L'Action française, 11 novembre 1938 :
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LA MORT DE KEMAL ATATURK
Le libérateur de la Turquie s'est éteint hier matin
Stamboul, 10 novembre. — Le président Kemal Ataturk est décédé à 9 h. 5 ; il était à ce moment dans un état de profonde léthargie.
Mustapha Kemal Ataturk était né en 1881, à Salonique, d'une ancienne famille turque de Macédoine. Son grand-père était officier turc et dès son plus jeune âge Mustafa Kemal se destina à la carrière militaire ; il fut admis successivement à l'Ecole des Cadets de Monastir et à l'Ecole d'état-major de Herlyeh.
Tout en poursuivant ses études militaires, il s'intéressait à la politique, il s'inscrivit au comité « Union et Progrès » dont faisaient partie beaucoup de jeunes officiers turcs et qui était l'âme du mouvement « jeune turc ».
Il prit une part active à l'insurrection du 3e corps de Macédoine qui contraignit le sultan Hamid à octroyer, le 24 juillet 1908, une constitution libérale à ses sujets.
Chargé de plusieurs missions secrètes dans les Balkans, il prit part en 1911 à la campagne de Tripolitaine.
Après avoir participé aux guerres balkaniques, il fut nommé attaché militaire à Sofia en 1914, sous les ordres de Fethi bey qui resta toujours son ami. C'est là qu'il fut appelé par Enver pacha pour participer à la défense des Dardanelles où il se fit remarquer à la tête de la 19e division.
Son premier contact avec l'Europe date de 1917 ; le prince Yusuf, héritier présomptif, l'attacha à sa suite pour le voyage qu'il effectua en Allemagne, Mustapha Kemal avait alors 34 ans.
Après la signature de l'armistice de Moudros, en novembre 1918, qui mit fin à la guerre, Mustapha Kemal se consacre avec l'appui des troupes qu'il commandait en Asie Mineure, à l'établissement d'un nouvel ordre politique qui devait servir de base à la création de la nouvelle Turquie. Il convoqua successivement les congrès de Erzerum, de Sivas et enfin, après avoir rompu avec le sultan, fut élu président de l'Assemblée nationale, qui supprima le sultanat en 1920.
Il signa avec les Russes, en 1920, un traité qui rendit à la Turquie les provinces perdues depuis 1877 et avec M. Franklin-Bouillon l'accord d'Ankara qui lui restituait la Cilicie. C'est, à la suite de sa campagne contre les Grecs, sur lesquels il remporta les victoires de Sakarya et de Dumlu-Punar, qu'il fut surnommé par son peuple le « gazi », c'est-à-dire « le victorieux ».
En 1923, fut proclamé par l'Assemblée nationale la République turque dont il fut président à partir de 1927.
La guerre étant terminée, et les frontières de la nouvelle Turquie étant reconnues, Mustapha Kemal consacra son activité à la transformation de la Turquie en un Etat de type européen.
Les funérailles nationales de Kemal Ataturk auront lieu à Angora, le 20 novembre.
Le Parlement se réunira demain à 11 heures pour élire le nouveau président de la République.
(Lire la suite en 2e page)
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LA MORT du Ghazi
La grande guerre et l'après-guerre ont permis à une catégorie d'hommes de réaliser, selon le mot de M. de Monzie, des destins hors série.
Mustapha Kemal était de ceux-là. En dépit du courage très certain du soldat ottoman, la Turquie en 1919 était bel et bien écrasée. Un jeune général ne l'accepta pas ainsi. Le 19 mars 1919, il prenait le commandement des troupes. Le peuple le suivit. On peut voir à Ankara, un monument curieux. Il représente des femmes turques faisant la chaîne afin de ravitailler les batteries d'artillerie en obus.
Rien ne symbolise mieux peut-être la transformation opérée par Mustapha Kemal dans le vieux pays des Osmanlis. Le Ghazi, « le victorieux », avait réussi à galvaniser toute la nation, hommes et femmes, pour la libération du sol turc. La révolution ne date pas de l'après-guerre, mais de la guerre.
Mustapha Kemal, après avoir imposé sa loi aux Grecs sur les champs de bataille, fit preuve de la même énergie à l'intérieur.
En un tournemain, il dicte ses quatre volontés au peuple turc. Il le dépouille de son fez ancestral ; il oblige les femmes à sortir dévoilées dans les rues ; il supprime le califat ; il impose le code civil suisse, le code pénal italien, le code commercial autrichien ; il abolit l'alphabet turc, institue l'état civil, donne à chacun des noms de famille.
Quelques années auront suffi à cet homme extraordinaire pour faire table rase d'un passé millénaire.
Mustapha Kemal se permet tout et tous les Turcs l'applaudissent.
Pour marquer à quel point il entendait trancher entre les temps des Osmanlis et le sien, le Ghazi, après sa victoire sur les Grecs, décida d'établir sa capitale en Anatolie, à Angora. On dit maintenant Ankara.
