Jean-Paul Roux, L'Asie centrale. Histoire et civilisations, Paris, Fayard, 1997, p. 274-277 :
"La condition de la vie féminine chez les Turcs, si différente de celle en usage en Islam, était de ces choses qui les opposaient aux musulmans. Il eût été des plus difficiles de la cacher, même si les Turcs avaient eu le moindre désir de le faire, ce qui ne paraît pas avoir été le cas. Ils y tenaient. Ils en étaient fiers. Ils l'auraient plutôt proposée en exemple. Et il est bien possible qu'elle ne déplaisait pas, sinon aux Iraniens, du moins aux Sogdiens dont les traditions étaient sur ce point assez libérales.
On dénonce depuis longtemps le goût du chamanisme pour l'indifférenciation sexuelle. Un chaman homme pourra, par exemple, accoucher à l'instar d'une femme. La langue turque ne possède pas de genre, ne distingue le mâle de la femelle qu'en précisant le sexe, quand elle éprouve le besoin de le faire. Ces faits, et d'autres semblables, prédisposent à ce que l'éducation des deux sexes soit à peu près la même, comme leur habillement, comme leur mode de vie, bien que chaque sexe ait sa tâche particulière que l'autre n'est pas toujours autorisé à accomplir : élever les jeunes enfants, coudre, filer, traire les vaches et les brebis pour les femmes ; traire les juments, nettoyer les armes pour les hommes. Non que les femmes oublient leur féminité. Elles la mettent en valeur et les hommes n'omettent pas de la chanter : « Toi dont les cheveux noirs s'enroulent autour de tes chevilles. [...] Toi aux sourcils arqués [...] à la bouche étroite [...] aux yeux vermeils comme des pommes d'automne. » Souvent, quand leur sexe se dissimule sous le vêtement, toucher par inadvertance ou volontairement le sein d'une belle agit comme un révélateur : ce deviendra un rite nuptial.
La femme jouit de sa liberté dans les limites qui enserrent toutes les libertés humaines : dans la yourte, elle a sa place et doit tenir son rang. Pour elle, « la vantardise est une honte » : « Ce n'est pas en se vantant qu'une femme devient un homme », comme le dit le Livre de Dede Korkut ; mais « elle pense bien, parle bien », conseille son mari « qui l'écoute ». On voit dans l'Irk Bitig que le père donne des ordres, la mère des avis, et que le bon fils se plie de bon gré aussi bien aux uns qu'aux autres. La femme n'est pas voilée, pas recluse dans un gynécée ou dans un harem, elle ne vit pas séparée des hommes. Elle peut être d'une impudicité totale. Ibn Fadlan raconte comment, chez les Turcs Bulgares de la Volga, il a vu un jour la femme de son hôte au beau milieu de la conversation soulever sa jupe et se gratter le sexe. Il exprime son effroi. Le Bulgare se met à rire : « Explique, dit-il à l'interprète, que si ma femme découvre son sexe à la vue de tous, elle le garde hors d'atteinte et en interdit l'accès. Cela vaut mieux que de le cacher tout en le laissant prendre. »
Elle participe, avec les hommes, aux fêtes, aux réceptions, aux beuveries, se soûlant comme eux de kumis et de vin. Elle ne se contente pas de participer, elle invite, elle organise des festins, des parties de boisson. Elle reçoit le visiteur qui se présente, même et surtout quand son mari n'est pas là pour rendre les devoirs de l'hospitalité. Elle monte à cheval à califourchon, ce qui étonnera fort les Européens. Elle tire à l'arc, conduit les chars à bœufs et, selon les informateurs chinois, joue au football pendant que les hommes jouent aux dés. Elle vaque à ses affaires, va au marché, et son mari peut porter ses paquets de telle sorte qu'« on le prend pour un de ses serviteurs ». Courtoisie évidente, dont on ne manque pas de témoignages. Bien que ce ne soit pas dans ses habitudes, elle peut participer à la chasse et aux guerres. Des informateurs aussi différents que Joinville ou Ibn Arabchah l'affirment, et les récits épiques le montrent : « Elle lance son cheval au galop sur les infidèles. [...] Elle commence à les massacrer. » De vieilles traditions des steppes peuvent avoir donné naissance aux thèmes des Amazones. Il est cependant préférable qu'elle use d'armes plus féminines telles que la ruse, qui, dit Mahmud al-Kachgari, est de son ressort.
