mardi 21 avril 2015

Marcel Proust et Mehmet II

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1988 :

"Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.

« Qu'est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? » Je lui dis que c'était Bloch.

« Ah ! oui, ce garçon que j'ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c'est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. (...) » " (p. 96)

"Quelquefois il espérait qu'elle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fût si souple et si fort, qu'il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les périls qui l'environnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu'il était devenu amoureux fou d'une de ses femmes, la poignarda [purement imaginaire] afin, dit naïvement son biographe vénitien, de retrouver sa liberté d'esprit." (p. 349)

Voir également : Fatih Sultan Mehmet (Mehmet II)

dimanche 12 avril 2015

Gaston Gaillard

Le Figaro (Supplément littéraire), 12 décembre 1920 :
LES TURCS ET L'EUROPE
par Gaston Gaillard. — Librairie Chapelot.

« La dissolution de l'Empire ottoman, loin de nous paraître apporter une solution à la question d'Orient, nous semble bien plutôt devoir être la source de difficultés nouvelles et sans nombre, car elle est une faute en même temps qu'une injustice. »

Ainsi s'exprime, notamment, M. G. Gaillard, aux dernières pages de cette judicieuse et clairvoyante étude dont on ne saurait trop conseiller la lecture à tous ceux que préoccupe l'avenir de la France en Orient.

Après un rapide aperçu historique sur le rôle des Turcs en Europe, M. G. Gaillard expose d'abord dans cet ouvrage les événements qui se sont déroulés depuis l'armistice. A leur occasion, il fait un examen critique des décisions prises par la Conférence au cours de ses longues délibérations et qu'elle a consignées dans le Traité de Sèvres. L'auteur montre que les erreurs de notre politique orientale depuis la fin des hostilités proviennent pour une grande part de la politique adoptée à l'égard de la Russie et des influences panrusses qu'elle a subies. Il déplore que la France se soit laissé entraîner par l'Angleterre à participer à l'occupation de Constantinople et se soit prêtée au dépeçage de l'Empire ottoman, contrairement à sa politique historique. Enfin, il critique les différentes opérations militaires en cours auxquelles le Traité ne semble pas avoir mis fin. Outre les dépenses considérables, qu'elles entraînent, M. G. Gaillard leur reproche de compromettre notre situation en Orient en même temps que dans tous les autres pays musulmans.

Voir également : L'amitié franco-turque

jeudi 2 avril 2015

La conservation de l'héritage ottoman dans la Bosnie austro-hongroise

Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999 :

"En Bosnie-Herzégovine, l'Autriche-Hongrie mena de concert une politique résolument conservatrice visant à maintenir le statu quo dans les campagnes (où vivait et travaillait l'écrasante majorité des Bosniaques1), et une entreprise de modernisation destinée à permettre le développement économique de la province2.

Le conservatisme affiché par les dirigeants austro-hongrois, outre qu'il était parfaitement conforme à la philosophie politique dont ils se réclamaient3, avait pour principal objectif de se concilier les musulmans bosniaques, en particulier l'influente couche des seigneurs fonciers.

Les Austro-Hongrois eurent soin tout d'abord de ne pas toucher au cadre administratif hérité de l'ère ottomane : les sandjak furent simplement rebaptisés Kreise en allemand, et les kaza, Bezirke. Par ailleurs, ils laissèrent la question agraire en suspens, à la grande déception des paysans chrétiens, se contentant d'apporter quelques retouches au régime existant, avec la loi de 1906, qui prévoyait que le montant de la dîme à verser serait défini à partir de la production moyenne des dix années précédentes, et celle de 1911, qui instaurait le rachat facultatif des terres par les paysans. Pourtant, même si le sort de ces derniers n'était certainement pas aussi terrible que le prétendent les historiographes serbes, cette question gardait toute son importance puisqu'en 1910, 111 000 d'entre eux (soit 650 000 personnes, en comptant leurs familles), chrétiens à 80 %, orthodoxes à 60 %, dépendaient toujours, en tant que métayers, de 10 000 propriétaires fonciers, dont plus de 90 % étaient musulmans. La déception paysanne face aux demi-mesures de l'administration austro-hongroise déboucha finalement en 1910 sur une nouvelle révolte. (...)

1. En 1895, 88,34 % de la population active était employée dans l'agriculture. En 1910, ce pourcentage n'avait guère varié puisqu'il était encore de 86,57 % ! (ibid., p. 38)

2. Pour désigner ce phénomène de survivance de la structure sociale traditionnelle dans un pays en voie d'industrialisation, Barrington Moore Jr. usait, dans son ouvrage Social Origins of Dictatorship and Democracy, paru à Boston en 1966, du syntagme « modernisation conservatrice » qu'il appliquait essentiellement à l'Allemagne et au Japon. Un tel phénomène trouvait, d'après lui, son origine dans ce que le processus d'industrialisation aurait été initié, non par la bourgeoisie, trop faible pour se saisir du pouvoir, voire inexistante, mais par un Etat autoritaire dans lequel l'aristocratie foncière était largement représentée. Ce qui était manifestement le cas en Autriche-Hongrie (Jean Bérenger, op. cit., p. 663) et en Bosnie-Herzégovine aussi.  

3. Jean-Paul Bled, Les fondements du conservatisme autrichien, 1859-1879, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, et Jean Bérenger, op. cit., p. 594 et suivantes." (p. 108-109)

"A l'annexion de facto, dont nous venons de voir combien elle fut peu appréciée des Bosniaques eux-mêmes, succéda le 5 octobre 1908 une annexion de jure, lorsque la révolution jeune-turque eût fait craindre aux Austro-Hongrois que les autorités ottomanes ne tentent de reprendre le contrôle de la Bosnie-Herzégovine. Cette annexion suscita cependant moins d'indignation à Istanbul qu'à Belgrade, qui se voyait ainsi privé de la possibilité de s'emparer d'un territoire dont la serbité ne faisait aucun doute aux yeux des tenants de l'historiographie nationale serbe et où vivait une majorité relative d'orthodoxes s'identifiant désormais à la nation serbe." (p. 105)

Voir également : Les déportations de populations civiles durant la Première Guerre mondiale : l'exemple de la Bosnie austro-hongroise

Les villes ottomanes de Bosnie-Herzégovine

La condition paysanne dans l'Empire ottoman