samedi 31 décembre 2016

Sun Yat-sen et la Turquie indépendante




Sun Yat-sen (père fondateur de la République de Chine), discours à Kobe (Japon), 28 novembre 1924 :

"A l'heure actuelle, l'Asie ne possède que deux pays indépendants, le Japon à l'Est et la Turquie à l'Ouest. En d'autres termes, le Japon et la Turquie représentent les barricades orientale et occidentale de l'Asie. (...) La Chine possède aussi des armements considérables actuellement, et quand son unification sera accomplie, elle deviendra aussi une grande puissance. Nous préconisons le panasiatisme pour restaurer le statut de l'Asie. Ce n'est que par l'unification de tous les peuples asiatiques, sur la base de la bienveillance et de la vertu, que ceux-ci peuvent devenir forts et puissants.

Mais compter sur la seule bienveillance pour convaincre les Européens en Asie d'abandonner les privilèges qu'ils ont acquis en Chine serait un rêve chimérique. Si nous voulons retrouver nos droits, nous devons recourir à la force. En matière d'armements, le Japon a déjà atteint ses objectifs, alors que la Turquie s'est aussi récemment armée de manière complète.

(...) un certain nombre d'érudits européens et américains ont commencé à étudier la civilisation orientale et ils se rendent compte que si l'Orient est matériellement loin derrière l'Occident ; l'Orient est moralement supérieur à l'Occident. (...)

Si nous voulons réaliser le panasiatisme dans ce monde nouveau, quel doit être son fondement sinon nos anciennes civilisation et culture ? La bienveillance et la vertu doivent être les fondements du panasiatisme. Avec cela comme base solide, nous devons ensuite prendre les sciences de l'Europe pour notre développement industriel et l'amélioration de nos armements, non pas comme les Européens l'ont fait pour opprimer et détruire d'autres pays mais pour nous défendre. (...)

Comparons les populations de l'Europe et de l'Asie : la Chine a une population de 400 millions, l'Inde de 350 millions, le Japon de 60 millions, et, au total, l'Asie ne compte pas moins de 900 millions d'habitants. La population de l'Europe est de l'ordre de 400 millions. Il est intolérable que 400 millions puissent opprimer 900 millions et, dans le long terme, cette injustice sera vaincue. (...)

En un mot, le panasiatisme représente la cause des peuples asiatiques opprimés."

Voir également : La sous-estimation méprisante des Turcs

La lutte d'indépendance impulsée par Mustafa Kemal : une résistance à l'occupation de l'Entente et aux irrédentismes gréco-arméniens

La légitimité d'Atatürk, selon le chrétien libanais Amin Maalouf

Le kémalisme, la bonne révolution

Les 16 étoiles du fanion présidentiel de la République de Turquie

L'exaltation de la culture populaire turque d'Anatolie par le régime kémaliste

Le nationalisme turc, voie médiane entre occidentalisme et orientalisme

vendredi 23 décembre 2016

René Grousset




René Grousset, Histoire de l'Asie, tome I : "L'Orient", Paris, G. Crès et Cie, 1922, p. 286-290 :

"Ce peuple turc, malgré tous ses défauts et tous ses vices, est vraiment une des races impériales du vieux monde. Que de fois, les hordes congénères du Gobi ou de l'Amour ont cueilli l'héritage des Fils du Ciel, dans les villes impériales de là-bas, au Honan ou au Petchili ! Vingt fois en Perse, à Ispahan, à Tauris, à Téhéran, des bandes mongoles ou turcomanes se sont installées sur le siège du Roi des Rois. A Delhi, d'autres Turcs et d'autres Mongols ont possédé l'Empire des Indes et ses trésors. Et si, pendant huit siècles, les héritiers de Mahomet et ceux d'Héraclius se sont livré un combat sans merci, si entre chrétiens et musulmans, de la bataille du Yarmouk à 1453, le duel n'a pas cessé avec ses invasions arabes, ses reconquêtes byzantines et ses croisades, c'était en fin de compte pour qu'un modeste cavalier turcoman, venu à petites étapes des frontières chinoises, héritât à la fois de la succession d'Héraclius, et de celle de Mahomet !

En tant que Kaisar-i-Roum, l'Osmanli est le protecteur de l'orthodoxie grecque. Partout où s'étend l'Hellénisme du Phanar, s'étend la sollicitude du maître. Bon gré, malgré, puisqu'il tient la place, de l'Isapostole, le sultan s'occupe de questions monastiques, dogmatiques et théologiques. Il installe les patriarches, départage les moines de l'Athos. D'ailleurs l'Empire Ottoman adopte en bloc les institutions politiques et administratives de l'Empire Byzantin, son luxe, sa cour, ses vices. Puis, dans les Balkans, le Turc ne veut connaître qu'une race — la race impériale à laquelle il succède, la race grecque. Tout ce qui, par la conversion à l'Islam, ne se réclame pas de la race impériale d'aujourd'hui, est abandonné à la race impériale de la veille. Par le Phanar l'Empire Byzantin subsiste sous l'Empire Turc qui lui a été superposé. Il y a dans le Grand Seigneur autant de personnages disparates et pittoresques que dans le Charles-Quint des drames romantiques. (...)

Cependant l'Empire turc souffrait des contradictions de son double caractère byzantin et mongol. L'étiquette byzantine qui enserrait le « Porphyrogénète osmanli » fit de lui une idole hiératique, isolée au fond du sérail — parmi les femmes, les mignons et les eunuques : Depuis le jour où Roxelane la Rieuse séduisit Soliman, ce fut le gynécée qui gouverna. Le règne de Mourad III fut dominé par la rivalité de la Dame de Lumière et de la belle Safîyé — qui était une patricienne de Venise, de la noble famille, des Baffo. De Moustafa Ier à Mourad IV, le pouvoir appartint à une Grecque, Rêve Lunaire ; sous Mohammed IV, Moustafa II et Ahmed III à la princesse russe Tarkhane. On revit le gouvernement des Zoé et des Théodora du XIe siècle. L'étiquette minutieuse et la pompe lourde du Palais Sacré, tout ce que le byzantinisme avait de trop capiteux et d'amollissant, eurent vite engourdi ces nobles soudards. Au bout de deux siècles, le Padischah avait le genre de vie et la mentalité d'un basileus de la décadence. Le vrai « byzantin », au mauvais sens du mot, ce n'est pas l'empereur grec du Xe ou du XIIe siècle toujours à cheval, ni celui du XVe siècle toujours sur la brèche, c'est le sultan osmanli de l'ancien régime.

Et, comme le padischah, le peuple s'amollit. Ce peuple turc, indolent de corps, paresseux d'esprit, et, dès que la furie du massacre est passée, taciturne et débonnaire, s'éprit passionnément du pays admirable où le destin l'avait conduit. Il aima le paysage unique de Stamboul, le golfe lumineux de la Corne d'Or, les coupoles des cathédrales byzantines devenues autant de mosquées, les Eaux Douces d'Europe, les Eaux Douces d'Asie et les bosquets d'Eyoub sous lesquels, après tant de tumulte et de gloire, les premiers Ottomans poursuivent depuis quatre siècles leur rêve silencieux. Lui, le fils des pâtres nomades qui avaient erré pendant des millénaires des sables du Gobi aux steppes de l'Aral, de quel amour profond il s'unit à ce ciel et à ces paysages qui rivalisent avec le ciel napolitain et avec les paysages de Venise, à la Mer de Marmara bordée de villas et de kiosques où s'entend, près des terrasses grillées, le rire d'invisibles captives ; au Bosphore plein de caïques et de felouques qui laissent traîner après eux le parfum des sérails interdits...

Cette terre d'Europe, qu'avaient jadis fréquentée les jeunes dieux grecs, les Ottomans l'enrichirent de nouveaux thèmes de beauté. Ils y apportèrent de nouvelles façons de rêver et de sentir, et c'est pour cela, à cause du charme de Stamboul qu'il faut leur pardonner la prise de Constantinople. « La Grèce du soleil et des paysages », l'Ottoman la vit à travers ses rêveries d'oriental et il lui prêta une mélancolie, nouvelle parce qu'il portait en lui la nostalgie des steppes tristes et des horizons illimités. Des palais de Byzance, il entendit toujours, par delà le ruisseau du Bosphore, du côté de Scutari et de la verte Brousse.

Le rossignol gémir sur les cyprès d'Asie.

De l'Asie prochaine, s'il garda les sursauts farouches et les sauvages réveils, il conserva aussi le sens du mystère, le songe intérieur, la simplicité de vie et une hautaine dignité dans l'infortune. Parmi des races traîtresses, vulgaires et mercantiles, au centre même du cosmopolitisme levantin, l'Ottoman resta dans sa vie privée débonnaire et grave, résigné aux décisions d'Allah, sûr de commerce, loyal envers ses amis.

Enfin, si les Turcs étaient un peuple neuf, ce n'étaient pas des barbares. Durant leur séjour aux confins de la Perse, ils avaient subi très profondément l'influence iranienne. Le classicisme persan fut pour eux ce que fut l'hellénisme pour nos races du Nord. Ils peuplèrent le paysage méditerranéen de toutes les images tendres et merveilleuses évoquées par les poètes persans. Les vers de Hâfiz et de Sâdi chantèrent pour eux dans les jardins de Stamboul comme dans les roseraies d'Ispahan et de Ghirâz. La fine, délicate et rare culture persane s'acclimata sur les bords du Bosphore, avec ses mosquées de marbre revêtues de mosaïque de faïence, avec l'éblouissement de ses arabesques, l'élégance de ses kiosques et la douceur de ses jardins secrets. Nous avons dit tout le regret qu'on peut avoir qu'une nouvelle France n'ait pas subsisté au pays de la Croisade et que l'Hellénisme lui-même ait succombé sous ses dix siècles d'histoire. Mais peut-être n'était-il pas indifférent que, comme l'Iran jadis s'était ouvert à la civilisation hellénistique, la Grèce connut à son tour la culture persane et qu'il y eût en pleine Europe un coin de terre qui, bercé par le grand rêve oriental, échappât au tumulte de notre civilisation et presque à la fuite des siècles."


René Grousset, Le Réveil de l'Asie. L'impérialisme britannique et la révolte des peuples, Paris, Plon, 1924, p. 1-3 :

"On pourrait, sans excessif paradoxe, soutenir que jusqu'en 1908 il n'y avait pas d'empire turc. Il y avait l'Empire ottoman, sorte d'Autriche-Hongrie musulmane, Etat international superposé à vingt races ennemies. Sans doute, dans cet empire disparate la dynastie était turque, mais l'armée était en partie albanaise, le clergé en partie arabe, le commerce grec, arménien et juif, la diplomatie arménienne et grecque, l'instruction, dans les classes cultivées, persane et française. Le peuple turc n'avait jamais eu l'idée d'assimiler les éléments allogènes. Il les gouvernait plus ou moins bien, mais en respectant leur langue, leur religion, leurs coutumes, leur organisation sociale. Arméniens et Kurdes, Druses et Maronites perpétuaient ainsi leur existence nationale sous l'autorité à la fois tyrannique et débonnaire de la Porte.

