terre d'Asie, comme un coin au cœur d'un arbre. On a l'impression qu'un monde s'éloigne, que cette nuit est un écran qui sépare deux paysages, que la lumière de demain ne ressemblera pas à celle d'aujourd'hui. La compagnie des chemins de fer d'Anatolie s'entend à la mise en scène. Le rideau de la nuit tombe à Ismidt sur .un acte bien terminé ! Nous regagnons nos couchettes. Nous y trouvons des hôtes importuns, mais familiers à ceux qui ont voyagé en Orient. Un industriel allemand, qui est d'ailleurs l'ancien commandant du
Breslau, nous prête obligeamment un appareil qui réussit à peu près à neutraliser leurs attaques.
Au matin on découvre un paysage morne, presque désertique.
— Où sommes-nous ? demande une voyageuse.
— Mais... en Anatolie, Madame, lui répond en riant un jeune diplomate américain.
Ici tous les kilomètres sont pareils. Sans doute, de temps en temps, on découvre, avec beaucoup d'attention, quelques masses grises. Ce sont de pauvres villages en torchis. Mais rien n'arrête le regard. Nous sommes sur ces plateaux anatoliens aux lignes molles, aux ondulations lentes, coupées quelquefois par de petits à-pics rocheux. Des troupeaux broutent une herbe rare. On éprouve un peu la même impression qu'en traversant la « puszta » hongroise aux environs de Debreczen. Mais l'Anatolie a quelque chose de plus désolé.
Vers onze heures du matin on nous annonce que nous allons arriver. Depuis l'aube, le paysage n'a pas changé. Tout à coup on aperçoit surgir brusquement du sol deux énormes rochers. L'un est couronné de remparts imposants : c'est l'antique citadelle. Ses flancs semblent rongés par une lèpre de maisons, qui descendent en cascade. On regarde avec avidité. Les souvenirs se pressent nombreux et voudraient s'insérer dans la vision présente. C'est ici, au pied de ces rocs, que Pompée vainquit Mïthridate, ici que se trouvait la florissante Ancyre, ici que Tamerlan défit Bayazid I, ici qu'un comte de Nevers, allant à la Croisade, vint s'égarer et créer un petit royaume éphémère, ici que Perrot déchiffra le testament d'Auguste...
Que reste-t-il de tout ce passé ? Rien, ou presque rien : de puissants remparts construits avec les débris des anciens monuments, des murs disparates où se mêlent dans un désordre grandiose des fûts de colonnes, des chapiteaux, des pierres couvertes d'inscriptions, les vestiges du célèbre temple d'Auguste, une colonne encore debout et c'est tout. Toute cette splendeur ancienne s'est évanouie. Dès l'arrivée, la rumeur qui monte d'un vaste chantier avertit le voyageur de fermer la porte aux souvenirs. Une seule chose compte désormais : c'est ici que les Turcs, ramassés sur eux-mêmes, essaient de créer une capitale. Il semble, au premier abord, que les Turcs aient jeté un véritable défi au bon sens en installant leur capitale à Angora. Quand Angora fut élevée à la dignité un peu inattendue de capitale, c'était une petite ville morte de trente mille habitants au maximum, dont les deux tiers à peine étaient Turcs. Elle était sans communication avec l'Anatolie de l'est, sans communication avec la mer Noire, et, pour aller dans les vilayets du sud, on était obligé de revenir dans la direction de Constantinople jusqu'à Eski-Cheir. A l'extrémité de la ligne venant de Constantinople, elle ressemblait à une pièce mal éclairée qui ne prend jour que par une étroite lucarne.
La région d'Angora n'est pas favorisée non plus au point de vue agricole. Autrefois, sans doute, l'Anatolie fournissait à l'empire romain de grandes quantités de blé. Moins riche que la Bithynie, l'Anatolie était cependant considérée comme une province fertile. Mais aujourd'hui les espaces cultivés sont peu nombreux. L'élevage du mouton a été funeste à toute cette région. Les arbres ont disparu, l'eau est devenue rare et le sol infécond. Quant aux richesses du sous-sol, qui sont, paraît-il, assez considérables, elles ne sont point exploitées. Angora avait aussi à peu près perdu son importance commerciale. A Angora, convergeaient autrefois des caravanes venant de la Perse, du Caucase, de la Mésopotamie, de la Syrie. Aujourd'hui, les caravanes n'arrivent plus. La place où d'innombrables chameaux venaient se reposer est maintenant déserte. Le climat non plus n'est guère favorable. Située à neuf cents mètres d'altitude, au milieu des terres, Angora a un climat excessif. On passe presque sans transition du froid très vif de l'hiver à la chaleur accablante de l'été, de la boue à la poussière.
