vendredi 20 mars 2015

Le Jeune-Turc Tekin Alp et le modèle de l'Allemagne wilhelmienne




Dorothée Guillemarre-Acet, Impérialisme et nationalisme. L'Allemagne, l'Empire ottoman et la Turquie (1908-1933), Würzburg, Ergon Verlag, 2009 :

"Dans le troisième numéro de la revue Bilgi Mecmuası, l'un des panturquistes les plus connus, Tekin Alp, fait paraître un article intitulé « Almanlarda İçtimai Hayat : Alman Mütealimlerinin Yaşayısı » [La vie sociale chez les Allemands : la façon de vivre des étudiants allemands], dans lequel il exprime sa profonde admiration pour le mouvement national allemand en décrivant les « Verbindungen », ces associations estudiantines qui s'étaient développées au début du 19eme siècle.

Né en 1883 à Serrès dans une famille juive orthodoxe sous le nom de Moise Cohen, Tekin Alp avait étudié à Salonique, en menant d'abord des études pour devenir rabbin puis en se tournant par la suite vers le droit. Parallèlement, il avait commencé à écrire des articles, sur le socialisme notamment, et était devenu franc-maçon durant cette période. Il avait également participé au congrès sioniste de Hambourg en 1909 mais s'était opposé à l'idée d'un foyer juif en Palestine. A partir de 1908, il était devenu actif au sein du Comité union et progrès, même s'il n'en avait jamais pénétré le noyau dur. Il s'était alors consacré à la rédaction d'articles promouvant la fraternité entre les Juifs et Turcs. Après la conquête de Salonique par les Grecs en 1912, il avait passé quelques mois à Vienne avant de s'installer à Istanbul. Parlant couramment le turc, le français, l'allemand et le judéo-espagnol et connaissant aussi l'hébreu, l'anglais, le grec moderne et l'italien, il enseignera pendant la Guerre le droit et l'économie politique à l'Université, s'investira dans l'exportation du tabac et continuera parallèlement son activité intellectuelle en entretenant des contacts avec Ziya Gökalp et Celal Sahir, en rédigeant des articles pour les revues turquistes, telles que Türk Yurdu ou Yeni Mecmua, et en publiant une revue hebdomadaire économique, l'İktisadiyat Mecmuasi, organe de l'Association économique (İktisat Derneği) qu'il fondera en 1916. Après la Guerre, il deviendra un partisan convaincu de Mustafa Kemal et prendra le nom de Munis Tekinalp, Tekin Alp étant son nom de plume.

Tekin Alp, comme la grande majorité des intellectuels de l'époque, a d'abord soutenu la révolution jeune-turque et l'idée de l'ottomanisme, pour ensuite s'intéresser à la question du nationalisme turc et du panturquisme, dont il développera sa vision en 1914 (certainement juste après l'entrée de l'Empire ottoman dans la guerre) dans un ouvrage intitulé : Türkler bu muharebede ne kazanabilirler ? Büyük Türklük en meşhur Türkçülerin mütalaatı [Que peuvent gagner les Turcs dans cette guerre ? Le panturquisme : opinions des panturquistes les plus célèbres], qui sera traduit en allemand un an plus tard.

Pour l'heure, l'article de Moise Cohen paru en 1913 concerne la vie estudiantine allemande. Ce sujet, explique-t-il, semblait étrange et sans signification particulière il y a encore deux ou trois ans. Soulignant que dans l'Empire ottoman, les étudiants n'ont pas de façon de vivre particulière, il précise qu'il n'y a pas en ottoman de mot pour les désigner, le terme « talebe » étant employé autant pour nommer les enfants des écoles primaires que les « messieurs barbus qui portent des redingotes » des écoles supérieures. Abordant ensuite les réflexions des intellectuels sur le nationalisme, il précise qu'au moment de la révolution, ceux-ci ont d'abord vécu une « période de tâtonnement » (en français dans le texte). Après avoir poursuivi comme but l'unification des nations vivant dans l'Empire ottoman, ils se sont tournés, selon l'auteur, vers l'idéal du panislamisme, pour finalement adopter l'idéal du nationalisme (kavmiyetperverlik mefkuresi), ce que Tekin Alp date de deux ans (en 1911 donc, au moment de la guerre de Tripolitaine). Cet idéal, relève-t-il, a été fortement critiqué à l'intérieur comme à l'extérieur, et l'est encore, la plupart le considérant comme une catastrophe pour le sultanat. Mais il affirme que parmi les intellectuels turcs, les opposants à ce courant constituent désormais une exception, les Turcs ayant acquis un « esprit national » (bir rub-u milli) et une « conscience nationale » (bir vicdan-ı milli) qui va bientôt dominer la vie turque.

Toujours selon l'auteur, une « vie sociale », une « sociabilité » pourrait-on traduire (bir topluluk hayatı), a commencé à naître parmi les étudiants et va se renforcer au fur et à mesure, car même si les organisations étudiantes en sont encore à l'état embryonnaire, « l'important est l'existence d'une conscience nationale ». Or, souligne-t-il, ce sont les étudiants qui sont les réels porteurs du drapeau de la conscience nationale, et en ce sens, l'étudiant turc est « la lueur d'espoir du futur ».

Tekin Alp aborde ensuite le rôle de l'université en Allemagne, et celui de Fichte, estimant que les étudiants turcs se trouvent dans la même situation que les étudiants allemands cent ans auparavant. Cependant, précise-t-il prudemment, il ne s'agit pas « de présenter la vie estudiantine allemande comme celle à laquelle doivent se conformer les étudiants turcs ni d'imiter les étudiants allemands à la manière des singes », mais seulement de donner un exemple social (ictimai bir misal) dont il est possible de tirer profit. Pour l'auteur, il reste chez les étudiants allemands des traces de l'influence de Fichte, dont la principale est « l'extrême patriotisme » (ifrat derecede hubb-i vatan). En France, des courants hostiles au patriotisme comme l'internationalisme et le socialisme dominent une grande partie de la jeunesse, ce qui, estime-t-il, est impossible en Allemagne. Pour comprendre cette caractéristique, poursuit-il, il ne faut pas chercher à l'université mais en dehors, là où les étudiants s'amusent, dans les Kneipe, différents des lieux comme le Quartier Latin, ajoutant : « nous surprendrons difficilement les Allemands dans un cercle aux manières légères ». En Allemagne, continue-t-il dans un long développement, les étudiants boivent des bières dont les verres portent les armoiries du pays. Ils apportent les drapeaux des partis auxquels ils appartiennent. Tandis que dans un autre pays, ces réunions prendraient tout de suite un caractère de désordre, dans ces Kneipe, chacun s'amuse sans jamais nuire au bon ordre, car les Allemands sont disciplinés et ont reçu une éducation militaire. Ainsi, même lorsque les étudiants allemands s'amusent et boivent, ils restent avant tout patriotes. Ils chantent des chansons tirées d'un recueil (Kommersbuch), qui ne sont pas des chansons d'amour comme habituellement mais des chansons patriotiques, s'intéressant de près à ces textes qui contiennent « l'expression de l'esprit allemand ». Certaines de ces chansons, poursuit-il, évoquent aussi l'amour, mais la morale y est toujours présente. Il aborde ensuite la manière dont les étudiants allemands se comportent avec les femmes, mettant en valeur qu'à l'inverse des Italiens ou des Français, les Allemands ne tombent pas amoureux de « femmes légères », qu'ils méprisent, à l'instar de Schopenhauer. Pour l'auteur, les pensées contenues dans ces chansons contiennent une tristesse qui n'existe pas ailleurs. En ce sens, il insiste sur la mélancolie et la profondeur de ces textes, qui montrent « les sentiments profonds et glorieux de l'âme allemande ». (...)

Cet article s'inscrit dans la préoccupation des panturquistes de forger une conscience nationale turque chez les jeunes gens. Tekin Alp se montre attentif à la vie estudiantine allemande, en mettant en valeur l'organisation des étudiants en corporations. L'intérêt de ce texte réside également dans le fait que Tekin Alp aborde le rôle de Fichte et compare la situation des étudiants turcs à celle des étudiants allemands cent ans auparavant. Les chansons que Tekin Alp évoque témoignent de la redécouverte des légendes du Moyen Age et de la littérature populaire. Elles ont été écrites après le mouvement de 1813 dirigé contre Napoléon, et ont constitué en réalité « un mythe créé après coup ». La manière dont Tekin Alp détaille les réunions estudiantines indique qu'il y a pris part au moins une fois. Il resterait bien sûr à déterminer comment l'auteur s'est retrouvé dans ces Kneipe et avec quels milieux il était en contact. Dans le détail, l'article s'attarde beaucoup sur la manière dont les étudiants se comportent. Patriotisme, ordre, discipline sont les mots qui reviennent le plus souvent, comme dans la majorité des articles ou des ouvrages qui concernent l'Allemagne, mais cette fois avec une admiration réelle." (p. 131-133)

"Tekin Alp pour sa part écrit au début du mois d'octobre pour la revue İctihad un article intitulé « Autour de la guerre. La concurrence économique anglo-allemande », dans lequel il attribue la guerre à deux raisons : la politique panslave de la Russie et la peur de l'Angleterre face à l'Allemagne. L'Allemagne et la Grande-Bretagne sont de telles concurrentes l'une pour l'autre, écrit-il, « qu'elles sont prêtes à se couper la gorge ». Il y a encore 15-20 ans, le plus grand souci de l'Angleterre était la politique coloniale de la France et la politique russe en Afghanistan, et l'Allemagne se tenait toujours hors des calculs du Foreign Office. Ainsi, poursuit Tekin Alp, les Anglais voyaient les Allemands comme « une souris des champs condamnée à vivre dans un trou ». Mais les progrès industriels réalisés par l'Allemagne ont fait qu'elle s'est transformée en « loup de mer ». Elle s'est mise à chercher des matières premières à l'extérieur et dans ce but a construit une énorme flotte de commerce, ainsi qu'une flotte de guerre puissante pour la protéger. L'Angleterre a pris peur quand Guillaume II a déclaré que l'avenir de l'Allemagne était sur les mers et qu'il était « l'ami de tous les musulmans ». L'auteur montre que le commerce extérieur de l'Allemagne s'est mis à progresser de manière extrêmement rapide et compare les chiffres anglais et allemands. Par ailleurs, poursuit-il, l'Allemagne ne menace pas seulement l'Angleterre sur le plan économique mais aussi sur le plan politique : l'Angleterre a en Inde plus de 100 millions de sujets musulmans. Ainsi, si l'Allemagne, avec l'aide du califat, réussit à attirer à elle tous les musulmans, la position de la Grande-Bretagne sera sérieusement ébranlée, et la défaite anglaise ne sera pas qu'économique, mais prendra aussi une dimension politique.

