samedi 11 juin 2016

L'historien bachkir Zeki Velidi Togan




Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les musulmans de Russie avant 1920. La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris-La Haye, Mouton, 1964, p. 222, note 2 :

"Ahmed Zeki Velidi Togan, issu d'une grande famille de l'Ural Méridional, naquit en 1890 dans le village de Kuzen. Fils d'imam, il fit ses études à Kazan à la medresseh Qasymiyeh, puis à l'Université. Très tôt, il se fit remarquer comme historien en collaborant aux journaux Joldyz (1906), Vaqt (1907), Mektep (1913). En 1909, il fut nommé professeur d'histoire et de littérature turques. En 1912, après la publication de son premier travail historique important : Türk ve Tatar tarihi, il devint membre de la Société d'Histoire, d'Archéologie et d'Ethnographie de l'Université de Kazan et effectua pour son compte plusieurs missions scientifiques en Asie Centrale. Au printemps 1916, il fut délégué par le « gouvernement » d'Ufa au Bureau Musulman de la Duma. En mai 1917, il prit part au Ier Congrès des Musulmans de Russie. A partir de ce moment, Zeki Velidi est le leader incontesté du mouvement national baškir : président du Šura régional baškir, président du Gouvernement Baškir, chef de l'Armée baškire, membre et président du Bašrevkom, puis Commissaire à la Guerre de la République Baškire. En juin 1920, après la rupture avec les Soviets, Zeki Velidi se réfugia au Turkestan et prit une part active à la lutte des Basmačis contre le régime soviétique. En 1922, il s'expatria en Afghanistan, puis en Turquie. Il occupe actuellement le poste de Directeur des études historiques à l'Université d'Istanbul. On doit à Zeki Velidi de très nombreux ouvrages d'histoire, dont une partie a été traduite en langues occidentales. Plusieurs études biographiques ont été consacrées à cette remarquable personnalité, parmi lesquelles celle de Herbert Jansky dans Zeki Velidi Togan'a Armağan (Mélanges en hommage à Zeki Velidi Togan), Istanbul, 1955 et l'anonyme « Ahmed Zeki Velidi » dans Die Welt des Islams, t. 14, 1932, pp. 22-25."

Jean-Paul Roux, Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, Fayard, 2000, p. 395-396 :

"Les musulmans de Russie, les Turcs ou Tatars qui en constituent de loin la majeure partie, ont été surpris par la révolution soviétique. Celle-ci a éclaté au terme d'une longue période d'agitation intellectuelle qui les avait poussés tour à tour ou simultanément vers les idéologies socialistes, panislamiques et panturques. Ils ne l'attendaient pas ; ils n'y étaient pas préparés et n'y ont à peu près en rien aidé.

Purement russe ou, si l'on veut, slave, la révolution s'est faite sans eux et continua sans eux, si ce n'est toujours contre eux ou malgré eux. Ils ont dû cependant la subir et ont essayé tout naturellement d'en tirer profit en se donnant, à la hâte et maladroitement, les organes administratifs et militaires susceptibles de leur permettre de défendre leurs revendications. Celles-ci étaient claires et semblaient bien répondre aux idéaux du temps : auto-administration, égalité entre musulmans et chrétiens, restitution des terres spoliées par la colonisation, suppression totale de celle-ci. Leur sentiment profond demeurait anti-russe, mais ne les poussait pas plus vers les Blancs que vers les Rouges qu'ils rallièrent tour à tour par opportunisme. Avec les premiers, dont l'esprit restait colonialiste, les points de désaccord ne tardèrent pas à apparaître. Avec les seconds, ils se manifestèrent aussi, non au plus haut niveau car les autorités soviétiques tenaient à gagner la sympathie des allogènes, mais dans la pratique de la vie quotidienne, les révolutionnaires russes entendant garder pour eux le bénéfice de la révolution. Ils ont donc dû, pour s'en tirer, ne compter que sur eux-mêmes, mais ils n'en avaient pas les moyens. Les mouvements d'indépendance ou d'autonomie ont vite été réprimés.