Ainsi rien ne paraissait devoir logiquement incliner les Turcs à choisir Angora comme capitale. Pourquoi avoir voulu réveiller cette petite ville, blottie à l'ombre de sa citadelle ruinée, d'un sommeil qui semblait devoir être éternel, cependant que là-bas, de l'autre côté du Bosphore, Constantinople ressemble à un grand vaisseau désemparé ? On a d'ordinaire attribué ce transfert à des raisons stratégiques. Mustapha Kémal a voulu mettre la capitale nouvelle à l'abri des attaques possibles. Constantinople est sans défense. Cette ville nonchalamment éparpillée, à cheval sur l'Europe et sur l'Asie, est vulnérable de toutes parts. Angora, loin dans les terres, est protégée par son isolement. Ces raisons existent sans doute. Mais il y en a d'autres beaucoup plus significatives.
Pour les Turcs d'aujourd'hui, Constantinople reste un peu la ville traîtresse. Au moment où les armées de l' « Indépendance » luttaient contre l'invasion grecque, où Mustapha Kémal avait pris en main les destinées de son pays, Constantinople semblait rester fidèle au Sultan. Elle ne prenait pas part à la lutte et beaucoup de Constantinopolitains manifestaient une hostilité ouverte ou, du moins, un certain scepticisme à l'égard de l'entreprise kémaliste. Sans doute, à Constantinople, bien des Turcs étaient de cœur avec les combattants d'Anatolie, mais les armées alliées occupaient la ville, et les victoires des armées helléniques étaient seules fêtées. Les Kémalistes, au fond de leur cœur, n'ont pas oublié non plus l'immense clameur qui monta au-dessus de Péra et de Galata, quand les premiers torpilleurs alliés doublèrent la pointe de Séraï. Lorsque, en 1927, Moustapha Kémal revint à Constantinople, après une absence volontaire de plus de sept ans, son voyage avait quelque chose d'une réconciliation. Constantinople est aussi la seule ville de Turquie où les éléments minoritaires, grecs, israélites, arméniens, soient encore importants. C'est la seule ville où les Grecs aient eu la possibilité de rester. Dans tout le reste du pays, de par l'échange de populations entre la Grèce et la Turquie — cette « opération » unique dans l'histoire. — il ne reste plus un seul Grec. Ainsi Constantinople demeure comme une image en raccourci du cosmopolitisme de l'ancien empire ottoman. C'est une erreur bien grande de croire que les Turcs d'aujourd'hui aient le désir de reprendre à quelque degré la politique du gouvernement « jeune turc » de 1908, de s'imaginer que Moustapha Kémal rêve de reconstituer l'empire ottoman comme d'autres politiques souhaiteraient de refaire l'empire romain. La Turquie ne serait évidemment pas fâchée de voir revenir chez elle les populations turques des Balkans ou du Caucase, mais l'idée d' « Empire » n'a plus aujourd'hui aucune réalité. L'originalité de l'entreprise kémaliste est justement dans l'abandon sincère de toute idée d' « ottomanisation » et dans le regroupement des forces du pays sur le terrain purement national. Sans aucun doute, les Turcs auraient préféré pour accomplir cet effort, si nouveau pour eux, être définitivement débarrassés des éléments minoritaires, surtout des Grecs. Il fut impossible d'étendre l'échange de populations à Constantinople pour de multiples raisons. Et aujourd'hui cette ville, aux destins si tragiques, évoque, malgré elle, le souvenir de tout ce que le régime nouveau a voulu abolir. Constantinople était la tête de l'empire ottoman. Il lui en reste quelque chose. Elle ne pouvait pas être le cœur de la Turquie turque.
