François Georgeon, Des Ottomans aux Turcs : naissance d'une nation, Istanbul, Isis, 1995 :
"Cependant, en menant cette politique en faveur de l'élément turc, les Jeunes Turcs n'ont pas pour autant négligé la dimension islamique. Ils considéraient l'islam d'une manière instrumentale, à la fois comme un élément de solidarité entre les Turcs de l'Etat ottoman, et comme un ciment entre les deux grands peuples de l'Empire, les Turcs et les Arabes. Cet aspect de la politique des Jeunes Turcs peut se repérer à plusieurs niveaux. Ils entretiennent des liens étroits avec les groupes religieux, notamment avec la principale revue islamiste, le Sırat-i Müstakim (A. Somel, 1987), avant de créer leur propre organe, la Revue de l'Islam (Islam Mecmuası)." (p. 34)
"Considérons les grands noms du réformisme musulman au XIXe siècle : Djemal ed-din el-Afghani, Mohammed Abduh, Rachid Rida. Aucun d'entre eux n'est turc. Centre politique et culturel de l'islam, Istanbul n'a jamais joué le rôle d'el-Azhar ou de la Zitouna. A l'époque des réformes politiques, Istanbul attire du reste de l'Empire des commerçants et des fonctionnaires, plus que des hommes de religion. Le réformisme apparaît ainsi comme un phénomène périphérique que l'on retrouve aux marges de l'Empire, que ce soit en Syrie, en Egypte ou chez les musulmans de Russie. Du reste, on peut dire que les racines du nationalisme arabe dans l'Empire ottoman plongent directement dans le mouvement réformiste.
Est-ce à dire que le réformisme ait été complètement absent de Turquie ? Certes non. Par exemple, on peut citer dans la foulée de la révolution jeune-turque de 1908, un courant moderniste musulman à Istanbul, autour de la revue Sırat-i Müstakim et de Mehmed Akif, qui prônait une attitude libérale en ce qui concerne la religion et le problème de la femme. Ce courant était d'ailleurs fortement influencé à la fois par les idées de Mohammed Abduh et par les musulmans de Russie qui s'efforçaient de faire pénétrer dans l'Empire ottoman les idées du réformisme tatar. Mais ce courant n'a pas duré. La guerre de Tripolitaine puis les guerres balkaniques, la montée du nationalisme turc ont contribué à rejeter vers le conservatisme les éléments les plus avancés de l'islam ottoman. Le réformisme musulman est demeuré un phénomène limité. Prenons le cas de l'un de ses plus brillants représentants, Mehmed Akif. Celui-ci est l'un des chefs de file du réformisme en 1908, puis il célèbre la guerre d'indépendance qui conserve malgré tout un caractère religieux. Mais ce réformateur de l'islam ne peut supporter les grandes réformes de Mustafa Kemal, et il s'exile. Où cela ? En Egypte, dans la patrie classique du réformisme. Cet itinéraire de Mehmed Akif est comme le symbole de la place du réformisme musulman en Turquie." (p. 14)
François Georgeon, "La mort d'un empire (1908-1923)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989 :
"Dans le « raz de marée d'idées » qui recouvrait l'empire en 1908, deux grands courants émergeaient, séparant ceux qui se tournaient vers l'islam et ceux qui subissaient la « tentation de l'Occident ». Toute la vie intellectuelle se polarisait autour de ces deux tendances.
L'un des principaux porte-parole du courant islamiste était Mehmed 'Akif. Né en 1873 d'un père professeur à la medrese du quartier de Fatih, à l'époque principal centre de la culture islamique d'Istanbul, il avait été très marqué par son enfance passée dans un milieu musulman modeste. Après des études à l'école vétérinaire, il avait mené parallèlement une carrière d'écrivain et d'employé au ministère de l'Agriculture. En 1908, il fut nommé professeur de littérature à l'université d'Istanbul. Mehmed 'Akif jouissait d'une grande popularité auprès des masses, dont il exprimait le désarroi et les aspirations dans de longs poèmes lyriques ; il s'inquiétait du fossé existant entre les intellectuels ottomans, prêts à singer l'Occident et à ne voir dans la religion qu'un obstacle au progrès, et les masses, portées à mettre le déclin de l'islam au compte des moeurs occidentales. Selon Mehmed 'Akif, il fallait s'appuyer sur l'esprit progressiste de l'islam. Le modèle à suivre, c'était le Japon, qui avait réussi à adopter les sciences et les techniques occidentales sans pour autant perdre son âme.