Dans cet empire cosmopolite, le peuple turc avait sa terre à lui : l'Asie Mineure. Si l'Asie Mineure renfermait des Grecs sur la côte d'Ionie et des minorités arméniennes en Cilicie et en Cappadoce, le gros de la population restait incontestablement turc ou turcoman. Depuis le onzième siècle, les Turcs Seldjoûcides s'étaient établis sur les plateaux de l'Anatolie orientale et centrale. Depuis le quatorzième siècle, les Ottomans avaient enlevé à l'hellénisme la Bithynie et les vallées égéennes. La péninsule d'Asie Mineure était devenue un nouveau Turkestan, une terre aussi foncièrement touranienne que la Kachgarie ou la Transoxiane. La vigoureuse population turque qui y avait pris racine représentait un des types de race paysanne les plus solides du globe. C'était là, parmi les agriculteurs des vallées et les pâtres des plateaux, que l'Empire ottoman puisait sa force.

Ce patrimoine turc ne constituait nullement, comme le veulent certains auteurs, une « réserve de barbarie ». Quand les Turcs s'établirent en Asie Mineure, il y avait longtemps qu'ils s'étaient assimilé, avec la religion du Prophète, la culture la plus raffinée de l'Islam : la culture persane. La conquête seldjoûcide du onzième siècle équivalut, à bien des égards, à l'iranisation de l'Anatolie. Ce que la civilisation persane avait produit de plus exquis dans tous les domaines, la poésie de Saâdi et de Hâfiz, la mystique des Çoûfis, l'art de Chiraz et d'Ispahan, reçut droit de cité en Phrygie et en Cappadoce. Le plus grand poète çoufi du moyen âge, Djélal ed-Dîn Roûmi (1207-1273), quitta le Khorassan pour venir fonder un ordre mystique à Konieh. Les sultans Osmanlis continuèrent l'œuvre de la dynastie précédente, en l'étendant à leur chère Bithynie : les mosquées de Brousse témoignent assez de la splendeur de leur mécénat."


Voir également : Les traits du caractère turc

Le peuplement turc de l'Iran et de l'Anatolie

Les Turcs et l'art : créateurs, mécènes et collectionneurs

L'irrésistible influence turque au sein de la société islamique médiévale

L'Anatolie seldjoukide

La tolérance des Seldjoukides

L'ascension des Ottomans

La dynastie ottomane et les racines turciques

Quelques aspects polémiques de l'Empire ottoman

Le XVIe siècle, l'"âge d'or" de la civilisation ottomane

Le Turc ottoman, un être hautement civilisé

Générosité, calme et sobriété du Turc ottoman

La pluralité de l'Islam turc

vendredi 11 novembre 2016

Les nations britannique et américaine, vues de Turquie




Ziya Gökalp, cité par Şevket Beysanoğlu dans Ziya Gökalp'in ilk Yazı Hayatı, 1894–1908, Istanbul, Şehir Matbassı, 1956 :

"Les terres ottomanes seront l'Amérique libre et progressiste de l'Orient."

Ziya Gökalp, Türkçülüğün Esasları, Istanbul, Varlık Yayınları, 1968 :

"J'avouerai, toutefois, que, contrairement à sa morale civique dégénérée, nous avons trouvé que la moralité patriotique de la nation anglaise était d'un caractère très élevé. Alors qu'il y avait eu des centaines et même des milliers de traîtres à la patrie en Turquie, il n'y en eut pas un seul dans toute l'Angleterre. Alors, à quoi servait l'état supérieur de notre morale civique ? J'aurais préféré que nous eussions eu une haute morale patriotique !

Le caractère élevé de la morale patriotique est le fondement de la solidarité nationale, parce que la patrie ne signifie pas seulement le sol sur lequel nous vivons. La patrie est ce que nous appelons la culture nationale, dont la terre sur laquelle nous vivons n'est que le récipient. C'est pour cela qu'elle est sacrée. La morale patriotique est une morale composée d'idéaux et de devoirs nationaux. Par conséquent, pour renforcer la solidarité nationale, il faut d'abord élever la morale patriotique." (p. 80)

"L'idéal économique des Turcs est de doter leur pays d'une grande industrie. D'aucuns prétendent que notre pays est un pays agricole et qu'en conséquence nous ne devrions pas nous occuper de la grande industrie, mais ce n'est pas vrai. (...) John Ray en Amérique et Friedrich List en Allemagne ont démontré que l'école établie par les Manchestériens en Angleterre n'était pas une science universelle et internationale, mais simplement un système d'économie nationale propre à l'Angleterre. (...) L'admission du principe de la porte ouverte par les pays qui n'ont pas encore d'industrie signifierait leur esclavage économique au profit de pays industrialisés comme l'Angleterre. Ces deux économistes ont doté leur pays respectif d'un système d'économie nationale et ont oeuvré pour que leur pays puisse acquérir une grande industrie. Leurs efforts ont été couronnés de succès. Aujourd'hui, l'Amérique et l'Allemagne ont développé une grande industrie comparable à celle de l'Angleterre et elles suivent la politique anglaise de la porte ouverte. Elle savent pertinemment, néanmoins, que leur capacité à réaliser leur développement actuel est due à l'application d'une politique protectionniste durant de nombreuses années.

La tâche des économistes turcs est, dans un premier temps, d'étudier la réalité économique de la Turquie, puis, dans un second temps, de mettre en forme un programme scientifique et fondamental pour notre économie nationale, sur la base d'études objectives. Une fois ce programme mis en forme, chaque individu devra travailler dans ce cadre pour créer une grande industrie dans notre pays. Le ministère de l'Economie devra exercer une surveillance générale quant aux efforts individuels." (p. 163-164)


Tekin Alp, Le Kemalisme, Paris, Félix Alcan, 1937 :

"Un nationalisme anglais dans le sens mystique n'existe que dans certains cas d'exaltations impérialistes.

Certes, les habitants des Iles britanniques sont d'ardents patriotes, et pour la plupart, ce sont même des impérialistes, mais on ne peut pas les qualifier de nationalistes dans le sens tout à fait mystique que ce terme comporte. L'attachement de l'Anglais au sol et à la Nation britanniques n'a rien de commun avec les sentiments analogues tels qu'ils se manifestent chez les autres Nations par des idéologies complexes. Le gentleman du Royaume-Uni est attaché à sa tour d'ivoire autour de laquelle les flots de l'océan montent la garde parce qu'il s'y sent privilégié. Il tient à son home comme on tient à son individualité dont on est naturellement fier. Il n'a pas besoin d'invoquer des forces et des facteurs mystiques pour s'y accrocher. Son insularité, son caractère propre prononcé à l'excès, sa maîtrise d'un immense empire, sa situation privilégiée dans la finance et l'économie mondiales, lui ont créé une conscience nationale nettement réaliste et positiviste. Le particularisme gallois, écossais au anglais, ne porte aucun ombrage à l'unité de la Nation britannique. L'origine irlandaise, juive ou autre, n'a aucune importance pour les citoyens du Royaume-Uni.

Ainsi qu'il a été relevé fort judicieusement par M. Ormsby Gore, délégué britannique à la S. D. N., dans la séance du 4 octobre 1935, en réponse à l'exaltation du principe raciste du délégué allemand :

« Le principe des nationalités, une différence de race et d'origine n'a jamais existé en Angleterre. »

Donnant libre cours à son humour britannique, il a ajouté :

« Considérez l'empire britannique : des peuples de toutes races, de toutes couleurs et de toutes croyances. Même dans notre petite île de Grande-Bretagne, nous avons une population qui est un mélange de races très diverses. Depuis les temps néolithiques, il s'est produit en Angleterre une infiltration de races et de souches diverses de toutes les parties du monde. A l'intérieur de notre propre unité de Grande-Bretagne, nous avons trois groupes qui ont conscience de constituer des nationalités : les Anglais, les Ecossais et les Gallois. Chacun de ces groupes se subdivise en de nombreuses races : le Gallois aux cheveux foncés, le Gallois aux cheveux roux, l'Ecossais, etc. »

Il ne faut pas perdre de vue que si le nationalisme anglais avait un caractère spécifique à telle ou telle race, à telle ou telle origine, si, à l'instar de tous les autres nationalismes, il était alimenté par des idéologies complexes et obscures, l'empire britannique, avec ses dominions et son commonwealth, aurait vécu depuis longtemps. L'Australien, le Canadien, séparé de la Métropole par des milliers de milles, qui n'a avec elle aucun lien spécial d'ordre social ou économique, n'est pas hanté par un sentiment d'indépendance, comme c'est le cas chez les autres minorités nationales dans les autres pays. Au contraire, il se sent attiré vers la Métropole par un sentiment de fierté et de sécurité à toute épreuve. Il n'a pas à subir la domination ou la suprématie d'un autre peuple, mais à partager les privilèges d'une Nation maîtresse dont il fait partie intégrante.

Il y a parmi les habitants de l'Empire britannique, des mouvements nationalistes, comme en Egypte et aux Indes, mais il s'agit de peuples ayant une culture et une civilisation tout à fait à eux et qui, par ce fait, sont traités par la Métropole comme inférieurs. La réaction nationaliste chez eux est naturelle. Mais, le jour où ces peuples seront en mesure de s'asseoir autour de la table ronde au même titre que les délégués de la métropole, du Canada ou de l'Australie, ces nationalismes n'auront plus leur raison d'être. Ce jour arrivera-t-il jamais ? C'est le secret de l'avenir." (p. 238-240)

" « Heureux le peuple qui n'a pas d'histoire », dit la sagesse des Nations. On applique souvent cette maxime au peuple américain. On affirme même que ce n'est pas une Nation proprement dite, mais une mosaïque formée d'individus venus des quatre coins du monde, et appartenant à mille et une races et nationalités différentes et on tâche d'en déduire que le peuple américain n'a pas un génie, un caractère ou une culture spécifique qu'on pourrait qualifier de nationale.

Avant tout, empressons-nous de relever qu'il est faux de croire que l'Amérique n'a pas d'histoire et qu'elle n'a pas les caractéristiques d'une Nation. Il n'y a aucune exagération à affirmer que l'individualité propre de la Nation américaine du Yankee, formée par des éléments ethniques hétérogènes, est plus accentuée que chez les autres peuples. (...)

Le type de l'homme américain est un produit synthétique, composé de types d'hommes différents dont tous les peuples du monde renferment des milliers d'exemplaires.