En novembre 1917, le conseil du peuple musulman avait proclamé à Kokand l'autonomie du Turkestan. Le soviet de Tachkent lance contre lui ses troupes russes qui entrent dans la ville insurgée le 6 février 1918 : elles la mettent à sac, l'incendient et massacrent ses habitants. A Orenbourg, le gouvernement national bachkir, formé en 1917 sous la présidence d'Ahmad Zeki Velidov (ultérieurement connu comme historien, en Turquie, sous le nom de Zeki Velidi Togan), disparaît en février 1918."

"Un nouveau Confrère", Prométhée, n° 8, juin-juillet 1927, p. 37 :

"En même temps que Prométhée se réjouit d'ajouter à la liste des peuples, dont il défend la juste cause, le nom du Turkestan, les patriotes de ce pays ont commencé la publication à Constantinople de leur organe en langue turque qui, d'ailleurs, est la leur. Le Yeni Turkistan est un organe mensuel littéraire, scientifique et politique, grand format, contenant 32 pages.

Le premier numéro qui nous est parvenu contient une série d'articles politiques et des études littéraires. A signaler l'étude de l'historien bachkir, bien connu, M. Ahmed Zaki Velidi, sur la Poésie de Chaïbak Khan, ce prince érudit du Turkestan (XVe siècle) dont les oeuvres sont fort appréciées et dont un recueil de poésies se trouve au British Museum de Londres (...).

Nous félicitons les patriotes turkestanais de leurs efforts et nous souhaitons la prospérité à notre nouveau confrère. Cet organe, ajouté à Eni-Kawkasia, contribuera puissamment à éclairer l'opinion publique en Turquie, hélas, travaillée d'une façon systématique et intense, par la propagande néfaste qu'y font les Soviets."

Voir également : La pensée de Yusuf Akçura

Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan
 
Hamdullah Suphi : "Comment se brisent les idoles"

1916 : le régime de Nicolas II ensanglante le Turkestan dans l'indifférence de l'Angleterre et de la France

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

Les Arméniens (notamment dachnaks), troupes de choc de la dictature bolcheviste en Asie centrale

Histoire des Arméniens : la politique anti-azérie et pro-arménienne du régime bolcheviste

La double oppression des Azéris en Arménie soviétique

Les "opérations nationales" de "nettoyage" des frontières soviétiques (1935-1937)

Sud-Caucase soviétique : les déportations de divers musulmans dans les années 30 et 40

Histoire des Arméniens : les déportations arméno-staliniennes d'Azéris

La déportation des Turcs meskhètes (Ahıska) par Staline

La déportation des Tatars de Crimée par Staline

lundi 6 juin 2016

Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan




Paul Dumont, "La revue Türk Yurdu et les musulmans de l'Empire russe, 1911-1914", Cahiers du monde russe et soviétique, volume 15, n° 3-4, 1974 :

"Mehmed Emin Resul-zade (1884-1954) avait participé à l'activité des groupes clandestins sociaux-démocrates de Bakou avant de se tourner vers le nationalisme azéri. Réfugié en Iran de 1908 à 1910, il avait été expulsé de ce pays en 1910, et s'était alors rendu en Turquie où il devait collaborer à la création de diverses associations panturques. Revenu en Azerbaïdjan en 1913, il fut nommé président du parti Musavat en 1917 et joua, en mai de la même année, un rôle de premier plan au Ier Congrès des Musulmans de Russie. En 1918, après la proclamation de l'Indépendance de l'Azerbaïdjan, il fut élu président du Comité national. A la suite de son arrestation, en 1920, il réussit à s'évader, continuant de jouer jusqu'à sa mort un certain rôle dans l'émigration." (p. 316, note 7)


Georges Mamoulia, Les combats indépendantistes des Caucasiens entre URSS et puissances occidentales : Le cas de la Géorgie (1921-1945), Paris, L'Harmattan, 2009 :

