A. Ubicini, "Omer-Pacha", L'Illustration. Journal universel, n° 555, volume XXII, 15 octobre 1853, p. 248-249 :
"Omer-Pacha,
muchir (feld-maréchal), ottoman, commandant en chef des troupes turques en Bulgarie, est né en 1801, à Vlaski, bourg de la Croatie, situé dans le cercle d'Ogulini, dont son père était lieutenant-administrateur. Son nom de famille est Lattas. Admis très-jeune à l'école militaire de Thurm, en Transylvanie, le jeune Lattas commença sa carrière militaire au service de l'Autriche. A la suite d'une querelle avec son officier supérieur, vers 1830, il émigra en Turquie, où le vieux Khosrew-Pacha, alors
seraskier (ministre de la guerre), le prit sous sa protection, et le fit entrer dans l'armée régulière avec le grade de
binbachi (chef de bataillon), après l'avoir marié à la fille d'un ancien chef de janissaire, sa pupille.
J'eus l'occasion de voir plusieurs fois Omer-Pacha, en 1848,
en Valachie, à l'époque où il commandait le corps expéditionnaire mis à la disposition de Suleiman-Pacha, envoyé, peu après son retour de son ambassade de Paris, dans les principautés, comme commissaire extraordinaire de la Porte. Il n'était encore que général de division, mais il fut, quelques semaines après, promu au grade qu'il occupe aujourd'hui, et qui est le dernier échelon de la hiérarchie militaire en Turquie.
L'armée turque, forte d'environ 15,000 hommes, était campée le long de la rive gauche du Danube, à trois quarts de lieue de la petite ville valaque de Giurgewo, située vis-à-vis de Routschouk. Le général me fit visiter lui-même son camp, et j'admirai l'ordre et la discipline qui y régnaient. Ce qui me frappa surtout, quoique peu familiarisé avec de pareils détails, ce fut moins la bonne tenue des troupes, bien différente de celle des troupes russes que je vis un mois après, que le soin, la vigilance apportés dans la direction du matériel, dans les approvisionnements, dans le service des ambulances. Cette partie si essentielle et, il faut le dire, si négligée jusqu'ici par les généraux ottomans, du service des armées, préoccupait au plus haut degré Omer-Pacha. Aussi passe-t-il pour aussi bon administrateur que bon général.
J'entrai avec lui à deux ou trois reprises sous les tentes des soldats ; il nommait la plupart par leur nom, goûtait leur eau et leur riz, s'enquérait de leurs besoins, et leur adressait des questions auxquelles ils répondaient avec un ton de familiarité respectueuse, d'où je tirai la preuve que le général avait su conquérir dans son armée cette popularité qui a été le propre de la plupart des grands capitaines.
Omer-Pacha ne parle pas le français, quoiqu'il l'entende, je crois, passablement ; mais il s'exprime avec une égale facilité en turc, en serbe, en allemand, en italien. C'est dans cette dernière langue que nous conversâmes. Il était impatient de la guerre, qui, à ce moment aussi, semblait ne tenir qu'à un fil, et il s'indignait des lenteurs de la diplomatie, tout en s'abstenant de tout ce qui eût pu en contrarier l'action.
Il avait à cette époque (et il a, je crois, encore aujourd'hui) pour officier d'ordonnance le chef d'escadron, depuis colonel, Iskender-Bey, qui avait fait ses études en France. Celui-ci me raconta plusieurs particularités de la vie du général en chef. Omer-Pacha avait figuré avec distinction dans toutes les luttes que la Porte avait eu à soutenir depuis quinze ans ; luttes causées, la plupart, par la nécessité de faire rentrer dans le devoir des provinces depuis longtemps insoumises, ou rebelles à
l'introduction récente du tanzimat. Telles avaient été les expéditions de Syrie, en 1844, et, plus tard, celles de la Géorgie et du Kurdistan. Cette dernière surtout avait été glorieuse pour Omer-Pacha. Il avait fait reconnaître partout l'autorité de la Porte, et amené prisonnier à Constantinople le chef des rebelles, Bederkhan-Bey, dernier représentant de
cette féodalité turbulente à laquelle Mahmoud avait porté de si rudes coups. Sultan Abdul-Medjid, plus miséricordieux que son père, pardonna à Bederkhan-Bey, et récompensa son vainqueur en faisant frapper, à la suite de cette campagne, une médaille dont il voulut le décorer lui-même.