Mais ce serait dévier de notre sujet que de nous attarder à développer ce point. Relevons simplement qu'il existe chez les Américains un nationalisme mystique comparable à celui de certaines Nations européennes. On a vu la vanité des Américains aller jusqu'au paroxysme, au point qu'on l'appelle, par dérision, la Nation du record. Ils se flattent d'avoir tout le superlatif du monde. Record dans le confort, record dans les gratte-ciel, record dans la beauté des femmes, record dans la richesse, dans la production, dans la circulation des automobiles. Même dans les choses et les circonstances les plus banales, « le plus » et « le mieux » doit appartenir aux Américains." (p. 240-242)

Tekin Alp, entretien : "Un peu d'histoire inedite : M. Tekin Alp nous parle du Sionisme et du Judaïsme turc", L'Etoile du Levant (Istanbul), 1/5, 20 août 1948 :

"L'amour de la nation et de la patrie, à mon avis, n'implique aucune exclusivité. Un bon citoyen, dans tous les pays, peut nourrir des sentiments et des sympathies particuliers de caractère régional, traditionnel, racial, confessionnel, etc. Autrement, il faudrait admettre qu'il n'y a pas de bons citoyens en Amérique puisque presque tous les citoyens américains ont des sentiments particularistes. Les uns ont des sympathies pour le Germanisme, les autres originaires d'Italie, d'Irlande, etc., nourrissent des sympathies à l'égard de leur patrie d'origine, sans parler des millions des Juifs qui sont restés attachés à leurs traditions. Ils ne voient aucun inconvénient à organiser des manifestations et même à intervenir politiquement en faveur de ce mouvement. En Grande-Bretagne qui est un Royaume-Uni, les sentiments particularistes écossais et gallois se manifestent très souvent dans la vie politique. En France, les bons Français se divisent en Provençals, Bretons et tant d'autres nationalités qui ont chacune leurs propres idiomes, leurs us et coutumes, leurs folklores et autres particularismes de ce genre. Dans notre pays aussi on remarque des particularismes régionaux très prononcés. Les originaires de la Mer Noire, c'est-à-dire les compatriotes du Premier Ministre Hasan Saka, ceux des régions de la Mer Egée, les natifs de Rumeli, ceux des Vilâyets Orientaux, ne cachent pas leurs sentiments de solidarité envers leurs compatriotes."

jeudi 10 novembre 2016

La mort du Ghazi (1938)




L'Action française, 11 novembre 1938 :

"LA MORT DE KEMAL ATATURK

Le libérateur de la Turquie s'est éteint hier matin


Stamboul, 10 novembre. — Le président Kemal Ataturk est décédé à 9 h. 5 ; il était à ce moment dans un état de profonde léthargie.

Mustapha Kemal Ataturk était né en 1881, à Salonique, d'une ancienne famille turque de Macédoine. Son grand-père était officier turc et dès son plus jeune âge Mustafa Kemal se destina à la carrière militaire ; il fut admis successivement à l'Ecole des Cadets de Monastir et à l'Ecole d'état-major de Herlyeh.

Tout en poursuivant ses études militaires, il s'intéressait à la politique, il s'inscrivit au comité « Union et Progrès » dont faisaient partie beaucoup de jeunes officiers turcs et qui était l'âme du mouvement « jeune turc ».

Il prit une part active à l'insurrection du 3e corps de Macédoine qui contraignit le sultan Hamid à octroyer, le 24 juillet 1908, une constitution libérale à ses sujets.

Chargé de plusieurs missions secrètes dans les Balkans, il prit part en 1911 à la campagne de Tripolitaine.

Après avoir participé aux guerres balkaniques, il fut nommé attaché militaire à Sofia en 1914, sous les ordres de Fethi bey qui resta toujours son ami. C'est là qu'il fut appelé par Enver pacha pour participer à la défense des Dardanelles où il se fit remarquer à la tête de la 19e division.

Son premier contact avec l'Europe date de 1917 ; le prince Yusuf, héritier présomptif, l'attacha à sa suite pour le voyage qu'il effectua en Allemagne, Mustapha Kemal avait alors 34 ans.

Après la signature de l'armistice de Moudros, en novembre 1918, qui mit fin à la guerre, Mustapha Kemal se consacre avec l'appui des troupes qu'il commandait en Asie Mineure, à l'établissement d'un nouvel ordre politique qui devait servir de base à la création de la nouvelle Turquie. Il convoqua successivement les congrès de Erzerum, de Sivas et enfin, après avoir rompu avec le sultan, fut élu président de l'Assemblée nationale, qui supprima le sultanat en 1920.

Il signa avec les Russes, en 1920, un traité qui rendit à la Turquie les provinces perdues depuis 1877 et avec M. Franklin-Bouillon l'accord d'Ankara qui lui restituait la Cilicie. C'est, à la suite de sa campagne contre les Grecs, sur lesquels il remporta les victoires de Sakarya et de Dumlu-Punar, qu'il fut surnommé par son peuple le « gazi », c'est-à-dire « le victorieux ».

En 1923, fut proclamé par l'Assemblée nationale la République turque dont il fut président à partir de 1927.

La guerre étant terminée, et les frontières de la nouvelle Turquie étant reconnues, Mustapha Kemal consacra son activité à la transformation de la Turquie en un Etat de type européen.

Les funérailles nationales de Kemal Ataturk auront lieu à Angora, le 20 novembre.

Le Parlement se réunira demain à 11 heures pour élire le nouveau président de la République.

(Lire la suite en 2e page)

(...)

LA MORT du Ghazi

La grande guerre et l'après-guerre ont permis à une catégorie d'hommes de réaliser, selon le mot de M. de Monzie, des destins hors série.

Mustapha Kemal était de ceux-là. En dépit du courage très certain du soldat ottoman, la Turquie en 1919 était bel et bien écrasée. Un jeune général ne l'accepta pas ainsi. Le 19 mars 1919, il prenait le commandement des troupes. Le peuple le suivit. On peut voir à Ankara, un monument curieux. Il représente des femmes turques faisant la chaîne afin de ravitailler les batteries d'artillerie en obus.

Rien ne symbolise mieux peut-être la transformation opérée par Mustapha Kemal dans le vieux pays des Osmanlis. Le Ghazi, « le victorieux », avait réussi à galvaniser toute la nation, hommes et femmes, pour la libération du sol turc. La révolution ne date pas de l'après-guerre, mais de la guerre.

Mustapha Kemal, après avoir imposé sa loi aux Grecs sur les champs de bataille, fit preuve de la même énergie à l'intérieur.

En un tournemain, il dicte ses quatre volontés au peuple turc. Il le dépouille de son fez ancestral ; il oblige les femmes à sortir dévoilées dans les rues ; il supprime le califat ; il impose le code civil suisse, le code pénal italien, le code commercial autrichien ; il abolit l'alphabet turc, institue l'état civil, donne à chacun des noms de famille.

Quelques années auront suffi à cet homme extraordinaire pour faire table rase d'un passé millénaire.

Mustapha Kemal se permet tout et tous les Turcs l'applaudissent.

Pour marquer à quel point il entendait trancher entre les temps des Osmanlis et le sien, le Ghazi, après sa victoire sur les Grecs, décida d'établir sa capitale en Anatolie, à Angora. On dit maintenant Ankara.

Les occupants des ambassades et légations installées depuis des temps immémoriaux sur le romantique Bosphore firent grise mine. Il leur fallut bien en passer par où voulait cet homme intransigeant. Finies les délicieuses promenades aux Eaux douces d'Europe et d'Asie en Caïques ou à « mouches » à moteur !

Les Soviets les premiers construisirent une énorme forteresse baptisée ambassade à Ankara. Les autres pays furent obligés de suivre l'exemple.

Une capitale est née sur ce plateau désertique d'Anatolie, uniquement par la volonté d'un homme désireux de rompre brusquement et totalement avec le passé.

On aurait pu craindre de la part des Turcs de Constantinople — on dit obligatoirement, depuis l'avènement de Kemal, Istambul — à une certaine résistance. Il ne s'en est produit aucune.

Nous nous trouvions sur les rives du Bosphore quand, pour la première fois, Kemal pacha daigna se rendre officiellement dans la vieille et délicieuse capitale. Les environs de Sainte-Sophie étaient peuplés de gens dont le couvre-chef rutilant et traditionnel était remplacé par une casquette vulgaire et sombre.

Il fallait aller très loin sur les remparts pour rencontrer encore un vieil et charmant turc égrenant son chapelet tout en marchant.

Un coup de baguette brutal avait suffi pour détruire un édifice plusieurs fois millénaire et sans doute branlant, mais dont les fondations semblaient plonger très profondément dans le sol.

Le grand secret de Kemal n'aura-t-il pas été de comprendre que derrière la dentelle romantique de l'empire ottoman, il n'y avait plus rien, sinon des hommes prêts à défendre le sol national.

L'audace sans limites de Mustapha Kemal a grandement servi sa patrie et lui.

Sa personnalité dominait toute la vie politique, spirituelle et économique de la Turquie.

Kemal Ataturk, le « père de la patrie », disparaît au moment où l'Occident, plus que jamais, a les regards tournés vers les Dardanelles. Sa succession sera lourde à porter.

J. LE BOUCHER."


L'Action française, 12 novembre 1938 :

"Kemal Ataturk

Il y a des enseignements à tirer de la vie du dictateur.

Pierre Dominique, alias docteur Lucchini, ex-président fondateur de la section d'Action française de Sartène, en dégage quelques-uns dans la République :

Il se peut que dans le cours de ces dix-neuf ans quelques vieux Turcs aient été pendus et aussi quelques conspirateurs, et puis de ces gens qui ne comprennent pas qu'une révolution est tout autre chose qu'une bergerie. Il se peut aussi que des âmes sensibles inscrivent tout cela au compte débiteur de Kemal Ataturk. On nous permettra de dire, en évoquant au passage les mémoires de quelques grands Français, Louis XI par exemple ou Richelieu qui furent durs, très durs, que c'est vraiment voir les choses par le petit côté. Oui ou non, Kemal Ataturk a-t-il sauvé l'Etat ? Tous les Turcs dignes de ce nom répondent oui. Cela suffit.

Voici une anecdote qui montre l'homme :

Kemal Ataturk, avant que d'être un grand politique et un grand réformateur, était un héros. Quand, en 1919, il avait vu sa patrie trahie par d'obscurs politiciens, il s'était révolté : geste héroïque. Le matin de la bataille de Sakaria, qui fut décisive, son cheval le désarçonna et, dans sa chute, Kemal Ataturk se cassa une côte ; l'homme ne broncha pas, reprit ses cartes, gagna la bataille et ne se fit soigner qu'après : geste héroïque encore une fois. Nous entrons dans une vie difficile ; c'est l'instant de fixer les regards des jeunes hommes, en France, comme ailleurs, sur le type du héros.


Comme héros français, la République a l'habitude de proposer à l'admiration de la jeunesse Caillaux et Daladier. C'est peu.