Autour de 'Akif, un certain nombre d'oulémas, d'écrivains et poètes, influencés par l'oeuvre de Djemâl ed-Dîn el Afghânî et de son disciple Mohammed 'Abduh publièrent à partir de 1908 une revue « moderniste », le Sïrat-i Müstakim, qui rencontra un large succès. Favorables à la Constitution, assimilée à la « consultation » islamique, hostiles au putsch d'avril 1909, les modernistes estimaient que le déclin des pays musulmans était dû non à l'islam lui-même, mais à la forme corrompue qu'il avait fini par prendre, du fait des innovations (bid'ât), de l'esprit d'imitation stérile (taklîd), de l'influence des ordres mystiques. Le résultat était un islam fermé à l'esprit scientifique, incapable d'évoluer et de s'adapter au monde moderne. Pour sauver les sociétés islamiques du retard il fallait revenir à un islam purifié, retourner à l'« esprit de libre examen » (idjtihad) pour retrouver une religion conforme à la raison, apte à adopter les sciences nouvelles, que l'Europe avait en fait empruntées aux musulmans au Moyen Age. Loin de toute conception contemplative, les rédacteurs du Sïrat-i Müstakim préconisaient un renouveau de l'esprit d'entreprise dans le commerce, l'industrie, la banque.
Pendant plusieurs années, 'Akif et le Sïrat-i Müstakim représentaient l'aile la plus libérale et la plus moderne du courant islamiste." (p. 589-590)
Binnaz Toprak, "Les intellectuels islamistes", in Paul Dumont et François Georgeon (dir.), La Turquie au seuil de l'Europe, Paris, L'Harmattan, 1991 :
"L'occidentalisation constitue aujourd'hui l'une des principales préoccupations des intellectuels islamistes. Cette question, qui remonte à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, avait déjà divisé les intellectuels ottomans. En gros, il y avait alors deux écoles de pensée : les occidentalistes et les islamistes, qui se distinguaient par leurs divergences sur l'occidentalisation progressive de l'Empire depuis la période des Tanzimat et sur les réformes à entreprendre. Ces deux groupes, toutefois, convergeaient sur un point, à savoir la nature inéluctable de l'occidentalisation et la nécessité d'adopter la technologie occidentale. Tous deux s'accordaient à reconnaître que l'Empire ottoman devait rattraper son retard sur l'Occident, et que seule la technologie moderne lui permettrait de retrouver sa grandeur passée. Cependant, occidentalistes et islamistes divergeaient sur le couple technologie/civilisation. Selon l'école occidentaliste, c'était la civilisation occidentale dans son ensemble qui avait pu donner naissance à une technologie si avancée. Pour elle, la technologie occidentale ne pourrait être adoptée avec succès que si l'on adoptait simultanément la civilisation occidentale. Les islamistes, pour leur part, considéraient qu'une nation qui se détourne de sa propre civilisation ne pouvait que donner naissance à un monde factice, d'imitation. A leurs yeux, ce que les occidentalistes présentaient comme un remède constituait en fait la cause de la maladie. C'était précisément parce que les Ottomans s'étaient détournés des racines de leur propre civilisation qu'ils avaient perdu leur puissance. Des penseurs islamistes comme Mehmed Akif, Said Halim Pacha, le cheikh ul-islam Mustafa Sabri, étaient d'avis que la culture de l'Empire ottoman, et la civilisation musulmane qui en constituait la base, étaient nettement supérieures à la civilisation occidentale. La marche à suivre était par conséquent d'adopter la technologie occidentale, mais de conserver la civilisation ottomane-musulmane." (p. 168-169)
Faruk Bilici, "L'islam à la fin de l'Empire ottoman et dans la république kémaliste : diversité et modération", in Semih Vaner (dir.), La Turquie, Paris, Fayard, 2005 :
"Paradoxalement, c'est aussi lors de cette période de déclin de l'islam officiel comme de l'islam parallèle que naquirent, à l'image du reste du monde musulman d'ailleurs, les courants politiques islamistes, élaborant pour la première fois avec des outils contemporains la théorie de la société et de l'Etat islamiques. Une bonne partie des idées d'hommes politiques et intellectuels tels que le prince Said Halim Pacha, petit-fils de Mehmed Ali Pacha d'Egypte, Said Nursi, Mehmed Akif Ersoy ou encore Mustafa Sabri Efendi vinrent également nourrir l'islam de la Turquie contemporaine, assurant ainsi la transition entre l'Empire et la République. Deux personnages se dégagent nettement de ce lot et sont toujours d'actualité : le grand poète et intellectuel Ersoy et Said Nursi, dit Bediüzzaman. Adepte de Cemâleddin al-Afghani, le premier a tenté, par ses écrits, d'éveiller les esprits afin de lutter contre la misère matérielle, politique et intellectuelle du monde musulman, contre l'impérialisme. Le second, d'origine ouléma et soufi nakchibendi, a créé autour de son œuvre dite Risâle-i Nûr (Livre de Lumière) et par sa lutte acharnée contre l'idéologie kémaliste, un grand réseau de disciples et un courant religieux qui connût sa période de gloire après les années 1970, et dont l'écho dépasse largement les frontières de la Turquie. (...)