L'entrée en guerre de l'Empire ottoman n'a donc pas été uniquement le résultat d'une décision politique prise par Enver et quelques autres unionistes. (...)

Aussitôt après l'entrée effective de l'Empire ottoman dans la guerre, un certain nombre d'intellectuels publient des brochures sur la guerre et la réalisation de l'unité nationale. D'une certaine manière, ces intellectuels ont eux aussi leurs « idées de 1914 », comme les intellectuels allemands. Celal Nuri fait paraître une nouvelle brochure intitulée İttihad-ı İslam ve Almanya [L'union de l'Islam et l'Allemagne], largement inspirée de son ouvrage publié un an auparavant. Tekin Alp pour sa part, identifiant turquisme et panturquisme, plaide pour un irrédentisme turc sur le modèle italien dans Türkler bu muharebede ne kazanabilirler ? Büyük Türklük en meşhur Türkçülerin mütalaatı [Que peuvent gagner les Turcs dans cette guerre ? Le panturquisme : opinions des panturquistes les plus célèbres]. Le courant du panturquisme est, il est vrai, encore minoritaire. Par contre la naissance d'un nationalisme mettant l'accent sur l'Islam, nourri d'anti-impérialisme, fait de plus en plus l'unanimité parmi les intellectuels." (p. 150-152)

"Durant la guerre, certains intellectuels turquistes défendent par ailleurs une conception solidariste, corporatiste de la société. Pour Tekin Alp, qui consacre dans la revue Yeni Mecmua une série d'articles au solidarisme (tesanütçülük), l'Allemagne est le pays où la solidarité sociale fonctionne le mieux.

Dans son premier article, il met en évidence que l'Empire a connu depuis la révolution jeune-turque un « éveil national » (intibah-ı milli), suivi d'un « éveil culturel » (harsi intibah) et depuis la guerre d'un « éveil économique » (iktisadi intibah). Toutefois, note-t-il, « il faut reconnaître qu'aucun pas n'a encore été fait vers l'éveil social qui est le dernier stade d'évolution de l'éveil national », regrettant que « même les patriotes les plus convaincus n'aient pas encore reconnu l'importance de cet éveil ». Or, précise-t-il, « sans éveil social, ni l'éveil politique, ni l'éveil culturel, ni non plus l'éveil économique ne peuvent être assurés... ». Tekin Alp poursuit son article en montrant qu'au fur et à mesure des progrès d'une nation, le capitalisme augmente et provoque une injustice sociale de plus en plus grande. Pour l'auteur, il s'agit d'éviter l'écueil du socialisme, qui va à l'encontre du nationalisme, comme le prouve l'exemple de la Russie. Au contraire, en Allemagne, même si le capitalisme progresse sous la protection du nationalisme, et même si les courants socialistes se renforcent, il n'y a pas de mouvement de révolte, « car il y a depuis longtemps un éveil social qui atténue les effets du capitalisme ».

Revenant sur la situation de l'Empire, Tekin Alp précise que le capitalisme ne s'étant toujours pas développé, l'éveil social n'a pas encore eu lieu et note que même si de grandes différences existent entre les classes sociales, le déséquilibre n'est pas encore devenu insupportable. Toutefois, il prévoit qu'après la guerre, le capitalisme va aller croissant et qu'il est nécessaire de profiter de l'expérience des autres nations : « Nous voyons donc que les nations qui se sont éveillées avant nous ont, après de longs combats qui durent encore aujourd'hui, trouvé une troisième doctrine sociale qui repousse les mauvais côtés et qui réunit les bons côtés du nationalisme et du socialisme, doctrine à laquelle ils ont donné le nom de solidarisme ». Pour Tekin Alp, l'un des facteurs déterminants de la richesse et de la force de l'Allemagne réside donc dans sa politique sociale. Il revient ainsi dans un autre article sur les lois sociales instaurées par Bismarck, qu'il qualifie « de l'un des plus grands génies des derniers temps ».

Quelques semaines plus tard, il met également en évidence que le « sentiment social » (İctimai Duygu) est un concept typiquement allemand qui n'existe pas en turc et que même ceux qui sont familiarisés avec la littérature française ne peuvent pas comprendre. Le sentiment social, commente Tekin Alp, fait partie intégrante du solidarisme. Sans cette composante, le solidarisme ne peut pas exister et les lois mises en place par le pays pour organiser le solidarisme sont vouées à l'échec. Tekin Alp poursuit son article en reconnaissant que jusqu'à présent, il avait rencontré souvent cette expression dans la littérature allemande, mais qu'il n'en avait jamais vraiment réalisé l'esprit ni la portée, jusqu'à ce qu'il soit témoin de deux conversations menées par un groupe d'Ottomans d'une part et un groupe d'Allemands d'autre part, dans le « train des Balkans » (Balkanzug). Tekin Alp rapporte d'abord la conversation des Ottomans, parmi lesquels un commerçant « qui avait l'air de s'être enrichi pendant la guerre », se plaint qu'à Berlin il est impossible de faire des affaires à cause du surnombre de lois. Pour Tekin Alp, cette manière de penser, « qui n'est pas rare dans notre pays », montre combien cet homme ne pense qu'à son propre intérêt : « Dans son esprit, la morale, l'ordre, l'intérêt général, la loi, la civilisation sont toutes des choses sans importance ». Comme il peut y mener ses affaires comme il l'entend, la Turquie est un paradis et est largement préférable à l'Allemagne. Et Tekin Alp de commenter : « Le fait qu'il ne considère que son propre intérêt lui apparaît tellement naturel qu'il n'hésite pas le dire publiquement avec un parfait sentiment de gloire ». En face de lui, un homme qui a l'air riche, prend la parole en protestant que la Turquie est en retard d'un siècle sur l'Europe du point de vue de la civilisation, et en mettant en valeur le fait qu'à Istanbul ne se trouvent ni théâtres ni cafés, au contraire de Vienne. Tekin Alp considère cette remarque comme étant également représentative et s'emporte, demandant si « les beaux cafés » apportent la civilisation et mettant en valeur que ces personnes ne pointent pas les écoles, les routes, le chemin de fer, les organisations politiques, économiques et sociales ou les établissements industriels. Continuant à rapporter la conversation du groupe d'Ottomans, il cite une troisième personne, un fonctionnaire, qui se plaint de ce métier en Allemagne, qui consiste à écouter les plaintes de pauvres gens à longueur de journée et qui s'avère être très ennuyeux. Pour Tekin Alp, ces trois personnes sont représentatives du même esprit exigu.

Par contraste, il cite la conversation du groupe allemand. L'un deux parle du fait qu'on lui avait dit, avant qu'il ne se rende à Istanbul, qu'en Turquie régnait l'abondance, ce qu'il avait effectivement pu constater au Pera Palas. Cependant, il ajoute qu'il s'est rapidement rendu compte que l'abondance n'était une réalité que pour les riches, et que rien n'était fait pour les démunis. Tekin Alp rapporte que les Allemands ont conclu la conversation sur le fait que tant qu'en Turquie le sentiment social ne s'éveillerait pas, aucune réforme n'y serait possible. Tekin Alp poursuit en regrettant l'existence de la corruption et l'absence de lois : les fonctionnaires devraient être au service de la population, un climat de confiance devrait régner entre la population et le gouvernement. C'est en entendant ces conversations, poursuit l'auteur, qu'il a compris « la clé de l'énigme ». En Allemagne, le sentiment social présent dans la population régule les rapports « en prenant la fonction de la police » et « n'accepte pas la corruption, ni ne fait place aux ruses et aux tromperies ». L'auteur termine son article en précisant que lorsque les « nouveaux principes de vie » énoncés par la revue Yeni Mecmua seront établis, le sentiment social apparaîtra de lui-même dans l'Empire.

Au-delà de la mise en valeur du modèle bismarckien, à laquelle d'autres auteurs, comme Ziya Gökalp, se réfèrent également, Tekin Alp est l'un des rares, pour ne pas dire le seul, à s'intéresser à l'Allemagne contemporaine. En 1918, alors qu'il n'est plus possible d'ignorer les méfaits de la guerre, Tekin Alp place désormais ses espoirs dans ce qu'il appelle « la nouvelle orientation » (Yeni İstikamet). Présentant la guerre mondiale comme étant le résultat d'un abus de pouvoir de la bourgeoisie s'opposant au « halkçilik » (ce terme, qui figurera plus tard parmi les six principes kémalistes, ne signifie pas vraiment populisme mais plutôt « proche du peuple »), Tekin Alp attribue la guerre à l'impérialisme et au darwinisme social. L'auteur montre que la guerre ne cessera pas tant que les conflits sociaux ne seront pas résolus. La solution, il la trouve finalement dans ce qu'il appelle les courants de « la nouvelle orientation », dont il donne le terme en allemand (die neue Orientierung), et note que c'est en Allemagne que ce courant est le plus développé, notamment parce qu'une politique sociale y est menée depuis longtemps, malgré la forte opposition des grands propriétaires et des industriels. Evoquant les grèves de janvier 1918 et le « bouillonnement » dans lequel se trouve l'Allemagne, il estime toutefois que « comme l'organisation sociale et les fondements de la culture nationale y sont sains, il n'y a pas de raison de s'inquiéter des secousses qui sont une conséquence naturelle de la 'nouvelle orientation' ».