"Parmi les Azerbaïdjanais, le parti démocratique « Moussavat » (« L'Egalité ») était le plus populaire. Créée vers 1912, cette organisation politique clandestine ne fut légalisée qu'en 1917. Son programme avait beaucoup évolué car son objectif initial était d'obtenir pour les musulmans de l'Empire des Romanov les mêmes droits que les Russes, ainsi que d'unir et de libérer tous les peuples musulmans de Russie indépendamment de leur nationalité. Ces sentiments de solidarité musulmane furent renforcés par la première guerre balkanique. Cependant à partir de 1913, quand Memed Emin Rassoul-Zadé devint le leader de cette organisation, l'idéologie du « Moussavat » évolua vers le nationalisme azerbaïdjanais et les idées socialistes. Après la révolution de février 1917, Rassoul-Zadé combattit le panislamisme en préconisant l'autonomie territoriale pour l'Azerbaïdjan. Il s'était rallié à l'idée d'une nation azerbaïdjanaise, même si au début il n'employait pas ce terme. Il voulait créer une République russe fédérée, avec une large autonomie religieuse et territoriale11. Après le coup d'Etat bolchevik, il revendiqua l'indépendance complète pour l'Azerbaïdjan.

Et à l'été 1918, quand les troupes ottomanes occupèrent l'Azerbaïdjan avec l'ambition de créer le Grand Touran, les Jeunes-Turcs trouvèrent l'idéologie moussavatiste incompatible avec celle du panturquisme. Rassoul-Zadé, comme d'autres dirigeants du parti considérés par les Turcs comme très à gauche et indépendantistes, furent même expulsés d'Azerbaïdjan vers la Turquie. A cette époque, en effet, les Turcs se sentaient plus à l'aise avec le parti conservateur panislamiste « Ittihad » (l'« Union »). Créé en septembre 1917, l'« Ittihad », qui fondait son idéologie uniquement sur la Charia et la Oumma, préconisait initialement une orientation prorusse et l'alliance la plus étroite avec tous les peuples musulmans de l'ancien empire des Romanov. Ce parti était fondamentalement hostile à l'idée de nation et par conséquent à tout ce qui ressemblait à de l'« azerbaïdjanisme » et même du « turquisme ». Cependant au printemps 1918, encouragés par l'avance des Turcs dans le Caucase, les ittihadistes changèrent d'orientation, préférant appeler au ralliement des musulmans du Caucase à l'Empire ottoman. (...)


11 Lors du congrès des musulmans de Russie du 1er au 11 mai 1917, M. E. Rassoul-Zadé et A. M. Toptchibachy, les représentants de l'Azerbaïdjan, préconisèrent la création d'une République russe fédérée, dans laquelle les entités où les peuples musulmans étaient majoritaires bénéficieraient d'une large autonomie territoriale tandis que les peuples musulmans dispersés devaient jouir d’une autonomie culturelle. Voir : A. M. Toptchibachy, Les congrès musulmans de Russie, pp. 33-34. Archives personnelles de l'auteur." (p. 12-13)

"Mamed Emine Rassoul-Zadé (1884-1955)
L'un des dirigeants principaux de l'Azerbaïdjan indépendant et chef du parti « Moussavat ». En 1902, fait ses études à l'école technique de Bakou. En 1904, créa l'organisation musulmane social-démocrate « Himmat » (« L'Impulsion ») comme filiale autonome du POSDR (parti ouvrier social-démocrate russe). En 1905-07, il participa à la première révolution russe en collaborant avec les Bolcheviks caucasiens, y compris Staline. Fut sous la surveillance de la police. En 1909, émigra en Iran où il participa à la révolution iranienne. Fut l'un des fondateurs du parti démocratique. En 1911, après l'écrasement de la révolution iranienne, fut obligé de s'installer en Turquie. En 1913, amnistié à l'occasion du tricentenaire de la dynastie des Romanov, rentra en Azerbaïdjan. Devint le chef du nouveau parti « Moussavat ». En 1917, après la révolution du février, participa aux congrès des musulmans caucasiens de Bakou (en avril) et de musulmans de toute la Russie à Moscou (en mai). A la proposition de Rassoul-Zadé, le congrès de Moscou adopta une résolution appelant à la création d'une république fédérée russe. En juin, après le ralliement du « Moussavat » au « parti turc fédéraliste » et la création « du parti turc démocratique Moussavat », fut élu président de ce dernier. En 1918, membre du Seïm transcaucasien, puis, président du Conseil national azerbaïdjanais qui le 28 mai proclama l'indépendance de l'Azerbaïdjan. Après l'invasion de l'Azerbaïdjan par les troupes russes, fut arrêté par la Tcheka et emprisonné. Libéré grâce à l'intervention de Staline, Rassoul-Zadé fut envoyé à Moscou, où il fut employé comme orientaliste au commissariat de nationalités. En 1922, émigra en passant par la Finlande en Turquie. Dans l'émigration vécut en Turquie et en Pologne. En 1926, l'un des fondateurs et des présidents du Comité de l'indépendance du Caucase, l'organisme central caucasien du mouvement prométhéen. En 1922-31 publiait à Istanbul les revues Yeni Kavkasia (Nouveau Caucase), Azeri-Türk (Turc Azerbaïdjanais), Bildirik (L'Unité) et İstiklal (L'Indépendance). En 1927-39 chef du Centre national azerbaïdjanais et de l'organisation azerbaïdjanaise du mouvement prométhéen. A publié aussi plusieurs livres sur le problème du Caucase et de l'Azerbaïdjan." (p. 349-350)


