Said Halim Paşa, L'Empire ottoman et la guerre mondiale, Istanbul, Isis, 2000, p. 76-79 :
"Envisageant le traité de Sèvres au point de vue des conséquences qu'aurait son application, nous pouvons dire que c'est une œuvre mortellement nuisible à l'humanité.
Analysons maintenant ce pacte au point de vue de la morale internationale.
C'est visiblement un instrument destiné à attenter à la vie d'un peuple dont l'existence, en comptant les phases qui précédèrent sa migration vers l'ouest et sa constitution en Empire, date de plus de deux mille ans et dont la décadence actuelle, après un passé éclatant, n'est qu'un accident dans sa carrière qui est loin d'être arrivée à terme. Dire de cette nation, en manière d'excuse, qu'elle est une horde barbare réfractaire à la civilisation, est une stupide calomnie forgée dans le feu des sordides convoitises occidentales et entretenue au souffle des passions les moins avouables. Sept siècles d'histoire la réfutent.
Oui, la Turquie a malheureusement décliné. Mais elle recèle dans son sein tous les éléments d'une régénération complète. Sans le coup que lui a porté la guerre, la réforme de son administration qu'elle poursuivait patiemment depuis la Révolution de 1908, aurait été achevée en une dizaine ou quinzaine d'années.
C'est précisément — n'est-ce pas le comble de l'immoralité ? — parce qu'elle a donné des preuves manifestes de sa capacité de se relever malgré tous les obstacles dont l'impérialisme occidental avait semé son chemin — Capitulations, interventions arbitraires, insurrections artificiellement suscitées dans son sein — que l'Angleterre cherche aujourd'hui à l'étrangler, à la supprimer corporellement.
Nous en appelons aux honnêtes gens d'Occident — il y en a même parmi les plus aveuglés par les préjugés de religion et de race — à supposer même que la Turquie soit arriérée et pourrie au point que l'on dit, n'y avait-il pas d'autres moyens de remédier à cette situation que de la mutiler et d'étouffer peu à peu ce qu'on voulait bien laisser survivre de son corps ? Le système des mandats appliqué à la Turquie — nous parlons au point de vue des conceptions occidentales concernant le traitement du problème turc — ne suffisait-il pas au but que se proposaient ostensiblement les Puissances principales : celui d'établir dans l'Empire une administration efficace et d'assurer par là son progrès et sa prospérité ? En vertu de quel principe avait-on démembré l'Empire, arrachant de sa masse des territoires essentiellement turcs pour en faire des dépendances de telles ou telle Puissance et pour en donner deux en toute propriété, à qui ?
A ... la Grèce, pays qui est, lui-même, encore au seuil de la civilisation occidentale, n'en ayant, du reste, aucune propre ? L'insincérité de l'Entente apparaît dans toute son immorale nudité dans le fait que le système du mandat devait être appliqué à la Turquie et que c'est quand l'Angleterre s'aperçut qu'elle ne pourrait l'obtenir que celle-ci insista sur le démembrement et l'asservissement.
A mettre les choses au pis, la nation turque est-elle inférieure, au point de vue de sa constitution physique, intellectuelle, morale et politique, aux peuples sauvages de l'Afrique ?
Qu'on réfléchisse à cette monstrueuse différence de traitement : le peuple turc condamné à la suppression comme irrémédiablement barbare (c'est en réalité ce à quoi on tendait) et les Nyams Nyams et autres races indigènes du Continent Noir placés sous des mandats européens et soigneusement, pieusement, préservés en vue d'être transformées en "éléments utiles" de la société humaine !
On respectait le droit à l'existence et à l'unité de communautés primitives appartenant notoirement à des races inférieures, des races dont l'incurable sauvagerie éclate dans leurs mœurs publiques et privées, des races cannibales et dont la seule industrie sont le pillage et la guerre, et on refusait ces droits à la nation turque qui a produit un Osman, un Mahomed, un Süleyman le Magnifique ; qui a créé des merveilles d'art dont les musées d'Europe et d'Amérique se disputent les échantillons, qui a fondé des institutions dont ce même Occident, si orgueilleux de sa civilisation, a emprunté plus d'une fois le principe ; qui au XVIIe siècle était le pays le plus florissant et le mieux gouverné en même temps que le plus puissant du monde ; qui a édifié et fait durer dans la splendeur et la gloire pendant plusieurs siècles un immense Empire conquis en grande partie sur cette même communauté indo-aryenne qui, aujourd'hui, oubliant que par là elle s'amoindrit elle-même, l'accuse d'être foncièrement et irrémédiablement barbare, par quoi elle cherche tout simplement à justifier la forme — celle-ci réellement barbare — de sa vengeance !