Tekin Alp, reprenant l'exemple de la Russie, explique qu'elle se trouve dans une situation différente car elle n'a pas d'organisation sociale ferme ni de culture nationale solide. Ainsi, ce n'est pas la « nouvelle orientation » qui y domine mais le bolchevisme, qu'il qualifie de « malheur de dissolution et de putréfaction », et dont l'erreur est de déclarer la guerre à la bourgeoisie au lieu de supprimer le darwinisme social et d'organiser la division du travail. Il note que malgré l'opposition à laquelle elle fait face, il ne fait pas de doute que la « nouvelle orientation » va s'imposer après la guerre et se traduira par une plus grande intervention de l'Etat dans la vie économique, mettant fin au libéralisme et au principe du « laissez-faire, laissez-passer » pour se concentrer sur les besoins du peuple. L'Etat devra aussi protéger les démunis, les mutilés, les veuves et les orphelins de guerre, et la fonction de l'Etat ne sera donc plus « celle d'un gendarme », mais « consistera à assurer le bonheur et la prospérité des membres de la communauté, à rehausser le niveau général de la connaissance et de la civilisation, à assurer l'équilibre entre les différentes classes et l'ordre dans la division du travail », mettant ainsi fin au darwinisme social et au capitalisme.

Il est intéressant de noter que Tekin Alp conclut son article en mentionnant Walther Rathenau. Pour mémoire, rappelons que Walter Rathenau était le directeur de la Compagnie générale d'électricité allemande et qu'il a par ailleurs organisé et dirigé entre 1914 et 1915 le service des matières premières de guerre (Kriegsrohstoffabteilung). Rathenau était une personnalité complexe, admirateur des valeurs prussiennes, conscient de son judaïsme tout en souhaitant l'assimilation des Juifs dans une société fortement antisémite. Il a écrit plusieurs ouvrages socio-économiques dans lesquels il prend position pour une politique sociale se situant entre le socialisme et le libéralisme, et qui rappellent fortement les idées du solidarisme. L'auteur était-il en contact avec Rathenau ? Rien ne permet de l'affirmer. Mais il a certainement été particulièrement attiré par cette personnalité, juive et patriote comme lui. Tekin Alp suit par ailleurs de très près le développement de la sociologie en Allemagne. Il mentionne ainsi la création prochaine d'un institut de recherche en sociologie à Cologne, qui, effectivement, a été décidée le 6 mars 1918, quelques semaines donc avant la parution de l'article de Tekin Alp, dans le but de pallier le manque de chaire de sociologie dans les universités allemandes." (p. 186-189)


Tekin Alp, Türkismus und Pantürkismus, Weimar, Gustav Kiepenheuer, 1915 :

"Si le despotisme russe est détruit par les courageuses armées allemande, autrichienne et turque comme nous l'espérons , trente à quarante millions de Turcs accéderont à leur indépendance. Avec les dix millions de Turcs ottomans de ce qui forme une nation de cinquante millions, s'avançant vers une grande civilisation pouvant peut-être être comparée à celle de l'Allemagne, il y aura la force et l'énergie de s'élever toujours plus haut. D'une certaine manière, elle sera même supérieure aux civilisations française et anglaise dégénérées." (p. 97)


Tekin Alp, "Kapitalizm devresi başlıyor", İktisadiyat Mecmuası, 8 novembre 1917 :

"L'Allemagne qui est accusée par les pays de l'Entente d'être un Etat militariste (...) est plus avancée que tout autre Etat du point de vue de sa politique sociale (...) et a gagné la première place en ce qui concerne la garantie de la prospérité et le bonheur des classes populaires qui constituent l'essentiel de la nation, ainsi que son élévation morale et matérielle."


Voir également : Un document exceptionnel : "Les Turcs à la recherche d'une âme nationale"

Les déportations et expulsions massives dans l'Empire russe au cours de la Première Guerre mondiale

Les atrocités de l'armée russe contre les civils (sujets russes ou étrangers) durant la Première Guerre mondiale

Première Guerre mondiale : le conflit russo-allemand et la question de l'antisémitisme tsariste

Les expulsions de musulmans caucasiens durant la Première Guerre mondiale
 
Le nationalisme arménien : un instrument de l'impérialisme russo-tsariste
 
La dépopulation des arrières du front russo-turc durant la Première Guerre mondiale

1916 : le régime de Nicolas II ensanglante le Turkestan dans l'indifférence de l'Angleterre et de la France

Alsace (1918-1920) : l'expulsion de 150.000 Allemands par l'Etat français

Arnold J. Toynbee : de la propagande pro-arménienne au témoignage pro-turc

Le grand arménophile Jean Jaurès et le géopoliticien allemand Friedrich Naumann

Le socialiste français Jean Jaurès : un arménophile et un fidèle soutien de la Turquie des Jeunes-Turcs

Friedrich Naumann et Ernst Jäckh

L'Allemagne impériale et la Turquie ottomane

Un immigré turc dans l'Allemagne wilhelmienne : Enver Paşa (Enver Pacha) alias İsmail Enver

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

Colmar Freiherr von der Goltz




Colmar von der Goltz, La Nation armée : organisation militaire et grande tactique modernes, Paris, Hinrichsen et Cie, 1884 :

" « L'esprit de l'armée prussienne réside en ses officiers. » Cette parole de Rüchel aura peut-être, quand elle fut prononcée, provoqué bien des sourires, vu la forme un peu comique qu'il a donnée à sa pensée. Mais la pensée elle-même n'en est pas moins juste. De l'esprit du corps des officiers dépend l'esprit de l'armée entière. Ce qui est vrai pour l'ensemble de la vie politique l'est aussi dans ce cas particulier. Tant que les classes instruites, dirigeantes, sont intelligentes et fermes, le peuple est fort et apte à tout. Si elles mollissent, leur décadence entraîne celle de la nation entière, à moins qu'une grande révolution sociale ne les supprime et les remplace par d'autres. Elle arrêtera la décadence pour un moment, elle n'y remédiera que pour un temps. La Turquie actuelle nous montre quel est le sort qui attend un peuple honnête, fier, brave et profondément religieux lorsque la direction des classes instruites lui fait défaut. Les soldats les meilleurs, s'ils sont commandés par de mauvais officiers, ne donnent qu'une troupe extrêmement défectueuse.

Il faut que le corps des officiers sorte des meilleures fractions de la nation, des classes qui dans la vie de tous les jours exercent une autorité naturelle sur les masses." (p. 42-43)


Dorothée Guillemarre-Acet, Impérialisme et nationalisme. L'Allemagne, l'Empire ottoman et la Turquie (1908-1933), Würzburg, Ergon Verlag, 2009 :

"Von der Goltz a été l'un des officiers allemands les plus actifs, et l'un des seuls qui ait réussi à établir des relations personnelles avec des officiers ottomans. Lorsqu'il arrive dans l'Empire ottoman, il est âgé de 40 ans, a servi pendant la guerre contre l'Autriche en 1866-1867 et contre la France en 1870-1871, a enseigné à l'Académie militaire de Berlin et a publié des ouvrages militaires, dont, en 1878, Das Volk in Waffen [La nation en armes], dans lequel il souligne la primauté de l'armée sur la politique et la nécessité d'éduquer la société de manière militaire. Persuadé que les nations se trouvent en lutte perpétuelle les unes contre les autres, il prône comme beaucoup de ses contemporains les idées du darwinisme social en érigeant la guerre comme un devoir moral, garante de l'existence d'une nation. Cet ouvrage, traduit en 1885, a fortement influencé les officiers ottomans et jeunes-turcs. Après la révolution, les militaires unionistes n'auront de cesse de s'y référer dans leurs publications. A sa manière, von der Golz est un admirateur de l'Empire ottoman. Louant les qualités morales et guerrières des Turcs, il voit même une certaine ressemblance entre Turcs et Allemands dans leur rapport à la nature et dans leur méfiance face au matérialisme européen. S'inscrivant dans le courant idéologique du pessimisme culturel, l'Orient lui apparaît comme le lieu des « vraies valeurs ». Pour cette raison, il estime que l'Allemagne a pour devoir d'accompagner les Turcs vers la modernité selon le modèle allemand, c'est-à-dire en respectant les traditions et la morale. Il partage d'ailleurs l'intérêt des Ottomans pour le Japon et s'enthousiasme de sa victoire sur la Russie en 1905. En Allemagne, il est président de la Société asiatique allemande à partir de 1900. Sur le plan stratégique, il envisage dès le tournant du siècle la possibilité d'une guerre entre l'Empire ottoman et la Grande-Bretagne en Egypte et en Inde." (p. 10-11)


Odile Moreau, L'Empire ottoman à l'âge des réformes. Les hommes et les idées du "Nouvel Ordre" militaire (1826-1914), Paris, Maisonneuve et Larose, 2007 :

"Dans la seconde moitié du 19e siècle, après la défaite française de 1870 face à l'Allemagne, le système militaire français fut abandonné comme référence unique après la guerre russo-turque (1877-1878). Les tactiques et techniques allemandes furent introduites.

Jusqu'en 1870, l'école de Guerre suivait le programme militaire français. Or, après l'arrivée de von der Goltz au début des années 1880, le système en vigueur à l'école de Guerre de Berlin devint la référence. Une plus grande importance fut notamment accordée au dessin et aux mathématiques. Les enseignements furent alors séparés en deux groupes, à savoir entre matières scientifiques et matières militaires enseignées à l'Etat-major. En outre, lorsque von der Goltz arriva en Turquie, c'était l'enseignement pratique qui faisait le plus défaut aux étudiants. Le ministre de la Guerre approuva sa proposition de dispenser des cours pratiques. Il introduisit aussi de nouvelles matières militaires et non militaires, telles les compétences de l'Etat-major, l'enseignement des armes, l'histoire de la guerre, l'histoire de l'art militaire, l'organisation des armées étrangères, l'art de l'armée ottomane, la géographie stratégique et statistique, la tactique appliquée, le service d'Etat-major sur le terrain ainsi qu'un cours de littérature militaire.