Articles de Memmed Emin Resulzade : La réponse cinglante de Memmed Emin Resulzade à Khondkarian

Memmed Emin Resulzade : "Sous le mot d'ordre de l'Unité du Caucase"

Voir également : Histoire des Arméniens : massacre de la population azérie à Bakou

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

La pensée d'Ahmet Agaïev/Ağaoğlu

dimanche 5 juin 2016

La Turquie et l'Ukraine




Kardach, "La Turquie et l'Ukraine", Prométhée, n° 9, août 1927, p. 2-6 :
Sous le titre « La Turquie et les Républiques du Caucase », la revue Prométhée N° 6, a publié un article dans lequel il était dit que malgré l'existence du traité de Moscou du 16 mars 1921, conclu avec la Russie des Soviets, la Turquie avait cru utile de le compléter par un traité d'amitié, celui de Kars du 13 octobre de la même année, conclu avec les républiques d'Azerbaïdjan, de Géorgie et d'Arménie. De l'examen de ce dernier traité, il a été fait des déductions présentant un intérêt tout particulier pour les dites républiques. Ces déductions, d'autre part, expliquent le point de vue de la Turquie sur la situation politique du Caucase. Disons, tout d'abord, que la Turquie a conclu le traité de Kars avec les républiques du Caucase, en tant qu'Etats indépendants et cela, non pas individuellement, avec l'Azerbaïdjan, l'Arménie, la Géorgie, mais avec l'ensemble de toutes ces républiques soulignant ainsi la nécessité pour elles de se grouper économiquement et politiquement.

Ce point de vue concorde entièrement avec les principes fondamentaux qui, sous forme d'indépendance et de confédération, sont et restent les aspirations et les préoccupations constantes des peuples du Caucase. Ce point de vue, sans aucun doute, fait honneur aux dirigeants de la nouvelle Turquie. Ils ont parfaitement compris la nécessité pour les peuples du Caucase de s'unir, aussi bien dans le domaine économique que politique. C'est bien encore sous cet angle que la Turquie a considéré le traité conclu avec l'Ukraine à Angora, le 2 janvier 1922 (1338 de l'hégire). Ce traité d'Angora conclu entre les gouvernements de la Grande Assemblée Nationale de Turquie et la République socialiste des Soviets de l'Ukraine porte les signatures de M. Youssouf Kemal bey, député de Kastamouni et commissaire aux Affaires étrangères de Turquie, et de Michel Frounzé, membre du Comité central exécutif des Soviets de l'Ukraine, commandant en chef de toutes les forces armées en Ukraine et en Crimée, chevalier de l'Etendard Rouge. L'échange de la ratification du traité eut lieu trois mois après à Kharkov. Le prototype de ce traité aussi bien que celui de Kars a été, le traité de Moscou, du 16 mars 1921. Toute une série d'articles de ce dernier se répètent presque en entier dans le traité d'Angora avec l'Ukraine, renvoyant parfois le lecteur aux deux traités précités : le traité de Moscou et de Kars. Cela permet ainsi d'établir un lien étroit entre ces trois traités. De même que dans ces traités, celui d'Angora commence par proclamer les principes de fraternité des peuples, du droit des peuples à la libre autodisposition ; il parle de leur solidarité dans la lutte contre l'impérialisme. Se basant sur ces principes et considérant que « toutes les difficultés incombant à l'un des contractants affaiblit la situation de l'autre contractant et animées du désir d'établir entre elles des relations cordiales permanentes avec une amitié indissoluble et sincère basée sur des intérêts communs et qui plus est, prenant en considération leur voisinage immédiat sur la mer Noire, les parties contractantes ont décidé de fixer pour toujours et en toute sincérité les rapports les meilleurs et une amitié fidèle au nom de nombreux intérêts communs et de conclure entre elles le présent traité d'amitié et de fraternité. »