Après l'occupation momentanée des principautés, Omer-Pacha, appelé au commandement en chef de l'armée de Roumélie, fut chargé de la tâche difficile de pacifier la Bosnie (1851). Il la remplit également à son honneur, et, dans cette expédition, comme dans celle qu'il dirigea l'année dernière contre le Monténégro, et qui a été si mal appréciée parmi nous, il montra que, chez lui, le talent du général n'excluait pas l'habileté du négociateur.
Omer-Pacha passe pour le meilleur général que possède la Turquie, et le fait est que, dans toutes les occasions où il a été mis à l'épreuve, il a déployé des talents militaires incontestables. Reste à savoir ce qu'il serait sur un champ de bataille européen. Toutefois, ce qui est un symptôme, ses ennemis ont peur de lui. Omer-Pacha a plusieurs fois refusé le ministère, notamment cette année, après que Reschid-Pacha eut été renversé du visirat. Il est, je crois, le seul de tous les grands pachas de la Porte qui n'ait jamais compté ailleurs que dans l'armée, et qui ait refusé tous les emplois de gouverneur, d'ambassadeur, de ministre, pour rester à la tête des troupes. Quelques journaux allemands ont pris texte de là pour donner à entendre qu'il n'attend que l'occasion pour tourner son armée contre le sultan, et révolutionner à son profit la Turquie d'Europe. Omer-Pacha a trop d'esprit pour donner dans un piège aussi grossier. Au lieu de voir dans sa conduite l'ambition d'un traître qui n'aspire qu'à détrôner son maître, voyons-y plutôt la loyauté d'un homme qui veut servir son pays dans le poste où il sent qu'il lui sera le plus utile."
Le Baron de Bazancourt, L'Expédition de Crimée. L'Armée française à Gallipoli, Varna et Sébastopol. Chroniques militaires de la Guerre d'Orient, tome I, Paris, Librairie d'Amyot, 1856, p. 25-29, note 2 :
"OMER-PACHA.
Au moment où apparaît sur le théâtre de la guerre cette nouvelle figure que les événements ont subitement grandie, et qui représenta en sa personne la Turquie armée, comme
le maréchal Saint-Arnaud et lord Raglan représentent les forces militaires de la France et de l'Angleterre, il n'est pas sans intérêt d'esquisser les principaux traits de la vie étrange d'Omer-Pacha.
Homme de guerre, dans un pays auquel toute administration militaire semblait inconnue, il a reconstitué une armée ; et quelque défectueuse qu'elle doive nous paraître et qu'elle soit en effet, c'est elle qui portera les premiers coups, c'est elle qui enregistrera les premiers succès.
La physionomie du généralissime turc est froide, on pourrait presque dire sombre ; son regard est sec plutôt que pénétrant, mais ferme, résolu ; on chercherait en vain à lire une impression sur ce visage impassible auquel une barbe grise, des lèvres brunes donnent une expression mâle et énergique.
Telle est l'impression que nous avons ressentie personnellement, en voyant Omer-Pacha.
La curiosité qu'éprouvait le maréchal de Saint-Arnaud de connaître le général en chef de l'armée turque, d'étudier et de porter un jugement sur cet homme, objet de tant d'opinions diverses, était partagée par tout le monde.
Beaucoup l'exaltent à l'excès, d'autres au contraire lui nient toute qualité militaire.