Von der Goltz enseigna, publia et diffusa dans les écoles militaires ottomanes des ouvrages militaires allemands. De ce fait, il joua un rôle très important dans l'éducation des jeunes officiers ottomans. Pour mettre fin à l'étude des livres français, il fit publier des ouvrages destinés à l'Ecole de Guerre. La doctrine allemande y était enseignée et notamment les préceptes de Clausewitz. Lors de sa première mission militaire de douze années dans l'Empire (1883-1895), il fit publier en langue turque plus de quatre mille pages d'ouvrages allemands. L'enseignement de la langue allemande se généralisa dans les écoles militaires, suivant le modèle de la Deutsche Kriegsschule. La langue française, qui était auparavant obligatoire, devint alors facultative. Von der Goltz s'employa à former un état-major compétent et fonda une Académie militaire, sur le modèle de la Berliner Kriegsakademie. En 1884, von der Goltz fut affecté à l'inspection des écoles militaires [mekâtib-i umûmiye müfettisliği] et envisagea une réorganisation de l'Ecole sur le modèle allemand, avec une « militarisation » des cours. A cause de l'absence de formation en ingénierie et en mathématiques dans d'autres écoles, ces matières ne furent pas supprimées. Ce qui souligne encore plus la très grande importance de l'école d'Etat-major pour les officiers et son prestige.

La même année, les matières enseignées furent séparées en deux catégories : scientifiques et militaires à l'initiative de von der Goltz." (p. 78-79)

"Après le retour du Comité Union et Progrès au pouvoir qui suivit la contre-révolution et l'exil du sultan, de nombreux élèves de von der Goltz gravirent les marches du pouvoir. Ahmed İzzet Paşa, le chef de l'Etat-major demanda le rappel de von der Goltz au service de l'armée ottomane par une demande officielle au mois de mai 1909. Von der Goltz et les officiers de la nouvelle mission se rendirent en Turquie au mois d'octobre 1909. Von der Goltz y séjourna trois mois en Turquie, de la mi-octobre 1909 à la mi-janvier 1910. Il assista à des manœuvres et des exercices. On mit en application une idée favorite de von der Goltz en 1910 : l'introduction de régiments modèles et de la création de terrain d'exercices pour les officiers, avec un officier d'Etat-major allemand à leur tête. Dans ces centres d'exercices on entraînait des officiers d'infanterie pendant une durée de trois mois." (p. 259)


"Asie turque", Annales de Géographie, n° 35, 7e année, 1898 :

"524. — KANNENBERG (PRLT. K.). Kleinasiens Naturschätze. Seine wichtigsten Tiere, Kulturpflanzen und Mineralschätze, vom wirtschaftlichen und kulturgeschichtlichen Standpunkt. Mit Beiträgen v. Prlt. Schäffer. Berlin, Verl. v. Gebr. Borntraeger, 1897. In-8, XII+278 p., 31 pl., 2 plans. 14 M.

Depuis de Moltke jusqu'au baron von der Goltz, dont on vient de publier les Anatolische Ausflüge (Berlin, Schall & Grund, 1897. In-8, 460 p., 37 fig,., 18 cartes, 5 M.), beaucoup d'officiers allemands ont parcouru l'Asie turque (Voir pour les plus récentes reconnaissances : Bibl. de 1894, n° 863 ; de 1895, n° 559). Le beau volume du lieut. Kannenberg se rattache à celle de 1893, que nous avons signalée dans la Bibl. de 1895, n° 551. — L'auteur, dans sa préface, étale une admiration sans mélange pour les Turcs, ces « Allemands de l'Orient », et un mépris souverain pour les Grecs vaincus ; il estime que les « lauriers » des élèves de von der Goltz doivent profiter à l'industrie et au commerce de l'Allemagne." (p. 159)


Voir également : L'Allemagne impériale et la Turquie ottomane

Friedrich Naumann et Ernst Jäckh

Le grand arménophile Jean Jaurès et le géopoliticien allemand Friedrich Naumann

L'agitation arménienne et grecque, d'après le compte rendu du baron von Mirbach (sur le voyage officiel du Kaiser Guillaume II dans l'Empire ottoman en 1898)

La turcophilie allemande
 
Un immigré turc dans l'Allemagne wilhelmienne : Enver Paşa (Enver Pacha) alias İsmail Enver

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

mercredi 18 mars 2015

L'Allemagne impériale et la Turquie ottomane




François Georgeon, Abdülhamid II : le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard, 2003 :

"La situation diplomatique dramatique de l'Empire au début des années 1880 fait l'objet de nombreuses discussions dans les milieux dirigeants ottomans, de multiples mémorandums analysent la nouvelle donne. La démoralisation de la classe dirigeante est extrême. Certains conseillers du sultan sont si pessimistes qu'ils vont jusqu'à envisager un protectorat étranger, anglais, ou même, pourquoi pas, russe. D'autres suggèrent, pour rompre l'isolement, de conclure une alliance défensive avec une grande puissance. Mais laquelle ? Abdülhamid voudrait pouvoir obtenir des garanties politiques contre la Grande-Bretagne en Asie et en Afrique du Nord, et des garanties militaires contre la Russie dans les Balkans.
 
Abdülhamid songe alors à l'Allemagne de Bismarck.
« L'honnête courtier » du congrès de Berlin est devenu, depuis lors, l'arbitre incontesté de la diplomatie européenne. Désormais consacré grande puissance sous la houlette du Chancelier de fer, l'Allemagne ne nourrit pas d'ambitions territoriales sur l'Empire, ni dans les Balkans, ni au Proche-Orient, ni en Afrique. Par ailleurs, elle est devenue une puissance militaire de premier ordre. L'armée et l'industrie de guerre allemandes jouissent d'un immense prestige depuis les victoires de Sadowa et de Sedan. L'industrie lourde fait des progrès spectaculaires. L'Allemagne pourrait donc devenir le partenaire idéal pour mettre en valeur l'Anatolie et les provinces arabes du Proche-Orient sans porter atteinte à l'intégrité de l'Empire ; on outre, cela permettrait d'y diversifier les intérêts européens. Enfin, l'Allemagne pourrait exercer une pression directe sur les deux puissances continentales dont l'Empire a tout a craindre, l'Autriche-Hongrie et la Russie. Entre ces trois pays existe, depuis 1872, la Ligue des trois empereurs ; la Russie s'en est retirée en 1879, mais Bismarck a réussi, à force de ténacité et d'habileté, a la reconstituer en 1881. Les Ottomans pourraient donc compter sur lui pour contenir la Russie et freiner les ambitions autrichiennes dans les Balkans. En somme, l'Allemagne paraît à Abdülhamid le partenaire idéal pour une nouvelle diplomatie (la grande diplomatie hamidienne).

Abdülhamid fait une première ouverture auprès des Allemands en avril 1880. Par l'intermédiaire de l'ambassadeur allemand à Istanbul, Hatzfeldt, il demande à Bismarck de mettre à la disposition de l'Empire des conseillers civils et militaires, dans la perspective des réformes à grande échelle qu'il veut entreprendre. La date de cette démarche est évidemment hautement significative. Le 3 avril, Gladstone et les libéraux anglais viennent de remporter, à une large majorité, les élections en Angleterre ; Abdülhamid sait pertinemment ce que signifie l'arrivée au pouvoir d'un ennemi déclaré de l'Empire et des Turcs : des pressions accrues pour entreprendre des réformes en Anatolie orientale et pour accepter les règlements territoriaux prévus à Berlin concernant le Monténégro et la Grèce.
 
Bismarck n'éprouve aucune sympathie pour l'Empire ottoman. « Je ne fais certes pas profession d'aimer les Turcs », déclarait-il en novembre 1879 à l'ambassadeur de France à Berlin, Waddington. Mais ses dispositions commencent à évoluer, il n'affiche plus le mépris qui était le sien au congrès de Berlin. Il se met à critiquer l'attitude des Russes et des Anglais à l'égard de l'Empire ; il la compare plaisamment à celle des deux femmes de la fable de La Fontaine, L'homme entre deux âges et ses deux maîtresses : l'une lui arrache les cheveux blancs et l'autre les cheveux noirs, et le pauvre homme devient chauve. Même si l'alliance des trois empereurs a fini par être renouvelée en juin 1881, Bismarck se sent moins sûr de la Russie ; en cas de guerre, l'armée ottomane pourrait être d'un précieux secours sur le flanc sud de l'Empire des tsars. Persuadé que l'effondrement de l'Empire ottoman créerait des conséquences plus graves que son maintien, Bismarck est devenu un adepte de la
« conservation » de la Turquie.
 
En mai 1880, Abdülhamid fait savoir qu'il souhaiterait que l'Allemagne aide l'Empire dans son projet de réforme de l'armée. Il voudrait obtenir des officiers instructeurs allemands, ainsi que des experts financiers pour traiter avec les créanciers français et anglais (on est en pleine recherche de règlement des dettes ottomanes). La réponse allemande est favorable en ce qui concerne la seconde demande : dès le mois d'août 1880, l'Allemagne envoie un expert financier, Wettendorf, auprès d'Abdülhamid pour l'aider dans les négociations avec les porteurs de bons anglais et français. Un autre expert allemand pour le service des douanes est envoyé pendant l'hiver 1881. C'est un début, même si l'envoi d'officiers est ajourné.

Pour tenter de relancer l'affaire, Abdülhamid dépêche en novembre 1881 une mission diplomatique auprès du chancelier, mission dirigée par le maréchal Ali Nizami pacha et par Re
şid bey, son secrétaire particulier. Il s'agit non seulement de renouveler la demande d'instructeurs pour l'armée, mais, plus largement, de proposer à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie une alliance militaire et d'offrir aux Allemands la possibilité d'investir dans la construction d'une voie ferrée jusqu'à Bagdad. La mission se solde par un échec, mais en demandant le plus, Abdülhamid cherche sans doute à obtenir le moins, c'est-a-dire à hâter la conclusion des négociations relatives à l'envoi d'officiers instructeurs. Et sur ce point, il réussit. En mars 1882, Bismarck accède à sa demande et, deux mois plus tard, un premier groupe d'officiers allemands arrive à Istanbul, sous la direction du colonel Kaehler. Au total, en 1882, Abdülhamid a obtenu une dizaine de conseillers allemands, à la fois pour l'administration civile et comme instructeurs militaires. D’autres vont suivre, notamment Colmar von der Goltz qui arrive en 1883 et qui va prendre la tête de la mission militaire deux ans plus tard. On est loin d'une alliance militaire en bonne et due forme, mais c'est l'amorce d'une coopération dans l'oeuvre de réorganisation de l'armée qu'Abdülhamid commence à entreprendre. La signification en est aussi diplomatique : l'Empire ottoman apparaît désormais moins isolé. Peu à peu, il va se trouver engagé dans une relation privilégiée avec l'Allemagne.
 