Dans l'Intransigeant, Gallus se demande avec raison quels événements la mort d'Ataturk va produire :

Le dictateur de la Turquie vient de mourir et il sera passionnant d'observer ce qui va se passer dans son pays. Ces hommes qui semblent attacher à leur propre vie toute la vie d'une nation ne peuvent disparaître sans qu'un vaste ébranlement ne soit à redouter. Tous s'entretiennent dans l'illusion qu'ils bâtissent pour l'éternité. Mais après Alexandre, quoi ? Après César, quoi ? Après Cromwell, après Napoléon, quoi ?

L'argument est valable.

C'est la précarité de la dictature qui contribue à faire de nous des monarchistes, car le roi, lui, ne meurt pas !

Gallus ne le dit pas, on s'en doute, et se lance dans une extravagante et confuse apologie de la démocratie :

On ne croit pas que les démocraties soient plus fragiles que les dictatures. Car les changements sont moins sensibles que dans les régimes autoritaires, et les renouvellements n'y prennent pas l'aspect d'une catastrophe. Aussi leur durée est-elle moins incertaine.

C'est-à-dire qu'on vit dans l'anarchie. La France a changé trois fois de politique à l'égard de l'Italie depuis quatre ans.

En fait d'incertitude, il est difficile d'imaginer pis."


Voir également : Un génie de ce temps : Kemal Atatürk

Qui était Mustafa Kemal Atatürk ?

L'autoritarisme kémaliste

Jacques Bainville

vendredi 4 novembre 2016

La question des libertés et des droits de l'homme dans la Turquie actuelle

En 2015, la CEDH a émis 79 arrêts de condamnation contre la Turquie, mais aussi 72 autres contre la Roumanie (Etat pourtant membre de l'UE, moins peuplé que la Turquie, et qui ne fait pas face au défi constant d'organisations terroristes telles que le PKK et le DHKP-C, ni à un voisinage aussi problématique), 43 contre la petite Grèce (membre de la CEE/UE depuis... 1981), 42 contre la Hongrie (également membre de l'UE, et située au coeur de l'Europe centrale, région plutôt paisible) et 109 contre la Russie (qui arrive donc en tête) :



En 2014, la Turquie était loin derrière la Chine et l'Iran en matière de détention de journalistes, contrairement au mensonge (rituellement répété depuis des années) sur la "plus grande prison de journalistes du monde" : 



En 2015, la Turquie était également loin derrière la France et l'Inde quant au nombre de pages censurées sur Facebook :



La loi punit le blasphème en Turquie, comme dans la démocratie indienne et six Etats de l'UE (dont la Grèce, où elle a été sévèrement appliquée) :



L'avortement est un droit pleinement reconnu en Turquie, alors qu'il est soumis à restriction dans plusieurs Etats membres de l'UE (Pologne, Irlande, Finlande) :



D'après WomanStats Project, le niveau de sécurité des femmes en Turquie est similaire à celui d'Israël et de sept Etats membres de l'UE (dont la Grèce), mais meilleur qu'en Arménie et en Russie : 



Voir également : Quelques données factuelles sur la Turquie

jeudi 27 octobre 2016

Henri Gouraud




Le général Gouraud, discours à l'inauguration du monument de Seddülbahir, 9 juin 1930, source : Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1930, p. 204-208 :

"MES BONS COMPAGNONS DE GUERRE,

Quelle émotion profonde pour nous tous de nous retrouver devant ces horizons qui n'ont pas changé depuis les jours tragiques !


Derrière nous, Seddul-Bahr et ses plages, où les obus tombaient comme dans les premières lignes ; là-bas, les cyprès où nous enterrâmes un jour de juin le général Ganeval, au son d'une canonnade furieuse sur le front anglais ; les pylônes, la ferme Zimmermann ; à nos pieds, la baie de Morlo, les grottes où j'ai passé en revue le magnifique 6e Colonial du colonel Noguès, la crête d'Eski-Hissarlick où tombaient les marmites dans la beauté des soirs d'Orient ; et plus au nord, ces coins du champ de bataille qui furent si ardemment disputés : le « Rognon », le « Quadrilatère », le « Haricot », aux abords du Kerevez-Déré.

Plus loin, ce piton d'Achi-Baba qui nous surveillait si bien, qu'il me fallait passer les revues de nuit pour remettre les décorations gagnées au feu, et là-bas, sur la côte d'Asie, les batteries sous tunnel d'In-Tépé, qui achevaient autour de nous le demi-cercle de feu.  

Ah ! certes, durant les années qui nous séparent de ces temps héroïques, notre pensée était souvent revenue vers ceux de nos camarades qui reposent en terre turque ; mais la nation se devait à elle-même d'élever un monument à leur mémoire. Et nous, les survivants, c'est un devoir aussi que nous accomplissons. Vous me permettrez de remercier votre dévoué président, le colonel Weisweller, d'avoir si bien organisé notre pèlerinage, et de féliciter M. André George, l'architecte-conservateur de l'Ambassade de France ; le monument que son art lui a inspiré est vraiment digne de nos Morts.

Désormais, les bateaux qui passeront au large verront s'élever sur cette terre arrosée de tant de sang français cette haute stèle qui dira à jamais la fidélité de la France à ceux qui se sont sacrifiés pour elle.


Tous, ceux du 175e, du 176e, zouaves, légionnaires, coloniaux du 4e et du 6e, Sénégalais, chasseurs d'Afrique, artilleurs des batteries de 75, de 155, de 240 des crapouillots, sapeurs, aviateurs, marins ; tous ces braves, soldats du général Masnou, tué à l'ennemi avec son admirable chef d'état-major le commandant Romieux, du colonel Vendenberg, blessé, du général Bailloud, du général Ganeval, tué, du général Girodon, blessé ; marins de l'amiral Guépratte, marins du Bouvet, du Jauréguiberry, du Henri IV, du Latouche-Tréville.

Nous venons déposer plus que la palme matérielle, nous venons nous recueillir dans la pensée du sacrifice de nos morts, pour rester dignes d'eux dans l'amour de la patrie.

Aussi bien, comme nos morts, nous avons le droit d'être fiers d'avoir combattu ici, sur ce terrain qu'un de nos adversaires décrit ainsi :

« L'étroite presqu'île de Gallipoli est un véritable pays de montagnes, couvert de chaînes de hauteurs escarpées, aux versants profondément ravinés et déchiquetés par de profondes crevasses.

« De rares buissons sur le flanc des collines, sur les bords des ruisseaux et des petites rivières, pour la plupart desséchés en été, forment avec quelques plantations de pins rabougris la seule végétation de ce paysage généralement désertique. »

Nous rendrons hommage tout à l'heure aux morts du Bouvet et à tous ceux dont l'effort fut brisé le 18 mars par les mines sous-marines.

La vaillance de l'armée turque se manifesta sur cette terre dès le débarquement du 25 avril, qui demanda à la brigade française du général Ruef un magnifique courage à Koum-Kaleh. A la veille de quitter Paris, je recevais de l'architecte de l'Ecole polytechnique, une lettre me signalant la bravoure de la compagnie d'assaut à laquelle il appartenait, à l'attaque de Koum-Kaleh, où il resta le soir le seul survivant des chefs de section.

A la même heure, la 29me division anglaise du général Hunter-Weston débarquait dans les fils de fer de Seddul-Bahr et ne les enlevait qu'au prix d'un héroïque sacrifice, et les Australiens et Néo-Zélandais du général Birdwood enlevaient la crête de Gaba-Tépé.

Il nous fallut trois jours de combat pour prendre pied solidement sur la presqu'île, puis, les réserves turques arrivées, il nous fallut résister aux furieuses attaques des 1er, 3, 6, 1 et 8 mai. Le général d'Amade pourrait dire mieux que moi toutes les qualités de courage et de ténacité déployées dans ces combats où le sort de l'expédition était engagé.

Plus tard, le 4 juin, le 21, le 28, le 30, le 12 juillet, de nouveaux progrès furent accomplis jusqu'à border le Kerevez-Déré, tandis que les lignes anglaises s'approchaient de Krithia mais la presqu'île était barrée et nous étions retombés dans la lutte d'usure, lutte inégale, puisque l'armée turque pouvait se renouveler et que les divisions alliées n'avaient que leurs propres forces et luttaient loin de leur pays, avec toutes les privations que l'éloignement rend inévitables. Je dois pourtant reconnaître que l'Intendance et le Service de santé se surpassèrent en dévouement, comme les marins de l'amiral de Boisanger chargés du débarquement des vivres et des munitions. Tous travaillèrent si souvent sous les obus !

Vint le jour où, après l'échec de la bataille de Suvla-Anaforta, les gouvernements alliés décidèrent de reporter leur effort vers Salonique et la Serbie. Successivement les deux divisions des Dardanelles allèrent se fondre dans l'armée d'Orient. Aussi suis-je si heureux, poilus d'Orient, soldats de Macédoine et d'Albanie, de vous saluer ici, vous qui, après les combats de la presqu'île, avez connu les plaines marécageuses et fiévreuses de Macédoine, la vallée glaciale du Vardar et qui avez conquis les lauriers de Florina, de Monastir et de cette offensive victorieuse de septembre 1918, qui vous porta jusqu'au Danube.

Je suis heureux de vous saluer à leur tête, Monsieur l'ancien Ministre des pensions Antériou vous qui avez eu l'honneur d'être frappé au feu, vous avez eu encore la belle et généreuse charge de veiller sur nos blessés, nos veuves et nos orphelins.

Le monument qui rend un pieux hommage à nos morts s'élève sur une terre déjà remplie de vieux souvenirs historiques. Cette côte d'Asie, de l'autre côté du Bosphore, est la plaine de Troie les rivières qui l'arrosent s'appelaient le Simoïs et la Scamandre ; les canons turcs étaient en position derrière les tumuli d'Achille et de Patrocle. Sur la presqu'île, mon poste de commandement était dans le tumulus où tomba Protésilas ; les tranchées que nous creusâmes sur cette crête ouvrirent le cimetière d'Eléonthe où Alexandre le Grand s'était embarqué pour l'Asie, et derrière nous, de l'autre côté de la presqu'île, s'élève de la mer cette île de Samothrace, piédestal de la Victoire.

Nous avons encore d'autres devoirs à remplir. Tout d'abord d'aller rendre le même hommage au cimetière où reposent nos vaillants camarades de combat britanniques. Et puis, nous irons aussi déposer la palme due au sacrifice pour la patrie au cimetière où reposent nos courageux adversaires de ces temps tragiques.


Car, non seulement nous avons tous connu ici la bravoure et la ténacité du soldat turc, mais la particularité de la guerre sur ce point de l'immense front de bataille est qu'il n'y avait ici entre combattants des deux côtés aucun sentiment de haine. Parmi nos soldats, nombreux étaient ceux qui avaient été mobilisés à Constantinople et qui se lamentaient que la Turquie ait eu le malheur de se trouver contre nous. L'un des souvenirs les plus émouvants que je garde d'alors, c'est un soir où, après un des combats de juin, l'on vint me prévenir que, dans le flux et reflux de la journée, on avait ramassé dans la même tranchée un capitaine turc et un soldat français blessés, étendus côte à côte. Le soldat ramené à l'ambulance raconta aussitôt qu'il devait la vie au capitaine turc, parce que lui-même ayant perdu son pansement individuel, le capitaine, qui en avait deux, lui en avait donné un et lui avait ainsi permis d'arrêter l'effusion du sang.