En dépit cependant des liens et de la ressemblance qui se retrouvent dans les traités de Moscou, de Kars et d'Angora, il existe toujours une différence sensible, qui distingue avantageusement ce dernier des autres et plus particulièrement du traité de Kars. Cette différence s'aperçoit à travers tout le traité ukraino-turc et se manifeste dans le rôle entièrement autonome sous lequel apparaît l'Ukraine dans ce traité en tant qu'Etat contractant autonome. Ce rôle de l'Ukraine se détache nettement dans l'article 2 du traité d'Angora dans lequel la Turquie déclare reconnaître la république soviétique socialiste d'Ukraine en tant qu'Etat indépendant et souverain. Une semblable reconnaissance n'existe pas dans le traité de Kars et l'article cité est une exception toute particulière réservée au traité du 2 janvier 1922 entre la Turquie et l'Ukraine. Ceci explique l'absence du représentant de la Russie soviétique lors de la conclusion dudit traité, tandis que sa présence lors de la conclusion du traité entre la Turquie et les Républiques caucasiennes étonne étrangement et surprend considérablement. 
D'après le texte de l'article 2 du traité d'Angora, l'Ukraine est reconnue Etat indépendant dans la partie située sur le territoire de l'ancien empire de Russie et dans les limites définies dans les accords conclus entre l'Ukraine et la République alliée de Russie, ainsi qu'avec tous les Etats limitrophes. De son côté, la République d'Ukraine reconnaît que tous les territoires dont il est fait mention dans le pacte national turc du 28 janvier 1920 (1337 Hégire) aux articles 1 et 2 du traité de Moscou et à ses annexes sont soumis à l'autorité de la Turquie.

Au même titre, l'Ukraine s'engage à reconnaître tous les points de l'article 1 de l'accord conclu entre la Turquie et les Républiques du Caucase à la Conférence de Kars (traité de Kars) du 13 octobre 1921. D'après l'article 3, sont annulés tous les traités conclus auparavant avec la Russie tsariste en tant que contraires aux intérêts de la Turquie et de l'Ukraine ; de plus, la Turquie est libérée de toute obligation pécuniaire ou de tout autre caractère imposée aux termes des traités conclus entre elle et le gouvernement du tsar.

En ce qui concerne la question touchant à l'ouverture et à la liberté des Détroits pour le passage des navires marchands de tous pays, l'article 4 prévoit pour l'élaboration définitive d'un statut international de la mer Noire et des Détroits l'organisation d'une Conférence de délégués des Etats riverains à condition que les décisions d'une telle Conférence ne puissent porter atteinte aux droits souverains de la Turquie et de Constantinople en particulier. Les deux parties sont également d'accord en tant qu'Etats riverains de la mer Noire pour qu'aucun régime international sur les fleuves côtiers, affluents de la mer Noire, ne puisse être établi sans la participation effective de l'Ukraine et de la Turquie (art. 5).

Dans le but de faciliter les relations entre les deux pays, les parties contractantes s'engagent d'un commun accord à prendre toutes mesures indispensables pour le maintien, le développement rapide si possible des communications maritimes, fluviales, télégraphiques et autres, de même que pour assurer le libre passage des voyageurs et des marchandises. Dans ce but et avec l'assentiment mutuel, les parties contractantes entreprendront les démarches nécessaires pour établir des arrangements avec les républiques soviétiques de Russie et du Caucase (art. 12).