Ce n'est pas la première fois que l'Empire ottoman emploie des officiers étrangers, des instructeurs et des experts militaires. Mais généralement, c'était plutôt des aventuriers ou des mercenaires qui, en entrant au service de l'Empire, coupaient les ponts avec leur pays d'origine ou se convertissaient a l'Islam, devenant ainsi des renégats. Cette fois-ci, il s'agit d'une véritable assistance : même s'ils sont tenus à l'écart du commandement, les officiers allemands ont des fonctions et des grades dans l'armée et ils sont grassement rémunérés par Abdülhamid. Lorsqu'il évoquait leur installation à Istanbul, le ton du Times n'était pas loin de la panique.


Un autre volet de la coopération militaire avec le Reich consiste dans l'envoi d'officiers ottomans en Allemagne pour parfaire leur formation. Ces jeunes officiers reviennent le plus souvent fascinés par la puissance militaire allemande. (...)

Les officiers allemands présents dans l'Empire vont bientôt être suivis par des livraisons d'armement pour équiper l'armée ottomane. Déjà avant la guerre de 1877-1878, des commandes avaient été passées à Krupp pour la défense des Détroits. A partir de 1885, ces commandes reprennent de plus belle (il s'agit de canons Krupp et de fusils Mauser) et l'Allemagne va peu à peu s'installer dans une situation d'unique fournisseur de l'armée ottomane. En 1885, grâce à l'entremise de von der Goltz, l'armée ottomane acquiert 500 canons lourds ; l'année suivante, 426 canons de campagne et 60 mortiers, sans compter des dreadnought pour la marine. Deux ans plus tard, 500 000 carabines et fusils sont commandés aux fabriques Mauser et Loewe. En 1890, un rapport des services secrets britanniques tire la sonnette d'alarme : pratiquement toute l'infanterie ottomane est équipée du fusil Mauser. En l'espace de quelques années, la France et l'Angleterre se sont trouvées évincées du marché militaire ottoman. C'est un changement important ; auparavant, l'Empire avait toujours soigneusement panaché ses achats d'équipements militaires.

Enfin, en 1888, la concession du chemin de fer d'Anatolie est octroyée à la Deutsche Bank. Abdülhamid voulait une voie ferrée de pénétration en Anatolie. Il charge un ingénieur allemand, von Pressel, de monter le projet et d'établir les plans. Un contrat est signé avec des financiers allemands, Kaulla et von Siemens representant la Deutsche Bank. Quatre ans plus tard, le premier train entre en gare d'Ankara, au coeur de l'Anatolie." (p. 226-229)

"Tandis qu'Abdülhamid parvenait à museler l'opposition en exil et à étouffer l'agitation jeune-turque à l'intérieur de l'Empire, et notamment dans la capitale, il remportait un autre succès, diplomatique celui-ci, mais spectaculaire. Il recevait en visite officielle l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, et l'impératrice pour un long séjour dans l'Empire ottoman, en octobre-novembre 1898. 
 
Un tournant dans les relations germano-turques et dans la diplomatie hamidienne ? Le sultan a déjà accueilli Guillaume II à Istanbul, neuf ans auparavant, en 1889. Depuis 1882, les relations entre les deux pays se sont largement développées. Des officiers allemands servent dans l'armée ottomane, les relations commerciales sont en pleine expansion, les investissements allemands progressent à grands pas, comme en témoigne la construction, par la Compagnie du chemin de fer d'Anatolie, des lignes Izmit-Ankara et Eskişehir-Konya, la première achevée en 1892 et la seconde en 1896. 
 
Toutefois, le voyage impérial de 1898 a une dimension bien différente. En 1889, Guillaume II, jeune empereur encore inexpérimenté (il avait été couronné l'année précédente), se trouvait encore sous la coupe de Bismarck. Dix ans plus tard, il s'est émancipé : il s'est débarrassé du Chancelier de fer et a lancé son pays dans une « politique mondiale » (Weltpolitik) pour qu'il puisse, à l'époque où se constituent les empires coloniaux, « trouver sa place au soleil ». L'Empire ottoman est l'un des espaces de prédilection pour l'expansion économique allemande. Pour Abdülhamid, recevoir l'empereur d'Allemagne en cette année 1898 représente un soutien considérable, inespéré. Deux ans après la répression brutale du mouvement national arménien, moins de deux ans après avoir failli être déposé par les grandes puissances, voici le chef de l'une des principales puissances économiques, militaires et politiques de l'Europe qui rend visite au sultan. Certes, des voix se sont élevées en Allemagne pour critiquer Guillaume II, pour dénoncer le fait qu'il va serrer une main tachée de sang. Néanmoins, alors que le « sultan rouge » est au ban de l'Europe, l'empereur d'Allemagne vient lui donner l'accolade. N'est-ce pas une façon de dire que les massacres des Arméniens sont oubliés ? (...)

Pour Abdülhamid, la visite du Kaiser tombe au bon moment. En Crète, la situation est devenue critique. En septembre 1898, Candie a été victime d'une nouvelle flambée de violence, plusieurs centaines de chrétiens ont été tués, ainsi que quatorze soldats britanniques. Dans une note conjointe, les puissances exigent désormais le retrait total des troupes turques de l'île. En novembre, alors qu'Abdülhamid insiste pour que soit nommé un gouverneur ottoman, elles décident de confier le poste de haut-commissaire à l'un des fils du roi de Grèce, le prince Georges. Tout le monde interprète cette décision comme laissant présager à brève échéance le rattachement de l'île au royaume de Grèce. La pression des grandes puissances sur Abdülhamid est donc très forte au moment même où débarque Guillaume II. L'Allemagne s'est désolidarisée de l'intervention alliée en Crète depuis mars 1898, elle a rappelé ses troupes et ses navires de guerre. Dans ces circonstances, elle apparaît comme la seule puissance européenne favorable à l'Empire ottoman et au régime d'Abdülhamid. 
 
D'autre part, au moment de la visite impériale, les relations entre la France et la Grande-Bretagne sont plus tendues que jamais. La crise de Fachoda bat son plein depuis que Kitchener s'est trouvé nez à nez avec la mission Marchand en septembre. Guillaume II a de quoi se frotter les mains à la perspective d'un conflit anglo-français : « La situation, confie-t-il, va devenir intéressante. » De son côté, Abdülhamid peut espérer, si conflit il y a, de nouveaux développements pour l'Egypte, à laquelle il n'a toujours pas renoncé après plus de quinze ans d'occupation anglaise. 
 
La visite des souverains allemands commence par un séjour d'une semaine à Istanbul, où ils débarquent le 18 octobre 1898, amenés par le yacht impérial Hohenzollern. Le couple impérial parcourt la ville à cheval, visite les vestiges byzantins, comme les murailles terrestres, et les musées, participe à une grande réception offerte à l'ambassade d'Allemagne, assiste à un dîner de gala offert par le sultan à Y
ıldız. Guillaume II a des entretiens politiques avec Abdülhamid. En somme, une rencontre diplomatique ordinaire.
 
En fait, bien des signes montrent qu'il ne s'agit pas d'une visite comme les autres. Guillaume II séjourne un mois entier dans l'Empire, où il se prête à tous les rôles, tour à tour chef d'Etat, diplomate, touriste, pèlerin, propagandiste, homme d'affaires. Abdülhamid n'a reçu jusqu'alors aucun des grands dirigeants des pays européens. Lui qui ne s'aventure pas hors de son palais de Yıldız, il se rend à Dolmabahçe pour accueillir en personne l'empereur et l'impératrice à leur descente du Hohenzollern. Spécialement pour recevoir ses hôtes, il a fait construire un nouveau palais à Yıldız, ou plus exactement il a fait ajouter dans le prolongement d'un palais déjà existant, le kiosque du Chalet (Sale Köşkü), une nouvelle aile, le kiosque des Cérémonies (Merasim Köşkü). Pourtant, les palais ne manquent pas à Istanbul, mais Abdülhamid tient à Y
ıldız : Guillaume II est son hôte personnel, avant d'être celui de l'Etat ottoman. (...)

Au bout d'une semaine, Abdülhamid laisse le Kaiser et son épouse entamer la seconde partie de leur voyage, qui les conduit en Terre sainte. Le couple impérial débarque à Haïfa, pour se rendre à Jérusalem. Là aussi, l'accueil est impressionnant. Un cortège de dignitaires ottomans, militaires et civils en grands uniformes, accompagne l'empereur jusqu'à Jérusalem où il entre sur un cheval blanc. Transformé en pèlerin, Guillaume II visite le mur des Lamentations, l'église grecque, le Dôme du Rocher. Il reçoit les représentants des différents cultes, des membres des colonies allemandes de Palestine, catholiques, protestants et juifs. Le sultan lui fait donner sur le mont des Oliviers un terrain pour construire une église luthérienne, l'église de la Rédemption (Erlöserkirche). Il lui fait remettre aussi l'église catholique de la Dormition, au grand dam des Français qui prétendent exercer seuls le protectorat sur les catholiques en Terre sainte. Le voyage impérial se termine par une visite à Damas. Guillaume II se rend à la mosquée des Omeyyades, visite le tombeau de Saladin. En réponse aux voeux de bienvenue des autorités de Damas, il lance sa fameuse formule :
« Les trois cents millions de musulmans qui vivent dans le monde doivent savoir qu'ils ont en moi leur meilleur ami. » Guillaume II se déclare le protecteur de l'islam, un peu à la façon dont Bonaparte l'avait fait en débarquant en Egypte un siècle plus tôt. Mais l'empereur du Reich n'est pas un général à la tête d'une armée, il s'avance pacifiquement, sans intention de conquête. Le 16 novembre, après un mois de séjour en terre ottomane, Guillaume II reprend le chemin de l'Allemagne.
 