La vie d'Omer-Pacha n'est pas semblable à celle de nos généraux, qui s'est faite sur les champs de combats. C'est avec la vie elle-même qu'il a lutté résolument, opiniâtrement ; il a forcé l'avenir, il a voulu, ce qui est la première, la plus grande, la plus difficile des qualités, voulu, malgré les obstacles, la misère, la souffrance, voulu sans cesse, voulu toujours, et il est arrivé, comme arrivent les esprits supérieurs, par la force et la persistance de sa pensée.
On lui reproche de l'amour-propre, une sorte de confiance illimitée en lui-même, l'audace imperturbable de sa conviction. — Si on retirait à Omer-Pacha cette foi en lui, cet amour-propre, cette audace de conviction personnelle, on en ferait un homme vulgaire ; ce qu'il n'est pas, et ce que ne peut pas être, celui qui, parti de très-bas, est arrivé très-haut.
Il a doté la Turquie d'une armée qu'il a reconstituée, organisée, disciplinée.
Né à Valski, dans le district d'Ogulini, sur les confins de la Croatie, il s'appelait Michel Lattas, et était le fils de Pierre Lattas, soldat au service de l'Autriche, qui obtint plus tard la lieutenance de ce petit village de Valski. Il naquit dans la religion grecque ; élevé d'abord à l'école de son village, il entra dans l'institution supérieure de Thurni près Carlstadt.
Le jeune enfant était actif, intelligent, travailleur ; ses supérieurs le remarquèrent. Quoiqu'il fut d'une santé faible, d'un extérieur presque chétif, il se sentait entraîné par une vocation ardente vers l'état militaire. Ce fut avec douleur que sa mère le vit entrer, comme cadet volontaire, au régiment d'Ogulini.
Sa belle écriture, son activité, appelèrent promptement sur lui l'attention de ses chefs, et bientôt il fut placé dans la chancellerie des ponts et chaussées, où le major directeur-commandant l'employait tantôt comme copiste, tantôt comme aide ingénieur.
Un triste événement décida de sa destinée. — Son père fut accusé pour des causes relatives à son service et passa en jugement. — Dès lors, la position du jeune Lattas dans son régiment devenait impossible, cruelle même ; il le quitta et erra longtemps sur les frontières, sans ressources, sans asile, vivant au hasard.
Comment quitta-t-il son régiment ? — Qu'il nous soit permis de ne pas nous prononcer, c'est un point qui est resté obscur, volontairement peut-être. Qu'importe ! — dans la vie des hommes, comme dans la vie des nations, il y a des pages obscures et incomplètes.
Michel Lattas abandonnait donc le pays où il était né, sans appui, sans protecteur, n'ayant pour tout bien que l'espérance, précieux trésor, que les souffrances et la misère ne peuvent enlever à une âme forte.
Où allait-il ? — Il ne le savait. Bientôt, inconnu à tous, au milieu d'une nation où la différence de religion est une barrière qui repousse, il fut comme perdu ; nulle part il ne trouvait d'appui ; nulle porte ne lui était ouverte ; nulle main ne lui était tendue.
Ses faibles ressources étaient épuisées ; la misère vint. Peut-être se prit-il à regretter au fond de son cœur sa modeste position, qu'il avait foulée aux pieds pour les hasards d'une vie aventureuse.
Enfin, un négociant turc le chargea de l'éducation de ses enfants ; mais il dut, pour obtenir cet emploi, embrasser le mahométisme. C'est de cette époque que date son nom d'Omer. — Les questions de religion ne se discutent pas ; la foi prend sa source plus haut que l'homme.
Michel Lattas savait-il bien ce qu'il abjurait, en abjurant la foi chrétienne, la religion de sa mère, celle de son berceau ? L'enfant perdu, errant au hasard, s'était dit : « C'est en Turquie que je ferai ma destinée, c'est là que m'attend l'avenir. » Il brisa la barrière qui était entre lui et cet avenir. — Le renégat devint le généralissime des armées turques.
Il entra pour la première fois à Constantinople avec les enfants dont il était le professeur.