Une série d'articles envisagent la nécessité de conclure des accords spéciaux, des conventions sur les principes du droit international dans l'intérêt réciproque de la Turquie et de l'Ukraine (accords consulaires, commerciaux, économiques, financiers, mesures sanitaires, etc.). Au citoyens ukrainiens en Turquie et Turcs en Ukraine sont accordés des droits de la nation la plus favorisée (art. 7). L'Ukraine accepte dans son entier l'art. 7 du traité de Moscou et l'art. 3 du traité de Kars qui comportent la suppression du régime des capitulations (art. 9).

Tel est dans ses grandes lignes l'aperçu des droits et obligations qui découlent réciproquement pour la Turquie et pour l'Ukraine du traité d'Angora du 2 janvier 1922, en vertu duquel, la Turquie en traitant avec l'Ukraine considérait bien ce pays qu'elle connaissait, comme séparé de la Russie et comme Etat indépendant, possédant tous les droits, toutes les bases nécessaires pour une existence économique et politique indépendante. La situation avantageuse de l'Ukraine à l'Est de l'Europe avec une issue sur la mer Noire, ses inépuisables ressources économiques, son riche passé et sa quarantaine de millions d'âmes confirmaient davantage la Turquie dans sa juste reconnaissance de l'Ukraine indépendante au point de vue politique, de cette Ukraine avec laquelle, dans le passé la Turquie avait été si liée et qui avec une infatigable énergie poursuivait une longue et pénible lutte pour sa liberté.

La Turquie ne devait pas être sans s'apercevoir que l'Ukraine, sa voisine sur la mer Noire, son fournisseur de blé comme aussi celui des autres pays d'Europe, gémissait sous le joug de la Russie tsariste ; elle n'était pas sans remarquer comment à partir de 1917 l'Ukraine s'était lancée dans le mouvement qui devait lui donner son indépendance, la façon dont elle défendit ses droits à l'existence sur plusieurs fronts à la fois, contre les bolcheviks russes, contre l'armée volontaire russe, etc. La Turquie comprenait que bien que dans le passé elle eut eu des difficultés avec les Cosaques de l'Ukraine, avec la « Sietch » des Zaporogues, elle avait trouvé devant elle de braves guerriers qui au moment de la paix devenaient les meilleurs amis. La Turquie se rappelait la manière dont l'hetman Bogdan Khmelnistski, de par le traité de Péreïaslavl en 1654 avait uni l'Ukraine à la Moscovie d'alors, mais elle n'ignorait pas non plus comment ce même Bogdan Khmelnistski s'en était peu après repenti, comment son successeur Vigovsky avait tourné ses armes contre Moscou remportant la victoire à Konotop. La Turquie se rappelait encore que ce même hetman Vigovsky avait conçu un plan d'union fédérale dirigée contre Moscou et dont aurait fait partie l'Ukraine, la Lithuanie, la Pologne. Mais ces plans ne pouvaient sauver l'Ukraine à l'époque, alors que les tsars de Moscovie qui la considéraient comme butin de guerre la morcelaient pour la désagréger ensuite, treize ans après lorsque par le traité d'Androusov en 1667 avait lieu le partage de l'Ukraine entre la Pologne et la Moscovie. Par ce traité, la partie occidentale de l'Ukraine, à l'exception de Kiev, était annexée à la Pologne et la partie orientale restait à la Russie. Il est vrai qu'en 1686 par un traité entre la Russie et la Turquie, tout le territoire compris entre le Dniepre et le Boug était déclaré res nullins, c'est-à-dire, n'appartenant à personne. Dans l'histoire de l'Ukraine, cette période porte à juste titre le nom d'Epoque de la Ruine.