J'allai aussitôt à l'ambulance voir ce capitaine et le remercier. Le visage déjà pâli par la mort prochaine, il me dit que je lui apportais la dernière joie de sa vie, parce que, comme beaucoup de Turcs, il aimait la France, qu'il déplorait que la guerre l'ait contraint à défendre son pays contre elle, qu'il mourrait dans l'espoir que, la guerre finie, l'amitié des deux peuples refleurirait.

Je n'ai pas oublié non plus que, si les blessés pouvaient trouver aussitôt des soins sur les transports-hôpitaux et rentrer en France, c'est que les canons turcs établis à 3 kilomètres sur la côte d'Asie, qui battaient si souvent nos plages de débarquement, ne tirèrent jamais sur les transports-hôpitaux portant ce drapeau de la Croix-Rouge respecté de toutes les nations civilisées.

Mais tout cela est le passé glorieux pour les deux adversaires qui se rencontrèrent en ce champ clos. C'était écrit.


Aujourd'hui, c'est dans le même sentiment que celui que m'exprimait le capitaine turc mourant du mois de juin 1915, que nous saluons, dans le traité d'amitié et d'arbitrage du mois de février dernier, la renaissance des liens d'amitié séculaires entre les deux pays, tradition historique et gage d'avenir."


Le général Gouraud, témoignage publié dans Le Figaro, supplément : "La Turquie", 30 juillet 1939, p. 1 :


"J'ai eu les Turcs comme adversaires, quand je commandais le corps expéditionnaire français, à côté du corps britannique, dans la péninsule de Gallipoli. Se battant courageusement, comme toujours, les Turcs, loyalement, ne tiraient pas sur les navires-hôpitaux : c'est ainsi que les blessés de la journée étaient rapidement embarqués — comme je l'ai été moi-même. Lorsque je revis sir Ian Hamilton, général commandant le corps britannique, et que je lui racontai ce fait, il me répondit : « En effet, j'ai reçu du commandement turc des radios me demandant d'éloigner les dépôts de munitions des ambulances. »

Lorsque, en 1930, les anciens combattants des Dardanelles firent un pèlerinage sur le théâtre de leurs combats, le comte Charles de Chambrun, un des meilleurs ambassadeurs de France, me proposa d'aller à Ankara saluer le Ghazi.

Le président Ataturk a droit à la reconnaissance de son peuple, qu'il a servi, dans la guerre comme dans la paix, en grand citoyen, fidèle à l'indépendance et à la liberté de son pays. A Ankara, une statue le représente à cheval : aux quatre angles, des combattants, dont une femme turque qui accourt portant un obus sur l'épaule."


Voir également : Cilicie : pourquoi les Français ont-ils dissous la Légion arménienne (1920) ? Eléments de réponse 
  
La Légion arménienne, une force supplétive encombrante pour la politique française en Méditerranée orientale
 
Les Arméniens de Cilicie (dont les volontaires de la Légion arménienne), d'après les officiers français
 
Le mandat français en Cilicie, la Légion arménienne, les accords franco-turcs et l'évacuation des Arméniens

Le lieutenant-colonel Sarrou : "Les chrétiens de Cilicie, Arméniens et Grecs, ont abandonné malgré nos conseils, leur pays."

L'amitié franco-turque

lundi 19 septembre 2016

Les offres de Beyazıt II (Bayezid II) à Léonard de Vinci et Michel-Ange




Jean-François Solnon, Le turban et la stambouline : l'Empire ottoman et l'Europe, XIVe-XXe siècle, affrontement et fascination réciproques, Paris, Perrin, 2009, p. 147-149 :

"Outre les voyageurs curieux et les diplomates officiels venus d'Occident, quelques-uns des plus célèbres enfants de l'Europe des arts furent tentés par les sirènes ottomanes, prêts à prendre la mer pour Istanbul, alléchés par les mirobolantes propositions d'un sultan résolu à attirer des hommes utiles à son pays. Léonard de Vinci fut ainsi sollicité par Bayezid II. Depuis sa fuite de Milan en décembre 1499 envahie par les Français de Louis XII trois mois plus tôt, Léonard cherchait un nouveau protecteur. Il erra de cour en cour entre Mantoue, Venise et Florence, avant d'accepter de se mettre au service de César Borgia, fils naturel du pape Alexandre VI. Le célèbre condottiere le nomma ingénieur militaire dans ses domaines de Romagne, activité qui comblait celui qui ne songeait alors qu'à des travaux d'hydraulique ou des ouvrages militaires. Au mois d'octobre 1502, César avait pris ses quartiers d'hiver à Imola où l'artiste le rejoignit, moment privilégié pour recevoir les ambassades qui se pressaient à sa cour. L'une d'elles suscita la plus grande curiosité. Arrivée de Turquie, une délégation ottomane se présenta devant César Borgia munie d'une requête : elle cherchait un constructeur capable de jeter un pont sur la Corne d'Or, entre Istanbul et le quartier européen de Galata.

On ignore comment la réputation de Léonard avait atteint les rives du Bosphore, mais ce ne fut pas le peintre de La Vierge aux rochers ni le portraitiste recherché qui était sollicité : l'ingénieur seul intéressait le gouvernement ottoman. Esprit curieux et enthousiaste, Léonard songea sérieusement à la proposition : il s'enquit de la topographie de la ville et traça le schéma d'un pont gigantesque aux lignes pures dont l'arche unique enjambait le bras de mer sur deux cent quarante mètres de portée. La maquette réalisée aujourd'hui d'après son dessin est saisissante de modernité. L'artiste, intéressé par ce nouveau défi et prêt malgré ses cinquante ans à tenter l'aventure, écrivit au sultan une lettre « aux tournures arabisantes » destinée à lui vanter ses mérites, comme il l'avait fait autrefois à l'intention du duc de Milan : construire des moulins à vent ou une pompe automatique devait, pensait-il, exciter l'intérêt du Grand Turc. L'original de la lettre est perdu mais, en 1952, on en a retrouvé une copie en turc : les secrétaires de la chancellerie impériale en avaient fait une traduction partielle et malveillante. La proposition n'eut pas de suite, Léonard de Vinci resta en Italie et commença de travailler à son plus célèbre portrait féminin.

Quand, en 1506, le même Bayezid fit des offres à Michel-Ange, la situation personnelle de l'artiste était plus pénible que celle de son rival. A Rome, où le pape Jules II lui avait commandé son tombeau et le regrettait déjà, Michel-Ange s'estimait persécuté par le souverain pontife, par Bramante (l'architecte du nouveau Saint-Pierre) et par Raphaël. Le premier avait oublié de lui rembourser les dépenses engagées pour choisir les marbres de Carrare destinés au tombeau ; quant aux deux autres, l'ombrageux génie était convaincu qu'ils cherchaient à l'assassiner. Michel-Ange s'enfuit alors à Florence. Trois fois le pape réclama son retour aux autorités de la ville. L'artiste songeait à s'éloigner davantage lorsque le prieur de la communauté franciscaine de Galata le fit avertir par les religieux de Florence que le sultan souhaitait l'inviter à construire un pont sur la Corne d'Or, toujours en projet.

Comme Léonard, Michel-Ange accueillit l'invitation avec intérêt. A la fin d'un de ses pamphlets en forme de sonnet contre son persécuteur le pape, il ne cacha pas son prochain départ pour Istanbul, signant par anticipation : « Votre Michel-Ange en Turquie. » Soderini, gonfalonier de Florence, sut le ramener à la raison : « Mieux vaut mourir chez le pape, assura-t-il, que vivre pour le Turc. » Le magistrat sut être persuasif. Il adoucit l'aigreur de l'artiste en le nommant ambassadeur officiel de la Seigneurie de Florence à Rome.

Michel-Ange retrouva le chemin du Vatican et oublia qu'il aurait pu être stambouliote. Il est permis de rêver. Michel-Ange en Turquie aurait sans doute rencontré le plus grand des architectes ottomans, bâtisseur d'innombrables chefs-d'œuvre, Mimar Sinan (1489-1588), son cadet de quatorze ans, que les Occidentaux nomment justement le Michel-Ange ottoman. Ainsi auraient été réunis deux génies contemporains nés dans deux mondes qui timidement et inégalement s'ouvraient l'un à l'autre, nouant des relations qui n'étaient pas toujours assourdies par le fracas des armes."

Voir également : L'Empire ottoman et l'Occident chrétien à l'époque moderne
 
L'appartenance de l'Empire ottoman au système diplomatique européen
 

mercredi 10 août 2016

Maximilien de Robespierre




Maximilien Robespierre, "Observations sur le plan d'organisation de l'armée, proposé par Dubois-Crancé au nom du Comité militaire", Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettans, 15-20 février 1793 :

"Le même jour [23 janvier], à la séance du soir, le ministre des affaires étrangères notifie à l'assemblée que les Français résidant à Constantinople ayant appris, par les papiers publics, le décret d'accusation porté contre l'ambassadeur Choiseul-Gouffier, se sont réunis en assemblée primaire, ont nommé un agent pour le remplacer, ont notifié ce choix à la cour ottomane, et lui ont présenté un mémoire dont ils attendent un grand succès, dit le ministre ; mais dont il ne précise pas l'objet. Il fait le plus grand éloge de cette conduite ; nous croyons qu'il se trompe. La démarche des Français habitants de Constantinople présentait deux inconvénients qui devaient éveiller toute la sollicitude des agents et des représentants de la république. Le premier était une usurpation de la puissance publique et une infraction aux lois qui refusaient à ces individus le pouvoir de nommer un agent à la France auprès d'une puissance étrangère. Il n'est pas nécessaire de dire combien un tel exemple est dangereux. Le second, plus grave encore dans les circonstances actuelles, c'était d'alarmer le gouvernement turc, en formant sous ses yeux une assemblée primaire républicaine, et en transplantant d'autorité la constitution française à Constantinople. A coup sûr, l'effet de cette démarche ne pouvait pas être de déterminer les esclaves du grand-seigneur à secouer subitement le joug de leur gouvernement, mais elle devait en avoir un immédiat et certain, c'était d'irriter contre nous ce même gouvernement. Au moment où nous avons à soutenir la guerre contre l'Europe, la saine politique conseillait sans doute au nôtre de faire tous ses efforts pour déterminer le Turc à attaquer l'empereur [d'Autriche] et la Russie. Les ministres du despotisme n'auraient pas négligé ce soin, et probablement ne l'auraient pas pris sans succès. Pourquoi les défenseurs de la république seraient-ils ou moins habiles ou moins zélés ? Or, le moyen de parvenir à ce but était-il de nous rendre suspects à la cour ottomane, par une démarche aussi extraordinaire ? Est-ce un esprit de vertige ou de réflexion qui semble conspirer avec les ennemis de notre liberté, pour armer à la fois toutes les puissances contre nous sans nous laisser un seul allié ?"