Nous nous gardons bien d'accueillir toutes les fables que l'on a débitées sur Omer-Pacha. Bientôt nous le revoyons dans une école militaire, où il est placé comme professeur, grâce à de nouveaux protecteurs qu'il a su conquérir ; car dans tous les pays et chez tous les peuples, la protection est une rude et difficile conquête.
Nous sommes obligé, dans cette courte notice, de n'enregistrer que sommairement les différents épisodes de cette existence si fertile en événements.
La Turquie venait d'acquérir la triste expérience de la nécessité impérieuse où elle était de réformer son organisation militaire.
Elle chercha des ressources en dehors de ses moyens ordinaires, et, comprenant trop tard l'inertie et l'insouciance de sa propre administration, elle accueillit favorablement le bras et le talent des étrangers. C'est de ce moment que date véritablement la carrière d'Omer-Pacha. Aide de camp du vieux séraskier Kosrew-Pacha, qui l'avait pris en affection, il put utilement employer les qualités qui le distinguaient, une véritable instruction et une infatigable activité. Soutenu par cette haute protection, il épousa une des plus riches héritières de Constantinople, fut nommé major ; et sous les ordres immédiats du général polonais Chrzanowski, chargé de la direction des affaires militaires à Constantinople, il prit une part importante à la réorganisation de l'armée. Il fut ensuite employé à des travaux topographiques en Bulgarie et dans les provinces danubiennes. — C'est ainsi qu'en explorant les moindres sentiers, les plus légères ondulations de terrain, les ravins, les plaines, les escarpements, les cours d'eau, il parcourut, pas à pas, ce pays dans lequel il devait plus tard, comme général en chef, conduire l'armée turque.
Nommé successivement aux divers grades, il rendit d'éminents services au gouvernement ottoman dans les troubles de Syrie. Energique dans le commandement, sévère dans la discipline, infatigable, audacieux, il étouffa les tentatives de révolte du vieux parti turc, partout où il les combattit.
En 1848, il devait monter sur un plus vaste théâtre ; les événements politiques le mettaient en contact avec l'élément européen. L'esprit révolutionnaire se répandait de tous côtés comme un torrent de feu ; deux corps d'armée furent envoyés dans les provinces danubiennes, l'un russe, l'autre turc, pour occuper simultanément la Moldavie et la Valachie. Omer-Pacha eut le commandement des troupes turques. Placé entre les exigences de la Russie et celles de l'Autriche, il sut remplir avec une rare habileté de modération et de prudence cette mission délicate.
En 1851, il marcha contre les Bosniaques, farouches musulmans qui se refusaient à toute pensée de réforme. Déjà la révolte avait fait de rapides progrès ; Omer-Pacha, muni de pouvoirs illimités, la comprima en quelques mois. Cet acte de guerre de haute stratégie montra ce que l'on devait, ce que l'on pouvait attendre d'un tel chef.
Il fut employé en 1852 dans l'expédition contre les Monténégrins.
Aujourd'hui le voilà revenu dans ces mêmes provinces danubiennes, qu'il a tant de fois parcourues.
Retranché dans son camp de Schumla, il reçoit sous sa tente les généraux en chef des armées alliées, et leur présente une armée incomplète, comme apparence extérieure, étrange même sur certains points, mais ayant un ensemble militaire, manœuvrant avec calme et précision.
« Les soldats sont mal habillés, mal chaussés, mal armés, écrivait le maréchal de Saint-Arnaud ; mais ils se battront bien. » Ils l'avaient prouvé à Olteniza, ils le prouvaient à Silistrie.
Tel est Omer-Pacha, tel est l'homme auquel la Turquie a confié le soin de ses futures destinées, tel est le généralissime turc."
Série télévisée franco-austro-allemande sur la vie d'Ömer Paşa :
Voir également :
L'épopée des volontaires polonais de l'armée ottomane
Les patriotes hongrois de 1848 et la Turquie ottomane
Hurşid Paşa alias Richard Guyon
Mehmet Ali Paşa alias Ludwig Karl Friedrich Detroit
La France des Bonaparte et la Turquie
Ante Starčević : père du nationalisme croate et turcophile