dimanche 15 mai 2016

La Turquie de Mahmut II et l'Egypte de Mehmet Ali Paşa




Robert Mantran, "Les débuts de la Question d'Orient (1774-1839)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 439-440 :

"Le sultan [Mahmûd II] a été précédé en ce domaine [les réformes] par le gouverneur de l'Egypte Kavalalï Muhammad 'Alî (Mehmed 'Alî). Nommé à ce poste en juillet 1805, quatre ans après la fin de l'expédition française, il doit rétablir l'autorité ottomane mise en cause par les notables locaux (les Mamelouks) soutenus par les Anglais. Il l'emporte finalement sur ses adversaires en mars 1811 et, dans la foulée, triomphe en Arabie des Wahhabites et leur reprend les Villes saintes en 1813 ; les Wahhabites ne seront cependant définitivement vaincus qu'au cours d'une autre campagne, de 1818 à 1820.

En Egypte même, Mehmed 'Alî se concilie les oulémas, qui avaient été victimes des Mamelouks. Constatant la faiblesse et les difficultés du gouvernement d'Istanbul sujet à de multiples péripéties, il décide très vite de faire de l'Egypte à la fois un modèle d'organisation moderne et un bastion pour son propre pouvoir, sans toutefois rejeter la suzeraineté ottomane. Utilisant les compétences d'officiers et de sous-officiers français demeurés en Egypte après 1801, il s'efforce de mettre sur pied une armée remodelée. Mais les soldats ottomans montrant plus que de la réticence à suivre cette conception militaire, Mehmed 'Alî cherche une autre voie : la création d'un corps d'armée du type du nizâm-i djedîd (la nizâmiye), composé de recrues venues du Caucase ou d'Afrique noire, se révèle vite inadaptée, car ce serait recréer l'ancien système mamelouk. S'inspirant alors des modèles français et anglais, il organise une armée « nationale », formée de paysans égyptiens recrutés par conscription et encadrés par des officiers étrangers, entraînés et équipés à l'occidentale (1823). Cette nouvelle armée va s'illustrer en Crète, puis en Grèce sous le commandement du fils de Mehmed 'Alî, Ibrâhîm Pacha, plus tard en Syrie et même en Anatolie.

Mehmed 'Alî s'emploiera également à moderniser l'administration, développer l'exploitation des ressources de l'Egypte, créer de nouvelles cultures et des industries, ouvrir la société égyptienne au monde extérieur, envoyer des étudiants en Europe et créer un système d'éducation très rénové, faciliter la parution d'une presse « nationale ».

Au cours des vingt-cinq premières années de son gouvernorat, Mehmed 'Alî va accomplir beaucoup plus de réformes que le sultan et engager l'Egypte sur la voie de la modernisation. En 1830, il n'a pas encore formulé toutes ses revendications territoriales et politiques : la décennie suivante sera le témoin de ses ambitions, de ses victoires et de ses insuccès ; il réussira néanmoins à faire de l'Egypte une monarchie héréditaire distincte du reste de l'Empire ottoman, mais non totalement séparée.

Mahmûd II suivra son exemple dans différents secteurs. Une sorte de rivalité dans la course à la modernisation va ainsi s'engager entre les deux hommes qui apparaissent comme les plus représentatifs de l'évolution du monde oriental dans le premier tiers du XIXe siècle."

Bernard Lewis, Comment l'Islam a découvert l'Europe, Paris, La Découverte, 1984, p. 293-294 :

"Dans les premières décennies du XIXe siècle, la Turquie et l'Egypte constituaient les deux grands centres de réformes à l'occidentale. Dans ces deux pays, on donna une place prépondérante à la préparation et publication de traductions d'ouvrages occidentaux. En Egypte, notamment, l'Etat commandita un programme de traductions sans équivalent depuis l'époque où les califes 'abbâssides avaient fait traduire en arabe des ouvrages grecs de philosophie et de science. Entre 1822 et 1842, 243 livres, en grande majorité des traductions, furent publiés au Caire. Quoique imprimés en Egypte, pays de langue arabe, plus de la moitié étaient écrits en turc. A l'époque de Muhammad 'Alî Pacha, en effet, le turc était encore la langue de l'élite dirigeante égyptienne, et les ouvrages traitant de questions militaires ou navales, comme ceux de mathématiques pures ou appliquées, étaient presque tous rédigés en turc. Plus de la moitié des étudiants que le pacha envoyait en Europe étaient des Ottomans de langue turque vivant en dehors de l'Egypte. En revanche, les livres traitant de médecine, de science vétérinaire et d'agriculture étaient pour la plupart en arabe, ces spécialités n'appartenant pas au domaine réservé de l'élite dirigeante turcophone. L'histoire, provisoirement classée science utile, était aussi, semble-t-il, l'apanage de l'élite, car les premiers textes historiques imprimés sur les presses de Muhammad 'Alî sont tous écrits en turc. Entre 1829 et 1834, quatre ouvrages de contenu historique furent traduits, le premier sur Catherine de Russie et les trois autres sur Napoléon et son époque. (...)

Ces traductions turques éditées en Egypte étaient naturellement lues en Turquie où certaines furent même réimprimées."

Voir également : Le réformisme du sultan Mahmut II

Les Tanzimat

Sait Halim Paşa et l'esprit de croisade anti-turc

La Turquie ottomane et la Première Guerre mondiale (3) : un point de vue égyptien

L'idéal d'"européanisation" dans la Turquie kémaliste