Les Kémalistes ont senti d'instinct qu'il était impossible que Constantinople fût la capitale d'un état « national ». En cela, ils ont vu juste. Ce sont des raisons morales et psychologiques, plus encore que des raisons stratégiques, qui expliquent l'abandon de Constantinople comme capitale. Quand on vit à Constantinople, quand on étudie le passé de cette ville, on se rend compte qu'il y a ici un esprit de la cité, qui, de tout temps, a été plus fort que l'esprit de n'importe quelle nationalité. Lorsqu'on lit les chroniques d'un Psellos, on s'aperçoit que les intrigues des Sultans, au Vieux-Seraï, sont la reproduction des turpitudes et de l'anarchie qui régnaient à la cour de Byzance. Le gouvernement républicain de Moustapha Kémal a pu craindre obscurément, s'il venait à Constantinople, de ne point échapper à ces influences dissolvantes qui semblent monter du sol. Les Kémalistes se méfient un peu de Constantinople. Et quand ils voient cette ville diminuer d'importance, jour après jour, je me demande s'ils n'en éprouvent pas une sorte de contentement.
Cela fut manifeste lorsqu'on procéda au recensement général de la population de la Turquie. On s'accordait communément à penser que la population totale de la Turquie devrait être de huit à dix millions d'habitants et celle de Constantinople d'un million environ. La statistique donna quatorze millions d'habitants pour l'ensemble du pays et sept cent mille environ pour Constantinople. Les Turcs n'ont pas été fâchés, je crois, de laisser entendre qu'après tout, Constantinople ne représente qu'un vingtième de la population totale.
Ce n'est point que les Turcs d'aujourd'hui n'aiment plus Constantinople. Lorsque, à l'automne 1927, Moustapha Kémal repartit pour Angora, après avoir passé l'été sur le Bosphore, il déclara : « J'emporte de Constantinople un souvenir nostalgique ». Et pourtant il n'y voulait pas demeurer. Constantinople, pour les Turcs de maintenant, c'est un peu le péché, le délicieux péché. Ils en adorent le séjour, ils conviennent même que c'est là seulement qu'ils se trouvent heureux. Mais ils ont peur d'y vivre. Quand je revins d'Angora, je voyageai avec un jeune médecin turc qui avait quitté Constantinople depuis plus de six mois. A mesure que nous approchions de Stamboul, que la verdure devenait plus dense, que la mer s'élargissait à notre gauche, il éprouvait une surprenante exaltation. Il l'exprimait bruyamment et tous ceux qui venaient de faire un séjour un peu prolongé dans la capitale la partageaient avec lui. Cependant, quelques jours après, tous, ils allaient regagner sans envie, mais avec courage, les plateaux arides de l'Anatolie.
Ainsi on peut arriver à s'expliquer que les Turcs aient délaissé Constantinople. Mais pourquoi choisir Angora ? Pourquoi pas Eski-Cheir, par exemple, qui est beaucoup moins loin du Bosphore et qui fut une des anciennes capitales des Sultans ? C'est qu'Angora était la seule ville où la Turquie républicaine eût déjà un passé. Après les congrès d'Erzeroum et de Sivas, c'est Angora qui avait été le centre du mouvement nationaliste. C'est à Angora que Moustapha Kémal organisa la résistance et prépara le plan de campagne qui devait repousser l'invasion grecque ; c'est à Angora que se réunit la première « Grande Assemblée Nationale ». Les peuples ne s'établissent pas toujours aux endroits les plus favorables, les plus aimables, les mieux situés. Ils ont bien souvent donné des démentis au matérialisme géographique. D'instinct, ils recherchent les lieux où ils ont de grands souvenirs. Ils y trouvent une exhortation constante à agir. Angora a été pour la jeune république l'endroit des grandes épreuves et des grands espoirs. Peut-être est-ce pour cela que cette humble ville est devenue capitale.