Pour Abdülhamid, l'intérêt de ce voyage est évident en termes d'image et de respectabilité. Il a en effet traité d'égal à égal avec un des chefs d'Etat les plus puissants de l'Europe. La visite de Guillaume II marque aussi un tournant dans la diplomatie hamidienne. Jusque-là, Abdülhamid avait adopté une position d'équilibre, en jouant habilement les puissances les unes centre les autres. Cette fois-ci, il s'engage plus avant dans des relations avec une puissance. Il a accordé à l'Allemagne d'importantes concessions : l'éclairage électrique, le quai de Haydarpaşa. Pour ce qui est du chemin de fer de Bagdad, on en est encore au stade des premiers pourparlers. Et surtout, le grand discours de Guillaume II à Damas, se présentant comme le protecteur de
« trois cents millions de musulmans », donne soudain à la politique du califat une nouvelle dimension. Jusqu'alors, cette politique apparaissait surtout comme un élément de politique intérieure, destiné à promouvoir l'islam comme base de l'Empire pour mieux répondre aux différents nationalismes. Mais voilà qu'avec l'appui de l'Allemagne de Guillaume II, promouvant une sorte de panislamisme made in Germany, la politique du califat pourrait devenir nettement plus offensive et constituer une arme redoutable entre les mains d'Abdülhamid. (...)

Au moment de la visite de Guillaume II, un grand projet est en discussion entre l'Empire ottoman et l'Allemagne : la construction d'une voie ferrée reliant la capitale ottomane et Bagdad, le fameux chemin de fer de Bagdad (Bagdadbahn). Le projet de relier Istanbul au golfe Persique par voie ferrée est déjà ancien, mais il s'est imposé aux dirigeants ottomans après 1878, à un moment où l'Empire devenait plus
« asiatique ».
 
Les Britanniques eux-mêmes l'avaient envisagé après le congrès de Berlin, à l'epoque où ils voulaient renforcer les confins orientaux de l'Empire face aux Russes. Mais les Allemands ont marqué les premiers points lorsqu'ils ont reçu, en 1888, la concession de la voie ferrée Izmit-Ankara, et qu'a été fondée, l'année suivante, la Compagnie du chemin de fer d'Anatolie à capitaux allemands.
 
Depuis longtemps, Abdülhamid rêve de pouvoir construire un jour une telle ligne. Il est d'une manière générale favorable au développement dans l'Empire des moyens modernes de communication. Une voie ferrée traversant pour la première fois l'Anatolie serait d'abord importante sur le plan militaire. Les opérations contre la Grèce en 1897 ont montré le rôle que pouvaient jouer les voies ferrées dans la stratégie militaire ; pouvoir déplacer rapidement ses troupes pour faire face à une insurrection même lointaine constitue certainement l'une des grandes préoccupations du sultan. C'est aussi un moyen d'asseoir son autorité politique sur les régions traversées, autrement dit un instrument de la politique de centralisation. Comme le remarquait l'ambassadeur d'Allemagne à Istanbul, Marschall von Bieberstein : « Avec son sentiment très fort de l'autorité, le sultan reconnait que, dans son grand empire, sa puissance diminue avec l'éloignement de la capitale et qu'il n'y a qu'un remède a cela, rapprocher de la capitale les régions lointaines par des moyens de communication. »
 
En dehors de considérations militaires et politiques, les raisons économiques tiennent une grande place (même si, au sein de la classe dirigeante ottomane, certains doutent de la rentabilité d'une telle entreprise). Alors que les premières voies ferrées de la partie asiatique de l'Empire se contentaient de relier les grands ports avec leur hinterland à la façon des chemins de fer coloniaux, le chemin de fer de Bagdad allait ouvrir le pays tout entier au progrès économique. Il serait possible, en installant des émigrés (muhacir) le long de la voie, de mettre en valeur les régions traversées, d'irriguer les régions sèches, de développer les cultures d'exportation et de favoriser sur le plateau anatolien la culture du blé pour l'approvisionnement d'Istanbul. La lecture du livre du baron von Oppenheim sur la Mésopotamie, Vom Mittelmeer zum persischen Golf (De la Méditerranée au golfe Persique), paru en 1900 et qu'il se fait traduire, conforte le sultan dans l'idée de l'importance économique des vallées du Tigre et de l'Euphrate, qui, grâce à l'ouverture de la voie ferrée et d'un « système rationnel d'irrigation », pourraient « redevenir l'Eden qu'elles furent il y a des milliers d'années ».
 
D'autre part, il veut confier l'entreprise aux Allemands, comme cela a été le cas du chemin de fer d'Anatolie et de la ligne Eskişehir-Konya. Abdülhamid se méfie de la Grande-Bretagne qu'il soupçonne de vouloir relier l'Egypte à l'Inde. Lui concéder le chemin de fer de Bagdad, ce serait en quelque sorte l'aider à réaliser ses desseins. Le sultan s'inquiète également des ambitions françaises sur la Syrie et le Liban. L'Allemagne paraît offrir la meilleure solution tant sur le plan politique que technique. Pour les tronçons jusqu'à Ankara et Konya, les Allemands ont mené les travaux avec une remarquable célérité. Toutefois, le choix de l'Allemagne rencontre des résistances. Dans l'entourage du sultan, il y a des partisans de l'Angleterre comme Damad Mahmud Celâleddin Pacha ou Said pacha, mais le sultan met personnellement tout son poids dans la balance en faveur de l'Allemagne. Le contexte de la fin des années 1890 le pousse à accélérer les choses. Les troubles arméniens, la menace de rébellion, les risques d'intervention des grandes puissances l'ont convaincu de la nécessité de transporter rapidement des troupes vers l'Est anatolien.
 
A partir de 1897, les discussions s'intensifient. A cette époque, l'Allemagne pousse Abdülhamid à s'intéresser davantage au Proche-Orient. Cela permettrait à la politique allemande de maintenir plus facilement l'équilibre entre l'Autriche et la Russie dans les Balkans. Pendant des années, en tant que chef de la mission militaire allemande, von der Goltz a encouragé le sultan à adopter une politique plus dynamique à l'égard des Arabes. En 1897, alors qu'il a quitté la mission militaire, il suggère aux Ottomans, dans un article de la Deutsche Rundschau, de déplacer la capitale ottomane au coeur de l'Anatolie, éventuellement plus loin : cela permettrait an gouvernement ottoman, explique-t-il, de maintenir une influence égale sur « les deux composants principaux de la population ottomane », c'est-a-dire les Turcs et les Arabes. Selon von der Goltz, « une vraie réconciliation des Arabes avec le califat ottoman serait beaucoup plus importante pour la Turquie que la perte d'une partie de la Macédoine ».
 
La même année, Marschall von Bieberstein est nommé ambassadeur d'Allemagne à Istanbul. Pendant quinze ans, cet ardent défenseur de la Weltpolitik de Guillaume II, n'ayant en vue que l'intérêt national allemand, va être le grand artisan de l'influence allemande dans l'Empire ottoman en général, et de la réalisation du Bagdadbahn en particulier. Dès sa nomination à Istanbul, il a des conversations avec Abdülhamid au sujet du projet de voie ferrée. L'ambassadeur allemand parvient à convaincre le sultan de concéder à la compagnie d'Anatolie la construction du port de Haydarpaşa, tête de pont de la ligne d'Anatolie sur le Bosphore. Cependant, les financiers allemands, comme Georg von Siemens, le fondateur et directeur de la Deutsche Bank, sont réservés, certains doutent de l'intérêt commercial du projet. Pour convaincre les Allemands, Abdülhamid se sert d'autres propositions comme moyen de pression, notamment d'un projet français qui envisage de prolonger le chemin de fer de Konya à Bagdad sans garantie kilométrique.

Siemens vient à Istanbul au moment de la visite de Guillaume II en octobre 1898. Il a un entretien avec le sultan, qui dit préférer le tracé nord de la voie ferrée (c'est-à-dire passant par la vallée du Tigre, par Ankara, Diyarbakır, Mossoul et Bagdad) au tracé sud, partant de Konya et reliant Iskenderun (Alexandrette), Alep et Bagdad. D'autre part, le projet fait l'objet d'une conversation entre Guillaume II et le sultan. Tous deux tombent d'accord sur le principe de prolonger le Bagdadbahn jusqu'à Bassorah, et sur le projet de développer le long de la voie un système d'irrigation en Mésopotamie.
 
L'une des suites immédiates de la visite de Guillaume II est la concession du port de
Haydarpaşa qui est accordée à la Compagnie du chemin de fer d'Anatolie. Les discussions se poursuivent, notamment sur le problème du financement de la voie ferrée : doit-elle être construite avec ou sans la participation des capitaux français et anglais ? Et quel tracé suivre ? Le trajet nord que préfèrent les Ottomans et Abdülhamid pour des raisons militaires, puisqu'il permettrait de déplacer rapidement des troupes à l'Est en cas de guerre contre la Russie ? Ou le tracé sud, par Konya, souhaité par les Allemands ?
 
D'autres propositions parviennent aux Ottomans. Notamment celle d'un banquier hongrois, Rechnitzer ; représentant des intérêts anglais, celui-ci propose la construction d'une voie Alexandrette-Bagdad ; ce projet reçoit le soutien de l'ambassadeur britannique à Istanbul, Nicholas O'Conor, et de certains dirigeants de l'entourage d'Abdülhamid, notamment son beau-frère, Damad Mahmud Celâleddin pacha. Les Anglais, en effet, sont inquiets du projet allemand, notamment de la prolongation de la ligne jusqu'à Bassorah et le golfe Persique, qui pourrait mettre en danger leur présence en Inde. Mais en octobre 1899 éclate la guerre des Boers, et les Anglais se trouvent momentanément accaparés par les événements d'Afrique du Sud.

Le projet allemand rencontre l'opposition des Russes, des Anglais,
ainsi que de certains ministres ottomans qui pensent que les finances ottomanes ne pourront pas faire face à la garantie kilométrique. Abdülhamid est pris, lui aussi, d'hésitation. Il mène de nombreuses consultations, y compris auprès du cheikh ül-Islam. Il continue à se poser des questions : quelles vont être les réactions de la Russie et de la Grande-Bretagne ? La garantie kilométrique n'est-elle pas trop lourde pour les finances ? N'y a-t-il pas le risque de créer une zone de colonisation allemande le long de la voie ? Marschall von Bieberstein fait tout son possible pour apaiser les craintes d'Abdülhamid et, pour couper court, il propose la signature d'un pré-accord prévoyant la cession de la concession s la Compagnie du chemin de fer d'Anatolie.
 