Les occupants des ambassades et légations installées depuis des temps immémoriaux sur le romantique Bosphore firent grise mine. Il leur fallut bien en passer par où voulait cet homme intransigeant. Finies les délicieuses promenades aux Eaux douces d'Europe et d'Asie en Caïques ou à « mouches » à moteur !
Les Soviets les premiers construisirent une énorme forteresse baptisée ambassade à Ankara. Les autres pays furent obligés de suivre l'exemple.
Une capitale est née sur ce plateau désertique d'Anatolie, uniquement par la volonté d'un homme désireux de rompre brusquement et totalement avec le passé.
On aurait pu craindre de la part des Turcs de Constantinople — on dit obligatoirement, depuis l'avènement de Kemal, Istambul — à une certaine résistance. Il ne s'en est produit aucune.
Nous nous trouvions sur les rives du Bosphore quand, pour la première fois, Kemal pacha daigna se rendre officiellement dans la vieille et délicieuse capitale. Les environs de Sainte-Sophie étaient peuplés de gens dont le couvre-chef rutilant et traditionnel était remplacé par une casquette vulgaire et sombre.
Il fallait aller très loin sur les remparts pour rencontrer encore un vieil et charmant turc égrenant son chapelet tout en marchant.
Un coup de baguette brutal avait suffi pour détruire un édifice plusieurs fois millénaire et sans doute branlant, mais dont les fondations semblaient plonger très profondément dans le sol.
Le grand secret de Kemal n'aura-t-il pas été de comprendre que derrière la dentelle romantique de l'empire ottoman, il n'y avait plus rien, sinon des hommes prêts à défendre le sol national.
L'audace sans limites de Mustapha Kemal a grandement servi sa patrie et lui.
Sa personnalité dominait toute la vie politique, spirituelle et économique de la Turquie.
Kemal Ataturk, le « père de la patrie », disparaît au moment où l'Occident, plus que jamais, a les regards tournés vers les Dardanelles. Sa succession sera lourde à porter.
J. LE BOUCHER."
L'Action française, 12 novembre 1938 :
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Kemal Ataturk
Il y a des enseignements à tirer de la vie du dictateur.
Pierre Dominique, alias docteur Lucchini, ex-président fondateur de la section d'Action française de Sartène, en dégage quelques-uns dans la
République :
Il se peut que dans le cours de ces dix-neuf ans quelques vieux Turcs aient été pendus et aussi quelques conspirateurs, et puis de ces gens qui ne comprennent pas qu'une révolution est tout autre chose qu'une bergerie. Il se peut aussi que des âmes sensibles inscrivent tout cela au compte débiteur de Kemal Ataturk. On nous permettra de dire, en évoquant au passage les mémoires de quelques grands Français, Louis XI par exemple ou Richelieu qui furent durs, très durs, que c'est vraiment voir les choses par le petit côté. Oui ou non, Kemal Ataturk a-t-il sauvé l'Etat ? Tous les Turcs dignes de ce nom répondent oui. Cela suffit.
Voici une anecdote qui montre l'homme :
Kemal Ataturk, avant que d'être un grand politique et un grand réformateur, était un héros. Quand, en 1919, il avait vu sa patrie trahie par d'obscurs politiciens, il s'était révolté : geste héroïque. Le matin de la bataille de Sakaria, qui fut décisive, son cheval le désarçonna et, dans sa chute, Kemal Ataturk se cassa une côte ; l'homme ne broncha pas, reprit ses cartes, gagna la bataille et ne se fit soigner qu'après : geste héroïque encore une fois. Nous entrons dans une vie difficile ; c'est l'instant de fixer les regards des jeunes hommes, en France, comme ailleurs, sur le type du héros.
Comme héros français, la
République a l'habitude de proposer à l'admiration de la jeunesse Caillaux et Daladier. C'est peu.
Dans
l'
Intransigeant, Gallus se demande avec raison quels événements la mort d'Ataturk va produire :
Le dictateur de la Turquie vient de mourir et il sera passionnant d'observer ce qui va se passer dans son pays. Ces hommes qui semblent attacher à leur propre vie toute la vie d'une nation ne peuvent disparaître sans qu'un vaste ébranlement ne soit à redouter. Tous s'entretiennent dans l'illusion qu'ils bâtissent pour l'éternité. Mais après Alexandre, quoi ? Après César, quoi ? Après Cromwell, après Napoléon, quoi ?
L'argument est valable.
C'est la précarité de la dictature qui contribue à faire de nous des monarchistes, car le roi, lui, ne meurt pas !
Gallus ne le dit pas, on s'en doute, et se lance dans une extravagante et confuse apologie de la démocratie :
On ne croit pas que les démocraties soient plus fragiles que les dictatures. Car les changements sont moins sensibles que dans les régimes autoritaires, et les renouvellements n'y prennent pas l'aspect d'une catastrophe. Aussi leur durée est-elle moins incertaine.
C'est-à-dire qu'on vit dans l'anarchie. La France a changé trois fois de politique à l'égard de l'Italie depuis quatre ans.
En fait d'incertitude, il est difficile d'imaginer pis."
Voir également :
Un génie de ce temps : Kemal Atatürk
Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?
L'autoritarisme kémaliste
Jacques Bainville