Car, qu'on ne s'y trompe pas : ce qui a déterminé l'action de l'Occident en général à l'égard de la Turquie dans la crise d'après-guerre, c'est l'esprit de vengeance. Ce qui a déterminé celle de l'Angleterre c'est la crainte ajoutée à l'esprit de vengeance. L'orgueilleux Occident européen et chrétien ne peut pardonner au peuple turc, asiatique et musulman, son irruption dans son domaine et la domination qu'il y a exercée pendant six siècles. Avoir servi d'instrument cinq fois séculaire aux triomphes de l'Orient sur l'Occident, de l'Islamisme sur le Christianisme : voilà l'inexpiable crime de la Turquie !
Ce n'est pas la barbarie de la Turquie, légende absurde, qui fait poursuivre à l'Angleterre l'anéantissement de ce pays. C'est sa supériorité dans le passé dont elle redoute le rétablissement dans l'avenir. C'était la même hostilité plus ou moins atavique contre la Turquie, si ce n'est la même crainte de son relèvement futur, moins perceptible aux yeux des autres pays d'Occident, qui a avait fait de ceux-ci les complices de l'Angleterre contre le peuple turc.
Ajouté à ces sentiments et les compliquant, on voyait ouvertement à l'œuvre le fanatisme, un fanatisme qui refuse de désarmer malgré tant de revanches du christianisme sur l'Islamisme et déshonore le XXe siècle. C'est un fait : dans toute cette entreprise occidentale contre la Turquie, se manifestait, plus ou moins conscient, plus ou moins avoué, un retour offensif de l'esprit des croisades.
Dans l'action de l'Angleterre, qui a trouvé son expression formelle dans le traité de Sèvres, l'intervention de cet esprit éclata avec une crudité déconcertante. M. Lloyd George n'a-t-il pas déclaré publiquement que la reprise de Jérusalem par le maréchal Allenby représentait la fin victorieuse de la neuvième croisade ? Il n'a pas dit que c'était la dernière.
A proprement parler, ce qui donne sa principale et plus désolante signification à l'action de l'Occident contre la Turquie, qui a abouti au traité de Sèvres, c'est précisément cette tendance barbare, réactionnaire, anti-humaine, qui en est une des bases essentielles et dans laquelle on voit la perpétuation de l'esprit des croisades, élargi de façon à comprendre dans ses inspirations l'antagonisme qui sépare l'Occident de l'Orient.
Hâtons nous d'ajouter, toutefois, que c'est surtout dans le monde anglo-saxon que le fanatisme anti-musulman et anti-turc se donne carrière. Les races latines et les races germaniques en sont beaucoup moins affectées. L'Italie en est complètement exempte, ainsi que du préjugé ethnique.
En France, quoique il y ait très certainement des dispositions dans certains cercles à se laisser influencer par l'argument religieux, la masse de la nation en subit l'action en association avec des sentiments généreux dont le seul inconvénient est qu'ils se trompent souvent d'adresse, comme dans le cas des Arméniens. Le jour où la vérité se sera faite sur l'origine et les circonstances intimes des procès turco-arménien et turco-grec, on peut espérer qu'il ne restera pas trace au sein de la nation française des préjugés qui déterminent son opinion sur les rapports de la Turquie avec ses sujets chrétiens. Mais pour cela il faut vouloir connaître la vérité. Jusqu'à présent on a plutôt cherché à la fuir, craignant d'avoir à abandonner des habitudes d'esprit devenues chères. Avec un peu de courage — celui-ci consisterait à subir sans défaillance l'accusation de trahir la cause chrétienne — les gouvernants français qui sont en mesure d'apprendre la vérité sur la nature réelle des tragédies nationales qui ont ensanglanté le sol de la Turquie, s'ils ne la connaissent déjà — avec un peu de courage, le monde officiel de la République pourrait détruire définitivement au sein du pays la légende de la "sauvagerie" turque qui y a régné trop longtemps."
Voir également : Ahmet Rıza et la faillite morale de la politique occidentale en Orient
Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)
La Turquie ottomane et la Première Guerre mondiale (3) : un point de vue égyptien