Les jeunes filles rivalisent avec les garçons ; elles ne craignent pas de lutter corps à corps avec eux. « Luttons ensemble », demande une héroïne à son galant. « Et ils s'empoignèrent, s'enlacèrent, devinrent deux lutteurs. » Cette lutte singulière, en alternance avec des poursuites à cheval, entre dans les rites du mariage. Des textes turcs montrent que les jeunes gens des deux sexes se fréquentent, se connaissent, vantent la beauté qu'ils se reconnaissent, se laissent emporter par leur amour. « J'ai beaucoup de soupirants », dit une belle. « Il y a des beautés qui frappent l'œil et qui prennent le cœur », répond un jouvenceau. « Je te donnerai celle que tes yeux verront, que ton cœur aimera », dit un tuteur. Dans de telles conditions, on comprend que les auteurs musulmans comme Ibn Rusteh au IXe siècle et al-Bakri au XIe siècle parlent de la liberté qu'a la femme de choisir son époux et que Yaqut évoque, à propos des Karluk, le libertinage des mœurs.
Pourtant, si le mariage d'amour est prôné, il semble bien que les unions soient souvent politiques ou de convenance, et l'autorité du père sur la jeune fille est trop mise en évidence pour que nous puissions accorder une totale créance à l'absolue indépendance du choix. Peut-être est-elle plus ou moins grande selon les peuples, les tribus, le rang social. Il ne faudrait pas croire non plus qu'il n'existât aucune règle de bonne conduite, que la vie sexuelle ne fût pas réglée. La vertu des filles est respectée, celle des femmes mariées soigneusement protégée par la rigueur des lois sur l'adultère et la fornication. « L'infidèle, dit Yaqut, est brûlée vive. » « Celui qui a déshonoré une femme mariée est écartelé ou coupé en deux », rapporte Ibn Battuta. Presque tous les informateurs insistent sur la vertu des Turcs, sur le respect que les hommes portent au beau sexe. Les Annales chinoises savent déjà que, chez les Hiong-nou, « celui qui a fait violence à une femme mariée » est puni de mort et que, chez les T'ou-kiue, « celui qui a déshonoré une femme subit la castration et est ensuite coupé en deux ». Presque tous mettent en lumière la haute situation de la femme, la valeur éminente qu'on lui reconnaît. Ne va-t-on pas jusqu'à dire, dans un bel élan de lyrisme : « Que quarante braves et un fils de beg périssent pour une belle, qu'est-ce que cela fait ? »
Si nous insistons tant sur le statut de la femme turque médiévale, c'est parce qu'elle fut très importante dans la genèse de la société islamique de l'Asie centrale, qu'elle lui a posé de graves questions et qu'elle a porté à son comble l'indignation des musulmans. Tout, ou presque, y était contraire à leur idéal et ils avaient beau jeu de comparer, en des pages enflammées, les vertueux exemples que donnaient les femmes iraniennes et le mauvais exemple que donnaient les femmes turques. De tous les misogynes, le grand vizir des Seldjoukides, Nizam al-Mulk [d'origine persane], est un des plus virulents. Persuadé des dangers que présentent les conditions de la vie féminine turque et l'influence que les épouses exercent sur leur mari, il met tout son poids dans la balance, et se déchaîne : « Il faut, pour qu'une entreprise ait un heureux résultat, faire le contraire de ce que disent les femmes. [...] Elles ne jouissent pas d'une complète intelligence. [...] Les ordres qu'elles donnent sont nécessairement contraires à ce qui est juste et vrai. [...] Plus elles vivent retirées, plus elles sont dignes de louanges. » Et il donne cent preuves des « malheurs, dommages et chagrins » qui furent le lot des hommes qui eurent la faiblesse de les écouter depuis les jours de notre père commun, Adam. A-t-il été entendu ? A la longue, sans doute. Mais il faudra beaucoup de temps. Deux siècles plus tard, un vertueux musulman comme le grand bourgeois de Fes qu'est Ibn Battuta [qui a voyagé en Anatolie et en Asie centrale] s'indignera encore : « Les femmes occupent chez les Turcs un rang plus élevé que les hommes. »
Il faut tenir compte de cela quand on étudie la genèse et l'épanouissement de la civilisation musulmane en Asie centrale, et tout ce que cette région apporte à la culture de l'islam classique : beaucoup plus qu'on ne l'a jusqu'alors imaginé. Naturellement, les apports ne furent pas tous turcs. Les traditions iraniennes firent prime, mais elles ne seraient pas passées en Islam de la même façon s'il n'y avait pas eu la présence des Turcs et leur domination."
Voir également : Les traits du caractère turc
L'irrésistible influence turque au sein de la société islamique médiévale
La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat
Halide Edip Adıvar : féministe, musulmane, nationaliste turque
La révolution jeune-turque ou la quête d'une modernité turque