Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999 :
"En Bosnie-Herzégovine, l'Autriche-Hongrie mena de concert une politique résolument conservatrice visant à maintenir le statu quo dans les campagnes (où vivait et travaillait l'écrasante majorité des Bosniaques1), et une entreprise de modernisation destinée à permettre le développement économique de la province2.
Le conservatisme affiché par les dirigeants austro-hongrois, outre qu'il était parfaitement conforme à la philosophie politique dont ils se réclamaient3, avait pour principal objectif de se concilier les musulmans bosniaques, en particulier l'influente couche des seigneurs fonciers.
Les Austro-Hongrois eurent soin tout d'abord de ne pas toucher au cadre administratif hérité de l'ère ottomane : les sandjak furent simplement rebaptisés Kreise en allemand, et les kaza, Bezirke. Par ailleurs, ils laissèrent la question agraire en suspens, à la grande déception des paysans chrétiens, se contentant d'apporter quelques retouches au régime existant, avec la loi de 1906, qui prévoyait que le montant de la dîme à verser serait défini à partir de la production moyenne des dix années précédentes, et celle de 1911, qui instaurait le rachat facultatif des terres par les paysans. Pourtant, même si le sort de ces derniers n'était certainement pas aussi terrible que le prétendent les historiographes serbes, cette question gardait toute son importance puisqu'en 1910, 111 000 d'entre eux (soit 650 000 personnes, en comptant leurs familles), chrétiens à 80 %, orthodoxes à 60 %, dépendaient toujours, en tant que métayers, de 10 000 propriétaires fonciers, dont plus de 90 % étaient musulmans. La déception paysanne face aux demi-mesures de l'administration austro-hongroise déboucha finalement en 1910 sur une nouvelle révolte. (...)
1. En 1895, 88,34 % de la population active était employée dans l'agriculture. En 1910, ce pourcentage n'avait guère varié puisqu'il était encore de 86,57 % ! (ibid., p. 38)
2. Pour désigner ce phénomène de survivance de la structure sociale traditionnelle dans un pays en voie d'industrialisation, Barrington Moore Jr. usait, dans son ouvrage Social Origins of Dictatorship and Democracy, paru à Boston en 1966, du syntagme « modernisation conservatrice » qu'il appliquait essentiellement à l'Allemagne et au Japon. Un tel phénomène trouvait, d'après lui, son origine dans ce que le processus d' industrialisation
aurait été initié, non par la bourgeoisie, trop faible pour se saisir
du pouvoir, voire inexistante, mais par un Etat autoritaire dans lequel
l'aristocratie foncière était largement représentée. Ce qui était
manifestement le cas en Autriche-Hongrie (Jean Bérenger, op. cit., p.
663) et en Bosnie-Herzégovine aussi.
3. Jean-Paul Bled, Les fondements du conservatisme autrichien, 1859-1879, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, et Jean Bérenger, op. cit., p. 594 et suivantes." (p. 108-109)
"A l'annexion de facto, dont nous venons de voir combien elle fut peu appréciée des Bosniaques eux-mêmes, succéda le 5 octobre 1908 une annexion de jure, lorsque la révolution jeune-turque eût fait craindre aux Austro-Hongrois que les autorités ottomanes ne tentent de reprendre le contrôle de la Bosnie-Herzégovine. Cette annexion suscita cependant moins d'indignation à Istanbul qu'à Belgrade, qui se voyait ainsi privé de la possibilité de s'emparer d'un territoire dont la serbité ne faisait aucun doute aux yeux des tenants de l'historiographie nationale serbe et où vivait une majorité relative d'orthodoxes s'identifiant désormais à la nation serbe." (p. 105)
Voir également : Les déportations de populations civiles durant la Première Guerre mondiale : l'exemple de la Bosnie austro-hongroise
Les villes ottomanes de Bosnie-Herzégovine
La condition paysanne dans l'Empire ottoman
"En Bosnie-Herzégovine, l'Autriche-Hongrie mena de concert une politique résolument conservatrice visant à maintenir le statu quo dans les campagnes (où vivait et travaillait l'écrasante majorité des Bosniaques1), et une entreprise de modernisation destinée à permettre le développement économique de la province2.
Le conservatisme affiché par les dirigeants austro-hongrois, outre qu'il était parfaitement conforme à la philosophie politique dont ils se réclamaient3, avait pour principal objectif de se concilier les musulmans bosniaques, en particulier l'influente couche des seigneurs fonciers.
Les Austro-Hongrois eurent soin tout d'abord de ne pas toucher au cadre administratif hérité de l'ère ottomane : les sandjak furent simplement rebaptisés Kreise en allemand, et les kaza, Bezirke. Par ailleurs, ils laissèrent la question agraire en suspens, à la grande déception des paysans chrétiens, se contentant d'apporter quelques retouches au régime existant, avec la loi de 1906, qui prévoyait que le montant de la dîme à verser serait défini à partir de la production moyenne des dix années précédentes, et celle de 1911, qui instaurait le rachat facultatif des terres par les paysans. Pourtant, même si le sort de ces derniers n'était certainement pas aussi terrible que le prétendent les historiographes serbes, cette question gardait toute son importance puisqu'en 1910, 111 000 d'entre eux (soit 650 000 personnes, en comptant leurs familles), chrétiens à 80 %, orthodoxes à 60 %, dépendaient toujours, en tant que métayers, de 10 000 propriétaires fonciers, dont plus de 90 % étaient musulmans. La déception paysanne face aux demi-mesures de l'administration austro-hongroise déboucha finalement en 1910 sur une nouvelle révolte. (...)
1. En 1895, 88,34 % de la population active était employée dans l'agriculture. En 1910, ce pourcentage n'avait guère varié puisqu'il était encore de 86,57 % ! (ibid., p. 38)
2. Pour désigner ce phénomène de survivance de la structure sociale traditionnelle dans un pays en voie d'industrialisation, Barrington Moore Jr. usait, dans son ouvrage Social Origins of Dictatorship and Democracy, paru à Boston en 1966, du syntagme « modernisation conservatrice » qu'il appliquait essentiellement à l'Allemagne et au Japon. Un tel phénomène trouvait, d'après lui, son origine dans ce que le processus d'
3. Jean-Paul Bled, Les fondements du conservatisme autrichien, 1859-1879, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, et Jean Bérenger, op. cit., p. 594 et suivantes." (p. 108-109)
"A l'annexion de facto, dont nous venons de voir combien elle fut peu appréciée des Bosniaques eux-mêmes, succéda le 5 octobre 1908 une annexion de jure, lorsque la révolution jeune-turque eût fait craindre aux Austro-Hongrois que les autorités ottomanes ne tentent de reprendre le contrôle de la Bosnie-Herzégovine. Cette annexion suscita cependant moins d'indignation à Istanbul qu'à Belgrade, qui se voyait ainsi privé de la possibilité de s'emparer d'un territoire dont la serbité ne faisait aucun doute aux yeux des tenants de l'historiographie nationale serbe et où vivait une majorité relative d'orthodoxes s'identifiant désormais à la nation serbe." (p. 105)
Voir également : Les déportations de populations civiles durant la Première Guerre mondiale : l'exemple de la Bosnie austro-hongroise
Les villes ottomanes de Bosnie-Herzégovine
La condition paysanne dans l'Empire ottoman