Le jour de mon arrivée à Angora, dans l'après-midi, un député turc de mes amis, que j'avais rencontré au
Hakimiéti-Millié, le grand journal d'Angora, me fit faire le « tour de ville ». Angora est aujourd'hui un vaste chantier de construction. La vieille ville — de pauvres quartiers aux rues tortueuses pareilles à celles de Scutari ou de Stamboul — ne pouvait être d'aucune utilité pour la capitale moderne. Mais pourquoi l'aurait-on démolie ? Ici, la place ne manque point. On construit à côté. De tous côtés s'élèvent des bâtisses nouvelles, des écoles, des ministères, des services publics, la Grande Assemblée Nationale, l'Hôtel de l'Evkaf, qui est devenu maintenant un somptueux palace... Ces grands édifices, la plupart en ciment armé, voisinent avec des masures. Ils paraissent avoir été posés un peu au hasard sur ce bled poussiéreux. On prête à Moustapha Kémal l'intention de mettre un peu d'ordre dans ce chaos de constructions et de présider lui-même un comité chargé de diriger avec méthode les travaux d'aménagement de la nouvelle capitale. Ce serait souhaitable. Jusqu'ici l'urbanisme est la forme esthétique à laquelle les Turcs par tempérament et par tradition paraissent le plus rebelles. D'ailleurs, il fallait construire tout de suite. On n'avait pas le temps d'attendre des plans d'ensemble. Une belle chaussée nous conduit à Yéni-Cheir, un quartier neuf. Plus de vieilles bâtisses à la turque. De petites maisons très banales, toutes pareilles, sagement rangées au long de chemins qui se coupent à angle droit. On dirait une grande cité ouvrière. Les architectes ne se sont vraiment pas mis en frais d'imagination.
Nous montons sur la colline de Tchankaya. C'est le seul endroit d'Angora où on trouve un peu de verdure. Ces quelques arbres chétifs, ces vignes maigres prennent, par contraste, une valeur extraordinaire ; c'est là que se trouve la villa du « Président », là qu'habitent la plupart des ministres.
Arrivés au sommet de la colline, nous quittâmes l'automobile pour faire quelques pas. Le soleil se couchait. Nous nous arrêtâmes un long moment. A nos pieds s'étendait cette ville encore incohérente et qu'on eût prise pour un décor de cinéma. La poussière du bled sauvage se mêlait à celle du plâtre et de la chaux et enveloppait la ville d'un voile léger et lumineux. Au loin, sans fin, des vallonnements qui semblaient se pousser l'un l'autre, comme les vagues de la mer.
Nous étions vraiment devant la « pleine terre ». Elle semblait bien loin de nous à cette heure la Méditerranée hospitalière. Au moment même, où, dans une jeunesse nouvelle, les Turcs prenaient la résolution de s' « occidentaliser », ils avaient éprouvé l'obscur besoin de venir ici, sur ces plateaux dénudés, où le climat, où la lumière leur rappelaient le berceau de leur race, comme s'ils avaient voulu mûrir leurs vastes desseins sur ce sol d'Asie qui avait porté leurs ancêtres.
Pendant la journée, Angora donne l'impression d'une activité intense. On croit trouver le matin des constructions qui n'existaient pas la veille. Autant l'air de Constantinople invite au repos et à la rêverie, autant l'air tonique et sain d'Angora invite au labeur. Au déjeuner, dans les restaurants, on ne traîne guère après les repas. Chacun est pressé de regagner son travail. Le soir amène une détente générale. La vie à Angora ne se comprend et ne se supporte que par une activité continue. Le répit de la nuit déconcerte et effraie un peu. Presque personne n'est véritablement installé. La plupart des gens, Turcs ou étrangers, qui travaillent à Angora, y viennent sans leur famille. Le soir, tous ces « célibataires » sont en quête de lumière et de bruit.
Mais où aller ? Il y a trois ans à peine, on pouvait voir des ambassadeurs, une lanterne à la main, errer à travers des fondrières, au risque de se rompre les os, pour gagner la maison de tel directeur de banque qui avait un intérieur à peu près confortable.
Les Turcs se réunissent souvent par petits clans autour de tables garnies de « mézés », ces hors-d'œuvre orientaux qui accompagnent le « douzico ». Ils passent une grande partie de la nuit à faire la dînette. Les futurs partis politiques sont peut-être en germe dans ces différents cercles. A Tchankaya, dans sa maison, Moustapha Kémal veille souvent jusqu'à l'aube. Il travaille, il se distrait, il discute avec ses intimes et les interroge sans trêve. Il parle longuement de ses projets, il raconte ses souvenirs de la guerre d'Indépendance. Bien des décisions capitales pour le sort de la République turque ont été prises pendant ces veillées de Tchankaya.