La convention préliminaire est signée le 23 décembre 1899, et confirmée par un irade impérial : la construction du chemin de fer de Bagdad est concédée à la Compagnie du chemin de fer d'Anatolie, pour une durée de huit ans, le trajet retenu étant
« le trajet sud », depuis Konya jusqu'à Bagdad. C'est un énorme succès pour Abdülhamid. Mais il reste bien des problèmes à régler : diplomatiques, avec les Russes et les Anglais, politiques (certains dirigeants ottomans sont opposés au projet), financiers, car il est évident qu'une entreprise aussi colossale doit mobiliser des capitaux énormes." (p. 342-349)

Voir également : Friedrich Naumann et Ernst Jäckh

Le grand arménophile Jean Jaurès et le géopoliticien allemand Friedrich Naumann

L'agitation arménienne et grecque, d'après le compte rendu du baron von Mirbach (sur le voyage officiel du Kaiser Guillaume II dans l'Empire ottoman en 1898)

La turcophilie allemande

L'islam en Allemagne : une présence ancienne mais méconnue
  
Un immigré turc dans l'Allemagne wilhelmienne : Enver Paşa (Enver Pacha) alias İsmail Enver

Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale

lundi 16 mars 2015

Mehmet Ali Paşa alias Ludwig Karl Friedrich Detroit




Missak-Effendi, "Le maréchal Mehmed Ali. Souvenirs d'un ancien diplomate", Revue d'histoire diplomatique, 27e année, 1913, p. 330-340 :

"Les pays d'Orient ont souvent attiré l'esprit aventureux des étrangers. La carrière des armes, surtout, fut celle qu'ils recherchaient avec passion, et c'est ainsi qu'on vit, en Turquie, dans les siècles passés comme de notre temps, des gentilshommes et des gens de la bourgeoisie venir prendre du service dans les armées du Grand Seigneur.

Qui ne connaît les aventures du comte de Bonneval, que notre très cher et très regretté Albert Vandal a rendu immortel dans un volume plein de charmes. D'autres, de France, d'Allemagne, de Pologne et de Hongrie, ont suivi l'exemple de Bonneval Pacha et nous ont amené à faire le récit de la vie du maréchal Mehmed-Ali, né à Magdebourg en 1835, et mort à quarante-huit ans en Turquie, après une brillante carrière.

Lorsque le jeune Julius Détroit vint a Constantinople. il était âgé de quatorze ans. Ce nom de Détroit semble indiquer que sa famille était originaire de France, victime sans doute de l'intolérance religieuse qui fit émigrer jadis tant de bons Français en pays étrangers.

Comment le jeune Julius est-il parvenu à rester en Turquie ? Ici, deux versions de cette aventure sollicitent notre curiosité. La première nous apprend que Julius arrivait à Constantinople à bord d'un navire-école de la marine prussienne. L'autre nous l'indique, au contraire, comme mousse sur un bâtiment de commerce de Hambourg, dont le capitaine était un ami de son père. Julius, paraît-il, était un garçon turbulent et indomptable. De guerre lasse, son père, harpiste de son état à Hambourg, l'aurait forcé à s'embarquer à bord de ce navire, qui, dans ses voyages au long cours, jeta l'ancre, un matin, dans ce Bosphore de Thrace chanté par les poètes, lieu de délices et de larmes, que rien n'égale ni n'approche, et dont les eaux montent et descendent en courants déchaînés, affolées des spectacles grandioses et monstrueux dont elles sont le témoin depuis tant de siècles !

En ce temps-là, l'Empire Ottoman avait pour souverain le doux sultan Abdul-Médjid ; et un petit homme chétif et menu, Mehmed-Emin-Aali Pacha remplissait les fonctions de ministre des Affaires étrangères, en attendant une charge plus haute encore, celle de grand vizir, but suprême de tout fonctionnaire ottoman, position rarement atteinte et peu durable en général.

Aali Pacha, grand vizir plus d'une fois, fut, sans conteste, pendant trente ans, le premier homme d'Etat de l'Empire Ottoman. C'est lui qui, au Congrès de Paris, en 1856, représenta si brillamment la Turquie comme premier plénipotentiaire.

Il existe au ministère des Affaires étrangères, à Paris, un grand tableau de ce Congrès, où l'on voit au premier plan le portrait d'Aali Pacha. Le tableau, peint par Claude Dubufe, orna, pendant beaucoup d'années, le salon carré du ministère : mais il vint un jour où l'on jugea qu'une tapisserie des Gobelins, dénuée d'allusions politiques, serait plus en harmonie avec les choses présentes. La peinture de Dubufe se trouve actuellement aux Archives du Quai d'Orsay, tout comme le traité qui le fit naître.

Aali Pacha était un fin diplomate. Il aimait la France, parce que la France est aimable et parce que la France était une vieille amie de la Turquie.

Dans un ouvrage, peut-être un peu oublié aujourd'hui : Le Droit Public de l'Europe moderne, M. de la Guéronnière, ancien ambassadeur de France à Constantinople, s'exprime ainsi au sujet de cet homme d'Etat ottoman : « Depuis 1870, la question turque est rouverte. L'auteur de ce livre a le droit de rappeler qu'avant de quitter Constantinople, il prévint, comme il en avait le devoir, le gouvernement nouveau sorti du 4 septembre des conséquences décisives qu'allaient produire sur le Bosphore les désastres de la France. Il envoya même à 31, le ministre des Affaires étrangères de la République la note qu'Aali Pacha avait fait passer à toutes les puissances pour solliciter leur médiation au nom de l'humanité, au nom de l'intérêt général et de l'équilibre européen. Cette tentative, qui attestait l'influence française, ne réussit pas, et l'illustre homme d'Etat, qui en eut l'initiative, n'y recueillit qu'une douleur de plus qui ne fut pas sans influence sur sa fin prématurée. » (...)

L'été avait attiré dans le Bosphore les heureux de la terre, possesseurs de villas sur ses bords enchanteurs. Aali Pacha était rentré ce soir-là de bonne heure chez lui, à Bebek, afin de se reposer un peu avant le repas du soir. L'homme d'Etat ottoman ne s'appartenait pas à cette époque. Plus il était haut placé, et plus il était sollicité à toute heure ; et cette sollicitation commençait à l'aube pour ne finir qu'à l'heure tardive où Son Excellence se retirait enfin dans son appartement privé, au Harem. Lorsque le pacha rentrait, il demandait à ses gens s'il y avait du monde ; et toujours il s'y trouvait quelques personnes venues chez lui, en son domicile privé, pour l'entretenir d'affaires ou demander quelque chose. Cette obsession se répétait souvent aussi le matin. Quelques solliciteurs étaient retenus à déjeuner ou à dîner. D'autres passaient même la nuit sous le toit viziriel. La table, toujours ouverte, s'allongeait à mesure que les visiteurs augmentaient. De nombreuses chambres d'amis donnaient asile à ceux qui restaient coucher. C'était la maison du Bon Dieu ! L'hospitalité orientale !

Or, ce soir-là, comme de coutume, Ali Pacha ayant demandé s'il y avait du monde : « Seigneur, lui répondit son intendant, il y a là un garçonnet étranger qui ne parle pas le turc et qui s'obstine à répéter Pacha ! Pacha ! » — « Faites entrer, » dit le vizir. Un jeune blond, d'environ quinze ans, entra d'un air décidé et, dans un français où l'accent tudesque se percevait facilement, il lui tint le langage suivant : « Je me nomme Détroit ; mon père, harpiste à Hambourg, m'a fait embarquer, malgré mon refus, à bord du navire marchand qui est ancré près d'ici, à deux cents mètres de votre villa. J'ai profité de ma première sortie à terre pour venir me jeter à vos pieds et vous demander de m'arracher aux griffes de ce méchant capitaine. Je ne veux pas être marin ; je veux rester dans ce beau pays et devenir militaire turc. Au nom de votre Dieu qui sera le mien, prenez-moi, protégez-moi. Votre refus me pousserait au suicide ; plutôt mourir que le retour à bord. »

Devant ces paroles débitées avec une décision et une véhémence singulières, le pacha demeura fort perplexe. Il ne se croyait pas, en effet, autorisé à retenir ce jeune homme, qui appartenait à l'équipage d'un navire étranger, et, d'autre part, la menace de suicide, que deux yeux verts étincelants rendaient possible, le mettait dans le plus cruel embarras. Que faire ? Le vizir temporisa, parce que temporiser est le propre de l'Oriental. Il garda Julius Détroit, en attendant que la nuit portât conseil.

Des années se passèrent. Julius, qui connaissait déjà l'allemand et le français, apprit facilement le turc, entra à l'école militaire et en sortit brillant officier ottoman sous le nom de Mehmed-Ali. Il est capitaine d'état-major en 1854, commandant en Crimée sous les ordres du généralissime Omer Pacha (un autre étranger celui-là aussi). Lieutenant-colonel en 1858, il fait la campagne du Monténégro en 1861 avec le même Omer Pacha. Nous le trouvons général de brigade en 1864 et chef d'état-major du 3e corps à Monastir.

En 1866, Mehmed-Ali Pacha (car il est pacha maintenant, parce que général) remplace en Crète son ancien chef Omer Pacha. Omer, écœuré des dissensions intestines du cabinet d'alors et des divergences d'opinions entre le grand vizir Aali et le ministre de la Guerre Hussein-Avni, avait fini par donner sa démission, ne pouvant supporter plus longtemps les entraves imposées aux opérations militaires dans l'île.

Mehmed-Ali Pacha était à Janina en 1874, chargé de la répression du brigandage, sur la frontière turco-hellénique, lorsque, jeune secrétaire de légation, je fis un intérim de sept mois à Athènes, en qualité de chargé d'affaires. Des rapports officiels s'établirent entre nous, et c'est à cette occasion que je pus constater quel homme remarquable était ce général. Une activité, un coup d'œil, un courage extraordinaires. Les Archives de la Légation ottomane à Athènes contiennent des rapports de vingt et trente pages écrits de sa main sur le brigandage et sur les mesures qu'il avait prises. Il sut le vaincre et l'annihiler, à la grande satisfaction des gouvernements ottoman et hellénique. C'était une heureuse époque, où la Grèce et la Turquie entretenaient des relations cordiales. Le roi George, dont on ne pouvait méconnaître la sagesse, et dont la fin tragique a soulevé dernièrement l'indignation générale, envoyait au sultan l'ordre du « Sauveur » en brillants. Abd-ul-Aziz y répondait par l' « Osmanié » non moins orné. Des hommes d'Etat, comme les Delyanni, les Déliyorghi, les Valaoriti, avaient jugé et bien jugé que la Grèce devait rester en bons termes avec sa voisine. Ils sont tous morts, et d'autres, depuis, en ont décidé autrement... Qui sait si, un jour, les choses ne changeront pas de nouveau. L'Histoire est là pour nous dire : peut-être !