Pratiquement unanimes et en accord avec les Jeunes Turcs en ce qui concernait la nécessité d'une monarchie (califat) constitutionnelle édifiée avant la révolution de 1908, les islamistes furent partagés par la suite pour ce qui concernait les institutions nouvelles, la conception libérale de la société et les réformes juridiques adoptées par le nouveau régime." (p. 299-300)
Faruk Bilici, "La culture politique des islamistes en Turquie et en Egypte : Héritage commun et spécificités", in Iman Farag (dir.), Modernisation et nouvelles formes de mobilisation sociale II : Egypte-Turquie : actes des Journées d'Études tenues au Caire, les 8, 9, 10 juin 1990, Le Caire, CEDEJ, 1992 :
"Malgré ces divergences, Al-Afghani et Muhammad Abduh surtout trouvèrent des échos très favorables à Istanbul. Ce n'est certainement pas un hasard si Namik Kemal (1840-1888), le poète de la liberté, a rédigé comme Al-Afghani et à sa suite une réfutation de Renan (Renan Müdafaanamesi). Les islamistes turcs, cependant, suivront de façon générale une voie plus « abduhiste », préférant la reconstitution (ou la restauration) d'une société musulmane ancrée dans la longue durée. N. Kemal écrivait ainsi en 1872 : « Il faut chercher à unir les peuples de l'islam non par les objectifs politiques ou les querelles doctrinales mais par la présence des prédicateurs et par les pages des livres ». En bon chantre de la modernisation islamique, il pensait que les Ottomans étaient les musulmans les plus proches de l'Europe et les plus avancés sur la voie de la modernisation et qu'il leur revenait donc tout naturellement de montrer le chemin aux autres peuples de l'islam. Pour lui, il ne faisait aucun doute que les musulmans s'uniraient un jour dans le progrès.
Les islamistes, comme les Jeunes Turcs, n'ont pu s'exprimer librement qu'à partir de la Révolution de 1908, période marquée par la prolifération de nombreuses revues favorables à la problématique de modernisation de Muhammad Abduh. Trois d'entre elles, Sebilûrresad, Sirat-i Mustakim, et Islam sont d'ailleurs les organes théoriques dans lesquels est née la pensée islamiste turque de la première moitié du XXe siècle. Quelles que soient leurs nuances les auteurs tels Said Halim Pacha (1863-1921), Ahmed Hilmi (1865-1914), Ferid Kam (1864-1944), Mehmet Akif Ersoy (1873-1936), ou Semseddin Günaltay (1883-1961), tous formés dans les écoles « laïques » ou encore les ulémas comme le Cheykhu'l-Islam Musa Kazim Efendi (1858-1920) ou Mehmet Hamdi Yazir (1878-1942), ont tous été marqués par l'influence d'Al-Afghani et d'Abduh.
Deux personnages se dégagent du premier groupe. Le premier est un égyptien de naissance et de culture : Said Halim Pacha. Le deuxième est un admirateur inconditionnel d'Al-Afghani et surtout de Muhammad Abduh, ayant passé plus de dix ans en Egypte ; il s'agit de Mehmet Akif Ersoy, le célèbre poète qui a rédigé l'hymne national de la République turque et dont les œuvres sont encore apprises par cœur par toutes les générations islamistes.