Les quelques bars-dancings que possède Angora sont aussi très fréquentés. Les hommes politiques y dînent volontiers. Il n'est pas rare d'y voir Ismet Pacha, le ministre des Affaires Etrangères, Tefik Ruchdi bey et la plupart de leurs collègues. Tout le monde se connaît. De table à table on échange sourires et paroles, cependant que des danseuses, généralement hongroises, évoluent sur le parquet. Dans cette ville, où les hommes sont beaucoup plus nombreux que les femmes, où personne ne vit chez soi, ces jeunes danseuses sont des espèces de dames de compagnie. A mesure que la nuit s'avance, quand le « jazz » commence à faiblir, la conversation devient générale et l'amusement aussi. C'est tout juste si on ne joue pas aux « petits jeux » de société ! On fredonne, on chante en chœur quelquefois vers le matin, des personnages importants dansent très simplement et très familièrement des danses régionales d'Asie Mineure, surtout la danse Zaïbeks. Il fait grand jour. La nuit est enfin « tuée ». De somptueux taxis ramènent tout le monde chez soi au milieu des plâtres, des décombres et de la poussière qui se réveille.
Pendant mon séjour à Angora, j'assistai un soir à un spectacle qui ne manquait pas de grandeur. La ligne de chemin de fer d'Angora à Césarée, premier tronçon de la ligne Angora-Sivas, venait d'être achevée. Ismet Pacha, qui est l'animateur de la politique ferroviaire en Turquie, devait inaugurer la ligne en se rendant à Césarée accompagné de la plupart des ministres. Le départ du train spécial avait lieu vers onze heures du soir.
La gare d'Angora (en attendant qu'on la reconstruise) ressemble à ces petites gares en pleins champs auxquelles on fait halte quand on parcourt les campagnes en train omnibus. Quand la locomotive s'arrête on entend le chant des grillons. On ne voit point de maisons, une de ces gares dont on ne sait pas d'où peuvent venir leurs voyageurs et qui ne semblent faites que pour les prés, les bois, les landes qui les entourent et les employés qui les habitent. D'ordinaire, la gare d'Angora dort au moins huit heures toutes les nuits et se couche très tôt. Mais ce soir, elle veille.
Le quai est noir de monde. Un immense train est là. Rien que des voitures de luxe qui paraissent s'être égarées sur ces plateaux. De temps en temps une musique militaire joue. Voici Ismet Pacha et les ministres. La musique attaque la
Marche de l'Indépendance. Tout le monde se recueille un instant. Des députés parlent à la foule. Ils exaltent l'œuvre de Moustapha Kémal et d'Ismet Pacha.
— Citoyens ! Camarades ! réjouissez-vous. Voici le premier train qui part vers l'Est. Bientôt nous irons plus loin, jusqu'à Sivas, bientôt nous atteindrons les vilayets les plus reculés... Vive notre grand « Gazi » ! Vive la République turque !
Sur le quai, les ministres et les députés voisinent avec des hommes du peuple ; ils s'entretiennent simplement les uns avec les autres. Il y a toujours en Orient un mélange de familiarité et de grandeur. Le train part au milieu des acclamations. Une émotion réelle semble gagner et ceux qui partent et ceux qui restent. Le premier train vers l'Est ! Les premières réalisations de la République ! Que d'espoirs emporte ce premier convoi.
On ne voit plus maintenant qu'une petite lanterne rouge qui s'enfonce obstinément dans la nuit, vers l'Orient...
Dans le train qui me ramène à Constantinople, je me demande quel sera le sort de cette cité nouvelle. L'antique Ancyre passe un nouveau bail avec la vie. Pour combien de temps ? Il ne manque point de prophètes pour assurer que dans un avenir peut-être très prochain tous ces murs, élevés avec tant de peine, s'écrouleront sans retour. Que Moustapha Kémal disparaisse et ce sera la ruée en masses vers le Bosphore.
Sans doute on a bien l'impression que Moustapha Kémal tient cette ville à bout de bras, et qu'il défie la géographie humaine. Mais Joseph de Maistre ne disait-il pas que jamais Washington ne serait une capitale ? Angora peut très bien être un Washington turc. Et même le jour où cette ville sera reliée par des chemins de fer, ces caravanes modernes, à la mer Noire et aux provinces de l'est, elle pourra être de nouveau un centre économique important. Une ville qui dure, fût-ce par décret, se créé chaque jour des raisons réelles d'exister. Pour le moment, Angora dure et prospère. Evidemment son sort est étroitement lié à celui de la République turque. Quel sera ce sort ? — C'est là un très vaste problème, que nous étudierons peut-être prochainement, mais qui dépasserait de beaucoup le cadre de ces simples tableaux.
Max Bonnafous
Directeur de l'Institut de sociologie de Stamboul."