La cause initiale de tous les malheurs qui affligeaient le peuple ukrainien était à Moscou. Le gouvernement moscovite interprétait grossièrement et non sans malice la décision de la Grande Rada de Pereïaslavl (1654) concernant l'annexion de tout un peuple et de l'Ukraine à l'arbitraire du tsar de Moscovie et à l'insatiable appétit de ses voïevodes et de ses policiers. C'est pourquoi, Bogdan Khmelnitski lui-même et ses successeurs ayant compris les malheurs qui attendaient l'Ukraine s'efforcèrent de chercher un appui contre les tsars de Moscou. Et c'est alors que les hetmans ukrainiens s'adressèrent à plusieurs reprises aux sultans de Turquie. Des relations diplomatiques actives furent même établies entre l'Ukraine et la Turquie, l'Ukraine et la Perse, l'Ukraine et la Suède du temps de Bogdan Khmelnitski. L'un des hetmans, Pierre Dorochenko dont les Ukrainiens aiment à rappeler le nom, conclut une alliance militaire avec la Turquie. Elle eut pour résultat l'appui de la Turquie, ce qui permit à Dorochenko d'étendre son autorité sur toute l'Ukraine. L'hetman Mazeppa, obligé de quitter l'Ukraine après la défaite de Charles XII à Poltava (1709) se réfugia en Turquie où il continua à jouir de tous les droits et prérogatives qui s'attachaient à son titre d'hetman. Mazeppa était très populaire en Ukraine, ses nombreux partisans s'efforcèrent, un moment, d'obtenir l'appui de la Turquie pour le rétablir dans l'hetmanat. Orlik, élu hetman par les amis de Mazeppa s'appuyait aussi sur la Turquie ; celle-ci continua à montrer ses sympathies à son ancienne alliée même après le coup fatal porté à l'Ukraine par l'impératrice russe Catherine II qui supprima l'hetmanat (1764) et après la destruction de la « sietch » zaporogue (1775). Une partie des Cosaques zaporogues émigra en Turquie, en Dobroudja et les autres passèrent au Kouban (Caucase du Nord).

Cette sympathie turque s'est maintenue jusqu'à nos jours. Il suffit de rappeler avec quelle solennité fut accueilli à Constantinople le premier ambassadeur de l'Ukraine indépendante, accrédité auprès du Sultan, à la fin de 1918. Et cependant pour la Turquie, c'était l'époque des jours de deuil national ; les alliés étaient alors dans la capitale de la Turquie, l'empire était à son déclin, le trône des successeurs, de Mahomet le Conquérant était ébranlé jusque dans ses fondements.

Depuis, une nouvelle Turquie nationale a surgi sur cet amas de ruines et d'humiliations. Une Turquie nouvelle est née donnant au monde un exemple remarquable de défense héroïque de ses droits reconquis pour la cause de l'existence du peuple turc, de ce peuple qui a su conserver dans les profondeurs de son âme le trésor miraculeux d'une bravoure exceptionnelle, d'une abnégation sans exemple, de hautes qualités morales et un amour illimité de sa patrie !...

C'est cette Turquie ressuscitée qui a conclu des traités avec les républiques du Caucase et de l'Ukraine si connues d'elle et dont les peuples, après avoir longtemps été sous le joug étranger, surent dans un moment d'exaltation patriotique retrouver leur ancienne liberté. Cependant par une ironie du sort, cette liberté a subi une nouvelle éclipse et a dû non sans regret quitter les steppes et les montagnes de l'Ukraine et du Caucase. Mais est-ce pour toujours ? Non, nous ne le croyons pas ! Les beaux jours reviendront et le soleil de la liberté éclairera de nouveau de ses rayons vivifiants le champ natal des Caucasiens et des Ukrainiens, affermissant ainsi davantage les liens qui unissent ces pays qui luttent en ce moment contre l'ennemi commun et qui plus tard travailleront ensemble pour leur développement pacifique et leur prospérité.

Voir également : L'Ukraine, le Khanat de Crimée et l'Empire ottoman

La déportation des Tatars de Crimée par Staline

L'épopée des volontaires polonais de l'armée ottomane

Les assassinats de Talat Paşa (Talat Pacha) et de Simon Petlioura : la question de leur responsabilité personnelle dans les massacres dont ils ont été accusés

Hamdullah Suphi : "Comment se brisent les idoles"