Said Halim Pacha
Né au Caire et petit fils de Mehmet Ali Pacha, Said Halim Pacha est surtout connu comme le Premier ministre qui n'a pu empêcher l'entrée de l'Empire ottoman dans la Première Guerre Mondiale. Son soutien financier accordé aux Jeunes Turcs exilés en Europe et en Egypte avait été récompensé après la Révolution de 1908 par l'octroi de postes-clés dans l'Empire vacillant. Tour à tour président du Conseil d'Etat, ministre des Affaires étrangères et Premier ministre (1913), il fut déporté à Malte en 1919 avec les autres responsables de l'empire durant la Guerre. A sa libération en 1921, il fut assassiné à Rome par des Arméniens.
Said Halim Pacha a surtout écrit en français, textes qui ensuite ont été traduits en turc pour être publiés dans la revue Sebilûrresad. Ses écrits portent avant tout sur l'organisation sociale et politique des pays musulmans et sur la question communément posée par tous les islamistes de la première génération, à savoir : les raisons du retard accumulé par les sociétés musulmanes par rapport à l'Occident. Tout en se montrant convaincu que l'islam réunit tous les éléments nécessaires au bonheur de l'humanité, il considère que les religions ne sont pas des facteurs déterminants dans le processus de développement des sociétés ; pour lui, l'exemple japonais montre que même les religions non-révélées ne constituent pas un obstacle au développement.
Ce retard, selon lui, doit être attribué à plusieurs causes. Les musulmans, tout d'abord, ont mal compris les prescriptions islamiques, leurs sociétés demeurant encore trop attachées aux institutions anté-islamiques. Une relecture plus attentive des sources s'impose donc, relecture qui sera fonction des changements introduits par le temps et des nouveaux besoins. Une seconde raison de ce retard est, toujours selon Said Halim, le fanatisme chrétien qui a provoqué d'innombrables conflits armés avec les musulmans, empêchant ainsi les musulmans de suivre l'évolution des pays occidentaux. Les musulmans étant devenus aussi fanatiques que les chrétiens, l'observateur non averti a pu penser que le retard des musulmans venait de leur religion. Ainsi, alors que l'Occident s'occupait à développer sciences et techniques, les peuples musulmans, repliés sur eux-mêmes, discutaient de problèmes stériles de métaphysique. Les occidentaux, mettant à profit cette période de sommeil, ont alors occupé les pays musulmans grâce aux armes les plus efficaces. Ces occupants, cependant, avaient une vue tellement courte qu'ils n'ont pas compris que leurs attitudes impitoyables entraîneraient immanquablement une réaction violente de la part de leurs opprimés musulmans. En acceptant le développement politique différencié des peuples musulmans, le prince Said Halim Pacha adhère largement aux idées d'Al-Afghani et d'Abduh. Pour lui l'islam est comparable aux mathématiques : de même que les mathématiques n'ont pas de patrie, de même ne peut-on pas parler d'un islam turc, arabe, iranien ou indien. L'islam, comme les sciences exactes, peut cependant développer des cultures locales. Pour le prince, « la meilleure forme de la société musulmane est celle fondée sur les nations » et c'est là que Said Halim s'éloigne considérablement de l'Ittihad-i millet (l'union des peuples musulmans) telle qu'envisagée par le Sultan Abdulhamit II pour se rapprocher de la thèse de Muhammad Abduh. Le taklîd (l'imitation), enfin, peut rendre compte de ce retard des musulmans. Là encore le parallèle est très net entre Abduh et Said Halim qui considère qu'adapter les institutions occidentales à la vie des musulmans entraîne nécessairement la modification du fonctionnement de la société. Si le constitutionnalisme (il parle de la constitution ottomane de 1876 encore en vigueur au début du XXe siècle) ne fonctionne pas dans les pays musulmans, c'est que la constitution n'est que le fruit de l'adoption artificielle d'une loi appelée à régir une société (occidentale) fondée sur la lutte des classes, alors que la société musulmane est fondée sur la solidarité. Dans les mains de l'élite, des lois de ce type ne peuvent que devenir un instrument d'oppression et c'est ainsi que, pour lui, la Révolution de 1908 a été totalement détournée de sa fonction au profit d'une minorité d'intellectuels et de bureaucrates.