Maximilien Robespierre, rapport devant la Convention sur la situation politique, 17 novembre 1793 :


"C'est ainsi que la même faction [Brissot] qui en France voulait réduire tous les pauvres à la condition d'Ilotes, et soumettre le peuple à l'aristocratie des riches, voulait en un instant affranchir et armer tous les nègres pour détruire nos colonies.

Les mêmes manœuvres furent employées à la Porte par Choiseul-Gouffier et par son successeur. Qui croirait que l'on a établi des clubs français à Constantinople, que l'on y a tenu des assemblées primaires ? On sent que cette opération ne pouvait être utile ni à notre cause ni à nos principes ; mais elle était faite pour alarmer ou pour irriter la cour ottomane. Le Turc, l'ennemi nécessaire de nos ennemis, l'utile et fidèle allié de la France négligé par le gouvernement français, circonvenu par les intrigues du Cabinet Britannique, a gardé jusqu'ici une neutralité plus funeste à ses propres intérêts qu'à ceux de la république française. Il parait néanmoins qu'il est prêt à se réveiller ; mais si, comme on l'a dit, le divan est dirigé par le cabinet de Saint-James, il ne portera point ses forces contre l'Autriche, notre commun ennemi, qu'il lui serait si facile d'accabler ; mais contre la Russie, dont la puissance intacte peut devenir encore une fois l'écueil des armées ottomanes. (...)

Elle [Catherine II] a beaucoup contribué à former la ligue des rois qui nous font la guerre, et elle en profite seule. Tandis que les puissances rivales de la sienne viennent se briser contre le rocher de la république française, l'impératrice de Russie ménage ses forces et accroît ses moyens ; elle promène ses regards avec une secrète joie, d'un côté sur les vastes contrées soumises à la domination ottomane, de l'autre, sur la Pologne et sur l'Allemagne ; partout elle envisage des usurpations faciles ou des conquêtes rapides ; elle croit toucher au moment de donner la loi à l'Europe ; du moins pourra-t-elle la faire à la Prusse et à l'Autriche, et dans les partages de peuples où elle admettait les deux compagnons de ses augustes brigandages, qui l'empêchera de prendre impunément la part du lion ?

Vous avez sous les yeux le bilan de l'Europe et le vôtre, et vous pouvez déjà en tirer un grand résultat : c'est que l'univers est intéressé à notre conservation. Supposons la France anéantie et démembrée, le monde politique s'écroule. Otez cet allié puissant et nécessaire, qui garantissait les médiocres Etats contre les grands despotes, l'Europe entière est asservie. Les petits princes germaniques, les villes réputées libres de l'Allemagne, sont englouties par les maisons ambitieuses de l'Autriche et du Brandebourg ; la Suède et le Danemark deviennent tôt ou tard la proie de leurs puissants voisins ; le Turc est repoussé au-delà du Bosphore, et rayé de la liste des puissances européennes ; Venise perd ses richesses, son commerce et sa considération ; la Toscane, son existence ; Gênes est effacée ; l'Italie n'est plus que le jouet des despotes qui l'entourent ; la Suisse est réduite à la misère, et ne recouvre plus l'énergie que son antique pauvreté lui avait donnée. Les descendants de Guillaume Tell succomberaient sous les efforts des tyrans humiliés et vaincus par leurs aïeux. Comment oseraient-ils invoquer seulement les vertus de leurs pères et le nom sacré de la liberté, si la république française avait été détruite sous leurs yeux ? Que serait-ce s'ils avaient contribué à sa ruine ? Et vous, braves Américains, dont la liberté, cimentée par notre sang, fut encore garantie par notre alliance, quelle serait votre destinée si nous n'existions plus ? Vous retomberiez sous le joug honteux de vos anciens maîtres ; la gloire de nos communs exploits serait flétrie ; les titres de liberté, la Déclaration des droits de l'homme, seraient anéantis dans les deux mondes."

Voir également : Napoléon Bonaparte

Louis XVI et Selim III

François-Athanase Charette de La Contrie

Jean-Jacques Rousseau

Humbaracı Ahmet Paşa alias Claude Alexandre de Bonneval

samedi 11 juin 2016

L'historien bachkir Zeki Velidi Togan




Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les musulmans de Russie avant 1920. La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris-La Haye, Mouton, 1964, p. 222, note 2 :

"Ahmed Zeki Velidi Togan, issu d'une grande famille de l'Ural Méridional, naquit en 1890 dans le village de Kuzen. Fils d'imam, il fit ses études à Kazan à la medresseh Qasymiyeh, puis à l'Université. Très tôt, il se fit remarquer comme historien en collaborant aux journaux Joldyz (1906), Vaqt (1907), Mektep (1913). En 1909, il fut nommé professeur d'histoire et de littérature turques. En 1912, après la publication de son premier travail historique important : Türk ve Tatar tarihi, il devint membre de la Société d'Histoire, d'Archéologie et d'Ethnographie de l'Université de Kazan et effectua pour son compte plusieurs missions scientifiques en Asie Centrale. Au printemps 1916, il fut délégué par le « gouvernement » d'Ufa au Bureau Musulman de la Duma. En mai 1917, il prit part au Ier Congrès des Musulmans de Russie. A partir de ce moment, Zeki Velidi est le leader incontesté du mouvement national baškir : président du Šura régional baškir, président du Gouvernement Baškir, chef de l'Armée baškire, membre et président du Bašrevkom, puis Commissaire à la Guerre de la République Baškire. En juin 1920, après la rupture avec les Soviets, Zeki Velidi se réfugia au Turkestan et prit une part active à la lutte des Basmačis contre le régime soviétique. En 1922, il s'expatria en Afghanistan, puis en Turquie. Il occupe actuellement le poste de Directeur des études historiques à l'Université d'Istanbul. On doit à Zeki Velidi de très nombreux ouvrages d'histoire, dont une partie a été traduite en langues occidentales. Plusieurs études biographiques ont été consacrées à cette remarquable personnalité, parmi lesquelles celle de Herbert Jansky dans Zeki Velidi Togan'a Armağan (Mélanges en hommage à Zeki Velidi Togan), Istanbul, 1955 et l'anonyme « Ahmed Zeki Velidi » dans Die Welt des Islams, t. 14, 1932, pp. 22-25."

Jean-Paul Roux, Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, Fayard, 2000, p. 395-396 :

"Les musulmans de Russie, les Turcs ou Tatars qui en constituent de loin la majeure partie, ont été surpris par la révolution soviétique. Celle-ci a éclaté au terme d'une longue période d'agitation intellectuelle qui les avait poussés tour à tour ou simultanément vers les idéologies socialistes, panislamiques et panturques. Ils ne l'attendaient pas ; ils n'y étaient pas préparés et n'y ont à peu près en rien aidé.

Purement russe ou, si l'on veut, slave, la révolution s'est faite sans eux et continua sans eux, si ce n'est toujours contre eux ou malgré eux. Ils ont dû cependant la subir et ont essayé tout naturellement d'en tirer profit en se donnant, à la hâte et maladroitement, les organes administratifs et militaires susceptibles de leur permettre de défendre leurs revendications. Celles-ci étaient claires et semblaient bien répondre aux idéaux du temps : auto-administration, égalité entre musulmans et chrétiens, restitution des terres spoliées par la colonisation, suppression totale de celle-ci. Leur sentiment profond demeurait anti-russe, mais ne les poussait pas plus vers les Blancs que vers les Rouges qu'ils rallièrent tour à tour par opportunisme. Avec les premiers, dont l'esprit restait colonialiste, les points de désaccord ne tardèrent pas à apparaître. Avec les seconds, ils se manifestèrent aussi, non au plus haut niveau car les autorités soviétiques tenaient à gagner la sympathie des allogènes, mais dans la pratique de la vie quotidienne, les révolutionnaires russes entendant garder pour eux le bénéfice de la révolution. Ils ont donc dû, pour s'en tirer, ne compter que sur eux-mêmes, mais ils n'en avaient pas les moyens. Les mouvements d'indépendance ou d'autonomie ont vite été réprimés.

En novembre 1917, le conseil du peuple musulman avait proclamé à Kokand l'autonomie du Turkestan. Le soviet de Tachkent lance contre lui ses troupes russes qui entrent dans la ville insurgée le 6 février 1918 : elles la mettent à sac, l'incendient et massacrent ses habitants. A Orenbourg, le gouvernement national bachkir, formé en 1917 sous la présidence d'Ahmad Zeki Velidov (ultérieurement connu comme historien, en Turquie, sous le nom de Zeki Velidi Togan), disparaît en février 1918."

"Un nouveau Confrère", Prométhée, n° 8, juin-juillet 1927, p. 37 :

"En même temps que Prométhée se réjouit d'ajouter à la liste des peuples, dont il défend la juste cause, le nom du Turkestan, les patriotes de ce pays ont commencé la publication à Constantinople de leur organe en langue turque qui, d'ailleurs, est la leur. Le Yeni Turkistan est un organe mensuel littéraire, scientifique et politique, grand format, contenant 32 pages.

Le premier numéro qui nous est parvenu contient une série d'articles politiques et des études littéraires. A signaler l'étude de l'historien bachkir, bien connu, M. Ahmed Zaki Velidi, sur la Poésie de Chaïbak Khan, ce prince érudit du Turkestan (XVe siècle) dont les oeuvres sont fort appréciées et dont un recueil de poésies se trouve au British Museum de Londres (...).

Nous félicitons les patriotes turkestanais de leurs efforts et nous souhaitons la prospérité à notre nouveau confrère. Cet organe, ajouté à Eni-Kawkasia, contribuera puissamment à éclairer l'opinion publique en Turquie, hélas, travaillée d'une façon systématique et intense, par la propagande néfaste qu'y font les Soviets."