Mehmed-Ali Pacha avait donc réussi dans sa mission sur la frontière hellénique. Le brigandage avait disparu faute de brigands, qui tous avaient été pris ou soumis à un régime d'internement et de surveillance. Au nombre de ces derniers se trouvait le fameux Tako Arvanitaki, qui fut célèbre en 1870, lorsque ce chef de brigands captura à Marathon plusieurs Anglais et un diplomate italien et que cette aventure eut une issue tragique.

Tako, échappé aux poursuites des gendarmes grecs, avait pu, pendant plusieurs années encore, exercer son métier fructueux, grâce au soutien des paysans de la contrée dont il était la petite providence. Un jour vint cependant, où, se voyant traqué par Mehmed-Ali, il lui proposa de se rendre, sous certaines conditions. Des messages furent échangés. Tako donna rendez-vous à Mehmed-Ali au haut d'une montagne, dans un monastère grec, à condition, toutefois, que le général turc y viendrait sans armes et accompagné d'un seul homme, également non armé, alors que lui avait une trentaine de compagnons armés jusqu'aux dents. « J'irai au rendez-vous, m'écrivait le général, la parole d'un brigand est sacrée. » Et, en effet, il y alla sans peur et sans reproche, et aucune balle homicide ne fut tirée sur lui. Tako, malgré les crimes qu'il avait commis, obtint néanmoins des conditions assez douces. Il s'était engagé à se rendre trois jours après au général, et lorsque le délai expira, Mehmed Ali manifesta son profond étonnement que le brigand — chose inouïe ! — eût manqué à sa parole. Mais Tako vint tout de même un jour plus tard, non sans se désoler qu'on ait pu supposer pendant vingt-quatre heures qu'il avait menti. Etrange état d'âme que celui de ce bandit, convaincu d'être un galant homme !

Je quittai Athènes en 1875 pour me rendre à Berlin, où je venais d'être transféré. Mehmed-Ali, plein de bontés et d'indulgence pour mes modestes services, me témoigna, à cette occasion, toute sa sympathie.

Une année après, l'ambassadeur à Berlin. Jean Aristarchi Bey, me dit un jour qu'il avait eu, la veille, un entretien avec l'intendant général des théâtres royaux, lequel lui avait parlé avec attendrissement de l'état lamentable où se trouvait, dans une mansarde, le père du général, l'octogénaire Détroit. M. de Hulsen demandait à l'ambassadeur de bien vouloir attirer la pitié de Mehmed-Ali sur son malheureux père. Nous fûmes fort surpris qu'un homme aussi distingué que celui-ci ait pu abandonner ses pauvres parents, alors qu'il avait, outre ses devoirs de fils, celui de se faire pardonner sa fuite et sa conversion religieuse.

Une lettre particulière fut adressée au général. La réponse ne se fit pas attendre. Il déclarait à l'ambassadeur que, s'il semblait avoir négligé malgré lui ses devoirs, c'est que jamais son père n'avait répondu aux lettres sans nombre qu'il lui avait adressées durant son adolescence et les années suivantes. Un chèque de deux mille francs accompagnait cette missive, avec prière de le remettre au pauvre Détroit et de solliciter la bénédiction paternelle sur ce fils, que l'irréductible huguenot avait renié depuis tant d'années.

Aristarchi Bey se rendit en personne chez le vieillard ; il recueillit ses larmes et sa bénédiction pour ce bon fils prodigue, car il est certain que le général, une fois mis en rapport avec son père, ne l'abandonnera plus à son triste sort.

La guerre russo-turque de 1877 éclata peu après. Abdul-Hamid en confia le haut commandement en Europe au vieux maréchal Abdul-Kerim Pacha, un Fabius Cunctator au petit pied. Ahmed-Moukhtar Pacha dirigeait les opérations en Turquie d'Asie. On connaît les brillants faits d'armes de ce dernier au début des hostilités et le titre de Ghazi (Victorieux) qui en fut la récompense méritée.

Moins heureux fut Abdul-Kerim sur le Danube, et la Camarilla qui, du Palais de Yildiz, prétendait diriger la guerre, obtint son remplacement par Mehmed-Ali.

Mehmed-Ali accepta cette lourde charge, non sans l'appréhension qu'on ne le laisserait pas exécuter le plan qu'il avait conçu ; et ce fut, en effet, celui de Suleyman Pacha qui eut la préférence du Conseil de guerre du Palais, aussi incompétent au point de vue militaire, qu'inconscient des intérêts du pays. Mehmed-Ali fut donc remplacé par Suleyman et supporta avec une résignation toute patriotique une position en sous-ordre qui le conduisit peu après jusqu'aux portes de la capitale. Il était là lorsqu'éclata l'échauffourée du Palais de Tchiragan, où le Jeune-Turc Ali-Suavi trouva la mort d'une manière si tragique.

Excellente occasion pour les ennemis de Mehmed-Ali d'ourdir de nouvelles intrigues contre lui. On insinua en haut lieu que le maréchal allait marcher sur Constantinople avec l'armée qu'il avait sous ses ordres afin de détrôner Abd-ul-Hamid. Il n'en fallait pas davantage pour le faire rappeler et, quelques jours après, il était nommé plénipotentiaire au Congrès de Berlin, dont la réunion était proche.

Comment Abd-ul-Hamid était-il arrivé à choisir Mehmed-Ali pour l'envoyer en Prusse, alors qu'il le savait ex-Prussien et ex-protestant ? Etait-ce malice ou maladresse ? Ou bien encore voulait-il appliquer à la diplomatie la maxime de la médecine homéopathique : « Similia similibus curantur » ? Toutes les conjectures étaient permises avec un souverain tel qu'Abd-ul-Hamid, dont il sied de parler maintenant avec réserve, parce qu'il est malheureux. Toujours est-il que le prince de Bismarck considéra le fait comme un manque de tact et ne fut point tendre, durant tout le Congrès, pour le pauvre maréchal, auquel sans cesse il disputait la parole.

D'aucuns prétendent aussi que le choix des plénipotentiaires ottomans au dit Congrès a été fort difficultueux, et que le sultan n'arrivait pas à constituer la délégation ottomane parmi les hommes d'Etat et les militaires en vue. La tâche, en effet, était fort ingrate, et l'issue pénible des négociations, connue d'avance, n'encourageait guère les convoitises. On pensa alors à Alexandre Carathéodory Pacha, Grec ottoman, un homme d'une grande valeur, mais qui, jusque-là, n'avait occupé que des places secondaires. Pour dorer la pilule, si j'ose ainsi parler, et mettre ce dernier en haute posture, on le nomma vizir et ministre a porte- feuille, puis, immédiatement après, premier plénipotentiaire au Congrès. Carathéodory, comblé ainsi d'honneurs, ne pouvait refuser. Il partit donc pour Berlin avec Mehmed-Ali, qui savait bien lui aussi pourquoi il y allait. Leur rôle fut effacé. Le vent soufflait alors du Nord et l'Allemagne n'avait pas encore en Turquie les intérêts qu'elle y a eus depuis.

Nous n'avons pas ici à faire l'histoire du Congrès de Berlin. L'incidente qui nous en a fait dire un mot à propos de la désignation de Mehrned-Ali est close, et nous voici de nouveau revenus à Constantinople, après la signature de ce fameux traité de Berlin qui fut un leurre pour la Turquie et dont il reste, aujourd'hui, si peu de chose.

Le maréchal ne fit que toucher barre dans la capitale. On ne voulait pas qu'il y restât. Un iradé impérial l'envoyait, sans retard, en Albanie, où les esprits étaient très excités contre certaines cessions de territoire.

Ce départ montre une fois encore la grandeur d'âme de Mehmed-Ali. Il avait pressenti que ce serait la dernière étape de sa vie. Il prit congé des siens en leur disant adieu et non pas au revoir. Il partit comme un soldat court au feu.

Déjà une première fois, à Prizrend, il courut les plus grands dangers en présence de l'hostilité que lui témoignaient les chefs albanais, fort irrités, disait-on, à la suite de nouvelles reçues de Constantinople. Mais ce fut à Yacova, où Mehmed-Ali était arrivé afin de continuer sa mission pacificatrice, que se déroula le drame effroyable. Les Albanais, au nombre de quinze mille, dit-on, assiégèrent la caserne et la résidence du maréchal. Trois bataillons se rendirent sans se défendre. Le maréchal dut combattre les insurgés pendant trois ou quatre jours avec une seule compagnie dont il disposait, et des troupes, que Nazif Pacha, gouverneur de Kossovo, avait expédiées à son secours, furent arrêtées perfidement en chemin avant d'arriver à destination.

Sommé de se retirer et de quitter le pays, Mehmed-Ali répondit qu'il n'obéirait qu'à ses supérieurs. Les insurgés alors mirent le feu au conak. La compagnie se rendit. Le maréchal se vit contraint de se réfugier dans une tourelle avec quelques-uns de ses hommes. La mort de ces derniers le fit sortir seul, le pistolet au poing. Il alla au trépas avec la même bravoure qu'il avait déployée durant sa courte et belle existence.

On reprochera peut-être à Mehmed-Ali d'avoir abandonné son pays et sa religion ; mais n'y a-t-il pas lieu d'observer que ce fait s'est produit à un âge où les hommes ne raisonnent guère ?

Quoi qu'il en soit, il nous plaît d'espérer qu'il lui sera beaucoup pardonné parce qu'il a beaucoup aimé sa patrie d'adoption et qu'il est mort pour elle."

Voir également : L'épopée des volontaires polonais de l'armée ottomane

Les patriotes hongrois de 1848 et la Turquie ottomane

Hurşid Paşa alias Richard Guyon

La turcophilie allemande