Mehmet Akif Ersoy
Bien que ses ouvrages continuent à être reproduits et largement commentés principalement par ceux qu on pourrait appeler « les islamistes nationalistes », Said Halim Pacha n'a aujourd'hui ni la notoriété ni l'actualité de Mehmet Akif Ersoy. D'origine albanaise, Ersoy a fait des études vétérinaires. Surnommé « Poète de l'islam » (cha'iru'l-Islam), contre les nationalismes arabe et turc il incarne le réformisme musulman le plus pur dans ligne de l'école du Manâr. Outre des poèmes réunis sous le titre de Safahat, Ersoy a écrit de nombreux articles dans la revue Sebilûrresad. Les traductions qu'il a réalisées montrent, si besoin est, en matière religieuse sa filiation intellectuelle : La femme musulmane de Farid Wajdi ( 1909), La réfutation de Muhammad Abduh contre les attaques de Hanotaux (1915), les deux ouvrages d'Abd Al-Aziz, Les dégâts causés par la boisson dans la vie sociale (1923) et Réponse à l'Eglise anglicane (1924) de même que les ouvrages de Said Halim Pacha, Les Institutions politiques dans la société musulmane (1921) et La Formation politique en Islam.
Pendant toute sa vie, Ersoy a défendu l'indépendance des musulmans, s'élevant également contre la misère de la umma. Son célèbre poème Shark (Orient), écrit en 1918, résume assez bien sa pensée et son pessimisme concernant les peuples musulmans :
"On me dit : qu'as-tu vu, tu as beaucoup voyagé dans l'Orient ? J'ai vu :
Ici et là
Des villes en ruine, des monuments par terre, des peuples (umma) sans leader,
Des ponts écroulés, des canaux défoncés, des routes sans voyageurs,
Des dos courbés, des cous amaigris, des sangs sans vie (kaynamaz kanlar),
Des têtes sans pensée, des cœurs durs, des âmes rouillées :
Des insurrections, des esclavages, des dictatures, des abjections,
Des hypocrisies, des obsessions dégoûtantes, des maladies ;
Des foyers sans fumée couverts de toiles d'araignée, des forêts brûlées,
Des champs sans culture, des maisons envahies par l'herbe, des moissons pourries ;
Des imams sans fidèles, des visages sales, des têtes sans prosternation ;
Des coreligionnaires impitoyables tuant leurs frères au nom de la 'Guerre Sainte' ;
Des demeures inhabitées ; des villages vides ; des toits écroulés ;
Des jours sans travail ; des soirées sans réflexion !..."
Le grand voyageur qu'était Al-Afghani avait également vu tout cela et voulait agir vite pour une révolution radicale. Ersoy, tout en défendant Al-Afgani contre les ulémas fanatisés, évoque son illustre prédécesseur dans les pages de Sebilûrresad avec beaucoup de déférence mais marque sa préférence pour l'aspect pédagogique de la pensée d'Abduh :
"Je veux aussi la révolution, (mais) comme Abduh...
Pas comme chez certains bandits, (qui), avec une arme non tranchante,
(Veulent) investir la Sublime Porte et pendre les hommes.
Retires-en tous tes frères, retire-toi, toi-même
Ne reste pas au milieu, mon fils, tourne vers un petit chemin !
S'il y a moyen, va en Europe demain !"
Tels sont les conseils donnés au lendemain de la Grande Guerre (1919) par Mehmet Akif Ersoy à son « fils » Asim, dans son long poème du même nom. En conflit avec les réformes kémalistes, le poète avait préféré se retirer à Helwan, près du Caire, chez son protecteur, Abbas Hilmi Pacha. Tout en donnant des cours de littérature turque à l'Université d'Egypte, il a traduit le Coran en turc en réponse à une commande des kémalistes pour son éventuelle lecture lors des prières. Cette traduction, cependant, n'a jamais été publiée, son auteur en ayant brûlé les épreuves de peur de porter la responsabilité d'une telle nouveauté en islam. Sans partager les idéaux du régime, Ersoy n'a pas lutté non plus ouvertement contre lui." (p. 154-157)
Fahir İz, "Mehmed 'Âkif", Encyclopédie de l'Islam, nouvelle édition (ouv. col.), tome VI, Leyde, Brill, 1989 :
"MEHMED 'ÂKIF, en turc moderne Mehmet Akif Ersoy (1873-1936), poète turc, patriote et défenseur du Panislamisme.