Voir également : La pensée de Yusuf Akçura

Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan
 
Hamdullah Suphi : "Comment se brisent les idoles"

1916 : le régime de Nicolas II ensanglante le Turkestan dans l'indifférence de l'Angleterre et de la France

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

Les Arméniens (notamment dachnaks), troupes de choc de la dictature bolcheviste en Asie centrale

Histoire des Arméniens : la politique anti-azérie et pro-arménienne du régime bolcheviste

La double oppression des Azéris en Arménie soviétique

Les "opérations nationales" de "nettoyage" des frontières soviétiques (1935-1937)

Sud-Caucase soviétique : les déportations de divers musulmans dans les années 30 et 40

Histoire des Arméniens : les déportations arméno-staliniennes d'Azéris

La déportation des Turcs meskhètes (Ahıska) par Staline

La déportation des Tatars de Crimée par Staline

lundi 6 juin 2016

Memmed Emin Resulzade, père fondateur de la République d'Azerbaïdjan




Paul Dumont, "La revue Türk Yurdu et les musulmans de l'Empire russe, 1911-1914", Cahiers du monde russe et soviétique, volume 15, n° 3-4, 1974 :

"Mehmed Emin Resul-zade (1884-1954) avait participé à l'activité des groupes clandestins sociaux-démocrates de Bakou avant de se tourner vers le nationalisme azéri. Réfugié en Iran de 1908 à 1910, il avait été expulsé de ce pays en 1910, et s'était alors rendu en Turquie où il devait collaborer à la création de diverses associations panturques. Revenu en Azerbaïdjan en 1913, il fut nommé président du parti Musavat en 1917 et joua, en mai de la même année, un rôle de premier plan au Ier Congrès des Musulmans de Russie. En 1918, après la proclamation de l'Indépendance de l'Azerbaïdjan, il fut élu président du Comité national. A la suite de son arrestation, en 1920, il réussit à s'évader, continuant de jouer jusqu'à sa mort un certain rôle dans l'émigration." (p. 316, note 7)


Georges Mamoulia, Les combats indépendantistes des Caucasiens entre URSS et puissances occidentales : Le cas de la Géorgie (1921-1945), Paris, L'Harmattan, 2009 :

"Parmi les Azerbaïdjanais, le parti démocratique « Moussavat » (« L'Egalité ») était le plus populaire. Créée vers 1912, cette organisation politique clandestine ne fut légalisée qu'en 1917. Son programme avait beaucoup évolué car son objectif initial était d'obtenir pour les musulmans de l'Empire des Romanov les mêmes droits que les Russes, ainsi que d'unir et de libérer tous les peuples musulmans de Russie indépendamment de leur nationalité. Ces sentiments de solidarité musulmane furent renforcés par la première guerre balkanique. Cependant à partir de 1913, quand Memed Emin Rassoul-Zadé devint le leader de cette organisation, l'idéologie du « Moussavat » évolua vers le nationalisme azerbaïdjanais et les idées socialistes. Après la révolution de février 1917, Rassoul-Zadé combattit le panislamisme en préconisant l'autonomie territoriale pour l'Azerbaïdjan. Il s'était rallié à l'idée d'une nation azerbaïdjanaise, même si au début il n'employait pas ce terme. Il voulait créer une République russe fédérée, avec une large autonomie religieuse et territoriale11. Après le coup d'Etat bolchevik, il revendiqua l'indépendance complète pour l'Azerbaïdjan.

Et à l'été 1918, quand les troupes ottomanes occupèrent l'Azerbaïdjan avec l'ambition de créer le Grand Touran, les Jeunes-Turcs trouvèrent l'idéologie moussavatiste incompatible avec celle du panturquisme. Rassoul-Zadé, comme d'autres dirigeants du parti considérés par les Turcs comme très à gauche et indépendantistes, furent même expulsés d'Azerbaïdjan vers la Turquie. A cette époque, en effet, les Turcs se sentaient plus à l'aise avec le parti conservateur panislamiste « Ittihad » (l'« Union »). Créé en septembre 1917, l'« Ittihad », qui fondait son idéologie uniquement sur la Charia et la Oumma, préconisait initialement une orientation prorusse et l'alliance la plus étroite avec tous les peuples musulmans de l'ancien empire des Romanov. Ce parti était fondamentalement hostile à l'idée de nation et par conséquent à tout ce qui ressemblait à de l'« azerbaïdjanisme » et même du « turquisme ». Cependant au printemps 1918, encouragés par l'avance des Turcs dans le Caucase, les ittihadistes changèrent d'orientation, préférant appeler au ralliement des musulmans du Caucase à l'Empire ottoman. (...)


11 Lors du congrès des musulmans de Russie du 1er au 11 mai 1917, M. E. Rassoul-Zadé et A. M. Toptchibachy, les représentants de l'Azerbaïdjan, préconisèrent la création d'une République russe fédérée, dans laquelle les entités où les peuples musulmans étaient majoritaires bénéficieraient d'une large autonomie territoriale tandis que les peuples musulmans dispersés devaient jouir d’une autonomie culturelle. Voir : A. M. Toptchibachy, Les congrès musulmans de Russie, pp. 33-34. Archives personnelles de l'auteur." (p. 12-13)

"Mamed Emine Rassoul-Zadé (1884-1955)
L'un des dirigeants principaux de l'Azerbaïdjan indépendant et chef du parti « Moussavat ». En 1902, fait ses études à l'école technique de Bakou. En 1904, créa l'organisation musulmane social-démocrate « Himmat » (« L'Impulsion ») comme filiale autonome du POSDR (parti ouvrier social-démocrate russe). En 1905-07, il participa à la première révolution russe en collaborant avec les Bolcheviks caucasiens, y compris Staline. Fut sous la surveillance de la police. En 1909, émigra en Iran où il participa à la révolution iranienne. Fut l'un des fondateurs du parti démocratique. En 1911, après l'écrasement de la révolution iranienne, fut obligé de s'installer en Turquie. En 1913, amnistié à l'occasion du tricentenaire de la dynastie des Romanov, rentra en Azerbaïdjan. Devint le chef du nouveau parti « Moussavat ». En 1917, après la révolution du février, participa aux congrès des musulmans caucasiens de Bakou (en avril) et de musulmans de toute la Russie à Moscou (en mai). A la proposition de Rassoul-Zadé, le congrès de Moscou adopta une résolution appelant à la création d'une république fédérée russe. En juin, après le ralliement du « Moussavat » au « parti turc fédéraliste » et la création « du parti turc démocratique Moussavat », fut élu président de ce dernier. En 1918, membre du Seïm transcaucasien, puis, président du Conseil national azerbaïdjanais qui le 28 mai proclama l'indépendance de l'Azerbaïdjan. Après l'invasion de l'Azerbaïdjan par les troupes russes, fut arrêté par la Tcheka et emprisonné. Libéré grâce à l'intervention de Staline, Rassoul-Zadé fut envoyé à Moscou, où il fut employé comme orientaliste au commissariat de nationalités. En 1922, émigra en passant par la Finlande en Turquie. Dans l'émigration vécut en Turquie et en Pologne. En 1926, l'un des fondateurs et des présidents du Comité de l'indépendance du Caucase, l'organisme central caucasien du mouvement prométhéen. En 1922-31 publiait à Istanbul les revues Yeni Kavkasia (Nouveau Caucase), Azeri-Türk (Turc Azerbaïdjanais), Bildirik (L'Unité) et İstiklal (L'Indépendance). En 1927-39 chef du Centre national azerbaïdjanais et de l'organisation azerbaïdjanaise du mouvement prométhéen. A publié aussi plusieurs livres sur le problème du Caucase et de l'Azerbaïdjan." (p. 349-350)


Articles de Memmed Emin Resulzade : La réponse cinglante de Memmed Emin Resulzade à Khondkarian

Memmed Emin Resulzade : "Sous le mot d'ordre de l'Unité du Caucase"

Voir également : Histoire des Arméniens : massacre de la population azérie à Bakou

Transcaucasie (1918) : les tueries de populations azéries par les forces dachnako-bolchevistes

La pensée d'Ahmet Agaïev/Ağaoğlu

dimanche 5 juin 2016

La Turquie et l'Ukraine




Kardach, "La Turquie et l'Ukraine", Prométhée, n° 9, août 1927, p. 2-6 :
Sous le titre « La Turquie et les Républiques du Caucase », la revue Prométhée N° 6, a publié un article dans lequel il était dit que malgré l'existence du traité de Moscou du 16 mars 1921, conclu avec la Russie des Soviets, la Turquie avait cru utile de le compléter par un traité d'amitié, celui de Kars du 13 octobre de la même année, conclu avec les républiques d'Azerbaïdjan, de Géorgie et d'Arménie. De l'examen de ce dernier traité, il a été fait des déductions présentant un intérêt tout particulier pour les dites républiques. Ces déductions, d'autre part, expliquent le point de vue de la Turquie sur la situation politique du Caucase. Disons, tout d'abord, que la Turquie a conclu le traité de Kars avec les républiques du Caucase, en tant qu'Etats indépendants et cela, non pas individuellement, avec l'Azerbaïdjan, l'Arménie, la Géorgie, mais avec l'ensemble de toutes ces républiques soulignant ainsi la nécessité pour elles de se grouper économiquement et politiquement.

Ce point de vue concorde entièrement avec les principes fondamentaux qui, sous forme d'indépendance et de confédération, sont et restent les aspirations et les préoccupations constantes des peuples du Caucase. Ce point de vue, sans aucun doute, fait honneur aux dirigeants de la nouvelle Turquie. Ils ont parfaitement compris la nécessité pour les peuples du Caucase de s'unir, aussi bien dans le domaine économique que politique. C'est bien encore sous cet angle que la Turquie a considéré le traité conclu avec l'Ukraine à Angora, le 2 janvier 1922 (1338 de l'hégire). Ce traité d'Angora conclu entre les gouvernements de la Grande Assemblée Nationale de Turquie et la République socialiste des Soviets de l'Ukraine porte les signatures de M. Youssouf Kemal bey, député de Kastamouni et commissaire aux Affaires étrangères de Turquie, et de Michel Frounzé, membre du Comité central exécutif des Soviets de l'Ukraine, commandant en chef de toutes les forces armées en Ukraine et en Crimée, chevalier de l'Etendard Rouge. L'échange de la ratification du traité eut lieu trois mois après à Kharkov. Le prototype de ce traité aussi bien que celui de Kars a été, le traité de Moscou, du 16 mars 1921. Toute une série d'articles de ce dernier se répètent presque en entier dans le traité d'Angora avec l'Ukraine, renvoyant parfois le lecteur aux deux traités précités : le traité de Moscou et de Kars. Cela permet ainsi d'établir un lien étroit entre ces trois traités. De même que dans ces traités, celui d'Angora commence par proclamer les principes de fraternité des peuples, du droit des peuples à la libre autodisposition ; il parle de leur solidarité dans la lutte contre l'impérialisme. Se basant sur ces principes et considérant que « toutes les difficultés incombant à l'un des contractants affaiblit la situation de l'autre contractant et animées du désir d'établir entre elles des relations cordiales permanentes avec une amitié indissoluble et sincère basée sur des intérêts communs et qui plus est, prenant en considération leur voisinage immédiat sur la mer Noire, les parties contractantes ont décidé de fixer pour toujours et en toute sincérité les rapports les meilleurs et une amitié fidèle au nom de nombreux intérêts communs et de conclure entre elles le présent traité d'amitié et de fraternité. »

En dépit cependant des liens et de la ressemblance qui se retrouvent dans les traités de Moscou, de Kars et d'Angora, il existe toujours une différence sensible, qui distingue avantageusement ce dernier des autres et plus particulièrement du traité de Kars. Cette différence s'aperçoit à travers tout le traité ukraino-turc et se manifeste dans le rôle entièrement autonome sous lequel apparaît l'Ukraine dans ce traité en tant qu'Etat contractant autonome. Ce rôle de l'Ukraine se détache nettement dans l'article 2 du traité d'Angora dans lequel la Turquie déclare reconnaître la république soviétique socialiste d'Ukraine en tant qu'Etat indépendant et souverain. Une semblable reconnaissance n'existe pas dans le traité de Kars et l'article cité est une exception toute particulière réservée au traité du 2 janvier 1922 entre la Turquie et l'Ukraine. Ceci explique l'absence du représentant de la Russie soviétique lors de la conclusion dudit traité, tandis que sa présence lors de la conclusion du traité entre la Turquie et les Républiques caucasiennes étonne étrangement et surprend considérablement. 
D'après le texte de l'article 2 du traité d'Angora, l'Ukraine est reconnue Etat indépendant dans la partie située sur le territoire de l'ancien empire de Russie et dans les limites définies dans les accords conclus entre l'Ukraine et la République alliée de Russie, ainsi qu'avec tous les Etats limitrophes. De son côté, la République d'Ukraine reconnaît que tous les territoires dont il est fait mention dans le pacte national turc du 28 janvier 1920 (1337 Hégire) aux articles 1 et 2 du traité de Moscou et à ses annexes sont soumis à l'autorité de la Turquie.