Il naquit à Istanbul, d'un père, Mehmed Tâhir, natif d'Ipek, dans le Nord de l'Albanie (auj. Peć, en Yougoslavie) et d'une mère originaire de Bukhârâ. Il étudia les langues islamiques classiques (turc, arabe et persan) dans sa ville natale, obtint le diplôme de la rûshdiyye ou école secondaire Fâtih et poursuivit ses études supérieures à l'Ecole de Sciences Politiques puis à l'Ecole Vétérinaire civile. Il exerça pendant 30 ans les fonctions de vétérinaire au ministère de l'Agriculture, voyagea beaucoup en Anatolie, dans les Balkans et les pays arabes, tout en enseignant et faisant même des conférences sur la littérature à l'Université d'Istanbul ; après sa démission, en 1913, il enseigna dans diverses écoles et prêcha dans les mosquées d'Istanbul.
Il avait déjà manifesté de l'enthousiasme pour le Panislamisme à l'époque de la révolution jeune turque et pendant la guerre des Balkans de 1912-13 ; aussi, en 1915, lorsque la Turquie fut entrée en guerre aux côtés des empires centraux, 'Akif fut-il invité par le gouvernement du Kaiser à se rendre en Allemagne pour enquêter et rédiger un rapport sur la situation des prisonniers de guerre musulmans dans ce pays. Ce voyage lui donna pour la première fois l'occasion d'entrer en contact avec l'Occident et avec une situation et des attitudes différentes de celles de l'Orient islamique. Ensuite, le Comité Union et Progrès [voir Ittihâd we Terakkî Djem'iyyeti] l'envoya en 1917, après qu'eut éclaté la révolte du Sharif Husayn à La Mekke, en mission au Nadjd auprès des Al Rashîd de Hâ'il qui étaient pro-turcs. Il devint en outre secrétaire général du Dâr ûl-Hikmet ul-islâmiyye rattaché au service du shaykh al-Islâm, mais il perdit son poste en 1919, lorsqu'il appela à résister contre les troupes grecques qui entraient en Anatolie à la suite de l'armistice de Mudros d'octobre 1918. Il épousa alors la cause nationaliste défendue par Mustafâ Kemâl (Atatûrk) [q. v.] et fit partie de la Grande Assemblée Nationale (GAN) à Ankara, en 1920, en qualité de député de Burdur. L'année suivante, le ministre nationaliste de l'Education, Hamd Allâh Subhi (Tanriöver, 1886-1966) le convainquit de composer une vibrante Marche de l'Indépendance (Istiklâl marshî), qui fut immédiatement adoptée comme hymne national turc." (p. 977-978)
Thierry Zarcone, "Les aléas du pan-islamisme jeune-turc : le seyhülislâm Musa Kâzim Efendi (1850-1920)", in V. Milletlerarası Türkiye Sosyal ve İktisat Tarihi Kongresi : Tebliğler, Ankara, TTK, 1990 :
"La vie et la pensée du seyhülislâm Musa Kâzim Efendi ont été peu étudiées. Ce jeune turc islamiste a pourtant joué un rôle qui n'est pas des moindres sous le deuxième régime constitutionnel ottoman. Il fut aussi membre de l'ordre naksbendî et, chose étonnante pour un islamiste convaincu, de la confrérie hétérodoxe bektasî et de la franc-maçonnerie. Incontestablement inspiré par le réformisme égyptien (Cemâl eddîn Al-Afganî, Muhammed Abduh), il est une des grandes figures du pan-islamisme jeune-turc. Notre communication vise principalement à définir, à travers une étude de ses écrits philosophiques et théologiques, quelle est sa vision de l'islam et quelles sont les caractéristiques de son soufisme." (p. 96)
Voir également : Sait Halim Paşa et l'esprit de croisade anti-turc
Le séjour de Mehmet Akif Ersoy en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale
Ahmet Rıza et la faillite morale de la politique occidentale en Orient
Les réformes d'Enver Paşa (Enver Pacha) à la tête du ministère de la Guerre
Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)
La révolution jeune-turque ou la quête d'une modernité turque
Les Jeunes-Turcs et les confréries soufies
Les Jeunes-Turcs et l'alévisme-bektachisme
La pluralité de l'Islam turc
La Turquie ottomane et la Première Guerre mondiale (3) : un point de vue égyptien
Le kémalisme et l'islam