Au même titre, l'Ukraine s'engage à reconnaître tous les points de l'article 1 de l'accord conclu entre la Turquie et les Républiques du Caucase à la Conférence de Kars (traité de Kars) du 13 octobre 1921. D'après l'article 3, sont annulés tous les traités conclus auparavant avec la Russie tsariste en tant que contraires aux intérêts de la Turquie et de l'Ukraine ; de plus, la Turquie est libérée de toute obligation pécuniaire ou de tout autre caractère imposée aux termes des traités conclus entre elle et le gouvernement du tsar.

En ce qui concerne la question touchant à l'ouverture et à la liberté des Détroits pour le passage des navires marchands de tous pays, l'article 4 prévoit pour l'élaboration définitive d'un statut international de la mer Noire et des Détroits l'organisation d'une Conférence de délégués des Etats riverains à condition que les décisions d'une telle Conférence ne puissent porter atteinte aux droits souverains de la Turquie et de Constantinople en particulier. Les deux parties sont également d'accord en tant qu'Etats riverains de la mer Noire pour qu'aucun régime international sur les fleuves côtiers, affluents de la mer Noire, ne puisse être établi sans la participation effective de l'Ukraine et de la Turquie (art. 5).

Dans le but de faciliter les relations entre les deux pays, les parties contractantes s'engagent d'un commun accord à prendre toutes mesures indispensables pour le maintien, le développement rapide si possible des communications maritimes, fluviales, télégraphiques et autres, de même que pour assurer le libre passage des voyageurs et des marchandises. Dans ce but et avec l'assentiment mutuel, les parties contractantes entreprendront les démarches nécessaires pour établir des arrangements avec les républiques soviétiques de Russie et du Caucase (art. 12).

Une série d'articles envisagent la nécessité de conclure des accords spéciaux, des conventions sur les principes du droit international dans l'intérêt réciproque de la Turquie et de l'Ukraine (accords consulaires, commerciaux, économiques, financiers, mesures sanitaires, etc.). Au citoyens ukrainiens en Turquie et Turcs en Ukraine sont accordés des droits de la nation la plus favorisée (art. 7). L'Ukraine accepte dans son entier l'art. 7 du traité de Moscou et l'art. 3 du traité de Kars qui comportent la suppression du régime des capitulations (art. 9).

Tel est dans ses grandes lignes l'aperçu des droits et obligations qui découlent réciproquement pour la Turquie et pour l'Ukraine du traité d'Angora du 2 janvier 1922, en vertu duquel, la Turquie en traitant avec l'Ukraine considérait bien ce pays qu'elle connaissait, comme séparé de la Russie et comme Etat indépendant, possédant tous les droits, toutes les bases nécessaires pour une existence économique et politique indépendante. La situation avantageuse de l'Ukraine à l'Est de l'Europe avec une issue sur la mer Noire, ses inépuisables ressources économiques, son riche passé et sa quarantaine de millions d'âmes confirmaient davantage la Turquie dans sa juste reconnaissance de l'Ukraine indépendante au point de vue politique, de cette Ukraine avec laquelle, dans le passé la Turquie avait été si liée et qui avec une infatigable énergie poursuivait une longue et pénible lutte pour sa liberté.

La Turquie ne devait pas être sans s'apercevoir que l'Ukraine, sa voisine sur la mer Noire, son fournisseur de blé comme aussi celui des autres pays d'Europe, gémissait sous le joug de la Russie tsariste ; elle n'était pas sans remarquer comment à partir de 1917 l'Ukraine s'était lancée dans le mouvement qui devait lui donner son indépendance, la façon dont elle défendit ses droits à l'existence sur plusieurs fronts à la fois, contre les bolcheviks russes, contre l'armée volontaire russe, etc. La Turquie comprenait que bien que dans le passé elle eut eu des difficultés avec les Cosaques de l'Ukraine, avec la « Sietch » des Zaporogues, elle avait trouvé devant elle de braves guerriers qui au moment de la paix devenaient les meilleurs amis. La Turquie se rappelait la manière dont l'hetman Bogdan Khmelnistski, de par le traité de Péreïaslavl en 1654 avait uni l'Ukraine à la Moscovie d'alors, mais elle n'ignorait pas non plus comment ce même Bogdan Khmelnistski s'en était peu après repenti, comment son successeur Vigovsky avait tourné ses armes contre Moscou remportant la victoire à Konotop. La Turquie se rappelait encore que ce même hetman Vigovsky avait conçu un plan d'union fédérale dirigée contre Moscou et dont aurait fait partie l'Ukraine, la Lithuanie, la Pologne. Mais ces plans ne pouvaient sauver l'Ukraine à l'époque, alors que les tsars de Moscovie qui la considéraient comme butin de guerre la morcelaient pour la désagréger ensuite, treize ans après lorsque par le traité d'Androusov en 1667 avait lieu le partage de l'Ukraine entre la Pologne et la Moscovie. Par ce traité, la partie occidentale de l'Ukraine, à l'exception de Kiev, était annexée à la Pologne et la partie orientale restait à la Russie. Il est vrai qu'en 1686 par un traité entre la Russie et la Turquie, tout le territoire compris entre le Dniepre et le Boug était déclaré res nullins, c'est-à-dire, n'appartenant à personne. Dans l'histoire de l'Ukraine, cette période porte à juste titre le nom d'Epoque de la Ruine.

La cause initiale de tous les malheurs qui affligeaient le peuple ukrainien était à Moscou. Le gouvernement moscovite interprétait grossièrement et non sans malice la décision de la Grande Rada de Pereïaslavl (1654) concernant l'annexion de tout un peuple et de l'Ukraine à l'arbitraire du tsar de Moscovie et à l'insatiable appétit de ses voïevodes et de ses policiers. C'est pourquoi, Bogdan Khmelnitski lui-même et ses successeurs ayant compris les malheurs qui attendaient l'Ukraine s'efforcèrent de chercher un appui contre les tsars de Moscou. Et c'est alors que les hetmans ukrainiens s'adressèrent à plusieurs reprises aux sultans de Turquie. Des relations diplomatiques actives furent même établies entre l'Ukraine et la Turquie, l'Ukraine et la Perse, l'Ukraine et la Suède du temps de Bogdan Khmelnitski. L'un des hetmans, Pierre Dorochenko dont les Ukrainiens aiment à rappeler le nom, conclut une alliance militaire avec la Turquie. Elle eut pour résultat l'appui de la Turquie, ce qui permit à Dorochenko d'étendre son autorité sur toute l'Ukraine. L'hetman Mazeppa, obligé de quitter l'Ukraine après la défaite de Charles XII à Poltava (1709) se réfugia en Turquie où il continua à jouir de tous les droits et prérogatives qui s'attachaient à son titre d'hetman. Mazeppa était très populaire en Ukraine, ses nombreux partisans s'efforcèrent, un moment, d'obtenir l'appui de la Turquie pour le rétablir dans l'hetmanat. Orlik, élu hetman par les amis de Mazeppa s'appuyait aussi sur la Turquie ; celle-ci continua à montrer ses sympathies à son ancienne alliée même après le coup fatal porté à l'Ukraine par l'impératrice russe Catherine II qui supprima l'hetmanat (1764) et après la destruction de la « sietch » zaporogue (1775). Une partie des Cosaques zaporogues émigra en Turquie, en Dobroudja et les autres passèrent au Kouban (Caucase du Nord).

Cette sympathie turque s'est maintenue jusqu'à nos jours. Il suffit de rappeler avec quelle solennité fut accueilli à Constantinople le premier ambassadeur de l'Ukraine indépendante, accrédité auprès du Sultan, à la fin de 1918. Et cependant pour la Turquie, c'était l'époque des jours de deuil national ; les alliés étaient alors dans la capitale de la Turquie, l'empire était à son déclin, le trône des successeurs, de Mahomet le Conquérant était ébranlé jusque dans ses fondements.

Depuis, une nouvelle Turquie nationale a surgi sur cet amas de ruines et d'humiliations. Une Turquie nouvelle est née donnant au monde un exemple remarquable de défense héroïque de ses droits reconquis pour la cause de l'existence du peuple turc, de ce peuple qui a su conserver dans les profondeurs de son âme le trésor miraculeux d'une bravoure exceptionnelle, d'une abnégation sans exemple, de hautes qualités morales et un amour illimité de sa patrie !...

C'est cette Turquie ressuscitée qui a conclu des traités avec les républiques du Caucase et de l'Ukraine si connues d'elle et dont les peuples, après avoir longtemps été sous le joug étranger, surent dans un moment d'exaltation patriotique retrouver leur ancienne liberté. Cependant par une ironie du sort, cette liberté a subi une nouvelle éclipse et a dû non sans regret quitter les steppes et les montagnes de l'Ukraine et du Caucase. Mais est-ce pour toujours ? Non, nous ne le croyons pas ! Les beaux jours reviendront et le soleil de la liberté éclairera de nouveau de ses rayons vivifiants le champ natal des Caucasiens et des Ukrainiens, affermissant ainsi davantage les liens qui unissent ces pays qui luttent en ce moment contre l'ennemi commun et qui plus tard travailleront ensemble pour leur développement pacifique et leur prospérité.

Voir également : L'Ukraine, le Khanat de Crimée et l'Empire ottoman

La déportation des Tatars de Crimée par Staline

L'épopée des volontaires polonais de l'armée ottomane

Les assassinats de Talat Paşa (Talat Pacha) et de Simon Petlioura : la question de leur responsabilité personnelle dans les massacres dont ils ont été accusés

Hamdullah Suphi : "Comment se brisent les idoles"